- Que se passe-t-il au moment où vous allez peindre ?
-Ou que je termine…Au moment où deux traits sont réussis, ou un seul trait est réussi, je m’arrête. Voyez l’affiche de Sophia Antipolis[1] : il n’y a qu’un trait.
-A quel moment la toile est-elle finie ? Quand le trait est-il bon ?
-Ah ça ! Réussi ? Quand il exprime suffisamment. Quand son expression est complète. Ou un départ pour des complications, pour des choses autres qui se mêlent, qui se contredisent, se bataillent.
-Vous arrive-t-il de faire une toile et de la détruire ensuite ?
-Oui…quelques fois.
-Vous avez écrit : « Plus nous entrons loin en nous même, plus claire et plus impérative sera l’image que nous pouvons donner de nos sédimentations intérieures, plus aussi notre expression sera universelle». L’art abstrait peut-il avoir des limites ?
-Je ne le crois pas. En psychanalyse, la manière de consulter ses malades est à peu près pareille même si cela n’a rien à voir avec ça. On n’a jamais fait d’études très claires et très nettes sur la sensibilité d’un noir, d’un blanc ou d’un jaune. Il y a des différences mais un homme est un homme.
-Y a t il des frontières que l’on ne peut pas franchir ?
-Non, je ne crois pas qu’il y ait des frontières.
-Vous, vous êtes allé très loin en vous-même ?
-Je tâche.
-Et tous les hommes vous comprennent ?
-Ah ça ! A un certain degré.
-Lorsque vous dites que l’on peut avoir une expression que tout le monde comprend, vous entendez l’universel, vos formes, vos lignes. Mais cet universel n’est-il pas limité dans notre histoire ?
-Dans notre histoire humaine ? Actuelle ? Oui, certainement. Mais voyez-vous ce qui m’a frappé le plus quand j’ai commencé étant gosse à travailler, quand j’étais jeune garçon au lycée et quand je voyais plus tard…Vous savez c’était un temps horrible en Allemagne après la guerre, la première guerre. On ne pouvait pas voyager. On ne pouvait pas faire ceci ou cela. On n’avait pas d’argent. Les œuvres d’art ne voyageaient pas. Les étrangers n’entraient pas du tout. On était très exclus en soi même…Qu’est ce que vous me demandiez ?
-Si vous n’étiez pas pris dans le temps ? Pris dans l’histoire ?
-A dix sept, dix huit ans, je voyais des livres sur Rembrandt, des livres sur le graphisme. Il y avait des choses dedans qui sont très frappantes : il peint, il continue. C’est très continu et puis il ne figure plus ou presque plus. Moi je suivais ces fils continus qui ont leur propre vie qui est aussi forte, plus forte que là haut dans le tableau où ils font une figure, un sourire ou quelque chose qui ne nous regarde pas.
Alors j’ai compris -et je ne suis pas le seul- que le trait en soi peut être suffisant. Il va et a même plus de possibilité pour lui que quand il va ou doit faire des soldats ou des jolies femmes.
-N’y a-t-il pas aujourd’hui un retour de la figuration ?
-Oui, mais provisoire. Cela a toujours été entre les bonnes époques dans l’art et puis la prochaine. Entre baroque et renaissance par exemple…Il y a toujours des époques vides, de ces choses là qui pouvaient durer très longtemps. A nous cela parait peu parce que nous connaissons cinq ou six époques…Vous savez il y a eu plus souvent des époques vides ou répétitives.
-Donc la réapparition de la figuration dans certains courants de la peinture actuelle ne vous parait pas être une négation de la peinture abstraite ?
-Non. Le retour de l’art réel ? Non ! Ils n’ont rien trouvé, vous comprenez. Rien cherché. C’est normal : ce n’est pas dans leur esprit. Comme cela en Allemagne il y a les « Neuen Wilden », les nouveaux fauves. Il y a eu une sorte de néo-expressionnisme caricatural qui va jusqu’à des vulgarités qui sont actuellement horribles. Et d’autres qui redeviennent assez hargneux. Mais ce n’est pas un véritable mouvement artistique qui est derrière.
