Mercredi 15 novembre 1893 – Montpellier
Me voilà sur la place de la
Comédie, désoeuvré, heureux de l’être et en proie à une folle excitation. Après quatre années de rude labeur passées au
milieu du tourbillon de vie parisienne, je reprends la tenue de mon
journal. La capitale est une merveille
de lumières et de curiosités. Mais
depuis plusieurs mois et la disparition, en juillet, de Maupassant[1], je n’ai
plus le même goût pour les rencontres mondaines. L’achèvement de mes travaux géologiques m’a
beaucoup aidé à accepter la perte de ce bel ami à qui je dois tant.
Mon petit guide des richesses
géologiques et minières de l’île de Corse a bien du succès, y compris auprès de
cette nouvelle clientèle des libraires scientifiques que sont les voyageurs
d’agrément. A la veille de mon départ de
Paris, mon éditeur m’a du reste assuré qu’une traduction anglaise pourrait être
envisagée l’an prochain. Je lui ai bien
évidemment donné mon accord, d’autant qu’il s’inquiétait visiblement de ma
soudaine décision de me rendre à Montpellier avant de retourner en Corse. Je crois cependant que le cher homme exagère
l’intérêt des sujets de la reine Victoria pour mon île.
Nous verrons bien. Pour l’instant,
ma curiosité est ailleurs. Elle a trait
à la mystérieuse convocation à la suite de laquelle je me retrouve en
Languedoc, et qui semble liée, pour une raison que j’ignore, à mon amitié avec
Guy. Car si je suis à Montpellier, je ne
sais pas vraiment pourquoi, encore moins à cause de qui !
J’ai relu vingt fois le câble
incroyable et lapidaire qui a tout déclenché.
Il est là, dans la poche de mon veston.
Il ne m’a pas quitté de tout le voyage.
Je le relis une fois de plus : Besoin de votre aide comme GDM
dans l’affaire Saverini. Retrouvons nous
à l’hôtel du Midi à Montpellier à partir du 16 novembre. En souvenir de Longosardo. Sigerson
Mon excitation est à son comble.
Si je ne sais rien de ce Sigerson, il semble, lui, ne rien ignorer de mes
anciennes aventures en compagnie de Maupassant entre Bonifacio et ce hameau
sarde de Longosardo que peuplent les bandits corses. C’est là que la veuve de
Paolo Saverini, déguisée en homme, vengea, un dimanche matin, à l’aide de sa
chienne affamée, la mort de son enfant, Antoine, en faisant dévorer son
assassin, Nicolas Ravolati, par sa chienne affamée.
L’histoire de cette vendetta
est publique depuis bientôt une dizaine d’année, grâce au récit qu’en
livra Guy de Maupassant dans Le Gaulois[2]. Par contre, personne ne connaît la part qui
fut la mienne dans les enquêtes corses de Maupassant.
Comment ce Sigerson peut-il
connaître ce secret ? Qui est-il
donc ? Il me le faut le découvrir. C’est pour cette raison -et Sigerson l’a bien compris- que je ne pouvais
qu’obéir à ce câble pressant.
J’ai hâte que le jour se
lève. Dormir même m’est insupportable,
dans cette chambre d’hôtel retenue à l’avance par mon mystérieux correspondant.
Jeudi 16 novembre
Je suis malade ! J'ai la fièvre ou plutôt un énervement
fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps ! Mon état, vraiment, est bizarre. Ce Sigerson a hanté toute ma nuit. J'ai peur... De quoi ?... Je ne redoutais rien jusqu'ici...Afin de me
calmer, dès les premières heures du matin, je me suis soumis aux douches et
j’ai bu du bromure de potassium[3]. L’agitation de l’hôtel commençait à peine
quand, prêt à affronter cet inconnu qui m’avait convoqué, j’allais interroger
le concierge.
- Monsieur Pandolfi, dit
aussitôt celui-ci en me voyant, Monsieur Sigerson vous attend dans le grand
salon. Vous n’y serez pas dérangé.
Là, seul sous l’immense verrière,
un homme à l’air vif et décidé se dirigea vers moi dès mon entrée. Il était très grand et particulièrement
mince. Il devait avoir à peu près mon
âge.
- Monsieur Ugo
Pandolfi ! C’est bien
vous ! Je vous dois avant tout des excuses pour cette
invitation un peu cavalière. Mais vous
êtes là, c’est l’essentiel, dit-il en me regardant d’une manière singulièrement
pénétrante, tout en m’invitant d’un geste à m’asseoir. Si nous déjeunions confortablement
? Du café ou du thé ?
- Je suis en effet venu, Monsieur
Sigerson, répondis-je sidéré par l’assurance de ce personnage dont le profil
avait quelque chose d’un oiseau de proie.
Mais je ne sais rien de vous et vous me devez, je crois, bon nombre
d’explications. D’abord, pourquoi
êtes vous si sûr de mon identité ?
Nous ne nous sommes jamais rencontrés.
Pour ma part, j’en suis certain.
Du café ? Oui, du café bien
sûr...
- Vraiment ? répliqua-t-il avec une sorte de petit rire assourdi.
Puis il ajouta, voyant que le maître d’hôtel s’approcher de notre table :
- Je vais tout vous dire, Monsieur Pandolfi, mais avant cela passons notre commande.
Sigerson commanda donc notre déjeuner, avec du café pour tous les deux, ainsi que des œufs au jambon et un pot de miel pour lui. L’employé s’éloignait à peine que j’explosai littéralement.
- Que signifie l’ironie de ce
« vraiment », monsieur ?
- Pardonnez-moi encore. J’allais simplement vous préciser que nous
avons déjà été, hélas, réunis au moins
une fois par le passé, mais que vous
n’étiez pas en mesure d’y prêter attention alors...Et aussi…qu’il est déconseillé de prendre du café après
l’absorption à jeun de bromure de potassium.
- Comment diable... ? C’est trop fort ! m’exclamai-je au comble de la surprise, sans pouvoir décider laquelle des deux affirmations de ce singulier personnage me choquait le plus.
Relevant son proéminent menton,
Sigerson me toisa de ses yeux gris-bleu d’où émanait une force froide. Il n’y avait aucune ironie dans son léger
sourire. Il semblait m’attendre, sans animosité,
comme un boxeur qui patiente le temps que son adversaire se relève après que le
coup ait porté.
-On le comprenait, parce qu'il
était la clarté, la simplicité, la mesure et la force. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de cet
éloge ? dit-il avant de mettre une cuillerée de miel dans le fond de sa
tasse.
- Zola ! Je veux dire Maupassant...Bien sur que je me
souviens ! Je n’oublierai jamais ce
jour sinistre. La douleur...Cette chaleur écrasante...Notre tristesse à
tous...Vous étiez là ? A
Paris ?
- Comme vous, Monsieur Pandolfi,
oui. Dans la foule de ses amis, qui
l’accompagnaient au cimetière de Montparnasse.
- Excusez mon emportement, dis-je sur un ton assez ému, soudain apaisé par ce souvenir partagé des obsèques de Guy de Maupassant.
Cet inconnu qui gardait en mémoire les paroles qu’Emile Zola, si bouleversé, avait prononcées devant la fosse d’une voix étranglée, ce Sigerson, brusquement me semblait proche. J’oubliais sa volontaire assurance, son profil d’aigle, l’outrecuidance de son câble. Il admirait Maupassant et cela suffisait. Nous avions partagé la douleur d’un 8 juillet, celle de la perte d’un être qui nous était cher à tous deux ; nous allions pouvoir faire plus ample connaissance. J’avais des tas de questions à lui poser. Désormais, je n’avais plus peur de cet inconnu surgi de nulle part, je pouvais l’aborder sans crainte…bien qu’en évitant toutefois de lui demander trop vivement par quel mystère il était au courant pour mon bromure matinal.
-Je suis parfois un peu sanguin, Monsieur Sigerson, et notre rendez-vous m’a fait passer une très mauvaise nuit, je dois vous l’avouer. Je suis sûr que vous voudrez bien à présent m’en apprendre un peu plus sur vous, avant de me dire le prix qu’il vous a fallu payer pour vous informer de mes habitudes auprès du personnel de cet excellent hôtel ?
- Sigerson n’est qu’un incognito
de voyage mon cher ami. Je vous
révèlerai tout à l’heure ma véritable identité et les raisons de notre
rencontre. Sachez avant tout que c’est notre ami écrivain qui,
répondant à ma demande, il y a environ huit à neuf ans de cela, concernant la vengeance de la veuve
Saverini et d’autres affaires criminelles, me raconta dans les détails comment
vous l’aviez aidé à mener son enquête en Corse.
Monsieur de Maupassant m’assura que vous étiez, outre un excellent
géologue, le guide idéal pour celui qui voudrait suivre sur votre île les
traces de personnages très soucieux de n’en laisser aucune.
- Guy était un pessimiste, mais
nous nous aimions beaucoup. Il a exagéré mes talents. Mais pourquoi, si je peux vous interroger sur
ce point, vous intéressez vous à la vengeance de cette Saverini ?
- Pas à elle, monsieur
Pandolfi. A sa chienne ! Sémillante, si ma mémoire est bonne.
- Sémillante ? Non !
Maupassant l’appelle ainsi dans son récit pour Le Gaulois afin de renforcer sans doute le côté tragique de
l’histoire. Mais la bête répondait à un
autre nom, plus commun aux chiens de nos bergers.[4] Je ne m’en souviens pas ! Mais comment connaissez vous ce
récit ? Par Le Gaulois ? Vous étiez
donc en France en...1887, c’est cela ?
Vous résidez à Paris depuis longtemps ? Enfin, je veux dire, votre nom...Sigerson...Quelle
est votre nationalité ? Vous êtes
étranger, n’est-ce pas ? Votre
élocution est parfaite, mais il me semble...Oh ! pardonnez cette inquisition. Je suis décidément impossible.
Sigerson me regardait avec un
amusement certain. Il prit la cafetière
et remplit délicatement chacune de nos tasses avant de me répondre le plus
tranquillement du monde :
-Oui. Non.
Non. Oui. Voulez-vous du miel
dans votre café ? Celui-là est
vraiment excellent.
- Oui ? dis-je
distraitement, tout en cherchant à me rappeler dans quel ordre j’avais posé la
cascade de questions auxquelles mon interlocuteur venait de répondre.
- C’est l’un de mes
correspondants en France qui m’a adressé le journal dans lequel Maupassant
racontait la vengeance de la femme Saverini.
C’est le moyen de sa vendetta,
comme vous dites, qui me passionnait, et l’usage que l’on peut faire d’un
animal à des fins criminelles. J’espère
bien avoir le temps un jour d’écrire une petite monographie sur l’utilité des
chiens dans le travail des détectives.
- Vous vous intéressez donc au
crime ?
- C’est ma spécialité, mon cher
Pandolfi. C’est pour cette raison, afin d’en
apprendre plus sur cette affaire et sur d’autres, je suis entré en contact avec
Monsieur de Maupassant. La lecture de
ses nouvelles est riche d’enseignements, mais je voulais connaître son travail
sur le terrain de ces crimes, ses méthodes d’approche dans des milieux
hostiles, sa technique pour obtenir des informations. C’est ainsi que nous avons échangé une
abondante et passionnante correspondance, jusqu’en 1891 très précisément. Il m’a tout de suite parlé de vous, sans qui,
disait-il, il n’aurait jamais rien écrit sur la Corse et les mœurs de ses
habitants.
- Il est vrai que nous avons
beaucoup travaillé ensemble, et cela dès son premier séjour. Nous sommes très vite devenus intimes. Vous
savez, il m’a confié le soin de m’occuper de sa mère alors qu’il se trouvait au
milieu des montagnes dans un grand embarras. Elle venait de tomber malade dans
le petit village de Vico, et Guy ne pouvait
pas la ramener à Ajaccio où il devait prendre le bateau. Il était obligé
d’écourter ce premier voyage, pour lequel il avait dépensé beaucoup d'argent,
afin de participer au lancement d’une revue, La Comédie humaine, je crois.
La pauvre femme était d’ailleurs désespérée de le voir partir si vite. C’était elle-même une grande voyageuse,
que passionnaient les histoires de mon
île, et qui en a appris un grand nombre à son écrivain de fils. [5]
- Je ne savais pas que sa mère
l’avait accompagné dans votre pays. A
quelle date était-ce ? me demanda Sigerson, qui venait d’achever ses œufs
au jambon
- Au début de l’automne 80. Dans
la dernière semaine de septembre. La
récolte des châtaignes étaient encore loin.
Maupassant était arrivé un mois auparavant, en faisant un triomphe à
Ajaccio : tous les journaux de la
ville annonçaient sa venue, en termes magnifiques.
- Je devine qu’il adorait
cela ?
- Vous devinez juste,
Sigerson. Mais ce que Maupassant
préférait en Corse, c’est notre climat, la chasse, la pêche, le canotage à
la voile sur la Méditerranée. Savez-vous
qu’il se baignait deux fois par jour dans la mer et affirmait qu’elle était si
tiède qu'on n'éprouvait en y entrant
aucune sensation de fraîcheur ?
- Dites moi, Pandolfi, puisque
vous me permettez de nous passer désormais de ces inutiles
« monsieur », vos premiers travaux avec lui étaient donc fort
délassants ?
- Apparence, Sigerson ! Apparence ! Maupassant était à peine installé à Ajaccio
qu’il bouleversait tout le parti républicain en maltraitant dans une chronique
le préfet de l'endroit. Celui-ci était
hors de lui. Maupassant en riait,
ironisant sur la vendetta. Sur mes conseils, cependant, il ne sortait
plus sans un clysopompe à six pointes dans sa poche.[6]
- D’où tenait-il cette curieuse
arme ?
- Je la lui avais fournie,
répondis-je en proposant à Sigerson mon étui à cigarettes.
- Rudimentaire, Pandolfi ! Rudimentaire ! La canne plombée est plus efficace.
Il me tendit une allumette
enflammée en souriant, puis alluma à son tour sa cigarette, souffla un long
nuage de fumée et, me fixant de son regard d’aigle, déclara :
- Voulez-vous être mon compagnon
en Corse ? Mon nom est Holmes,
Sherlock Holmes.
- Sherlock...Holmes ??!!!
A ce nom, je m’étouffais en
avalant la fumée de ma cigarette, et c’est seulement après avoir toussé à
plusieurs reprises que je parvins à articuler :
-C’est impossible ! Vous ne pouvez pas...Enfin, cet homme, ce détective...il est...vous êtes mort. Les journaux l’ont annoncé. Vous êtes mort après une chute, je crois...en 1890 ou 1891. Nous en avions discuté avec Maupassant. C’est lui qui m’a parlé de vous. Avant cela, je ne connaissais pas votre existence. Je me rappelle bien à présent : Guy m’a fait lire vos exploits dans une revue étrangère, américaine il me semble, c’était en août ou septembre 1891, en m’expliquant que vous étiez mort quelques mois auparavant à...Reichenbach, qui se trouve en Autriche ou en Suisse, je ne sais pas exactement.[7] C’est bien cela, n’est-ce pas ? Je m’en souviens parce qu’à cette époque la santé de Guy commençait à inquiéter sérieusement le cercle de ses amis et que la nouvelle de votre disparition l’avait bouleversé.
-
Personne n’est mort à Reichenbach, mon ami, déclara Sigerson très
calmement. C’est bien pour cela que j’ai
besoin de votre aide pour me rendre dans votre île.
- Je ne comprends rien à votre histoire, dis-je en tentant de rassembler mes souvenirs sur cette douloureuse période où Maupassant multipliait les symptômes alarmants d’une horrible maladie qui n’épargne pas le cerveau. Nous en étions quotidiennement informés par François, son valet de chambre.[8]
A cette époque, Guy acceptait encore quelques dîners en ville, mais fuyait les soirées, dont les lumières éblouissantes fatiguaient ses yeux. Il commençait à restreindre le plus possible ses sorties du soir et ne travaillait plus qu'à un ouvrage unique, son Angélus. C’était chez lui, dans son confortable appartement de la rue Boccador, où il s’était réinstallé après diverses cures et un dernier séjour sur la Côte d’Azur, que Maupassant m’avait parlé de ce Sherlock Holmes et de sa disparition.
Guy, ce soir là, m’avait offert deux magazines étrangers dans lesquels il était question du célèbre détective et d’une affaire qu’il avait résolue en Bohème. Il s’agissait d’une histoire de trésor volé, de signe et de fléchettes meurtrières dans laquelle un insulaire du nom de Tonga jouait, me semble-t-il, un rôle essentiel.[9] Bien qu’elles fussent en langue anglaise, Maupassant m’avait recommandé ces lectures. Il considérait que ce détective faisait œuvre nouvelle en élevant la déduction policière au rang d’une authentique et véritable science. Or, l’homme avec lequel je déjeunais à présent et qui allongeait sa longue main blanche vers la cafetière pour nous servir de nouveau, l’homme qui venait de me demander un instant plus tôt de lui servir de guide pour je ne sais quelle mystérieuse chasse sur mon île de Corse, prétendait être ce détective scientifique, le fameux Sherlock Holmes. C’était à peine croyable !
- Ne me donnez pas votre réponse
maintenant, trancha Holmes, comme s’il pouvait lire aussi facilement dans mes
pensées que l’on feuillette un journal.
Je vous propose de nous revoir dans trois jours. J’ai organisé une réunion de la plus haute
importance à laquelle j’aimerais que vous m’accompagniez. Elle aura lieu le 19. Après sa tenue, vous serez plus à même de
m’accorder votre confiance. Vous
déciderez alors, de m’apporter votre aide ou non. D’ici là, mon cher Pandolfi, mettez à profit
notre séjour pour visiter la ville et son magnifique quartier de l’Ecusson. J’ai pour ma part, d’ici notre rendez vous,
une visite à faire dans les environs.
Prenez un peu de repos de votre côté. C’est bien plus efficace qu’une
solution aqueuse de bromure de potassium !
Alors que je commençais à
accepter l’idée que mon interlocuteur au
calme résolu ferait un très agréable compagnon de voyage, cette dernière
remarque me piqua au vif. J’eus soudain
envie de me venger :
- Il est plus facile de faire
parler un employé d’hôtel que de résoudre des énigmes bohémiennes, monsieur le
détective logicien !
Une lègère et rapide émotion
sembla passer sur le visage impassible de Sherlock Holmes.
- Il me suffit de mes yeux,
répondit-il avec un grand flegme, pour savoir qu’après une nuit d’insomnie, vous
étiez agité à l’idée de ce curieux rendez-vous avec un inconnu au point
d’avaler à la hâte un léger calmant, et cela juste avant notre rencontre.
- Monsieur Holmes, m’écriai-je,
ceci est trop fort ! Vous m’avez
espionné ce matin même !
- C’est d’une simplicité
enfantine, répondit-il. Votre pupille dilatée
et vos nerfs irritables suffisaient à m’indiquer que votre nuit avait dû être
fort mauvaise. Je remarquai également
sur le revers gauche de votre veste les traces encore humides d’un liquide
contenant un sel. Il me suffisait de
vérifier que vous étiez effectivement gaucher pour déduire que vous aviez bu,
il y a peu, un liquide, avec une précipitation certaine, puisque vous n’aviez
pas pris le temps d’essuyer les gouttes qui étaient tombées sur votre revers.
-Eh bien, oui. Il est exact que j’ai bu un verre d’eau avant
de quitter ma chambre. Mais qui vous a
dit qu’il s’agissait d’une solution de bromure ?
-Mes yeux, Pandolfi ! Mes yeux et une certaine expérience que j’ai
souvent partagée avec un vieil ami médecin.
Les traces sur votre revers brillaient légèrement. Or, si vous aviez absorbé un médicament
habituellement indiqué contre les agitations passagères, il ne pouvait s’agir
que de bromure de potassium. Et
justement, à froid, la solution de ce bromure laisse toujours des traces en
suspension qui restent parfaitement visibles une fois que le liquide a été
absorbé par un tissu.
Je ne pus m’empêcher de rire
devant l’aisance avec laquelle ce Sherlock Holmes me déroulait le fil de ses déductions.
- Comme cela a l’air simple, lui
dis-je. Il suffit donc de
voir ? C’est là votre méthode,
Holmes ?
- Il ne suffit pas de voir, Pandolfi. Il s’agit d’observer. Vous le savez bien ! Vous même êtes géologue. La différence entre vous et moi, c’est que
j’observe les individus autant que les cailloux. Nous reparlerons de cela quand vous
voudrez. Pour l’instant, nous devons
nous séparer. Etes-vous d’accord pour me
retrouver dimanche ?
- Avec plaisir, Holmes. Ici même ?
- Non. Notre réunion se tiendra
dans la bibliothèque de l’Académie des sciences, au Palais universitaire. Vous m’y retrouverez le 19, en tout début d’après
midi. Disons à 14 heures. D’ici là, ne parlez à personne de notre
rencontre. Pour votre sécurité comme pour
la mienne, vous n’avez parlé dans cet hôtel qu’à un touriste norvégien nommé
Sigerson. N’oubliez pas que je suis
mort.
- Ne vous inquiétez pas,
Holmes : je sais garder un secret.
Pour le silence, on dit chez moi acqua in bocca *,
garder l’eau dans sa bouche.
- A dans trois jours, mon ami, conclut-il
en me serrant vigoureusement la main à la manière anglaise.
- Je serai au rendez vous, mon
cher Sigerson ! A dimanche.
Montpellier - Vendredi 17 et Samedi
18 novembre 1893
Cette ville est un immense chantier. On s’active partout. On démolit de vieux remparts médiévaux ;
on trace de nouveaux boulevards. La
fortune des grands bourgeois s’expose tout autour de la place de la Comédie par
d’imposants immeubles. Depuis la fin de
ma rencontre avec cet incroyable Sherlock Holmes, j’ai la sensation étrange et
rassurante à la fois de ne point m’appartenir.
Je vais dans la cité, au gré de ma curiosité. Je flâne sans but précis, en me laissant
guider par le seul attrait des rues anciennes et la nouveauté des récents
édifices. Voilà déjà deux jours que mes
promenades échappent à ma volonté :
elles me semblent obéir à un plan supérieur qui se serait substitué à ma propre liberté
d’agir.
En réalité, c’est à ce détective
que j’obéis!
Le plus banal de mes détours dans
la ville classique, mon plaisir devant les tendres pierres du couvent des
Visitandines, ma longue pause sur la promenade du Peyrou, mon passage à deux
reprises sous l’arc de Triomphe et jusqu’à ma courte visite au tout récent Opéra
inspiré du Palais Garnier : rien de tout cela n’est véritablement de mon
fait ; je suis aux ordres. Holmes m’a recommandé de découvrir la
ville ? Je ne suis pas ses
conseils : j’obtempère, je me
soumets à sa volonté. Ce sentiment me
surprend. Je ne suis plus moi-même !
Je dois me reprendre, échapper à cette emprise !
C’est dans cet esprit que je décidai, samedi, de consacrer la fin de l’après midi à une visite aux établissements Lamouroux, non loin de la place de la Comédie. Ceux-ci ne jouissent pas seulement d’une grande réputation pour la qualité de leur collection de plantes : ils possédent aussi une variété considérable d’échantillons minéraux, de roches rares et de fossiles. Un de ces Lamouroux a du reste donné une grande notoriété à cette enseigne en publiant au début du siècle une série de remarquables travaux, parmi lesquels un Essai sur la famille des Thalassiophytes non articulées et, surtout, une précieuse Histoire des polypiers coralligènes flexibles. [10] Et si, depuis deux jours, ce détective m’obsède, le géologue qui est en moi compte bien réduire l’empire de cet Anglais en retrouvant, avec ma liberté, la passion qui est la mienne pour la science de la Terre. Aussi, après avoir admiré un long moment une corsite polie, mouchetée de gris, de noir et de blanc, exposée dans la belle et riche vitrine de cette sorte de librairie des plantes et des pierres, entrai-je avec jubilation chez Lamouroux.
A l’intérieur, un vieil homme qui était entré à ma suite me bouscula en maugréant pour interpeller avant moi l’un des employés du magasin ; mais cela n’enleva rien à ma bonne humeur. Tout dans cette maison renommée répond aux désirs des passionnés de la nature et des sciences. Où que le regard se tourne, ce n’est que spécimens classés, matières à collection, échantillons précieux. Au moins dix personnes se pressaient dans la boutique, et les deux préposés aux plantes et aux végétaux ne savaient où donner de la tête. La personne chargée des minéraux consacra un long moment à répondre aux demandes tyranniques de l’impudent vieillard de tout à l’heure. Une fois que celui-ci eut payé les échantillons de houille que l’employé venait de lui fournir, il les rangea dans son sac, me bouscula de nouveau, sortit en maugréant toujours, et je pus enfin obtenir que l’on s’occupât de moi.
- Auriez-vous des diorites
orbiculaires non polies ?
demandai-je à l’employé. Je n’en
ai point vu en vitrine.
- Certainement, monsieur. Nous
disposons de deux échantillons de belle qualité, répondit-il en disparaissant
derrière sa banque.
Après
s’être relevé, il me présenta un petit tiroir dans lequel se trouvaient
effectivement deux beaux spécimens bruts de diorites, que je reconnus tout de
suite comme étant des pietra occhiata* de mon île. Ces globules, dont le gisement dans l’arrondissement
de Sartène ne fut découvert qu’au début du siècle, ont cette particularité d’être
constituées de petites boules sphériques avec un noyau entouré de couches
concentriques où alternent du fer et des feldspaths blancs. Ces pierres sont par là même très facilement
identifiables. J’avais offert le seul exemplaire que je possédais à mon ami
Maupassant une dizaine d’années auparavant.
- Des
beautés corses, dis-je en souriant avec une tendre pensée pour cet ami si tôt
disparu et bien trop attiré par toutes les formes que la beauté peut prendre, y
compris dans mon austère patrie.
- Monsieur est un
connaisseur. Ces deux là sont de petite
taille, mais elles sont exceptionnelles.
Vous savez qu’il est de plus en plus difficile d’en obtenir.
- Je prends les deux, lançai-je trop vite en oubliant d’essayer de négocier un prix pour l’achat des deux pièces.
Allégé d’une coquette petite somme, mais chargé de mes deux précieux échantillons, j’étais heureux comme un enfant. J’allais savourer mon plaisir en plein air, en admirant les formes généreuses d’Aglaé, Euphrosine et Thalie. Longtemps je suis resté là, à une vingtaine de mètres du théâtre, ébloui par la nudité de ces Trois Grâces[11] taillées dans le marbre de Carrare. Heureusement, il n’y avait pas ce jour là de procession prévue sur la place de la Comédie : Aglaé, Euphrosine et Thalie sont restées dénudées.
Décidément, cette ville me
plait. On y trouve des raretés minéralogiques
du sud de ma Corse et ma sensualité s’y
réveille. Monsieur Sherlock Holmes ne
régnera plus en tyran dans mon esprit jusqu’à demain.
Montpellier- Dimanche 19
novembre 1893
J’étais bien en avance à l’entrée
de la bibliothèque de l’Académie des Sciences.
A ma grande surprise, il s’y trouvait rassemblée une petite foule,
composée exclusivement de messieurs qui discutaient entre eux avec animation. Le sujet qui donnait lieu à ces vifs échanges
semblait avoir trait, non à la botanique en général, mais uniquement aux
plantes phanérogames. Ce terme savant,
qui désigne l’ensemble des plantes à fleurs, revenait en effet dans toutes les
bribes de conversation que je parvenais à saisir.
Je commençais à penser que mon
détective donneur de rendez vous avait, lui aussi une passion maniaque pour les
plantes à ovules. Sans doute Sherlock
Holmes comptait-il me la faire
partager. Peut être que son projet de voyage en Corse ne visait qu’une innocente
espèce d’herbe endémique. C’était là
certainement la raison pour laquelle un géologue tel que moi pouvait lui être
nécessaire. Pourquoi alors tant de
mystères autour de ce rendez vous dominical ? Et pourquoi son avertissement de garder le
secret ? Pour notre sécurité à tous
les deux, avait-il dit.
Ce Sherlock Holmes serait-il une
sorte de fou qui voit des menaces dans les choses les plus banales de la vie
quotidienne ?
Inventerait-il des puissances
occultes acharnées à sa perte, sorties seulement de son esprit inquiet ?
Il existe des cas de ce genre,
tel celui qu’imagina une fois Maupassant, des êtres à ce point dérangés
mentalement qu’ils en arrivent à incendier leur propre maison. Pour d’autres, le mal dont souffre leur
esprit les pousse à errer sur les routes,
sans qu’ils puissent dire, quand les gendarmes les arrêtent, pourquoi ils ont
parcouru des centaines de kilomètres.
J’en étais là de mes interrogations, lorsque
l’arrivée d’un cycliste dans la cour de l’Académie des sciences vint me
distraire de mes pensées.
L’homme rangea soigneusement sa machine et rejoignit un petit groupe qui retint aussitôt mon attention. Ces hommes d’allures fort différentes, qui étaient au nombre de neuf, se tenaient en effet un peu à l’écart. J’étais trop loin d’eux pour saisir ce qu’ils disaient, mais il était visible que leur ton et leurs manières ne ressemblaient pas à celles des autres visiteurs. A l’exception du cycliste, qui semblait atteint d’un besoin de mouvement permanent, ils étaient tous très paisibles. Même le plus jeune d’entre eux, qui ressemblait encore à un adolescent, devisait, d’un air de grande sérénité avec celui qui paraissait être le doyen du groupe, un fort bel homme d’une soixantaine d’année qui marchait comme s’il était sur une scène de théâtre. Derrière ces deux là, le reste du petit groupe suivait. J’allais m’approcher d’eux, quand ils décidèrent de pénétrer ensemble à l’intérieur de l’Académie. Je restai donc sur le parvis de la bibliothèque, observant les passionnés de botanique qui, eux, semblaient moins pressés.
Après une quinzaine de minutes et
alors que nous approchions de l’heure précise que m’avait fixée Holmes, une
ferme et grave voix d’homme prononça mon nom derrière moi. Je me retournai
brusquement et fis face à un solide gaillard.
Il était de ma taille et devait avoir à peine une quarantaine
d’années. Son visage un peu rond était
barré d’une moustache soigneusement taillée.
- Je suis le commissaire Le
Villard, François Le Villard, de la police judiciaire, me dit-il en m’invitant à franchir l’entrée
de la bibliothèque. Nous avons un ami en
commun. Il m’a chargé de vous conduire à
notre rendez vous.
- S’agit-il d’une rencontre entre
policiers et botanistes ?
demandai-je en regardant derrière moi pour voir si quelques uns de ces
messieurs nous emboîtaient le pas.
Le commissaire sourit et observa,
en se retournant lui aussi un court instant, la petite foule qui profitait
encore de la douce chaleur d’un soleil de novembre.
- Ces messieurs assistent à
l’assemblée générale annuelle de leur association, monsieur Pandolfi. Ils viennent de toute la France. Il y a même des membres venus de Belgique et
de Suisse. Chaque année ils se
consacrent à l’étude d’une espèce particulière.
C’est la troisième fois qu’ils se réunissent à Montpellier, car cette
Académie dispose d’une importante section botanique. Savez-vous que la création du Jardin des
Plantes de Montpellier remonte à Henri IV ? Notre comité,lui, est plus récent et plus
restreint.
- La police me semble très bien
informée sur ces amoureux des végétaux.
Compteraient ils dans leur rang quelques comploteurs ? Des anarchistes se cachent-ils à présent dans
les herbiers de la Société Botanique de France ?
- La police, monsieur Pandolfi,
s’informe sur toutes les sociétés, y compris celles des ingénieurs et des géologues, répondit François Le Villard en
m’adressant un franc sourire.
- Je suis donc connu des services
de police ! dis-je, agacé par cette
idée.
- Tous les hommes ne gagnent-ils
pas à être connus ? ironisa le
commissaire en abordant un nouveau couloir.
Vous n’échappez pas à la règle.
Auriez-vous publié votre ouvrage sur les mines de Corse pour demeurer
discret et oublié ? Avouez
donc : la notoriété ne vous effraie pas.
- Touché ! Est-ce en
flattant le coupable que l’on obtient ses aveux, monsieur Le Villard ?
- Quelques fois, oui. Entre nous, il est préférable que votre fiche
de renseignement précise vos talents de géologue et la liste de vos
publications scientifiques plutôt que d’autres spécialités, croyez-moi, dit-il en marquant un arrêt. Venez, c’est par ici.
Nous tournâmes dans un couloir
plus étroit et un peu sombre au bout duquel une grande porte entrouverte
laissait filtrer une lumière artificielle.
Le commissaire Le Villard l’ouvrit largement et m’invita à entrer le
premier. Dans le fond de la pièce
dépourvue de fenêtre se tenait Sherlock Holmes, au centre du petit groupe
d’hommes que j’avais déjà remarqué. Le
détective s’interrompit et se dirigea vers moi en me saluant.
- Bienvenue, Pandolfi ! Venez, je vais vous présenter à nos amis.
J’étais tendu. Je répondis un bonjour confus à Holmes,
prenant garde de ne pas prononcer son nom, ni celui de Sigerson. Tout en avançant vers ce groupe d’inconnus
aux âges si divers, je remarquai que le commissaire Le Villard, derrière moi,
venait de fermer la porte d’un tour de clé.
-Messieurs, dit Sherlock Holmes
sans élever la voix, je vous présente l’ingénieur Ugo Pandolfi, dont je vous ai
dit qu’il pouvait apporter une aide précieuse à mon expédition.
Par ces mots, Holmes venait de me
faire entrer dans un cercle dont j’allais enfin connaître les membres. Ceux ci se présentèrent à leur tour avant de
prendre place autour d’une table suffisante pour accueillir l’aréopage de douze
adeptes que nous formions. J’étais bel
et bien au sein d’une sorte de secte !
La liste de mes voisins dont la renommée de certains ne m’était pas
inconnue, est édifiante.
Face à Holmes se tenait le
professeur Cesare Lombroso, de Pavie.
C’était lui, grand seigneur et théâtral, le plus âgé du groupe que
j’avais remarqué avant que le commissaire Le Villard ne me conduise à travers
les dédales de cette bibliothèque.
Lombroso est célèbre dans toute l’Europe pour ses recherches sur le rôle
joué par l’hérédité chez les sujets criminels.[12] A sa droite, un autre italien, beaucoup plus
jeune, Enrico Ferri. Très brillant, ce jeune collaborateur de Cesare Lombroso est
également une personnalité reconnue dans cette science que l’on appelle
l’anthropologie criminelle.[13] A la gauche de Cesare Lombroso se tenait le
jeune homme qui sortait à peine de l’adolescence. Il avait les cheveux coupés ras, ce qui mettait en valeur le
développement de son crâne et de ses oreilles, qui n’étaient pas petites. Ce garçon, qui venait de Lausanne, s’appelle
Rodolphe Archibald Reiss. Il s’intéresse à la chimie ainsi qu’à la
photographie.[14] Reiss était assis à la
droite d’un policier français venu, comme Le Villard, de Paris, et dont les
journaux ont beaucoup parlé ces temps-ci.
Cet homme n’était autre qu’Alphonse Bertillon qui, durant l’été dernier,
a reçu le titre de chef du service de l’identité judiciaire de la Préfecture de
police. Placé à ma gauche, il arborait
une moustache noire qui tranchait avec une barbe blanche et pointue, et avait
des cheveux quasiment hérissés brossés en arrière. Il est l’inventeur d’un système permettant de
classer et de reconnaître, à partir de photos signalétiques, des personnes
ayant déjà été arrêtées et condamnées.
Sa technique, si l’on en croit la presse, repose sur l'énumération de
onze caractères physiques invariables chez l'adulte, qui sont ensuite consignés
sur une fiche.[15]
Un inconnu pour moi, hormis le
fait que je l’avais vu venir en bicyclette, se tenait à ma droite : le docteur Philippe Tissié, un aliéniste de
Bordeaux, dont j’avais cru comprendre grâce à Holmes au moment où nous avions
été présentés, qu’il traitait, avec les aliénés du type « voyageurs », une sorte de maladie
nouvelle, les fugues, dont la folie se répandait comme une épidémie.[16]
Venait ensuite le docteur Hanns
Gross-Ransbach, un substitut de justice autrichien, qui avait déjà eu le temps
de me confier qu’il possédait des origines lorraines, du côté de Grundviller,
qu’il avait été militaire et avait participé à l’occupation de la Bosnie et à
l’attaque de Sarajewo.[17] A la
gauche de ce magistrat autrichien à l’air borné et autoritaire, le commissaire
Le Villard avait pris place et se trouvait à la droite de Sherlock Holmes.
Enfin, trois français
complétaient l’assemblée : le professeur Alexandre Lacassagne, responsable
du service de médecine légale de Lyon, monsieur Emile Durkheim, professeur en
sciences sociales et monsieur Gabriel Tarde, juge d’instruction. Ce dernier, qui se trouvait ainsi à la droite
de l’italien Enrico Ferri, était un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux
longs et au regard doux protégé par d’étroites petites lunettes. Il portait une moustache retombante qui
accentuait fortement le caractère accablé et attentif de sa physionomie.[18]
Le professeur Lacassagne, assis à
la gauche de Sherlock Holmes, avait lui aussi la cinquantaine, mais son allure
était toute autre. Ce spécialiste des
autopsies et de l’identification des cadavres avait un immense front dégarni et
de longues moustaches peignées vers le haut, qui donnaient à son visage un air
épanoui et bon vivant.[19]
Entre le médecin légiste lyonnais
et le juge Tarde, Emile Durkheim paraissait avoir à peine trente cinq ans. Holmes me l’avait présenté en précisant que monsieur
Durkheim venait de terminer sa thèse sur la division du travail social et qu’il
travaillait à présent à l’établissement d’une méthode sociologique.[20]
Tels étaient donc les membres de
la réunion à laquelle Holmes m’avait
convié. Mais que pouvaient donc bien
avoir à faire ensemble ces onze hommes (douze avec moi, qui n’avais
vraiment rien de commun avec eux), enfermés dans cette salle de la bibliothèque
de l’Académie des sciences ? Cela
restait pour moi un parfait mystère.
- Garofalo sera absent, commença Holmes en s’adressant à notre petite assemblée.[21] Nous avons reçu son câble il y a une heure. Il est à Paris, mais il ne lui est pas possible de nous rejoindre. Il vous prie de l’excuser.
- C’est parce qu’il ne veut plus
fréquenter des criminologues, comme il nous appelle ! lança Alexandre
Lacassagne en déclenchant une hilarité générale dont je ne compris pas la
raison.
- Ou parce qu’il a rencontré une
belle criminelle, renchérit Cesare Lombroso.
- Bertillon doit l’avoir dans ses
fiches, risqua le juge Tarde au milieu des rires.
- C’est qu’il faut du temps pour
prendre les mesures, dit Lombroso.
Surtout avec les femmes !
-
C’est bien justement l’un des problèmes que nous avons, répliqua très
sérieusement Alphonse Bertillon.
- Messieurs, messieurs, je vous
en prie ! Vos plaisanteries font rougir de curiosité scientifique notre
jeune recrue, intervint Holmes en désignant Rodolphe Reiss dont, effectivement,
le visage s’était empourpré jusqu’à la pointe de ses larges oreilles. Nous devons aller vite ! Je vous propose
donc, chers amis, d’obéir sans tarder à notre ordre du jour en abordant en
premier la question de nos fiches de police.
A vous, Bertillon.
- Messieurs, commença le
chef de l’identité judiciaire, depuis la décision de notre comité de doter
la police de fichiers anthropométriques, nos progrès sont certains. Ma toute récente nomination à la tête de ce
nouveau service de la Préfecture, nous permet, vous le savez, de vérifier avec
efficacité le bien fondé de nos propositions en matière criminelle. Il y a deux ans, l’identification dans
l’affaire Ravachol-Koenigstein[22] ...
- Cherchez le juif !
interrompit en riant le voisin jusque là fort discret du commissaire Le
Villard.
- Docteur
Gross ! s’insurgea Emile Durkheim en se levant. Apprenez que je suis né d’une famille de
rabbins et que vos propos sont tout à fait déplacés !
-
Messieurs ! cria Sherlock Holmes.
De tels propos sont effectivement inadmissibles, Gross ! Professeur Durkheim, au nom de notre comité
je vous présente toutes nos excuses pour cette attitude. Elle ne se reproduira plus !
-Pardonnez-
moi, professeur Durkheim... dit alors le magistrat autrichien en se
levant. Veuillez accepter mes
excuses. Je suis vraiment désolé,
messieurs. Cette affligeante plaisanterie m’a échappé.
-
L’incident est clos, messieurs ! conclut Holmes péremptoire. Poursuivez Bertillon. Vous disiez que l’identification de cet
anarchiste en 1891...
- Oui, répondit Bertillon sans quitter Holmes du regard. Elle nous a beaucoup aidé... Je veux dire que
l’importance que nous lui avons donné dans la presse...Enfin, disons qu’aux
yeux de l’opinion populaire, nous avons fait progresser nos idées. Les journaux affirment maintenant volontiers
que nos méthodes sont un rempart contre le crime et l’anarchie. Cela arrange bien nos demandes auprès du
ministère. Le gouvernement nous accorde
quelques moyens nouveaux, nos hommes politiques s’en félicitent, les
journalistes ont de quoi épiloguer et l’opinion publique nous regarde comme de
providentiels sauveurs de l’ordre et de la loi.
- Vous
faites la preuve que les théories de notre ami Tarde sont efficaces, dit très
vite Enrico Ferri en désignant son voisin de droite.
- Je
vous le répète depuis nos premières réflexions sur cette question, confirma
prudemment le juge Tarde en ôtant son pince-nez. L’imitation est une constante du fait
social. Notre problème réside dans les
moyens d’agir sur les voies multiples de sa propagation.
- Nous
n’avons pas si mal réussi jusqu’à présent, dit à son tour le professeur
Lacassagne.
- Je
dois avouer, intervint mon voisin, l’aliéniste bordelais, qu’au début je ne
croyais guère à votre idée. Mais
j’admets que les succès de nos projets de feuilletons autour de notre ami
Holmes ont bouleversé mon opinion.
-Messieurs,
nous parlerons de mes aventures plus tard.
Laissons poursuivre Bertillon.
Son problème est urgent. Il faut
résoudre ses difficultés au plus vite.
- En
effet, messieurs, reprit Bertillon, les améliorations que nous avons apportées
depuis 1888 avec les vues de face, de profil et de trois-quarts sont
insuffisantes et la description
analytique des caractères du visage ne l’est pas moins. Sur les conseils de notre cher Holmes,
j’impose à présent la fixation des constatations effectuées sur le lieu du
délit. Mais nous ne pouvons pas en
rester là, quels que soient les éloges de nos dévoués journalistes. Nos fiches, chers amis, permettent
naturellement de distinguer deux individus dissemblables. Elles ne nous permettent pas d’affirmer que
deux séries de renseignements identiques désignent la même personne. Voilà le problème !
- Je me
permets d’ajouter, dit le commissaire Le Villard, en prenant la parole pour la
première fois depuis le début de la réunion, que ce n’est pas la seule limite
de la méthode. Nos mesures sont
inapplicables aux enfants, du fait de leur croissance, et aux femmes, dont la
chevelure peut tout fausser. Sachez
également que nos supérieurs laissent dire au plus haut niveau que nos fiches
sont aussi coûteuses en matériel qu’en personnel.
- Je
confirme vos remarques, Le Villard, ajouta Lacassagne. Nous devons apporter une réponse à
Bertillon !
-
Confiez moi vos clients ! plaisanta
le professeur Lombroso. Vous
économiserez les magistrats et je vous promets de restituer les crânes.
- Je
vous assure, Lombroso, reprit Bertillon, qui était le seul à n’avoir pas souri,
que nous avons un sérieux problème à Paris.
Je ne suis pas certain de nos chances en France si nous n’apportons pas
au plus vite une amélioration décisive.
- Si vous-même, Bertillon, êtes dans
l’embarras, dit sur ma gauche le docteur Tissié, en fixant Holmes, nous sommes
tous dans une impasse.
- Ce
n’est pas sur ce point que la littérature nous aidera, prononça doucement le
juge Tarde.
Enrico
Ferri et Cesare Lombroso l’approuvèrent en hochant la tête à plusieurs
reprises. Un grand silence s’établit
dans la salle.
J’étais
moi-même, depuis les interventions de Bertillon et de Tarde, totalement occupé
par cette sorte de climat studieux où la pensée se fraie un chemin d’un esprit
à l’autre et pénètre tout un groupe, y compris lorsque certains de ses membres allégent
le sérieux des débats par quelques bons mots.
J’observais tour à tour ces modernes chevaliers de la Table ronde,
devenue ovale, avec une curiosité toute nouvelle, et sans plus m’étonner désormais
de figurer parmi eux. Cette ambiance ne m’était pas inconnue : dans cette
assemblée policière, je retrouvais autant la jeunesse de mes années à l’Ecole
des Mines que l’enthousiasme que montrait Maupassant durant nos soirées animées
chez Zola, avec les habitués de Médan.[23]
- Il y
a aussi loin de l'art à la science que de la peinture à la photographie,
dit Enrico Ferri, dont la voix dissipa mes souvenirs.
- Il faut peut être rapprocher
Paris du Bengale, dit calmement Sherlock Holmes.
- Que voulez vous dire,
Holmes ? De quoi parlez vous
donc ? interrogea Bertillon en
s’agitant sur son fauteuil.
- Des crêtes papillaires,
répondit le célèbre détective. De
l’extrémité de nos doigts.
- Vous disposez donc d’éléments
nouveaux sur ce point ? demanda Bertillon.
Je croyais que vous vous désintéressiez de cette piste.
- J’avais besoin d’une
confirmation. L’administration anglaise du Bengale nous l’offre,
Bertillon. C’est encore très empirique, mais
je crois que c’est la solution que nous cherchons.
- Expliquez nous, Holmes. Quelle est la méthode que pratiquent au
Bengale vos compatriotes ?
interrogea Lombroso. Nous sommes
aussi pressés que notre ami Bertillon de connaître vos secrets.
- Il n’y a plus rien de secret à présent, répondit Holmes en souriant. Galton et Henri classent depuis 1886 les
empreintes des doigts. Ils sont certains
aujourd’hui que les crêtes papillaires fournissent une marque
d’identification. C’est là que se trouve
votre solution, Bertillon. Il faut l’appliquer et l’étendre. Il vous suffit pour cela d’ajouter ces
empreintes digitales à vos fiches anthropométriques.
-
Une dactyloscopie…c’est cela ? Une empreinte qui n’est pas
altérable et qui serait propre à chaque être humain ! réfléchit à haute voix Alphonse Bertillon,
comme si brusquement il n’y avait plus personne autour de lui.
- Très exactement, dit
Holmes. Avec un autre
avantage : l’empreinte peut
subsister après le passage du criminel.
- Vraiment ? Vous voulez dire qu’il...serait...
possible...
- Qu’il est indispensable de
mettre au point une méthode et un procédé assurant la relève des empreintes sur
des surfaces lisses.
- C’est fantastique !
s’exclama Bertillon. Les perspectives
sont immenses.
- Vous n’allez pas manquer de
travail, cher ami, affirma le professeur Lacassagne.
- Holmes vous conseillera pour
vos achats de loupes, j’en suis sûr, dit en riant Lombroso. Votre ministre va encore dire que vous coûtez
cher !
- Lacassagne, poursuivit Holmes,
si Bertillon réussit, le procédé devra être étendu à l’examen post mortem
avant toute manipulation du cadavre.
- Je ne serai pas le seul à
m’effondrer sous la besogne, gloussa Bertillon en saluant son ami lyonnais.
- Si vous adoptez ce procédé,
Bertillon, répondit le professeur Lacassagne, je vous assure que nos clients
seront encore plus bavards qu’aujourd’hui ! Donnez moi la technique, nous ferons parler
les parties lisses !
- Toutes les peaux
lisses ! Rien que les peaux lisses !
s’écria tout à coup Gross, en provoquant
quelques petits rires gênés dans
l’assemblée.
- Docteur Gross, dit le
professeur Durkheim avec un fin sourire, vos calembours sont dignes d’un Parisien !
- Messieurs, il nous reste encore du travail, reprit Holmes, avec sérieux. Nous allons passer maintenant à notre dossier Moriarty. Notre ami Le Villard est le mieux placé pour faire le point.
- Comme vous le savez, messieurs,
commença l’énergique commissaire, depuis 1891, tout le monde croit que Sherlock Holmes et notre ennemi public numéro
un, le professeur Moriarty, ont disparu à jamais dans le ravin de
Reichenbach. Holmes avait décidé alors
de mettre à profit l’annonce de cette double disparition pour œuvrer plus
efficacement contre le cerveau de cet empire criminel dont les ramifications ne
cessent de s’étendre. Nous avions donc
décidé d’interrompre jusqu’à nouvel ordre le travail de nos hagiographes en
Angleterre afin d’augmenter la crédibilité de l’échec de notre détective. Mais depuis maintenant deux années et demi,
nos investigations n’ont jamais cessé de se poursuivre. Nous avons accumulé en trente mois une somme
considérable d’informations sur l’organisation criminelle particulièrement
complexe que dirigent les Moriartini.
- Aux faits, aux faits, Le Villard ! Nous savons tout cela ! s’exclama Enrico
Ferri.
-
J’y arrive, messieurs, reprit le commissaire en m’adressant un discret
sourire. Mais ce rappel est
indispensable pour notre ami Pandolfi, qui découvre aujourd’hui l’existence de
notre comité. N’est-ce pas,
Holmes ?
- C’est exact, commissaire,
approuva Holmes. Un peu de patience, mes
amis ! Laissons poursuivre Le
Villard !
- Les Moriartini, enchaîna Le Villard, sont vraisemblablement deux frères, dont les origines nous sont encore obscures. Nous ignorons tout de l’un de ces hommes. Nous ne savons même pas à quoi il ressemble. La seule chose dont nous soyons assurés, c’est que celui que notre cher Holmes dut affronter à Reichenbach est incontestablement le chef de ce clan criminel. Il voyage sans cesse et parcourt le monde sous l’honorable identité anglaise qu’il s’est choisi depuis toujours. Un an après Reichenbach, en dépit de la large diffusion de son signalement, nous désespérions de retrouver la trace du professeur James Moriarty. Nous progressions bien chaque jour un peu plus dans la connaissance des réseaux tentaculaires de son organisation, mais nous ne parvenions pas pour autant à localiser l’empereur du crime. Nous avons ainsi établi dès 1892 une liste impressionnante de ses complices directs et de leurs hommes de paille, tant en Angleterre, où Holmes avait eu le temps d’œuvrer, qu’en Italie, en France et même en Amérique. La puissance de cette organisation est monstrueuse. Ses ramifications dépassent de loin les sphères traditionnelles du crime organisé que nous connaissions jusqu’ici. Elles touchent des milieux économiques, des entrepreneurs, des banques qui lui assurent parfois une respectable vitrine. Elles souillent même à présent des personnalités du monde politique. Cette société criminelle menace tout l’édifice des nations qu’elle traverse sans scrupule, et le cerveau de Moriartini ignore les frontières.
François Le Villard marqua un
bref temps de pause pour boire un peu d’eau minérale que Gross venait de lui
servir.
Le caractère jovial du commissaire
avait disparu. Son visage volontaire
n’était plus qu’énergie farouche. A sa
gauche, Holmes était immobile, calé dans son fauteuil, le regard fixé sur ses
mains jointes. Tous, autour de la table,
attendaient les révélations de Le Villard.
Impatient moi aussi de savoir la suite, je regardai le commissaire avec
un mélange d’inquiétude et d’excitation.
Tout ce qu’il venait de dire m’était destiné. La pièce qui se jouait dans cette salle discrète de l’Académie des sciences ne visait qu’un seul spectateur : moi ! Qu’avais-je donc à voir avec ce grand complot ? Quelle sorte d’initiation étais-je en train de vivre au milieu de ces criminalistes ? Tout cela me semblait à la fois irréel et terrible. Le commissaire Le Villard reprit la parole.
- Il y a quelques mois, dit-il,
les efforts accomplis ces dernières années, ont été récompensés. Nous savions
depuis 1892 que le frère de Moriarty était installé en Corse et qu’il n’en
sortait jamais. Nous avons inscrit l’île
sur la liste des destinations éventuelles de notre dangereux voyageur. J’ai pour ma part sollicité les gendarmes sur
place, malgré les réticences des ministères concernés et les difficultés que
nos militaires connaissent là-bas avec un grand nombre de bandits. Holmes, de son côté, par une voie toute
diplomatique, a obtenu de Londres qu’un discret réseau d’informateurs travaille
dans l’île. En juin dernier, messieurs,
cette piste s’avérait être la bonne :
le professeur Moriarty s’est bien réfugié en Corse ! Cette île est son vrai repaire.
- La source de cette information
est-elle fiable ? interrogea le docteur Gross.
- Il s’agit d’un de nos meilleurs
informateurs, répondit simplement Le Villard.
- Gross a raison, dit à son tour
Bertillon. Nous devons être certain de
sa fiabilité. Nos indicateurs nous mènent trop souvent sur de fausses
pistes !
- Il ne s’agit pas d’un
indicateur, messieurs ! intervint Sherlock Holmes. Celui qui a déclenché l’alertes est un de nos
agents, l’un des meilleurs spécialistes du renseignement en eau profonde.
- Quelques-uns s’y sont noyés,
mon cher Holmes ! dit Cesare Lombroso, perplexe.
- Beaucoup nous ont bien déçus,
ajouta le professeur Lacassagne.
- Beaucoup en effet, dit Le
Villard. Mais pas lui, jamais !
- Il s’agit de Réouven, dit
Holmes, très calmement. Ce nom de code
vous suffit-il, messieurs ?
- Il fallait commencer par là, Le
Villard ! dit Bertillon. C’est du
sérieux, ça ! On ne discute même
pas !
- Que dit Réouven ? s’enquit, impatient, Gabriel Tarde.
- Deux choses, reprit posément le
commissaire Le Villard, vers qui tous les regards convergeaient. La première
n’est au départ qu’une de ces hypothèses qui déplaisent tant aux disciples de
notre ami Lombroso. Réouven a toujours
pensé qu’on entre dans le crime comme on entre en religion. Pour mettre la main sur le criminel, il faut
donc chercher aussi dans son passé, retrouver les traces de ses années
d’apprentissage, savoir quelles ont été les pernicieuses influences qui ont
fait de lui un dangereux prédateur.
Moriarty est peut être né criminel, mais ce n’est pas un génie du crime
de naissance.
- Je suis d’accord avec lui,
interrompit Lombroso. Pour trouver un
pape, il faut bien sélectionner dans toute la hiérarchie, de l’oblat au monsignore [24] .Et
la vocation ne suffit pas, il faut encore apprendre son métier.
- Lombroso a raison, dit, à son
tour, Enrico Ferri. Le crime comme la
religion a ses degrés, ses écoles, sa hiérarchie et ses dogmes.
- C’est dans cette voie,
justement, que Réouven s’est engagé, reprit Le Villard. Il est remonté dans le temps, jusqu’aux
sociétés criminelles du début du siècle, en
vérifiant tous les chemins ouverts par les historiens, en particulier la
piste de Paul Féval concernant l’organisation secrète
des Habits noirs et leur chef, le colonel Bozzo.[25]
- Quel rapport avec notre
Moriarty peut bien avoir le Fra Diavolo de Féval ? interrogea le juge Tarde.
- Le rapport qui existe entre un
maître et son élève, répondit Sherlock Holmes.
- Autrement dit, dialectique et
dynamique ! s’exclama Emile Durkheim. Cette histoire a tout pour séduire
notre juge philosophe. N’est ce pas,
cher ami ? ajouta-t-il en se
penchant vers son voisin de gauche.
- Une dialectique du Mal,
exactement, reprit Holmes sans laisser au juge Tarde le temps d’esquisser une
réponse. Et qui a pour terrain la Corse.
C’est là que la découverte de Réouven nous conduit. Continuez, Le
Villard. Nos amis s’impatientent !
- Réouven est convaincu que
Moriarty a suivi les enseignements de Bozzo, dit le commissaire Le
Villard. Après avoir disparu de Naples,
Fra Diavolo, vous le savez, a pris différentes identités, dont celle du colonel
Bozzo. Il contrôle plusieurs sociétés
secrètes, parmi lesquelles les Compagnons du Silence, la Camorra de Naples et des Frères de la Merci. Or, c’est justement, cette dernière secte qui
se tient derrière l’école du crime de Sartène, en Corse, où Réouven a découvert
les traces d’un certain Bozzo di Borgu et du jeune Moriartini.
- Moriarty est issu de l’école de
Sartène, enchaîna Holmes. Quand il en
sort, c’est un maître du crime !
- La thèse de Réouven ressemble à
un feuilleton. Mais elle colle
parfaitement aux travaux de Féval, remarqua Gabriel Tarde.
- Messieurs, poursuivit Holmes,
je vous rapporte fidèlement le câble que notre agent nous a fait
parvenir : après l’école de Sartène,
Moriarty a été, je cite Réouven, « investi
de l’autorité suprême en matière de délinquance pour toute la Grande-Bretagne ».
- Notre homme était à bonne
école, soit, dit Lombroso. Mais Réouven
nous apprend-il autre chose ?
- J’allais y venir, répondit Le
Villard, visiblement agacé d’être régulièrement interrompu. A partir de cette découverte, Réouven et
Holmes, qui avaient mis chacun en place un réseau de surveillance sur l’île,
ont concentré les recherches sur l’arrondissement de Sartène. Et en juin dernier, comme je vous l’ai dit,
les signaux d’alarme ont retenti.
Réouven nous a prévenu de la présence de Moriarty dans le sud de la
Corse, tandis que Holmes, de son côté,
recevait les mêmes indications de son réseau d’espions. Voilà, messieurs, les éléments à partir
desquels nous devons décider !
conclut le commissaire.
- La situation est simple,
intervint le docteur Gross. Nous sommes
tous d’accord sur la fiabilité de la première source. Si l’exactitude de l’information est confirmée
une seconde fois, il ne nous reste plus qu’à nous rendre à l’évidence.
- Fort bien, dit Lacassagne. Mais la question est de savoir comment agir
dans cette île ? Il ne faut à aucun
prix que Moriarty s’en éloigne.
- Il est surveillé en permanence,
répondit Le Villard. Mais il peut
toujours nous échapper. De grossières
mesures de sûreté mettraient en péril tous nos plans. L’arrêter serait une erreur. De plus, du
point de vue légal, nous n’avons rien à lui reprocher de sérieux. Holmes estime avec raison que ses avocats et
ses relations lui rendraient immédiatement sa liberté et que l’oiseau nous
échapperait à jamais.
- Si telle est notre analyse, dit Cesare Lombroso, notre marge de manœuvre n’est pas grande.
- Certes, la décision n’est pas facile à
prendre, intervint le juge Tarde.
Pourtant, je n’en vois qu’une seule !
-Quel est votre plan, Holmes ? interrogea Enrico Ferri.
Holmes ne répondit pas immédiatement. Un grand silence régnait dans notre salle. Depuis un moment déjà, je comprenais que les onzes personnages réunis autour de cette table, avaient bien d’autres préoccupations que la seule assurance des progrès de la science criminelle. Brusquement, une certitude se fit jour en moi : ces hommes de lois, ces hommes de sciences, ces policiers composaient un jury ; je siégeais avec les membres d’une chambre d’exception qui s’apprêtait à rendre une terrible sentence. Et Holmes, Holmes le détective, était lui aussi un justicier ! Car ce comité n’agissait pas seulement au mépris des frontières : il se mettait également au dessus des lois ! Le plus étonnant, à cet instant, c’est que cette invraisemblable extravagance dont j’étais témoin ne suscitait en moi aucun sentiment d’horreur. Je me retrouvais complice malgré moi de ces hommes, et cependant je n’éprouvais aucun doute, ni aucune crainte.
- Chers amis, commença alors
Sherlock Holmes, nous devons effectivement prendre une décision radicale,
conforme à la détermination qui nous anime tous depuis que nous travaillons
ensemble. Mon plan consiste à me rendre
en Corse et à éliminer Moriarty. Une
fois décapitée, sa bande en France offrira peu de résistance à vos gendarmes,
Le Villard. Il me restera, si
l’expédition corse réussit, à rentrer enfin à Londres pour m’occuper du colonel
Sebastian Moran.
- Sommes nous assurés que ce
tireur de gros gibier, interrogea Bertillon, ne vous empêchera pas d’éliminer
son maître ?
- Soyez tranquilles de ce
côté-là, répondit Holmes. L’ami de cœur
de Moriarty a bien trop à faire en Angleterre.
Il n’en bougera pas. Et notre
vieil ami Lestrade, de Scotland Yard, veille sur ses déplacements. Moran ne me préoccupe pas. Nous aurons tout notre temps pour le piéger.
- Comment aller vous opérer en
Corse, Holmes ? demanda Lombroso.
- Vous serez totalement à
découvert dans cette île, mon cher ami !
intervint le juge Tarde. Vous
savez que le maquis méditerranéen ne protège que les autochtones. Vous allez vous mettre en danger et vous
faire capturer par ces bandits qui vous revendront à Moriarty !
s’exclama-t-il en rajustant son pince-nez.
- J’ai lu avec un grand intérêt
vos considérations sur la philosophie pénale, Tarde, répondit Holmes en
souriant franchement au juge. Et je ne vous cache pas que je viens de relire
très attentivement vos chapitres sur la classification sociologique des criminels
et les différences entre le criminel rural et le criminel urbain. Votre analyse du brigandage rural en Corse et
en Sicile[26] est passionnante. Mais ne vous inquiétez pas, je...
- Cessez de me flatter, Holmes,
je vous en prie ! coupa vivement Gabriel Tarde. Ferri disait tout à l’heure qu’il y a loin de
l’art à la science. Je vous dis, moi,
qu’il y a loin de la fiction à la vie, et qu’il n’y a que dans les romans
que nous faisons écrire à Watson ou à Conan Doyle que vous n’êtes pas en
danger. Voilà, la réalité, mon cher. Ne faites pas semblant de l’ignorer !
- Ne vous énervez pas, intervint
Lacassagne. Holmes fera ce que nous
déciderons.
- Lacassagne a raison, Tarde, dit
à son tour Lombroso. Je partage tout à fait vos inquiétudes sur cette expédition,
mais il ne sert à rien d’agresser notre détective.
- Je ne suis pas agressif :
j’aimerai simplement que notre ami britannique cesse de se prendre pour le
personnage que nous avons fabriqué. Nous sommes tous des esprits rationnels,
messieurs, et Holmes n’est pas un détective de papier. Quand il aura reçu une décharge de fusil à
loups dans le ventre, Moriarty pourra
se vanter d’avoir triomphé de nous !
Voilà ce que je dis, Holmes !
-Messieurs ! Messieurs ! intervint à ma droite Alphonse Bertillon.
Abordons notre problème avec un peu de méthode. Nous sommes tous d’accord et
depuis longtemps, sur l’élimination de Moriartini, de même que nous qu’il nous
faut absolument éviter de renouveler l’imbécile expérience de Reichenbach. Il est en effet hors de question de prendre
les risques auxquels nous nous sommes exposés en Suisse.
- Je suis en accord avec vous,
dit Holmes. En 1891, j’ai eu une chance
inouïe. Moriarty aussi, du reste. Je ne crois pas qu’une telle probabilité se
reproduise. Et très sincèrement, Tarde,
je ne tiens pas à faire cette expérience.
- Les informations présentées par
Le Villard, reprit Bertillon, exigent que nous passions à l’action. Nous sommes, je crois, unanimes, sur ce
point. En vérité, vous l’avez dit vous-même,
Tarde, nous n’avons pas d’autre choix.
Dans son île, autrement dit dans l’endroit du monde où il se croit le
moins vulnérable, Moriarty nous offre sans s’en douter une occasion
inespérée. Une île est un lieu
clos. Si Holmes parvient à s’y fondre,
le plan a des chances de réussir. La
seule condition que nous devons imposer à notre ami, est qu’il mène cette
affaire en observant une extrême prudence. Vous me comprenez,
Holmes ? Vous agissez, mais vous
agissez sans risque. Nous vous sommons
de ne jamais vous mettre en danger.
- Cela signifie, ajouta le juge
Tarde, que vous prenez toutes les mesures nécessaires pour ne jamais avoir à
vous approcher physiquement de Moriarty.
- Je vous promets, messieurs,
répondit Holmes, que je ne prendrai aucun risque inutile. Pouvons-nous considérer notre décision comme
défintivement arrêtée ajouta-t-il en
parcourant l’assemblée de son regard
intense.
- Le Villard vous
accompagnera-t-il en Corse ? s’enquit
Hanns Gross.
- Non, docteur Gross, répondit le
commissaire Le Villard. C’est
impossible. La crainte des attentats est
grande à Paris. Tous les services de la
préfecture sont mobilisés. Savez-vous
que nous avons reçu, l’an dernier, plus de trois mille neuf cents lettres de
menaces anonymes ! Mais Holmes
veut nous présenter le détail de son plan, je crois.
De nouveau, le silence s’empara
de notre assemblée. Presque tous les
regards étaient tournés en direction de Sherlock Holmes. Je remarquai cependant que Gross, Tarde et
Durkheim regardaient dans ma direction, et que
Holmes lui-même avait les yeux fixés sur moi. J’allais sans doute enfin comprendre le rôle
que je devais tenir dans cette pièce dramatique. Etait-ce moi ce détail dans
les plans de Holmes ?
Oui, jen étais sûr à présent ! A l’évidence, Holmes avait besoin de mon aide pour passer inaperçu en Corse. Il ne cherchait pas un guide : il avait besoin d’un masque. Sherlock Holmes voulait se rendre invisible !
- Mon plan, chers amis, commença-t-il,
repose sur la décision que prendra notre invité, l’ingénieur Ugo Pandolfi. Si tous nos débats ne l’ont pas effrayé et
si, comme je le pense, la qualité de notre assemblée l’a convaincu du bien
fondé de nos actions, notre ami géologue fera découvrir dans quelques jours à
un certain Sigerson, la richesse des gisements granitiques dans
l’arrondissement de Sartène. Il sera
alors, comme on dit dans les cercles très fermés de la diplomatie, ma
couverture… Que pensez-vous de tout
cela, Pandolfi ? finit-il par me
demander, tandis que tous les yeux étaient posés sur moi depuis d’interminables
secondes.
Je ne regardais plus Holmes. Mes yeux étaient occupés à vérifier sur chacun des visages de mes voisins de table que mon tour était bien venu de prendre la parole. Tous, à l’exception du détective qui, de nouveau contemplait se longues mains, m’ordonner de parler, tous exprimaient l’attente de ma décision ou, plutôt, reflétaient l’espoir que Holmes ne s’était pas trompé en me choisissant.
- Je pense, messieurs,
commençai-je en assurant ma voix, qu’en m’acceptant parmi vous, vous avez dû
estimer que je ne pouvais qu’approuver votre volonté de combattre le crime et,
avant même de me rencontrer, que j’accompagnerais forcément Sherlock Holmes
dans mon île. Toutefois, avant de vous
répondre, messieurs, j’aimerais connaître les raisons sur lesquelles se fondent
votre confiance ? En d’autres termes, comment des esprits aussi posés que
les vôtres peuvent-ils faire reposer les chances d’une expérience aussi risquée
sur un postulat tel que moi ?
- Votre question mérite une vraie
réponse, Pandolfi, répondit Holmes en souriant.
Je pense que c’est notre ami Tarde qui peut vous la fournir, et sans plus
rien vous cacher à présent.
- Je dois d’abord blesser votre
fierté de géologue, mon cher ami, dit lentement le juge Tarde avec une grande
douceur dans la voix. Votre ouvrage sur les roches de Corse est, parait-il,
excellent. Mais votre science n’est pour
rien dans les espoirs que nous plaçons en vous, même s’il n’est pas négligeable
pour le succès de notre expédition que notre ami, Holmes voyage en compagnie
d’un savant authentique et reconnu.
J’espère ne pas trop vous décevoir.
- C’est pire ! répondis-je en m’efforçant de paraître
ironique. Je crains en effet de n’avoir
point d’autres qualités que celle dont vous n’avez que faire !
- Pour nous, reprit Gabriel
Tarde, vos qualités les plus précieuses sont ailleurs ! Avant d’être plus précis, il vous faut savoir
que notre comité a pris au fil de son histoire des formes plus ou moins larges,
selon nos besoins. Vous avez compris
tout à l’heure, à travers nos échanges un peu vifs, que nous avions eu recours
à des conseillers littéraires. Avant de
commander à des auteurs tels que John Watson ou Conan Doyle des œuvres
romanesques destinées à instruire le plus grand nombre et capables de graver profondément
dans les esprits la frontière qui sépare l’honnêteté du crime, nous devions
définir le personnage de notre héros. Emile
Zola d’abord, puis votre ami Guy de Maupassant ont été nos conseillers. Tous deux ont fourni à notre comité cette
indispensable réflexion qui précède, toujours, discrètement, la fabrication de
nos légendes modernes.
- J’ignorais totalement cette
part de l’œuvre de Maupassant, dis-je, avec émotion, au souvenir de Guy.
- C’est que notre comité exige la
discrétion, poursuivit Tarde. Monsieur
de Maupassant reconnaissait lui-même le caractère impératif de cette règle. Il a travaillé avec nous jusqu’à ce que sa
terrible maladie le terrasse. Monsieur
Zola, par contre, n’avait pas la même rigueur.
Il a bien failli nous mettre dans l’embarras, tant il prétendait
sérieusement au rôle du savant.
- Il est vrai, coupa Enrico Ferri
en riant, que son Lantier étrangleur de femmes doit beaucoup à notre ami
Lombroso !
- Zola est un clinicien ès lettres,
affirma Lombroso.
-Son Lantier est tout à fait convaincant, reprit le juge Tarde. Le problème, mon cher Lombroso, c’est que nous avions une autre littérature à écrire ! Mais revenons à la question de notre ami géologue. Comme je vous le disais, monsieur de Maupassant était des nôtres. Holmes, je crois, vous a dit combien il ne tarissait pas d’éloges sur votre personne. C’est notre cher disparu qui nous garantit votre sens moral. Nous savons par lui que vous êtes convaincu, comme moi, comme mon voisin Durkheim, comme nous tous ici, que le vieux Thomas Hobbes[27] a toujours raison : l’être humain est fondamentalement égoïste et les désirs qui l’animent sont infinis. Vous pensez également que seul le droit, défini comme un impératif social capable de fixer à l’individu des bornes à ses désirs, doit sanctionner le manquement aux règles. Or, même si nous avons tous ici des opinions différentes sur ce qu’il convient de faire pour rendre possible une vie sociale cohérente, nos divergences ne sont rien au regard de la moralisation de la société que nous souhaitons réaliser. Au pire elles nous opposent, au mieux elles nous enrichissent. Votre qualité essentielle réside dans la morale que nous partageons. C’est la seule vertu, cher ami, qui fonde notre confiance. Que vous l’ayez, jusqu’au bout, partagée avec notre ami commun ne fait renforcer notre conviction.
Le juge Tarde s’était tu su. Je restais abasourdi, sans voix. Cette longue intervention m’avait plongé
loin, très loin, dans le souvenir de maintes conversations que j’avais eues
avec Maupassant sur la société et son organisation morale. Nous parlions souvent des idées socialistes,
de la pensée d’Auguste Comte et surtout de l’influence des saint-simoniens. Or,
l’allusion directe que Tarde venait de faire à la philosophie de Hobbes avait
fait remonter à ma mémoire des bribes de nos dialogues passés. Je suis avec Maupassant au sommet d’une
montagne…Nous parlons de ses personnages à l’abri d’une crique…Je m’entends
citer Hobbes sur le pont de son Bel Ami. De nous deux, ce n’est pas Guy le plus pessimiste.
Et voilà que je me retrouvais
face à une assemblée de criminalistes qui attendaient de moi que je les aide,
alors que mon cerveau était à mille lieues de la là, en étroite conversation
avec un écrivain disparu ! Holmes vint à mon secours en rompant le silence
dans lequel je restai figé.
- Messieurs, je pense, dit-il,
que notre ami Pandolfi a eu suffisamment d’émotions pour la journée. Souhaitez-vous, mon cher, que nous
suspendions un instant la réunion?
- C’est une excellente idée, renchérit le professeur Lacassagne. Une petite pause s’impose...
- Non,Messieurs !
m’écriai-je alors. La pause est inutile,
je vous assure ! Votre discours,
Tarde, m’a quelque peu bouleversé, voilà tout. Je
suis...messieurs...Holmes...je suis à votre disposition...Je suis avec vous.
Nous irons en Corse quand vous le déciderez, Holmes !
J’avais à peine terminé que onze
paires de mains applaudissaient discrètement, emplissant la pièce d’un lent
roulement, doux et feutré, qui ne fit qu’ajouter à mon émotion. Mes yeux se mouillèrent. Une fois encore, Holmes m’épargna en
détournant l’attention de mes compagnons.
- Il se fait tard, messieurs, dit-il d’une voix passablement impérieuse. Nous devons évoquer, avant de nous séparer, le prochain Congrès international d’anthropologie criminelle qui doit se tenir à Genève en 1896.
Les paroles du détective se
perdaient dans la salle. Une lassitude
générale gagnait les esprits. Autour de
la table, beaucoup parlaient entre eux en chuchotant. Personne ne s’occupait plus de moi. Holmes, de son côté, continuait comme s’il
s’adressait aux seuls murs. Il parlait
d’une meilleure coordination des participants au congrès de Genève, des
querelles stériles qui avaient eu lieu à Bruxelles l’année précédente, du rôle
que devait tenir le comité entre chacun de ces congrès[28]. Tout
cela cessa brusquement lorsque, se levant, Holmes rétablit son autorité sur
l’assemblée.
- Chers amis ! dit-il d’une
voix forte, en attirant de nouveau sur lui l’attention de tous. Je propose que Ferri, d’ici Genève, se charge
du rapprochement de vos écoles de pensée.
Vous en êtes d’accord ? Avec
vous, Tarde, de façon à ce que l’on progresse dans la thèse du criminel professionnel ?
- Nous y travaillons,
Holmes, nous y travaillons, répondit le
juge Tarde en touchant le bras de son voisin Enrico Ferri.
Quelques instants plus tard, nous
nous séparions. Notre assemblée se
dispersa, discrètement. Lombroso, Gross,
Ferri, Tissié, Durkheim, Bertillon, Lacassagne, Reiss et Tarde partirent les
premiers, conformément à la décision de Le Villard, qui attendait que les
membres de la Société botanique de France quittent eux aussi la bibliothèque de
l’Académie des sciences, offrant ainsi à nos amis une occasion de se glisser
dans la foule.
Le Villard et Holmes m’entraînèrent ensuite le long d’un couloir, jusqu’à une lourde porte devant laquelle Holmes me donna ses consignes en présence du commissaire.
- Je dois vous laisser retrouver
seul votre hôtel, Pandolfi, me confia Holmes à voix basse. Le Villard et moi avons quelques affaires à
mettre en ordre avant notre expédition.
Je vous retrouve demain, à 17 heures, dans le même salon que lors de
notre première rencontre, pour vous faire connaître les dispositions de notre
départ. A demain, mon ami.
Holmes me serra la main tout en tenant mon bras un court instant. Sa poigne était ferme, énergique et
chaleureuse en même temps. Le Villard
ouvrit la porte qui donnait sur une ruelle étroite et sombre, tandis que Holmes restait dans l’ombre du couloir. Le commissaire me salua en souriant.
-Ne vous perdez pas ! A bientôt, cher ami ! me dit-il en refermant la porte.
Il était tard. La nuit était fraîche. Un fort sentiment d’irréalité m’envahissait. J’ai marché longtemps sans savoir exactement dans quelle direction j’allais. Après avoir divagué d’une rue à l’autre, j’arrivais sur la place de la Comédie. Je passais devant Aglaé, Euphrosine et Thalie sans le moindre émoi. J’ai commandé un verre de lait avant de gagner ma chambre. Voilà quel a été ce dimanche. J’ai déjà hâte de retrouver le détective que je viens de quitter. J’ai hâte aussi de reprendre le chemin de mon île. Ce que j’ignore en revanche, depuis la fin de cette journée, c’est ce qui m’attend désormais chez moi…
Montpellier
- Lundi 20 novembre 1893
J’ai dormi, longtemps. Jusqu’à un rêve, non, un cauchemar
qui m’a étreint. Quelqu’un s’approchait
de moi, me regardait, me palpait, montait sur mon lit, s’agenouillait sur ma
poitrine, me prenait le cou entre ses mains et serrait...serrait...de toute ses
forces pour m’étrangler.
Sherlock Holmes était dans ce songe. Il tenait un livre et lisait à haute voix le
passage d’une nouvelle de Maupassant. Je
voulais crier, mais ne le pouvais pas.
J’essayais avec des efforts désespérés, en haletant, de me tourner, de rejeter
cet être qui m’écrasait, qui m’étouffait lentement ! Je ne le pouvais pas ! Puis, soudain, je
m’éveillai en sursaut, en proie à une angoisse folle, le corps entiérement
couvert de sueur. J’allumai une bougie à
la hâte...J’étais seul.
Après cette crise, je dormis enfin, avec calme, bien au delà
de l’aurore.[29]
Je passais le reste de la journée à tourner dans mon esprit
toutes les questions qui se pressaient en moi depuis mon engagement
d’hier. Ma promenade en ville ne
m’offrit aucune distraction. J’étais seulement impatient de retrouver Holmes et
de l’interroger. Je décidai de
l’attendre, comme convenu, dans le salon de l’hôtel du Midi. Holmes m’y retrouva à l’heure exacte. Il tenait un étui à violon qu’il posa devant
moi avant même de me saluer.
- Nous avons peu de temps, Pandolfi, dit-il sans ôter son
manteau, d’où il sortit une épaisse enveloppe.
Vos billets sont à l’intérieur.
Nous embarquerons à Marseille, vendredi, sur le Cyrnos. C’est un steamer en
fer.[30]
- Holmes, dis-je, il faut que...
- Plus tard, cher ami. Plus tard ! Vous m’interrogerez à loisir durant la
traversée. Pour l’heure, promettez-moi seulement d’embarquer, quoiqu’il arrive,
sans poser de question. Prenez également le plus grand soin de cet étui.
- Mais, Holmes, d’ici vendredi...
- Avez-vous un problème de bagages ?
- Non, répondis-je.
Il ne s’agit pas de cela. Mes
malles sont en route depuis mon départ de Paris. Je retournais en Corse avant de répondre à
votre invitation. Non. C’est qu’il nous
faut parler...avant...
- Désolé, cher ami. Le temps nous manque. Ne vous inquiétez pas, dit Holmes en prenant
ma main. Si le tabac fort et l’odeur de
la pipe ne vous dérangent pas, vous faites un compagnon tout à fait
inestimable.
Holmes allait partir. Il se tournait déjà vers la sortie. Je devais en savoir plus sur notre voyage, je
devais lui parler !
-N’oubliez pas, Pandolfi, dit le détective. Ma boîte à
violon et le Cyrnos. Vendredi !
Holmes traversa le salon et sortit. De nouveau, j’étais seul.
Marseille- Vendredi 24 novembre 1893
J’attends ! Je
ne fais que cela depuis cinq jours.
Holmes a décidemment juré de mettre ma patience à l’épreuve. Notre dernière entrevue, où il ne m’a même
pas laissé dire un mot, m’avait plongé dans une indicible irritation. Fort heureusement, le voyage jusqu’à Marseille
et les retrouvailles avec cette métropole fascinante ont calmé ma nervosité. Le port
bruit, remue, palpite sous une pluie de soleil, et le bassin de la
Joliette, où des dizaines de paquebots projettent sur le ciel leur fumée noire
et leur vapeur blanche, est plein des cris et du mouvement annonciateurs des
prochains départs.
Marseille, cette ville nécessaire, comme l’appelait
Maupassant, n’est pas pour moi cette sorte de fumier humain échoué de l’Orient qu’a décrit mon ami dans
sa nouvelle consacrée à la patrie de Colomba.
Non, cette ville est bien autre chose.
Elle est une porte. La porte du
sud ! Certes, la description qu’en
fit Maupassant, voilà treize ans maintenant, serait bien pire aujourd’hui. Des Arabes, des nègres, des Turcs, des Grecs,
des Italiens, d'autres encore, presque nus, drapés en des loques bizarres,
mangeant des nourritures sans nom, accroupis, couchés, vautrés sous la chaleur
de ce ciel brûlant, rebuts de toutes les races, marqués de tous les vices,
êtres errants, sans famille, sans attaches au monde, sans lois, vivant au
hasard du jour dans ce port immense, prêts à toutes les besognes, acceptant
tous les salaires, grouillant sur le sol comme sur eux grouille la vermine. Ils
sont, tous, bien là, toujours, et en plus grand nombre encore !
Quelles discussions sans fin n’aurions nous pas avec Guy, si
seulement il était là avec moi, au milieu de cette foule grouillante, de ces
parfums, mélangés du monde entier, au seuil de cette porte ouverte à tous ces
étrangers ? Oui, à tous ces autres
de nous-mêmes dont la misère supporte autant nos richesses qu’elle attise nos
peurs. Nos débats, je m’en souviens, ont
souvent été vifs à ce sujet.
Maupassant n’était guère tendre avec ces banquiers qui commandent à nos
ministres des colonies d’étendre notre empire et font, dans le même temps, crier,
dans la presse à leur solde des injures aux races qui traversent nos
frontières ![31]
Le temps étant venu de me rendre à bord du navire, j’allais
à l’embarquement, cherchant partout autour de moi la svelte silhouette de
Sigerson. Un long moment, dans la file
qui patientait à l’ombre de l’imposant Cyrnos,
j’observai nos voyageurs. Quelques
familles. Des hommes austères. Deux prêtres.
Plusieurs couples. De jeunes
officiers. Deux ou trois
vieillards. Un groupe plus animé. Holmes, j’en étais sûr maintenant, n’était
pas sur le quai. Plus loin, la file des passagers les plus modestes, embarquait
également. Je pris mon tour dans la rangée des voyageurs du pont supérieur. Holmes
devait m’y attendre. Sans doute, pensais-je,
était-il, déjà installé à bord.
Devant moi, un couple de jeunes mariés qui se rendait en
Corse en voyage de noces. L’épouse
s’émerveille de tout ; l’époux a l’air d’un pingre. A les croire, ma
parole, sortis tout droit de la plume de l’auteur d’ Une vie !
[32]
A ma suite, un petit groupe de touristes anglais venait de
se retrouver. Ils échangeaient, dans leur langue impossible leurs impressions
sur l’hôtel de Beauvau, qu’ils venaient de quitter, en espérant trouver à
Ajaccio un confort similaire. Parmi eux,
une élégante et belle jeune femme tenait dans une main un petit ouvrage relié
que ses compagnons commentaient. En
faisant un effort pour rassembler mes piètres connaissances en anglais, je
prêtai une oreille attentive à leur conversation. Je compris qu’ils allaient en Corse rejoindre
leurs amis. Ceux-ci avaient organisé une
série d’excursions vantées par Miss Thomasina Campbel dans l’ouvrage que cette
voyageuse écossaise a publié il y a quelques années. Son livre sur son petit périple en Corse, qu’agitait en
permanence l’exquise personne dont mon regard avait quelque mal à se détacher,
était un journal de voyage fort aimable, rempli d’anecdotes charmantes et de
détails souvent inexacts sur les natives de mon île.[33] Lors de nos premières rencontres, Maupassant
avait beaucoup raillé la prose de miss Campbell. Mais le carnet de voyage de cette Ecossaise, dont
visiblement la mode n’est point encore passée,
a assuré aux beautés naturelles de ma terre une promotion comparable à
celle dont James Boswell gratifia, il y
a plus de cent vingt ans, les audaces
politiques de Pascal Paoli [34]. A
la différence du journal de Boswell, celui de miss Campbel a cet avantage qu’il
fait vivre aujourd’hui nos commerçants d’Ajaccio et nos marins. Et n’en déplaise à Jean-Jacques Rousseau, les
louanges de cette Ecossaise valent pour cela bien plus que toutes les
justifications du père de la patrie corse.
Mon peuple, qui se passionne autant pour les héros que pour les martyrs,
après avoir étonné l’Europe par son légendaire babu, s’émanciperait
franchement s’il remplaçait le troc par le commerce, la divagation des animaux
par la libre circulation des hommes et des marchandises, et ses chemins de
mauvaises pierres par des routes dignes de notre temps.[35]
J’étais encore loin de mon île, mais ses dures réalités
s’emparaient déjà de moi. Quel fossé
séparait les campagnes que je venais de traverser en chemin de fer des sauvages
montagnes de nos bergers ! Qu’allait donc en dire, à son retour en
Angleterre, cette charmante lectrice de miss Campbel ? Je pensais à nos
paysans misérables, habitués depuis toujours aux tyrans militaires qui les
massacrent. Quels yeux seront les leurs
au passage de cette femme élégante et de ses amis impeccables ? Pourront-ils seulement profiter un peu de
cette vague britannique et nourrissante ?
Je ne sais pas si ces voyageurs anglais ont la même folie
que les fugueurs aliénés du docteur Tissié.
Mais je crois comprendre, aux propos qu’ils échangent, qu’ils
n’économiseront rien pour leur plaisir.
Et ma foi, si cette belle étrangère à la peau claire est une victime de
l’épidémie de la fugue, je veux bien pour
elle m’inoculer ce mal nouveau !
Je fis en sorte, au moment de franchir la passerelle, de
m’écarter et de laisser la politesse au petit groupe entourant ma belle
anglaise, me risquant même à tourner un
compliment dans ce que je pensais être la langue de Shakespeare. Tous me remercièrent, et la jeune femme aux
yeux bleus me gratifia personnellement d’un adorable sourire, dont la raison
tenait plus, certainement, à ma prononciation de l’anglais qu’à mon ostensible
french [36]
galanterie.
Après cet épisode et avoir vu disparaître les sujets de la reine
Victoria, je cherchai de nouveau Holmes dans la foule du quai. Ne le trouvant pas, je montai à mon tour à
bord du navire. Le pont réservé aux premières classes est superbe et le Cyrnos, un magnifique bâtiment
moderne. Je le découvrais peu à peu, à
mesure que je m’efforçais de retrouver mon compagnon de voyage. L’absence de Sherlock Homes commençait à
m’inquiéter. Mais peut être était-il tout simplement malade et s’était-il
réfugié dans sa cabine ? Quant à moi, j’avais l’espoir que les moteurs et les hélices du Cyrnos qui mettaient ma patrie à moins
de dix huit heures de Marseille, m’épargneraient cette souffrance. Quel progrès
incroyable ! pensai-je, en m’apercevant, m’étant une nouvelle fois perdu,
que je me trouvais dans un confortable salon.
Si les machines continuent ainsi à se perfectionner, mon île cessera
bientôt d’en être une !
- Puis-je vous renseigner, monsieur ? demanda un
officier du bord.
- Je cherche mon...ma cabine ! Voilà mon billet, répondis-je.
- Monsieur Pandolfi...oui, dit l’officier après avoir
consulter ses listes. Suivez-moi. Je vais
vous conduire.
Nous longeâmes deux couloirs et l’homme m’indiqua que ma couchette
disposait d’une vue sur le tribord.
- Votre single[37] est ici,
monsieur, dit l’officier en ouvrant la porte.
Vous disposez d’une communication avec la cabine de votre voisin,
monsieur Sigerson, ainsi que vous l’avez souhaité
- Monsieur Sigerson est-il déjà installé ?
- Je ne le pense pas, monsieur, répondit l’officier.
Voulez-vous que je me renseigne ou que le fasse chercher?
- Non, non, c’est inutile, répondis je. Merci beaucoup. Nous allons vite nous
retrouver, je ne m’inquiète pas,
ajoutai-je maladroitement, en entrant à reculons dans ma cabine.
L’officier parti, je fermai la porte et posai mon bagage sur
une large couchette. Après quoi, j’installai
l’étui à violon que Holmes m’avait confié bien calé entre la paroi de la cabine
et mon sac de voyage. Contrairement à ce
que je venais d’affirmer à l’officier de
bord, mon inquiétude était extrême,. Je
frappai plusieurs fois à la porte séparant nos deux cabines, mais sans obtenir
de réponse.
Où donc Holmes pouvait-il être, et comment pouvait-il me
laisser ainsi, à me ronger d’inquiétude à son sujet ? Pourquoi me laissait-il sans
nouvelle ? Un événement s’était-il
produit qui changeait ses plans ?
Soudain, une sorte de cri de bête, une voix formidable
sortit du ventre du navire. Je sursautai.
Puis je compris que le Cyrnos annonçait son départ. Notre
paquebot quittait lentement son point d'attache…A cet instant, je réalisai avec
effroi que Holmes ne m’avait pas rejoint, que nous partions sans lui ! Non, il fallait que je sorte au plus vite. Holmes
devait certainement se trouver quelque part à bord.
Comme j’étais dans un état d’énervement extrême, l’air frais
du pont supérieur me soulagea un peu. Je
jetai fiévreusement mes regards de tous côtés.
La totalité des passagers était là, tranquillement accoudée au
bastingage, à suivre la manœuvre et à contempler la ville, mais je ne vis
Sherlock Holmes nulle part. Le navire passa
tout doucement au milieu de ses frères, eux aussi prêts à partir et dont les
flancs étaient pleins de rumeurs. Puis brusquement, comme pris d'une soudaine
ardeur, le Cyrnos s'élança, ouvrit la
mer, laissant derrière lui un sillage immense, tandis que les côtes
s’effaçaient rapidement et que Marseille disparaissait à l'horizon.
Puisque je n’avais pas trouvé Holmes sur le pont supérieur,
je retournai à ma cabine. Là, je frappai
de nouveau, quoique sans illusion, à la porte de Sigerson. Personne. Je sentis
que j’allai être malade. Insidieusement,
la mer et le désespoir s’emparaient de moi et je dus m’allonger pour ne pas
vomir. J’entendais encore Maupassant se
moquer de moi. Du moins son voilier
était-il plus confortable que ce monstre de fer, car les hélices du Cyrnos me vrillaient les entrailles et le bruit de ses moteurs me
soulevait littéralement le coeur.
Je restai ainsi un très long moment, jusqu’à ce qu’une
clochette et une voix, dans les coursives, n’annoncent l’ouverture du restaurant. J’eus un instant l’idée de m’y rendre dans
l’espoir de retrouver Holmes, et peut être un peu aussi pour apercevoir cette Anglaise
aux yeux clairs qui m’avait souri. Mais
à la seule pensée de devoir me déplacer, et à celle, encore pire, de
m’attabler, je fus pris d’un hoquet terrible. J’eus à peine le temps de me
rendre dans l’étroit cabinet de toilette de ma cabine. Après m’être abondamment mouillé le visage,
je respirai mieux.
J’allais regagner
mon lit, tout en ayant soin, par précaution, de conserver ma serviette de
toilette, lorsqu’on frappa à ma porte.
J’hésitais à répondre, quand les coups redoublèrent. J’entrebâillai la porte et découvrit alors un
vieux monsieur dont, à ma très grande surprise, je reconnus aussitôt la
figure. Le vieil acheteur de houilles
qui, à Montpellier, m’avait bousculé dans les établissements Lamouroux se
trouvait devant moi.
- Que cherchez vous, monsieur ? demandai-je sur mes gardes, incrédule. Qui êtes-vous ?
- Vous êtes sans doute surpris de cette rencontre,
monsieur ? me répliqua-t-il d’une
voix qui grinçait bizarrement.
J’admis le fait.
-Eh bien, monsieur, c’est que j’ai une conscience,
voyez-vous ! Quand je vous ai
aperçu, embarquant avec moi, pour le même voyage, je me suis dit que le hasard
était vraiment singulier, et que je me devais d’aller dire un mot à ce monsieur
que j’avais un peu brusquement dépassé à Montpellier, l’autre jour, afin d’être
le premier servi. Il ne faut pas m’en
vouloir, monsieur. N’est-ce pas...
-N’en parlons plus, répondis-je. Puis-je simplement vous demander comment vous avez
trouvé ma cabine ?
-Ma foi, monsieur, je suis un peu votre voisin. Vous êtes, je crois, passionné de
géologie ? Vous pratiquez également
un instrument, je vois !
Je tournai la tête pour regarder l’étui à violon que venait
d’apercevoir le vieil homme, puis la tournai de nouveau vers mon importun et...Sherlock
Holmes était devant moi, souriant.
Je fis un bond. Holmes
entra dans la cabine et referma la porte derrière lui. Je le contemplais,
stupéfait. Pour la première fois de ma vie, je dus m’évanouir. En tous cas, un brouillard gris tourbillonna
devant mes yeux, et quand il se dissipa, je m’aperçus que mon col était
déboutonné et que j’avais encore sur les lèvres un vague arrière-goût de
cognac. Holmes était penché au dessus de
ma couchette, une flasque dans la main.
-Mon cher Pandolfi, me dit-il, je vous dois mille
excuses. Je ne pensais pas que vous
étiez aussi sensible.
Je lui saisis le bras.
- Holmes !
m’écriai-je, que signifie cette mascarade ?
- Attendez un peu, mon ami ! Etes-vous sûr d’être en état de
discuter ? Les voyages en mer ne
semblent pas vous réussir. Et puis mon
apparition vous a fortement secoué.
- Non, non, je vais très bien, dis-je en me redressant. J’étais inquiet en raison de votre
absence...Je me préparai à me rendre au restaurant pour...
- Pour faire la cour à l’une de mes concitoyennes, peut
être ? dit Holmes avec un large sourire.
- Mais comment…Holmes, de qui... ?
- Ne vous défendez pas, Pandolfi. Vous avez fort bon goût, mon cher. Cette
jeune femme est parfaite et ses amis sont tout à fait respectables. De plus, comme son titre l’indique, miss Bell
n’est pas encore mariée.
- Mais enfin, Holmes !
m’écriai-je confus, de quoi parlez vous ? Qui est cette mademoiselle Bell ?
Holmes s’assit face à moi.
Il avait posé sa perruque blanche sur la couchette et enlevé sa
redingote. Il alluma une cigarette. Il paraissait plus mince et son profil plus
aigu.
- Je suis ravi de pouvoir m’étirer, Pandolfi ! Figurez vous que ce n’est pas drôle, pour un
homme de ma taille, de se raccourcir plusieurs heures de suite d’une trentaine
de centimètres.
- C’est le moment de me donner des explications, je crois,
dis-je en remettant un peu d’ordre à mon col.
- Vous ne préférez donc pas en savoir un peu plus sur miss
Bell ?
- Je vous en prie, Holmes, implorai-je.
Je suis la curiosité en personne. Votre déguisement d’abord, mademoiselle
Bell, ensuite !
- Comme vous voudrez, dit-il en nous servant une nouvelle
rasade de cognac. Moriarty a des hommes partout. Marseille en fourmille. Je ne pouvais pas prendre le risque
d’attitrer l’attention sur Sigerson avant même de parvenir en Corse. Aussi, à Montpellier, comme à l’embarquement,
cette perruque et quelques centimètres de moins m’ont assuré une plus grande
liberté de mouvement. J’ai réservé sous
ce déguisement une cabine à bâbord qui porte le numéro 13, afin que votre
voisin, Sigerson, puisse dormir tranquillement sur le tribord.
- Je comprends ! Sigerson...je veux dire vous
même...n’est donc jamais monté à bord !
- Exactement. Vous êtes le seul à m’avoir vu. C’est pour
cette raison, du reste, que nous n’irons pas dîner ce soir. Tant pis pour le restaurant et pour miss
Bell ! Quant au vieillard qui vient
de frapper à votre cabine, il ne débarquera pas.
- Bien sûr ! Et
vous arriverez à Ajaccio sous une nouvelle identité ! C’est fort habile,
dis-je, admiratif.
- Non, Pandolfi, corrigea Holmes, en souriant. Sigerson, votre ami scandinave, débarquera à
vos côtés. Vous serez attendu et ferez
tout votre possible pour nous faire remarquer, ajouta-t- il le plus
sérieusement du monde.
- Je ne comprends plus rien, Holmes. Je croyais que vous
recherchiez la discrétion ?
- Se faire remarquer, répliqua-t-il, énigmatique, est
quelque fois un excellent moyen de passer inaperçu.
- Holmes, vous avez déjà une manie qui est bien de mon île. Vous
dites sans dire. Vos manières élusives
sont insupportables !
Holmes se leva et prit sa redingote, ainsi que le léger
bagage qu’il tenait en entrant.
- Vous allez
jouer votre premier rôle dans le premier acte, mon ami, dit-il en se dirigeant
vers la porte qui séparait nos cabines.
- Holmes ! criai-je pour le retenir. Expliquez vous donc !
- Tout à l’heure, Pandolfi ! Il se fait tard. Vous êtes aussi épuisé que moi. Réveillez moi, s’il vous plait, à l’approche
de la côte, dit-il en disparaissant dans sa cabine.
Après un moment, cependant, il reparut. J’avais eu peur
qu’il n’en reste là de ses explications, mais je venais de le convaincre
apparemment de m’en dire plus. N’était-il pas en effet très important que je
sache ce qui nous attendait à Ajaccio ? Holmes se mit à parler dans
l’entrebâillement de sa porte.
- C’est une première pour moi aussi, cher ami. N’oubliez donc
pas de me réveiller à temps. Je tiens à découvrir votre île de la haute mer. Il parait qu’on en respire les odeurs avant
même de la voir !
- C’est vrai, Holmes.
C’est ce que disait votre grand ami Napoléon, répondis-je dépité,
certain à présent qu’il ne me donnerait plus aucune explication cette
nuit. Au fait, Holmes, ajoutai-je en
manière d’agacerie, mademoiselle Bell, qui est-elle ? Et comment savez-vous que cette jeune femme a
en effet retenu mon attention ?
-Elle est la fille du docteur Joseph Bell. Son père est un très remarquable professeur
de médecine d’Edimbourg. Mais nous en
reparlerons demain, Pandolfi. Bonne
nuit, mon ami. Et n’oubliez pas de me
réveiller le moment venu, répéta-t-il en refermant la porte de sa cabine.
Cet homme est véritablement impossible. Chaque réponse qu’il donne à l’une de mes
questions en soulève cent autres
auxquelles il ne répond jamais. Je vais aller me coucher avec, pour seul
réconfort, l’image de miss Bell. Cette
écossaise était donc la fille d’un médecin.
Elle voyage, comme moi, vers mon île.
Elle a de très beaux yeux bleus.
Elle n’est pas mariée et elle m’a offert son sourire.
Corse – Ajaccio- Samedi 25 novembre 1893
L’horizon pâlissait vers l’orient. Enveloppés dans l’ombre, nous sommes, Holmes
et moi, les uniques passagers à l’avant du pont supérieur. Seuls le ronflement précipité de l’hélice et
le remous des flots troublent notre silence.
Holmes scrute l’horizon, et je suis moi-même plongé dans la
contemplation, à l’approche de la terre que je vais bientôt fouler de nouveau. Ma montagne dans la mer, disait
Maupassant. L’envie de questionner
Holmes sur notre arrivée est aussi forte que ma nostalgie, mais je n’ose rompre
notre silence. Dans la clarté douteuse
du jour levant, une tâche grise apparaît au loin sur l’eau. Elle grandit, comme sortant des flots, se
découpe, festonne étrangement sur le bleu naissant du ciel. Nous distinguons enfin une suite de montagnes
escarpées, sauvages, arides, aux formes dures, aux arêtes aiguës, aux pointes
élancées.
- La Corse ! murmura mon compagnon. La terre de la vendetta ! La patrie
des Bonaparte ! Respirez, Pandolfi, sentez !
Oubliant les odeurs que portaient les embruns, je
l’interrogeai.
- Holmes , osai-je, il est temps que vous m’informiez
de vos plans. Que dois-je faire en
débarquant ?
- Vous avez raison, mon ami, répondit-il à voix basse. Vos montagnes sont superbes vues d’ici. Votre
grand petit homme a raison. Les parfums sont réels, on sent la terre et
les odeurs de la végétation.
- Durant l’été, cette sensation est encore plus forte,
dis-je avec impatience.
- Bien sûr, avec la chaleur…A part ça, à notre arrivée,
c’est vous qui rencontrerez les journalistes. Je serai simplement à vos côtés.
- Quels journalistes, Holmes ?
- Eh bien, ceux de votre île, évidemment ! Ils sont fort nombreux, paraît-il. Ils se battent même entre eux parfois.
- Holmes, je ne comprends rien, dis-je en haussant les épaules. Expliquez vous.
- C’est simple, mon ami.
A notre arrivée, les journalistes vous attendent. La réputation de votre ouvrage publié à Paris
est parvenue jusqu’à eux. Ils veulent
connaître votre opinion sur les mines et les concessions qui s’achètent
aujourd’hui, les raisons de votre retour, vos projets et mille autres choses
sans importance. Vous savez bien comment
sont ces gens, Pandolfi.
- Mais, Holmes, je n’ai rien à leur dire. Et comment
savent-ils que je suis sur ce navire ?
Cela n’a pas de sens !
- Oh ! pardonnez
moi, j’ai oublié de vous dire que nous les avons prévenus. Ne vous inquiétez pas. Ils seront tous là.
-
Prévenus ? De mon arrivée ? Par
qui ? Pourquoi, Holmes ? Ces
journalistes auront autre chose à faire.
-Les journalistes, Pandolfi, ont rarement autre chose à faire
que ce qu’on leur commande, affirma Holmes avec un sourire glacé. C’est moi qui me suis occupé de leur communiquer
la date de votre arrivée, par l’intermédiaire de notre réseau d’informateurs à
Ajaccio. La seule chose que vous aurez à
faire sera de répondre à leurs questions, en précisant simplement que vous
comptez accompagner votre ami scandinave dans toutes ses excursions afin de lui
faire découvrir votre beau pays.
-Et si la presse vous interroge, Holmes ? demandai-je, alarmé.
- La belle affaire !
Je mentirai, Pandolfi. Je parlerai de notre vieille amitié, de notre
passion commune pour les roches, de vos merveilleuses descriptions qui m’ont
donné le goût de votre île. Ce ne sera
pas la première fois, ni la dernière, que des journalistes publieront des
mensonges.
- Fort bien. Mais, ne craignez vous pas qu’en attirant
ainsi l’attention sur Sigerson, les hommes de Moriarty le démasquent et vous
reconnaissent ?
- Non, Pandolfi, c’est impossible. A la différence de notre ami Maupassant qui
détestait les portraits et les photographes, tout en se laissant séduire par votre
fameux Nadar, il n’existe fort heureusement aucun portrait de moi[38]. Seul Moriarty connaît mon véritable visage.
Les descriptions qu’il aura pu fournir à ses complices, si par malchance il
doutait encore de ma mort, n’ont aucune chance de me démasquer sous mon déguisement
scandinave d’aujourd’hui. Etes vous
rassuré ?
- En partie seulement, répondis-je. Votre plan est viable, sauf si Moriarty en
personne se promène sur les quais à notre arrivée.
- N’ayez aucune crainte. Moriarty est un serpent. Il a des yeux vifs, mais il ne quitte jamais
son repaire. Je suis assuré de ce
côté-là !
- D’accord, Holmes. Mais pourquoi ces journalistes pour
attirer l’attention sur Sigerson ?
- Le meilleur des camouflages, mon cher. Sigerson, je viens
de vous l’expliquer, ne craint rien.
Seul un face à face avec Moriarty peut me mettre en danger. Donc, Sigerson ne se cache pas. Mieux, il se montre avec vous, son ami
géologue. Qui donc soupçonnerait ce
voyageur scandinave d’usurper une identité quand il s’offre ainsi à la
curiosité de la presse ? Vous ai-je
convaincu à présent ?
J’admis que l’idée me paraissait en effet plutôt bonne. Nous
restâmes un moment silencieux. Au loin, les Sanguinaires, de petits îlots
surmontés de plusieurs phares, apparaissaient au-dessus de la mer, indiquant
l’entrée du golfe d’Ajaccio. Holmes se remit à parler le premier.
- Savez-vous, Pandolfi, ce qui fait la qualité d’un bon
compagnon de voyage ? C’est sa capacité à garder le silence. Je pense
que vous avez, comme moi, cette vertu.
- Vous devez pourtant me trouver fort bavard.
- Vous aviez beaucoup de questions à me poser, j’en conviens,
répondit Holmes en souriant. Je suis étonné, du reste, que vous ne m’ayez pas
encore interrogé au sujet de mademoiselle Bell.
Vous ai-je dit qu’elle n’avait pas de fiancé ? Pour l’instant !
- Riez donc, monsieur le détective ! rétorquai-je.
Dites moi plutôt ce qui vous fait croire que j’éprouve un intérêt pour
cette jeune personne ?
-Je ne crois jamais rien, mon cher. J’observe !
- Vous observez ?
Et comment ?
Quand ?
- Dans la file d’attente, à l’embarquement à Marseille. J’étais à quelques mètres derrière ce groupe
d’Anglais où vous ne faisiez que regarder miss Bell, avant de faire votre
galant en lui cédant le passage. Votre
anglais, à ce propos, est fort correct, Pandolfi. Je vous ai entendu et miss Bell vous a très
aimablement souri. Pourtant, ajouta
Holmes, votre formule de politesse était assez banale.
- Messieurs les Anglais, passez les premiers ! répondis-je, vexé. Cette formule vous aurait paru plus
originale ?
Holmes me regarda en souriant. Le profond golfe d’Ajaccio se creusait au
milieu de collines charmantes couvertes de bois d'oliviers que traversent
parfois comme des ossements de granit d'énormes rochers gris, plus hauts que
les arbres. Puis, après un détour, la
ville toute blanche, assise au pied de la montagne, avec sa grâce méridionale,
mira dans le bleu violent de la Méditerranée ses maisons italiennes à toit
plat.[39]
- Venez, me dit-il.
Nous n’allons pas tarder à parer au mouillage. Allons nous préparer. Je vous présenterai à miss Bell à la première
occasion.
-Vous avez donc déjà fait sa connaissance ?
- Non, je n’avais jamais vu cette jeune femme avant notre
départ. Il se trouve, tout simplement,
que, comme vous, à Marseille, j’ai écouté sa conversation. J’ai découvert à ma très grande surprise,
lorsqu’un de ses amis lui parla de son père, qu’il s’agissait de la fille du
docteur Joseph Bell. Or, j’ai moi-même rencontré
le professeur Bell à plusieurs reprises, à une époque où votre élégante jeune
femme ne devait être encore qu’une enfant ou, tout au plus, une jeune pensionnaire.
- Ce médecin est donc de vos amis ? demandai-je fort intéressé.
- Il était avant tout le professeur de notre ami Arthur
Conan Doyle qui, maintenant, s’occupe de coucher par écrit le roman de mes
aventures, comme vous l’avez compris à Montpellier. Doyle trouvait que mes déductions policières
ressemblaient beaucoup aux diagnostics toujours très pertinents du docteur
Joseph Bell. Il estimait également que
nous avions une certaine ressemblance physique. [40] Bref, il décida un jour de nous réunir. J’avoue, Pandolfi, que ce médecin est un
remarquable observateur. Nous avons échangé nos expériences et sommes restés en
contact. Je suis même allé passer
quelques jours chez lui à Edimbourg. Son
épouse est charmante, elle aussi. Mais
je ne pense pas qu’elle soit écossaise.
- Vous aviez donc aperçu la très jeune mademoiselle
Bell ?
- Non, mon ami. Fort
heureusement. Je vous ai dit que cette
enfant devait être à l’âge où l’on est en pension. En tous les cas, elle ne m’a jamais vu. Nous
pourrons l’aborder ensemble sans qu’elle me reconnaisse.
- Quelle coïncidence, tout de même, dis-je en m’imaginant
déjà en présence de l’adorable miss Bell.
-Oui, c’est un fait qui était hautement improbable. Pour tout vous dire, mon ami, je pense que
les coïncidences n’existent que dans les mauvais feuilletons et seulement pour
les écrivains ou les policiers paresseux.
Je n’y crois absolument pas, conclut-il, catégorique.
- J’imagine, Holmes, qu’il en est de même des
invraisemblances ?
- Non, Pandolfi. L’invraisemblable, c’est autre chose. J’ai pour maxime qu’une fois l’impossible
exclu, tout le reste, même l’improbable, est vrai.
- C’est là votre dogme ?
- Oui. Lorsque dans une enquête vous avez éliminé tout ce
qui est impossible, il ne reste plus que la vérité, quelque improbable qu’elle
paraisse. Venez, maintenant. La pièce commence bientôt. Vous savez votre rôle à présent, dit Holmes
en m’entraînant à l’intérieur.
Nous allâmes dans nos cabines, prendre nos légers bagages et
l’étui à violon dont Holmes s’empara, puis nous rejoignîmes la foule des
passagers qui se pressait sur les ponts.
-Aimez vous le théâtre, Holmes ? J’entends le vrai théâtre : la tragédie,
Shakespeare.
- Ne le répétez jamais, Pandolfi, mais étant jeune, j’ai
joué à Londres le rôle d’Horatio dans Hamlet.
- Avec succès, j’en suis sûr.
- Je suis devenu Hamlet dans la compagnie Sasanof. Notre tournée aux Etats-Unis a duré dix huit
mois. Vous savez tout.
- Holmes, dis-je soudain inquiet, je crains que Hamlet ne soit pas un personnage bien recommandable
dans mon île de Corse !
- Comment cela, Pandolfi ? interrogea Holmes en s’arrêtant, intrigué.
- Gregorovius, Holmes !
répondis-je. Un voyageur, lui
aussi, un Autrichien. Il écrit que notre
Hamlet passerait en Corse pour le plus misérable sujet.[41]
- C'est-à-dire ?
- Le rimbecco*, la vendetta, Holmes !
Hamlet est celui qui ne parvient pas à se pénétrer de l’esprit de
vengeance.
- C’est bien son personnage, en effet, dit mon
compagnon. C’est un homme qui ne peut
pas choisir la vengeance...
- Et un tel personnage, Holmes, n’est pas un homme dans mon
île !
- C’est ce que vous pensez, vous-même, Pandolfi ?
- Non, bien au contraire.
C’est Gregorovius qui dit cela.
Mais il a vu juste : l’esprit de la vendetta, le rimbecco, est une réalité de cette terre.
Le Cyrnos avait
jeté l’ancre à deux cent mètres du quai.
Le représentant de la Compagnie transatlantique mettait en garde les
voyageurs contre la rapacité des mariniers qui opèrent le débarquement.
- Pandolfi, nous reparlerons de votre opinion sur la vendetta. Cela m’intéresse beaucoup. Mais nous devons
aller à terre, à présent. Il est
temps. Regardez, miss Bell et ses amis
sont déjà dans une chaloupe.
Nous débarquâmes enfin.
Tout se passa conformément aux prévisions de mon compagnon, comme si
Holmes avait organisé tous les détails de notre arrivée. Sur le quai, un homme nous attendait avec une
calèche. C’est Holmes qui se dirigea
vers lui, comme s’il le reconnaissait.
L’individu, un jeune et solide gaillard d’une trentaine d’année, nous
salua et se présenta. Il s’appelait
Orso-Anto Giudicci, Ours-Antoine Giudicci.
Prononcé à la manière des habitants des montagnes de mon île, ce prénom
sonna étrangement aux oreilles de Sigerson.
- Ors’Anto, monsieur, dit l’homme. C’est moi, monsieur Sigerson, qui suis chargé
de vous conduire à l’hôtel des Orangers avec votre ami quand vous en aurez fini
avec ceux là, fit-il en désignant d’un coup de menton un petit groupe de
messieurs qui se dirigeait vers nous. Je
reviendrai plus tard récupérer vos malles.
Nous lui confiâmes nos bagages et Holmes lui abandonna son
étui à violon.
-Vos journalistes sont là, Pandolfi, murmura Holmes à mon
oreille. Allons à leur rencontre. Ils vous attendent.
Holmes ne s’était pas trompé. Le journaliste du quotidien
Le Petit Ajaccien n’était
pas seul : ses confrères des hebdomadaires républicain, orléaniste et
bonapartiste l’accompagnaient. Un
cinquième journaliste, correspondant du quotidien Le Petit Bastiais, était également présent. Leurs questions étaient sans surprise et ces
messieurs étaient pressés. Je leur fis
des réponses d’autant plus banales que tout notre échange correspondait
exactement à la description qu’ Holmes m’en avait donnée quelques heures
auparavant.
Cette rencontre terminée, nous nous dirigeâmes vers la calèche.
Ors’Anto nous conduisit, à travers la ville. Je retrouvais avec plaisir Ajaccio, jolie et
propre, dont les rues sont toutes plantées de beaux arbres. Malgré l’heure matinale, il faisait doux sous
le soleil de mon île.
- Il y a dans l’air comme un sourire de bienvenue, dit
Holmes, la mine épanouie. Quels parfums,
quels arômes ! J’aime cette odeur
sauvage !
- Vous êtes dans l’île du grand Napoléon, monsieur Sigerson,
lui répondis-je, en me moquant un peu.
- On reconnaît tout de suite que c’est ici dans la patrie
des Bonaparte ! s’exclama Holmes.
Partout des statues, des bustes, des images, des médaillons du Premier Consul et de l’Empereur ; sans
même parler du nom des rues ! Vous ne risquez pas, mon cher, d’oublier le
souvenir de cette race.
- Il parait qu’à sa manière Londres ne manque pas non plus de
références à notre grand homme ?
- C’est vrai, Pandolfi. L’arrogance est la chose du monde la
mieux partagée. Vous avez toutefois, ici,
un avantage certain sur la ville de Londres !
- Lequel ?
demandai-je, curieux de voir quelle nouvelle pointe Holmes allait me décocher.
- Les Anglais ne pourront jamais réaliser à Londres ce que
les habitants de la ville d’Ajaccio pourraient facilement entreprendre.
- De quoi
s’agit-il ? dis-je intrigué.
- Quelques indispensables travaux, répondit Holmes, feraient
de cette ville la plus charmante station d’hiver de toute la Méditerranée.
- C’est curieux, Maupassant disait exactement les mêmes
choses
- Votre île est très en retard, affirma Holmes. Vos hommes politiques sont-ils paresseux ou
sont-ce les ingénieurs qui manquent ?
Qu’en disait notre ami ?
- Vous n’avez encore rien vu de nos retards,
répondis-je. Attendez que nous
parcourions la montagne. Nos hommes politiques se querellent plus qu’ils ne
délibèrent. Quant aux ingénieurs, le
mépris qu’avait pour eux Maupassant n’avait pas de limites.
- Il était pourtant votre ami, s’étonna Holmes. Que reprochait-il donc à votre caste ?
- Si vous voyez un ingénieur près de votre propriété,
tuez-le ! Voilà dans quelle estime
Maupassant tenait mes compagnons de compas.
J’avoue que, parfois, ses sarcasmes n’étaient pas sans fondement.[42]
- Que leur reprochait-il ?
- Regardez ce golfe magnifique, Sigerson. Il existait tout
le long une adorable promenade ombragée d’arbres. Le soir, les gens venaient y prendre le frais
en contemplant la mer. Les ingénieurs
sont venus. Ils ont construit un mur, un
mur de trois kilomètres, deux fois plus haut qu’un homme, entre le golfe et le
chemin. Lors de notre venue à Ajaccio,
avec Maupassant, on circulait du coup dans un couloir et la ville n’avait plus
de promenade. Et pourquoi cela, je vous
prie ? Tout simplement parce que des ingénieurs avaient jugé bon de faire
un mur coûtant très cher. Heureusement,
l’indignation des habitants fut telle que la maçonnerie fut détruite.
- Si l’on passe ici son temps à détruire ce que l’on vient
de construire, je comprends mieux vos retards ! commenta Holmes, visiblement perplexe.
- Maupassant, à l’époque où il s’était indigné des projets
de certains ingénieurs concernant le Mont Saint Michel, était revenu d’Ajaccio
en affirmant partout que ces gens étaient plus dangereux que le choléra. Ce mal, disait-il, ne détruit que les hommes,
tandis que les ingénieurs détruisent la nature elle-même, après l’avoir rendue
grotesque.
- Maupassant n’était guère tendre avec ses ennemis. Mais je
crois que nous sommes rendus à notre hôtel.
Vous convient-il, Pandolfi ?
- L’hôtel des Orangers est le seul établissement digne de
nos visiteurs de marque, dis-je, réjouis à l’idée de jouer les touristes sur ma
propre terre. Je suis sûr que nous allons y revoir mademoiselle Bell.
- Je le pense également, dit Holmes en descendant de notre
calèche. Mais qu’est ce qui vous faire dire cela, Pandolfi ?
- Un petit livre, Sigerson. Mademoiselle Bell, ainsi que ses
amis, voyage en suivant les conseils qu’une journaliste écossaise, miss Campbel,
a réunis dans une sorte de petit guide qu’elle tenait entre ses mains à
Marseille. Or, ce magnifique hôtel a été
lancé, il y a quelques années par miss
Campbel elle-même. Il y a fort à parier
que la fille du docteur Bell ne dormira
pas ailleurs. J’en suis certain, dis-je
avec vivacité.
- Il est étonnant de constater combien vous devenez
brusquement un excellent observateur de petits riens. Vous êtes sur la bonne voie, Pandolfi. Je confirme vos déductions, mon cher, ajouta
Holmes en riant franchement, tout en
m’indiquant du regard la direction du perron
de l’hôtel.
Miss Bell et deux de ses amis en sortaient. Ils passèrent derrière nous et s’en allèrent
dans les jardins débordant d’une profusion d’orangers, de figuiers, d’oliviers,
de lauriers et d’eucalyptus. Je suivis
Holmes dans le hall, furieux d’avoir ainsi manqué une occasion de saluer la
jeune femme et vexé d’avoir fourni à Holmes une nouvelle occasion de se moquer
de moi.
Nous fûmes conduits dans un appartement retenu au nom de
Sigerson. Il se composait d’un très
confortable salon ouvrant sur la mer et les jardins, et de deux chambres lumineuses. Holmes me demanda laquelle avait ma
préférence. Je n’en avais point. Il
m’attribua la plus grande.
- Pandolfi, dit Holmes en s’installant dos à la fenêtre dans
l’un des fauteuils du salon. Nous aurons
dès demain de longues journées. D’ici
là, nous ne pouvons rien faire d’autre que prendre un peu de repos. Que diriez vous d’un bon déjeuner en ville,
pour commencer ?
- Il me semblait que c’était moi votre guide, répondis-je,
un peu trop sèchement.
- Ne soyez pas si susceptible, mon cher ami, dit Holmes en
bourrant sa pipe. Je reconnais que le
programme de notre arrivée a des raisons de vous déconcerter. Vous comprendrez dès demain pourquoi nous
sommes ici et quels sont nos plans. Et,
croyez moi, Pandolfi, vous y tenez un rôle qui est loin d’être secondaire.
- Je ne me plains pas, Holmes. Je suis simplement étonné de
vos imprudences.
- Par exemple ? demanda Holmes, faussement inquiet.
- Notre cocher, par exemple ! Il n’a pas dit un mot de toute la
course ! Il semble en savoir plus
que moi sur votre venue !
- C’est donc ça ? s’exclama Holmes, en riant de bon
coeur. Ne vous inquiétez pas, mon
ami . Notre cocher, Ours-Antoine, je crois, est un homme de
confiance. C’est un agent de Le Villard,
mon ami !
- Un policier ? fis-je,
ébahi.
- Un policier, en effet.
Bien discret, n’est ce pas ? dit Holmes en allumant sa pipe. Le Villard l’a chargé d’assurer nos
déplacements dans l’île et de veiller sur notre sécurité. Êtes-vous désormais mieux disposé à son égard
?
- Certes !
répondis-je. Mais comment saviez
vous que c’était bien notre homme sur le quai ?
- Elémentaire, mon cher Pandolfi. Il se tenait auprès de la seule voiture qui
portait l’enseigne de cet hôtel, peinte sur les portières. Et surtout, il était le seul cocher à avoir
épinglé au revers de son veston le signe de reconnaissance que Le Villard
m’avait indiqué.
Holmes tirait sur sa pipe de longues bouffées qui embrumaient
fortement l’athmosphère du salon. Il se
leva et ouvrit la fenêtre qui donnait sur un large balcon.
- Je me retire dans ma chambre, dit-il. Appelez moi quand vous jugerez bon que nous
allions déjeuner. Ma seule exigence est que vous choisissiez une table où je
puisse goûter votre fameux vin blanc du Cap corse. Il est, paraît-il, délicieux. Je vous fais confiance, Pandolfi.
A midi, Ors’Anto nous conduisit au restaurant que je lui
indiquai. J’avais choisi le
Solférino. Il fait face au café du Roi
Jérôme et son cuisinier, républicain comme toute sa clientèle, a acquis une
solide réputation à laquelle Maupassant lui-même ne fut pas étranger. Nous
déjeunâmes fort agréablement d’un magnifique loup au beurre, avant de nous
promener longuement dans la cité. Le
soir, Holmes décida de dîner à l’hôtel.
Nous reprîmes de cet excellent vin blanc de Rogliano que Holmes apprécie
sans réserve. Plus tard, nous avons
longtemps causé, tout en fumant, sous les orangers du jardin, et puis encore un
peu, autour d’un cognac, dans le salon feutré de l’hôtel, avant de nous retirer
dans notre chambre. Nous nous couchâmes
enfin d’assez bonne heure.
Je n’ai pas revu mademoiselle Bell de toute la journée.
Ajaccio- Dimanche 26 novembre 1893
Café, miel et œufs au jambon pour Holmes, café et tartines pour moi. Nous écoutions le vacarme des clochers de la ville pour la messe dominicale, lorsqu’après avoir frappé à notre porte, Ours-Antoine entra en compagnie d’un homme, fort différent de notre policier conducteur de fiacre. Autant notre protecteur Ours-Antoine est brun et a la peau mate, autant l’homme qui l’accompagnait était pâle et blond. Quand il s’approcha de nous pour se présenter à Holmes, je remarquai que son visage était constellé de petites taches de rousseur. Il devait être âgé, comme Ors’Anto, d’une trentaine d’années.
- O’Near, monsieur, annonça-t-il. Stephen Wilson O’Near.
- Je vous présente mon ami Ugo
Pandolfi, qui m’accompagnera durant mon séjour, dit Holmes en le priant de
s’asseoir. Vous êtes de Belfast, je
crois ?
- Oui, monsieur Holmes, répondit le jeune homme.
- Ravi de l’apprendre, O’Near.
Mais libérons d’abord notre ami Ours-Antoine, ajouta-t-il en direction de notre
ange gardien. Reposez vous un peu, mon ami.
Nous ne quitterons pas cet hôtel avant demain. Soyez tranquille.
Ors’Anto, toujours silencieux,
nous salua et disparut.
-Très bien ! s’exclama
Holmes en se calant dans un fauteuil, je vous écoute. Quelle est la situation, O’Near ? Où se trouve notre cher professeur
Moriarty ?
- Nous avons localisé avec
précision deux endroits, monsieur, commença Stephen Wilson O’Near. Le premier, comme vous le savez déjà, se
trouve dans l’arrondissement de Sartène.
Il s’agit de la maison et de la ferme où son frère réside en
permanence. Le second repaire est
beaucoup plus loin de nous, dans le Golo, tout à fait au nord de l’île, dans
l’arrondissement de Bastia, au début du Cap corse.
- Il peut ainsi gagner plus vite
la Toscane s’il le veut ! dit Holmes.
Il se tient, comme toujours, prêt à disparaître promptement et s’est
ménagé deux issues de secours, l’une au sud, l’autre au nord. Continuez, O’Near. Comment avez-vous obtenu ces précision ?
- Grâce à votre agent français, monsieur
Holmes. Celui que vous nous avez désigné sous le nom de Réouven. Et c’est lui, monsieur, le seul point qui
m’inquiète depuis que nous sommes sur cette enquête.
- Expliquez-vous,
O’Near ? Soyez plus clair.
- Eh bien voilà : Reouven a disparu, monsieur ! Il n’a
plus donné signe de vie, nous avons
perdu le contact.
- Reprenez les choses depuis le début, O’Near, dit très calmement Holmes après une pause. Retracez nous le déroulement de votre enquête.
- Pardonnez-moi, monsieur, je suis
un peu confus, dit le jeune Irlandais.
C’est que depuis des mois, nous travaillons avec une fièvre à laquelle
je ne suis guère habitué. Voyez vous, jusqu’à
présent, mon travail d’officier ne concernait que le renseignement
militaire. Je suis un marin et la traque
de ce civil nous a contraint à modifier toutes
nos habitudes et...
-
Et vous ne receviez plus vos ordres de votre hiérarchie, continua Holmes. Je sais cela, lieutenant O’Near. Rassurez vous, les choses vont être plus simples
désormais. Racontez moi d’abord comment
vous avez localisé les repaires de Moriarty, au sud et au nord ? Grâce à Réouven, disiez vous ?
- Oui, monsieur ! Au début, lorsque Londres, à partir de 1892,
nous a demandé simplement de surveiller les arrivées suspectes, nous nous
sommes limités à renforcer notre coopération discrète avec les douaniers locaux
et les policiers qui surveillent habituellement les ports. Ils avaient eux aussi reçus des ordres en ce
sens et disposaient des mêmes informations que nous : le nom de Moriarty, sa nationalité anglaise,
son titre de professeur et un signalement assez vague. Nous n’avions rien d’autre.
- Et nous n’avions pas mieux à
vous offrir à cette époque, O’Near.
- A la fin de l’hiver 1892, en
février, si je me souviens bien, nous avons eu quelque chose à nous mettre sous
la dent. C’était un hasard, au départ,
monsieur Holmes. Une vraie chance, en
vérité.
- Expliquez nous cela,
lieutenant, l’encouragea Holmes.
- Eh bien voilà, monsieur. Un
soir, en rencontrant l’un des policiers avec qui nous étions en relations sur
le port, il me dit en riant qu’à part un Chinois personne n’a débarqué du
bateau qui venait d’arriver. « Si
ce Chinois est anglais et professeur, moi je suis le pape », a-t-il, même
ajouté, moqueur, à cause des questions
que j’avais pris l’habitude de lui poser régulièrement. Je crois cependant que ce brave homme ne doit
pas avoir eu souvent l’occasion de voir des Asiatiques, monsieur. Il est natif d’ici. Sa famille est de l’arrondissement de Sartène,
de Santa Lucia de Tallano plus exactement.
Je m’en souviens bien car...
- Au fait, mon ami, au fait, coupa
Holmes, pensant, comme moi sans doute que, pour un marin, cet officier de
renseignement avait une fâcheuse tendance à perdre son cap.
- Ce détail est très important,
monsieur, répondit O’Near pour se justifier. Vous allez comprendre. Sans intention particulière, par simple
réflexe professionnel, je demandai à ce policier s’il savait où était allé son
Chinois. Et là, il me répond qu’il était
sûr qu’il était parti du côté de Sartène, parce qu’un homme, que ce policier
connaissait de son village et qui travaillait à la ferme Moriartini, attendait
l’Asiatique sur le quai pour le conduire.
Or, lorsque je l’ai entendu prononcer ce nom deMoriartini, j’ai pensé
que ça ressemblait beaucoup à Moriarty.
Du coup, j’ai interrogé un peu plus le policier sur cette ferme et ses
occupants. Mais il ne savait pas
grand-chose, sauf que la ferme était
vaste et riche et que Moriartini était une sorte de grand propriétaire que
personne ne voyait jamais.
- C’est donc à partir de là que
vous vous êtes mis sur cette piste ?
interrogea Holmes en allumant sa pipe.
- Oui. Et aussi à cause de ce que
le policier m’avait dit au sujet de l’homme qui attendait le voyageur asiatique. Il m’avait affirmé qu’il avait très mauvaise
réputation dans son village. C’est un
violent qui a été soupçonné d’avoir incendié des fermes dans le Sartenais et
dans le canton de Bonifacio. A Porto-Vecchio,
les gendarmes le soupçonnent également d’avoir tué du bétail sur les terres des
Rocca-Serra, une famille très influente dans cette partie de l’île, monsieur
Holmes.
- Et qu’avez-vous fait
ensuite ? demanda Holmes.
- Eh bien, j’ai eu envie de
savoir quelle tête pouvait avoir ce Moriartini et ce qu’il pouvait faire
entouré d’un incendiaire et de son invité asiatique. Nous avons commencé à réunir toutes les
informations possibles sur lui, puis nous avons mis en place une surveillance
très discrète dans les environs de sa demeure.
C’est à ce moment là que j’ai reçu le premier cryptogramme de Réouven
évoquant l’existence d’une école du crime à Sartène et la possibilité que
celle-ci ait un rapport avec Moriarty.
Son message suggérait qu’il fallait explorer cette piste : j’étais
donc bien sur la bonne voie. Quelques
jours plus tard, Londres m’informait que nous allions disposer secrètement de
l’aide des services français.
- Une collaboration officielle
était difficile, O’Near, coupa
Holmes. Et de plus, il y avait un risque
qu’une fuite alerte la bande de Moriarty.
C’est le commissaire Le Villard, de la police judiciaire, qui dirige
cette enquête pour tout ce qui concerne son côté français. C’est lui qui a sélectionné notre ami
Ours-Antoine et l’officier de la gendarmerie qui sont venus vous prêter main
forte, lieutenant. Je peux vous dire à
ce propos que c’est la première fois que policiers et gendarmes français
travaillent sous un même commandement. Notre ami Le Villard a surmonté les
pires difficultés pour convaincre son ministre. L’accord n’a été obtenu qu’au
prix du secret le plus absolu.
- Je peux vous assurer, monsieur
Holmes, que nous nous entendons parfaitement.
Depuis leur arrivée, nous avons fait du bon travail, ensemble, et dans
les derniers mois, nous avons vraiment progressé. Surtout à partir du second message de
Réouven, qui en fait s’est avéré être le dernier, monsieur. En juin dernier...
- Quelles sont les pistes où vous avez progressé ? demanda Holmes.
-
Nous avons découvert tout d’abord que notre Chinois se déplaçait sans
cesse, et toujours en compagnie de la brute de Santa Lucia. Au début, nous ne l’avons pas suivi, car nous
ne nous occupions que de Moriartini.
Mais celui-là, monsieur, il ne se promène jamais plus loin que son
jardin. Alors, nous nous sommes mis à
espionner l’Asiatique, lequel en réalité est Annamite, et qui, comme nous
l’avons appris plus tard, venait
d’Angleterre, via Paris, quand il a débarqué à Ajaccio. Très vite, nous nous sommes aperçus que cet
individu voyageait beaucoup dans l’île, au nord comme au sud. Son guide l’a
conduit en quelques mois à Bocognano, puis à Corte, puis à Calenzana. Ils sont
même allés à Calacuccia, dans le Niolo, au milieu de l’été, ainsi que dans la
plaine d’Oletta, aux environs de San Fiorenzo. Et aussi au bout du Cap, à Luri
d’abord, puis à Rogliano, tout à la pointe.
- Cet Asiatique a fait un véritable
tour de Corse ! dis-je, en
intervenant pour la première fois dans l’exposé du lieutenant O’Near. C’est effectivement un grand voyageur.
Savez-vous pour quelles raisons ces personnages se déplacent autant ? osai-je demander directement à l’officier,
tout en surveillant Holmes du regard.
- Non, monsieur, répondit O’Near,
en se tournant un court instant vers moi.
Pas plus que nous ne savons à quoi ressemble l’hôte de la maison de
Sartène. Il ne sort jamais. Nous n’avons aucun signalement sur le
deuxième Moriartini. Quant à l’Annamite,
nous l’avons un peu oublié dès que le second message de Réouven nous demanda
d’étudier les déplacements des notaires…
- Des notaires ? Comment cela ? demandai-je, un peu gêné de reprendre la
parole. Excusez moi, Holmes, mais j’ai du
mal à suivre.
- Expliquez donc à Pandolfi,
lieutenant. Quelle était la consigne de
Réouven ? dit Holmes, simplement.
- Ce message n’était pas comme le
premier, monsieur. Il s’agissait d’un
ordre. Les codes d’urgence et d’action
par lequel il commençait ne laissaient aucun doute. Réouven nous ordonnait de surveiller les
déplacements de tous les notaires de l’île, dans le nord comme dans le
sud. Il demandait aussi une étude
approfondie des achats de terres depuis les dix dernières années.
- Eh bien ! Qu’avez-vous obtenu ? intervint Holmes, brusquement intéressé.
- Tous les notaires de l’île se
rendent réguliérement en deux endroits, monsieur. Leur ballet a la régularité d’une horloge,
une fois qu’on y prend garde. Ceux du
sud rendent visite à la demeure de Moriartini, à Sartène, que nous surveillions
déjà, tandis que ceux du nord de l’île, le notaire de Calvi sur la côte ouest
et celui de Corte, fréquentent à intervalles plus ou moins longs un domaine,
situé sur les hauteurs de Bastia, à Cardo.
C’est ce deuxième repaire que nous avons découvert et fait également
espionné. Mais le seul problème, c’est
que nous n’avons jamais pu observer un déplacement de Moriarty lui-même entre
Bastia et Sartène.
-
Etes-vous certain, O’Near, que notre homme se trouve tantôt à Sartène et
tantôt sur les hauteurs de Bastia ? demanda Holmes en fronçant ses
sourcils. Etes vous sûr qu’il s’agit du
même homme ?
- Oui, monsieur Holmes. Nos rapports de surveillance se
recoupent. Et c’est bien le signalement
du même homme que donnent nos agents. A
Cardo et ensuite à Sartène.
- L’homme de Cardo correspond-il
au signalement de Moriarty ?
interrogea Holmes, l’air soucieux.
- Oui, monsieur. Grand, mince,
front élancé, yeux enfoncés, imberbe, visage ascétique, pâle, épaules
voûtées...tout correspond. Plusieurs
rapports sur Cardo mentionnent même que l’homme a quelque chose d’un
serpent. C’est bien Moriarty, n’est ce pas ? Il n’y a pas de doute possible !
- Cela correspond bien en effet
aux renseignements que nous vous avons fournis, lieutenant ! dit Holmes,
le regard perdu dans les volutes de fumée qu’il tirait de sa pipe. Où se trouve le serpent en ce
moment ? interrogea-t-il brusquement.
- A Sartène, monsieur. Depuis plusieurs jours. Nous en sommes certains. J’aurai demain matin le dernier rapport. Mais, hier, notre homme était toujours à
Sartène.
- Et vos rapports de Bastia ne mentionnent rien de suspect ? Sur la même période, les rapports se recoupent ? Parlez, O’Near, rassurez moi ! cria Holmes, brutalement, en proie à une nervosité que je ne lui avais jamais vue.
Holmes avait jailli de son
fauteuil. Tout son corps était tendu
vers ce pauvre O’Near, qui était pâle comme un linge. Il se penchait vers l’officier comme s’il
voulait lui extirper un redoutable aveu.
La violence et la fureur que je découvrais sur le visage de Sherlock
Holmes m’effrayèrent.
- Eh bien, monsieur...c’est à
dire que...se mit à balbutier l’Irlandais. C’est plus difficile pour Bastia. Je...Nous
avons organisé la collecte des rapports de façon à ce que....
- O’Near ! Vous recevez tous les jours les rapports de
Sartène ! Ce n’est pas le cas pour
Bastia, c’est cela ? hurla presque le détective avec un regard fou.
- Pas tous les jours, monsieur.
En moyenne, un jour sur trois seulement...réussit à articuler, tête baissée, le
lieutenant de marine. C’est long en berline, monsieur Holmes, entre Bastia et
Ajaccio. Et nous avions peur de confier
ces rapports à la diligence. C’est un gendarme qui effectue la livraison...Ils
ne sont pas disponibles tous les jours.
Ils ont beaucoup à faire avec les bandits, vous comprenez...
- Non, O’Near ! Non !
Je ne comprends pas une telle erreur ! répondit Holmes, faisant un
effort visible pour se calmer. C’est
stupide !
- Monsieur Holmes, souvent, les
rapports...
- Taisez vous,
lieutenant ! Laissez moi
réfléchir ! dit Holmes en se levant.
Un grand silence régna dans le
salon. Holmes arpentait la pièce comme
s’il voulait la mesurer de ses grandes enjambées. O’Near me jeta un regard abattu et inquiet
avant de s’absorber tout entier dans l’observation du tapis qui recouvrait le
parquet. De longues minutes s’écoulèrent
ainsi. Brusquement, Holmes tapa d’une
main sur l’épaule du lieutenant et revint s’asseoir dans son fauteuil.
- Pardonnez mon emportement, O’Near, dit Holmes en souriant à l’officier. Réfléchissez bien aux questions que je vais vous poser avant de me répondre.
- Oui, monsieur. Je vous écoute.
- Lorsque vous receviez les rapports de Bastia, vous
les compariez avec ceux de Sartène. C’est exact ?
- Oui, chaque fois. De manière systématique, monsieur.
- Avez-vous eu le sentiment
qu’ils pouvaient se contredire ?
Ces différents rapports recelaient-ils une seule chose qui vous soit
paru suspecte ? interrogea Holmes.
- Non, je ne crois pas, répondit
O’Near, après un court instant d’hésitation.
Je tiens depuis le début de nos surveillances un tableau très précis de
nos observations. Comme je vous l’ai dit
à l’instant, nos rapports se recoupent.
Moriarty passe plusieurs jours à Sartène, durant lesquels il ne sort
absolument pas de sa maison, avant de reparaître au bout d’un certain tems dans
son jardin. Notre surveillance est aussi étroite que possible, monsieur
Holmes. Nos rapports sont fiables. Je vous le répète, monsieur, nous ne l’avons
jamais vu quitter son repaire et s’en aller quelque part. C’est la seule chose qui pourrait être
suspecte.
- Et à l’inverse, que disent vos
rapports de Bastia ? demanda Holmes qui avait retrouvé tout son calme.
- Rien de contradictoire,
monsieur. Nous avons observé les mêmes
comportements. Moriarty s’enferme durant
plusieurs jours et se promène parfois, sur son domaine, mais il ne s’éloigne
guère de sa demeure. Il ne sort jamais
la nuit tombée et ne va jamais à Bastia.
Comme à Sartène, les notaires sont ses seuls visiteurs. Et pas plus à Cardo qu’à Sartène, nous ne
l’avons jamais surpris se préparant à prendre la route. Croyez moi, monsieur Holmes, cet homme se déplace
sans qu’on l’aperçoive. C’est un serpent,
monsieur, un véritable serpent !
-
O’Near, dit Holmes d’un ton grave, votre Irlande natale est comme la
Corse : elle ignore l’existence des serpents venimeux.
- Monsieur Holmes a raison,
lieutenant, glissai-je, afin de détendre un peu l’esprit de mes deux
compagnons. Nous n’avons que des
couleuvres dans notre île. Elles sont
superbes. Très élégantes, vertes et
jaunes, elles ont pour nom Coluber
viridiflavus viridiflavus, identifiée par Lacépède en personne en 1789, et Coluber
viridiflavus carbonarius, découverte il y a dix ans seulement par le Prince
de Canino, Charles Lucien Bonaparte. Les
vipères, dangereuses, évitent la Corse, messieurs ! Mais cela ne débrouille pas notre
énigme ! Pardonnez moi, cet aparté.
Holmes souriait et O’Near
paraissait un peu plus à son aise. J’avais pleinement réussi ma petite manœuvre
de diversion sans attirer sur moi les feux glacés du regard de Sherlock Holmes.
- Nous voilà à présent
complétement rassurés, cher ami, me répondit le détective. Quand cette affaire sera terminée, nous irons
parcourir votre île et nous allonger dans l’herbe en toute insouciance. Pour l’instant, continua Holmes, je dois
encore poursuivre votre interrogatoire, lieutenant O’Near.
- Je vous écoute, monsieur Holmes.
- Admettons, comme vous le dites,
que vos rapports ne sont pas contradictoires.
Nous sommes d’accord, maintenant, sur ce point. Nous sommes également convaincus, continua
Holmes, que les observations de nos agents, à Sartène et à Bastia, sont
identiques. C’est bien cela,
lieutenant ?
- Oui, monsieur Holmes. C’est ce que je dis.
- Y-a-t-il un seul détail qui
fasse une différence, aussi petite soit-elle, entre les rapports du sud et ceux
venant du nord ? Réfléchissez le
temps qu’il faut, mon ami. Ne vous
pressez pas pour me répondre.
Le lieutenant O’Near obéit. Il ferma les yeux, se concentra. Ses efforts se traduisaient par une sorte de
grimace comique qui déformait son visage. Après un petit moment, il rouvrit les
yeux et dit :
- Non, monsieur Holmes, je ne
vois pas. La seule différence, peut être, qui existe entre le nord et le sud,
c’est qu’il y a une fille.Mais je ne crois pas…
- Expliquez-vous ! Quelle fille, O’Near ?
- Cela concerne uniquement Cardo, monsieur. Les rapports en provenance du nord précisent qu’à plusieurs reprises Moriarty a reçu chez lui une très jeune femme. Elle ne reste jamais bien longtemps et nous ne l’avons jamais vue passer une nuit. Après vérification, nous savons que ce n’est pas une prostituée fichée. Elle est d’ailleurs vraiment très jeune. Mais ses visites sont plutôt régulières. Elle ne vient jamais le matin et se fait toujours conduite par la même voiture, en début d’après midi. Ils passent parfois, ensemble un moment dans les jardins. Voilà, la seule différence que je vois avec Sartène, monsieur Holmes.
- Et quelle conclusion en tirez
vous, O’Near ?
- Elle me parait évidente,
monsieur, pardonnez moi. A Cardo,
Moriarty s’offre une fille à l’heure de sa sieste ; à Sartène, il fait pénitence,
répondit l’officier en étouffant un petite rire.
Holmes, lui, ne souriait
pas. Ses lèvres étaient serrées. Sur son cou allongé, les veines saillaient
comme les mèches d’un fouet ; ses narines se dilataient. Holmes semblait être sous l’emprise d’une
passion animale. Il me faisait penser à
un chien d’arrêt de bonne race prêt à s’élancer. Holmes était en chasse, il était sur une piste.
- Une dernière question, O’Near,
dit-il enfin. Auriez-vous par hasard
effectué une recherche sur le rapport que pourraient avoir entre elles les
dates où Moriarty se trouve à Cardo et celles où il se trouve à
Sartène ? Suis-je compréhensible,
lieutenant ?
- Pas trop, monsieur, répondit
timidement O’Near, s’attendant une nouvelle colère du détective. Je ne comprends pas bien votre question,
monsieur Holmes.
- Je veux savoir, lieutenant, si
vous avez remarqué une répétition, une fréquence dans les absences et les présences
de Moriarty à Bastia et à Sartène.
Autrement dit, je veux savoir si ses absences et ses présences dans un
endroit donné obéissent à un principe, à une loi, à un nombre si vous préférez,
qui se répèterait ? Vous
comprenez ?
- Je crois, monsieur ! Comme si, par exemple, Moriarty était à Cardo
les jours pairs et à Sartène les jours impairs.
C’est bien cela, monsieur Holmes ?
- Tout à fait, O’Near. Vous m’avez compris, dit Holmes avec un petit
sourire. Alors, lieutenant, avez-vous
effectué une recherche en ce sens ?
- Non. J’avoue que cette idée ne
m’a jamais effleuré, monsieur. La seule
chose qui...Je peux immédiatement rechercher dans mes fiches cette fréquence,
monsieur.
- Qu’alliez vous dire,
O’Near ? coupa Holmes. La seule chose qui... quoi,
lieutenant ? Parlez !
- Une seule chose m’intrigue, monsieur Holmes. C’est sa vitesse. Je ne comprends pas comment il est possible que nous n’ayons encore jamais observé Moriarty en déplacement entre Sartène et Bastia. Mais ce n’est pas tout, car à cela s’ajoute le fait qu’à cinq reprises au moins il a fait le voyage avec une incroyable rapidité. Trois fois, mes fiches indiquent qu’il était à Sartène en fin d’après midi et à Cardo le lendemain à l’heure du déjeuner. Cela n’a rien d’impossible, c’est vrai. Pourtant, dans les faits, nous n’avons rien remarqué d’une telle précipitation. C’est d’autant plus embarassant que, par deux fois, Moriarty était avec sa belle Bastiaise et le lendemain, dès l’aurore, dans ses terres de Sartène. Voilà, monsieur, ce qui me tracasse dans cette enquête. Ses déplacements sont trop rapides. Et ils sont surtout parfaitement invisibles.
- Vous avez très bien travaillé,
lieutenant, dit Holmes en se calant tout au fond de son fauteuil et en nous
adressant un large sourire. J’ai été
injuste tout à l’heure à votre égard.
Vos observations sont excellentes.
Seules vos conclusions sont erronées, mon cher O’Near. Qu’en pensez-vous, Pandolfi ? Est-ce
également votre avis ?
J’étais incapable de dire quoique
ce soit. La collection de détails que venaient d’examiner Holmes et son patient
officier plongeait mon esprit dans un état d’agitation totalement dépourvu
d’ordre et de cohérence. Pour tout dire,
je n’y comprenais goutte, exactement
comme cela m’était arrivé parfois à Paris devant les tableaux de ces
peintres à la mode où l’on ne voit rien d’autre qu’une multitude de petits
points de couleur. Au lieu de m’enrager,
ce constat faisait naître en moi un doute sérieux et profond sur ma propre intelligence. Etais-je donc
privé de ces facultés de l’esprit qui permettent à d’autres de débrouiller facilement
ce qui paraît le plus abscons, le plus confus ? Face à moi, souriant dans son
fauteuil, Holmes affichait à l’évidence la mine satisfaite d’un homme pour qui le
mystère est en passe d’être résolu.
- J’avoue, messieurs, balbutiai-je,
que vos échanges m’ont épuisé. La seule
chose qui m’apparaisse avec clarté, c’est que vous avez, vous Holmes, l’air
réjoui de celui qui a la clef de
l’énigme. Je m’en remets donc à vous,
cher ami. C’est à vous de nous éclairer.
- Vous avez raison, Pandolfi,
répondit Holmes en se tournant vers O’Near.
Cette discussion est épuisante.
Si nous commandions de quoi nous restaurer ? Qu’en pensez vous, mes amis ?
Sans attendre la réponse, Holmes
se leva en demandant au lieutenant de se charger de nous faire monter notre
déjeuner et s’en alla dans sa chambre.
- Commandez le même vin blanc
qu’hier, Pandolfi, dit-il, avant de s’enfermer.
Il est fameux !
Lorsque nous déjeunâmes un peu
plus tard, il fut impossible d’obtenir du détective le moindre éclaircissement
sur l’affaire qui nous préoccupait. Holmes mangea de fort bon appétit. Les seules paroles qu’il nous adressa au
cours de ce repas se limitèrent à un nouvel éloge du vin blanc de Rogliano et à
une étude des rouges et des blancs qu’il avait bus en France, en Angleterre ou
aux Etats-Unis. O’Near et moi-même
apprîmes à cette occasion que notre ami détective appréciait fort le vin de
Beaune, le claret du Bordelais, ainsi
que le Montrachet de Bourgogne. Holmes
nous affirma même avoir goûté une fois un vin qui avait été récolté en 1811,
l’année de la Comète.
De Moriarty, de son frère sans visage, de son Annamite voyageur, des cryptogrammes de Réouven et de son sort mystérieux, du refuge de Cardo, du repaire de Sartène, il ne fut pas touché un mot de tout le repas. Holmes avait pris un grand plaisir à déjeuner en notre compagnie, mais j’avais, moi, une foule de questions à lui poser qui me restaient au travers de ma gorge.
- Messieurs ! commença
Holmes en se levant de table, nous allons enfin pouvoir agir. Nous irons à Sartène mardi. Mais d’ici là, O’Near, il faut me fournir
tous les détails sur le repaire de Moriarty à Bastia et ses habitudes quand il
se montre au nord. Il me faut surtout
pouvoir étudier une carte précise de cet endroit. Qu’en dites vous ?
- Holmes, dis-je, avant même que
le lieutenant O’Near, abasourdi, n’ouvre la bouche, je crois que vous nous
devez auparavant quelques explications.
Il me semble qu’il...
- Je vais trop vite pour vous,
Pandolfi ? me coupa Holmes en
souriant. Pour vous aussi peut être,
lieutenant ?
- Je pense, monsieur, dit
l’officier mal à l’aise, que monsieur Pandolfi est comme moi. Nous sommes un peu... désorientés. Vous
semblez si sûr de vous, monsieur Holmes, alors que nous n’avons pas...
- Nous avons, tous les trois tous
les éléments de l’énigme, O’Near. Seulement,
nous n’en faisons pas le même usage, dit théâtralement le détective, en
s’installant de nouveau dans le fauteuil qui tournait le dos à notre
balcon. Vous souvenez vous, Pandolfi, de
la conversation que nous avons eue sur le pont du Cyrnos à propos des invraisemblances et de l’impossible ?
- Parfaitement, Holmes ! Je peux même vous citer avec
précision. Vous m’avez exposé votre
règle d’or de l’enquêteur : une fois l’impossible écarté, tout le reste,
même l’improbable, est vrai. J’ai retenu
la leçon.
- Appliquez là donc à notre affaire, Pandolfi. Et vous aussi, lieutenant. Réfléchissez, messieurs.
- Je vous assure, Holmes, que je ne distingue rien de plus
qu’un épais brouillard digne de votre pays, dis-je accablé.
- Je réfléchis à différentes hypothèses, se risqua à son
tour le lieutenant O’Near, j’envisage toutes les possibilités. Mais je ne me trouve pas plus avancé,
monsieur.
- Qu’imaginez vous, O’Near ? Dites nous !
- D’abord, que notre homme dispose d’un mystérieux moyen
pour se déplacer sans que nos agents l’aperçoivent. Ensuite, comme vous l’avez suggéré, que
Moriarty respecte, par mesure de sécurité, une sorte de règle suivant laquelle
il ne se montre pas à Cardo quand il est à Sartène, et inversement. Mais je ne suis pas très convaincu moi-même
par ce raisonnement monsieur Holmes.
- Excluez l’impossible, mon ami, vos raisonnements cesseront
de marcher sur la tête, ironisa le détective, en proie à une satisfaction de
plus en plus évidente.
- Holmes, je vous en prie ! protestai-je. Mettez un
terme à cette torture. Vous jouez avec
nous comme un maître pervers avec ses élèves.
Donnez nous la clé de l’énigme sans nous harceler davantage !
- Perversion, vraiment ? rétorqua Holmes. Vous ne croyez pas si bien dire. Ce mot ne
vous donne qu’une toute petite idée de ce dont le professeur Moriarty est
capable. Le plus grand intrigant de tous
les temps est un être vil qui souille tout ce qu’il touche ; mais c’est en
même temps un génie, Pandolfi. Cet homme qui règne sur le crime, possède un
cerveau de premier ordre. A vingt et un
ans, Moriarty écrivait sur le binôme de Newton un traité qui lui valut de
décrocher la chaire de mathématiques dans l’une de nos meilleures
universités. C’est un génie ! répéta Holmes avec emportement. C’est un philosophe, un penseur de
l’abstrait. Plus qu’un serpent, c’est
une araignée qui demeure immobile au centre de sa toile ! Vous entendez, messieurs ? Une araignée guettant sa proie !
- Une araignée qui se déplace très vite alors ! remarqua
le lieutenant O’Near.
- Non, lieutenant !
Justement, c’est là votre erreur !
cria Holmes, en pointant en direction du lieutenant un index menaçant. Votre logique repose sur des bases
fallacieuses. Voilà pourquoi elle ne tient pas.
L’araignée est immobile, mon ami.
Moriarty ne se déplace pas.
Comprenez vous ce que cela signifie ?
- Mais monsieur, c’est impossible ! explosa O’Near. Moriarty ne peut pas être au nord et au sud
sans se déplacer!
- Excluez une fois encore l’impossible, lieutenant. Je vous ai mis sur la bonne voie. Ne retombez pas dans les mêmes ornières, gardez
le cap, O’Near !
- Pitié, Holmes ! intervins-je. Nous faisons des efforts surhumains pour vous
suivre, mais, pour ma part, j’abandonne cette lutte inégale. Exposez nous votre théorie ou livrez nous les
secrets que vous gardez dans votre manche, mais, de grâce, cessez ce jeu
cruel !
- Soit. Comme vous voudrez, messieurs, répondit Holmes,
déçu. Vous n’entrevoyez donc rien,
Pandolfi ?
- Rien, Holmes. Sauf à penser que…votre Moriarty ou Moriartini,
peu importe son nom, utilise quand il n’est pas là un mannequin qui lui
ressemble, une marionnette destinée à nous tromper.
- Un sosie ! s’écria O’Near. Ce ne peut être que cela, monsieur Holmes. Moriarty a un sosie !
-Un jumeau, messieurs !
Un frère jumeau ! trancha
Holmes, ravi de nous apporter la délivrance.
- Son double, son double parfait…murmurai-je, en tentant de
prendre la pleine mesure de cette révélation.
C’est donc ça...
Silencieux, Holmes nous regardait, souriant. Le visage du lieutenant O’Near avait repris
sa grimace comique. Il réfléchissait,
s’efforçant, comme j’étais en train de le faire, de débrouiller l’écheveau en
suivant le fil que Holmes venait de nous mettre en main. O’Near sortit du labyrinthe avant moi. Ses premières paroles eurent sur moi l’effet
d’une libération.
- Deux jumeaux, monsieur ! Evidemment ! Du coup, Cardo et Sartène s’expliquent. Ils ont l’air
de se déplacer si vite parce qu’en réalité ils ne quittent jamais leur terrier.
Oui, tout s’explique !
- En effet, lieutenant, répondit Holmes. L’existence de jumeaux explique tout, y
compris le fait que vous n’ayez jamais pu fournir un signalement du frère de
Moriarty. Vous l’aviez sous les
yeux et vous pensiez que c’était son frère ! ricana Holmes.
- Mais Holmes, dis-je, vous seul saviez que le frère
de Moriarty était son jumeau. Pourquoi
ne pas l’avoir dit avant ? Depuis
quand le savez vous ?
- Depuis peu, répondit Holmes, quelques instants seulement avant
que vous nous commandiez cet excellent vin blanc !
- Voulez-vous dire, Holmes, que ce que vous nous affirmez
est le pur résultat de vos déductions ?
fis-je, incrédule. Vos jumeaux
ont donc pris forme entre le déjeuner et le café ?
- Exactement, mes amis. Grâce à vos observations et à vos
réponses, lieutenant O’Near. Mais là n’est plus la question. Notre problème est
de savoir maintenant à quel Moriartini nous avons à faire. Lequel des jumeaux se trouve à Sartène,
lequel à Cardo ?
- La surveillance, monsieur ! A partir de maintenant,
répondit O’Near, nos agents vont pouvoir rechercher lequel est le professeur
Moriarty. Nous allons désormais être
attentifs à toutes les différences de comportement...
- Trop tard,
lieutenant, l’interrompit Holmes. Nous
n’avons plus le temps d’attendre que vos rapports établissent lequel des deux
jumeaux est Moriarty. Vous avez fait l’essentiel. A présent, c’est à moi de trancher. Je dois intervenir au plus vite. Nous irons à Sartène dès mardi.
- Pardonnez moi, mais pourquoi Sartène en premier
lieu ? Votre Moriarty peut tout
aussi bien être l’homme qui se trouve à Cardo ?
- Ne vous excusez pas, Pandolfi, répondit Holmes. Votre question n’est pas idiote. