Si vous allez à Mont-Coke, et que par désœuvrement, vos pas vous conduisent
dans la vieille ville, vous trouverez peut-être l’impasse du 4 septembre, un
trou entre deux façades d’immeubles bourgeois, une venelle qui court sur
quelques mètres à peine, dans l’ombre des bâtiments et aboutit devant la porte
vitrée d’un petit hangar insalubre. La glace est sale de millions de doigts
graisseux, et derrière, le rideau de perles multicolores en plastique a pâli.
Une enseigne lumineuse qui ne s’allume plus, avec des lettres gothiques et
prétentieuses qui n’ont jamais été dépoussiérées, annonce The Flashman. Une
poubelle jaune vif portant le même nom est placée à côté de la porte vitrée,
histoire de confirmer l’information.
John sévit ici toute la journée, et donc
l’heure d’arrivée n’est pas innocente. Personnellement, je vous conseille de
venir avant 18h30, quand le gars est encore capable de contrôler ses actions.
Après, Mister John sera bien là, mais seules ses mains agiront. Il sera incapable
de comprendre votre commande, et tout aussi incapable de l’honorer
parfaitement. Par contre, même ivre mort, John sait toujours se faire payer.
Donc arrivez avant 18h00, et tout se
passera bien. Au Flashman, on boit à l’anglaise, c’est-à-dire que les greluches
et les connards ne se mélangent jamais, ils ont chacun leur espace, le comptoir
pour les mecs, les banquettes dévastées pour les meufs. Choisissez votre camp,
et commandez un Mojito.
Le Mojito du Flashman n’a rien à voir avec
ces pisse-vinaigres dans lesquels on a laissé tremper du tilleul et autres
débris végétaux divers. Les ingrédients sont essentiels, et ils doivent être
choisis avec rigueur, comme on dit chez les SM : les citrons verts, à la
peau grumeleuse et brillante, la cassonade de Provence, dans son emballage
étanche, l’eau de Seltz, à ne pas confondre avec un misérable sous-produit
limonadier, la menthe. La menthe fraîche est achetée chaque jour, et placée
dans le frigo, au casier légume, dans un film plastique. On la sort deux heures
avant le service du soir, et on détache chaque feuille une à une. On jette les
tiges. Chaque feuille doit être épanouie, verte et duveteuse. Aucune tache,
aucune flétrissure. Des objets de respect et de perfection.
A Cuba, on dit que le vieil Hemingway s’est
fait sauter le caisson, parce qu’on lui avait servi un Mojito avec de la
vieille menthe hachée sauvagement. Déconnez
pas avec la menthe.
Les feuilles de menthe chéries sont placées
dans un grand verre ballon, placées et non pas serrées. Elles sont là pour
respirer, en attendant qu’on les utilise. Les feuilles de menthe se prélassent
dans un grand verre ballon dans lequel vous piocherez au cours de la soirée.
Bon, maintenant laissez agir Mister John.
Un, dans un verre suffisamment grand pour
contenir votre grande gueule, John jette plusieurs couches de feuilles de
menthe, jusqu’à la moitié de la hauteur du verre environ. Il saupoudre le tout
de cassonade, deux à trois cuillères à soupe. Il presse au-dessus deux petits
citrons verts, aussi acides que l’âme de la dernière femme de votre vie. A
l’aide d’un pilon en bois, John malaxe et triture et mélange tout cela.
Il laisse agir une vingtaine de secondes,
le temps de sortir un kilo de glaçons. Il doit y avoir des glaçons jusqu’à l’embouchure
de votre verre. Quand tout est rempli, une dose de Rhum, du bon, du dynamité, jusqu’à
la moitié du verre, l’autre moitié est composée d’eau de Seltz. Un jet dru et
positif. Dynamique. Vous mettez la dernière touche à l’ambroisie des Dieux.
Vous remuez le tout pour créer un mélange
plus ou moins homogène. Vous buvez.
Hasta la Vittoria, Siempre, Commandante….
Petits conseils
1)
Ne jamais aller dans un bar où l’on prononce Mojito en
insistant sur le ji, comme dans Jumanji ou gingivite.
2)
Inversement, ne jamais aller dans un bar où l’on
postillonne, comme si on avait la jota coincée dans la gorge.
3)
Demander à voir les feuilles de menthe se prélassant dans un
grand verre ballon.
4)
Ne sucez pas les glaçons.
5) Enfin à la demande générale, la recette du Mojito emergency.
Des potes débarquent chez vous à l’improviste, ils veulent manger des pâtes à
la carbonara, mais vous n’avez plus de lardons et ça fait deux ans que la boîte
d’œufs se désespère dans votre grand frigo désert. Jetez-vous donc dans le
Mojito d’urgence. Ingrédients : paic citron, alcool ménager et ficus
benjamina : forcez sur l’alcool ménager et servez glacé.