-Pensez-vous qu’il y a un rapport entre votre peinture et la géométrie ou les mathématiques ?
-La géométrie dans le sens où elle a une valeur esthétique. Par exemple le « goldene schnitt », la section d’or, qui m’a beaucoup intéressé à un moment parce que je voulais voir s’il n’existait pas quelque part une loi, quelque chose de positif, de strict. La seule chose que j’ai trouvé c’était ça que j’ai développé pour moi-même, pour la couleur, pour ci, pour ça.
Mon père voulait m’envoyer au Bauhaus. J’ai dit : je ne veux pas. J’ai vu la peinture de Kandinsky. Elle est très bonne. Mais ce n’est pas du tout ce que je veux. Là c’était géométrie chez Kandinsky : il a fait géométrie, puis encore géométrie.
-Dans l’esprit et l’école du Bauhaus il y avait une large place pour les arts appliqués. Les objets, la décoration, l’architecture pouvaient être un moyen pour l’artiste d’être plus près des gens. Est-ce qu’au fond vous n’êtes pas un peu tout seul et privé de lien direct avec le public ?
-Ca oui, je le reconnais parfaitement. Et c’est dans mon caractère. J’étais toujours un peu timide. Je n’aurai jamais couru derrière quelqu’un. Ou alors on court par accident, avec un groupe. Un groupe, ça aide. Avec de préférence un poète à la tête. Comme cela il fonde tout un mouvement qui s’impose un peu partout parce qu’il y a les mots derrière et un contexte aussi avec la littérature et le théâtre. Comme cela ils ont percés facilement et dominés la situation pour longtemps.
Après cela les Américains sont venus en Europe, aussi chez moi. Ils ont vu des choses qui n’existaient pas chez eux et avec leurs grands moyens, avec l’aide des marchands d’art qui jouaient sur le business, par leurs journaux, ils ont fait croire que tout était né en Amérique, même des choses qu’ils ont montré vingt ans après.
-Vous avez vraiment le sentiment que le courant américain n’est que le petit reflet d’un grand courant européen ?
-Non ! Un gros reflet.
-Est-ce que maintenant des peintres américains vous influencent ?
-Non.
-Parce qu’ils ne vous intéressent pas ou parce que vous êtes déjà allé plus loin ?
-Il y en a qui n’avaient pas encore commencé avec l’art abstrait. Ils avaient commencé l’art abstrait, si vous voulez, mais avec la géométrie, avec les peintres en triangle…Si vous appelez ça abstrait ou abstraction …Mais il n’y avait rien dans l’espèce de peinture que moi je faisais. Seulement j’étais tellement interrompu et mes choses tellement détruites quand la guerre venait, la deuxième. J’étais en Allemagne. J’avais besoin de sous. Je n’avais rien fait contre le nazisme. J’avais le droit, je pense, de rentrer dans mon pays. J’avais seulement dix marks par mois, même pas de quoi acheter du matériel pour travailler. J’avais le sentiment désagréable d’être poursuivi partout où j’allais dans la rue. Alors ma belle-mère disait que j’étais fou, qu’il fallait que je voie un psychanalyste. Après six mois, il m’a dit qu’il avait la certitude que je n’étais pas fou du tout. Il m’a dit : allez-vous en.
- Le travail du peintre peut-il remplacer la psychanalyse ?
- Oui, elle joue un rôle. Regardez les tâches de Rorschach[2] pour faire arriver les malades à percevoir les traumatismes.
- Les grands traumatismes pour vous c’était quoi ?
- D’être poursuivi…
-Et depuis ?
Sans répondre Hans Hartung hocha la tête. Rien semble-t-il dire.
- Craignez vous des choses aujourd’hui ? Y a-t-il des choses qui vous font peur ?
- Oui j’ai peur pour toute l’humanité.
- Peur de quoi ?
- Des armes nouvelles qui deviennent absolument monstrueuses. Si un jour une guerre totale éclate, cela sera une chose absolument terrible. Qui gagnera ? La raison ou le fanatisme ?
-La folie ?
Hans Hartung fit oui en hochant la tête.
Après une courte interruption nous reprîmes l’entretien à partir d’une série de photographies réalisées dans son atelier par André Villers et François Goalec.
-Que se passe-t-il en plein travail, au moment précis où vous inscrivez une trace sur la toile ?
-J’ai mal au ventre… (Rires de H. Hartung )…Non, je veux faire ce geste. Je veux faire ce trait.
-C’est le geste qui compte, l’agir ?
-Cela me rappelle une discussion avec Charles Estienne[3] tout de suite après la guerre, un an ou deux après la guerre. Charles Estienne écrivait pour un journal. Il vient chez moi et dis quand je te vois peindre je me demande qu’est ce que c’est… C’est n’importe quoi ! Je lui explique que ce que j’ai toujours aimé c’est agir sur la toile, faire quelque chose, la déchirer. Quand j’étais jeune, même avec les yeux fermés, avec le chevalet devant moi, je faisais ça. C’est ce que voulais. Je savais un nœud là haut et c’est ça que je voulais contredire. Tout cela se développe dans ma tête sans voir. Ce que je voulais voir c’est qu’il y avait là encore une plus grande liberté que dans les autres. Mais la différence n’était pas grande. Quelques uns (de mes travaux) étaient très étonnants et me disaient qu’en moi-même il y avait quelque chose de nouveau.
Un critique allemand les a reproduit bien après la guerre[4] : il s’agit des aquarelles des années 1923-24. C’est au fond ce qui reste comme exemple de ma première peinture en tâche. J’expliquais alors ce que j’aimais à Charles Estienne : j’aime faire des tâches, l’action de faire des traits. C’est une peinture psychique qui repose sur mes mouvements intérieur et je m’imagine que d’autres quand ils voient ces choses là pourraient envisager les avoir vécus aussi.
Estienne a mis tout cela dans son journal. Mais tous les mots étaient traduits comme Action par Action painting. Tous les mots des mouvements qui se sont formés tout de suite après en Amérique.
-Vous n’aviez pas fait exprès d’être le père de ces mouvements ?
-Non. Pas du tout.
-A quel moment, par exemple avec vos grands formats actuels à fond jaune, savez vous que votre action sur la toile est fini ?
-Mais quand j’avais tout dit ce qu’il fallait. Quand tous les mouvements qui se font et se défont se contredisent. Quand il ne faut plus rien avec cette tranquillité du jaune. Il ne fallait plus rien.
-Avant de commencer est-ce que...
-Non !
-Non ?
-Non !
-Pourtant c’est en vous avant ?
-Oui... Il faut que je dise une chose. Les grandes toiles que j’ai faites avant la guerre... Quelle guerre ? Première, deuxième, troisième ? Méfions nous de la troisième. Quand ça allait très mal pour moi. Dans la guerre cela allait mal pour tous. Je n’osais pas attaquer ces grandes toiles. Je ne pouvais pas m’en offrir une tous les trois mois. Et si je ratais ! Je n’avais pas le courage. Pas les tubes. Pas la pièce où l’on peint. Je faisais des esquisses à la main. Puis plus grandes. Puis enfin sur la toile. C’est une grande gêne de prendre ces précautions.
Après j’ai appris que des Pollock[5] marchait sur les toiles, faisait n’importe quoi. Cela m’agaçait énormément.
-Est-ce qu’il y a des modes ou des envies auxquelles vous résistez ?
-Des
envies ? Je ne sais pas. Non, grâce à Dieu, il y a des époques où je
pouvais faire des grandes choses. Quand nous avons du quitter l’Allemagne en
vitesse (ma femme était à l’hôpital) et sortir ce qui était possible, je n’ai
pu prendre qu’une partie de mes aquarelles et de mes dessins. Toutes mes
grandes toiles les plus importantes, je n’ai pas pu. Tout cela est resté. J’ai
demandé à ma sœur de les garder à Leipzig
Elle a fait le maximum et un beau jour les Alliés ont fait une contre attaque sur Leipzig et la maison de ma sœur a été entièrement détruite. Heureusement la famille était réfugiée dans la cave.
On n’avait pas d’argent comme toujours. Je me suis engagé dans la Légion pour le temps de la guerre. J’ai eu après six années où je n’ai pas pu peindre, à l’hôpital.
-Avez-vous envie d’entrer dans un musée ?
-Cela dépend de ce qu’il y a dedans. Pourquoi non ? Je dois vous dire que pour le moment –j’espère que ça va changer- je marche très mal. Quand il y a des escaliers, je ne peux pas.
-Tous les musées d’art moderne veulent Hans Hartung. Avez-vous le désir d’un musée Hartung ?
-D’abord j’ai fait des donations demi achat à la Pinacothèque de Munich avec une salle pour toujours. Une autre à Gdansat avec une salle aux mêmes conditions. C’est tout nouveau. C’est beau.
Puis j’ai donné pour Dresde et Leipzig. Dresde surtout qui aime beaucoup.
-Et en France ?
-J’ai des choses à Beaubourg et puis un peu à droite et à gauche. Mais ce n’est pas extraordinaire.
- Ne pensez-vous pas que votre œuvre devrait être mieux représentée en France ?
- Non. Vous savez il y a eu au commencement un mouvement dans les galeries : ils voulaient toutes les toiles. Je n’ai pas marché. A Paris, il y a eu la Galerie de France, Myriam Prévot[6], des gens très sympathiques. Seulement ils se sont trompés : le mauvais temps arrivait. Il y a eu faillite. Myriam s’est suicidé.
-En 1985, la France ne vous propose rien pour la postérité ?
-Non. On m’a dit
des choses vagues quelques fois. Mais rien de précis. Moi, j’aimerai beaucoup
garder ici ce terrain et ces bâtiments comme un petit monde avec les toiles de
ma femme, ma collection des toiles de Gonzalez qui est devenu mon beau-père
pendant la guerre et de sa fille et puis des choses des amis que j’ai dont un
très beau Picasso. Cela pourrait faire une très belle collection, familiale,
amicale.
* * *
[1] Durant l’été 1985, Hans Hartung présentait des gravures et des lithographies à la fondation de la technopole de Sophia Antipolis à Antibes. Quelques semaines auparavant une exposition de grands formats récents de Hans Hartung s’était tenue à l’Hôtel de Ville de Paris.
[2] Le test de Rorschach, créé en 1921 par le psychiatre suisse Hermann Rorschach était utilisé pour diagnostiquer la personnalité d’un individu à partir des interprétations qu’il peut faire d’un dessin obtenu à l’aide de taches d’encre.
[3] Critique et poète, Charles Estienne (Brest 1908-Paris 1966) s’engagea avec passion dans le combat entre Abstraction et Figuration. Il tient la rubrique artistique de l’hebdomadaire « Terre des Hommes » de Henri Thomas avant d’entrer au journal « Combat » et de collaborer à la revue « Art d’aujourd’hui » fondée en 1949 par André Bloc et le peintre Edgard Pillet. Charles Estienne fit paraître en 1950 le pamphlet « L’art abstrait est il un académisme ? » qui déclencha la célèbre querelle du chaud (l’abstraction lyrique) et du froid (l’abstraction géométrique).
[4] Il s’agit de Will Grohmann et de son ouvrage "Hans Hartung, Aquarelles 1922" présenté en 1966 à la Librairie La Hune à Paris, puis à la galerie "Im Erker" à Saint-Gall.
[5] Le peintre américain Jackson Pollock (1912-1956).
[6] La
Galerie de France, sous la direction de Myriam Prévot et Gildo Caputo,
représente Hartung à partir de 1956.
La mort tragique de Myriam Prévot., fin juin 1976, interrompra une
collaboration de vingt ans. « Le professionnalisme et les moyens de la
Galerie de France -écrit Annie Claustre dans http://www.fondationhartungbergamn.fr
- permettront à la carrière de Hartung
de prendre une amplitude considérable, tant sur le plan du rayonnement
intellectuel de l’œuvre que sur le plan du marché ».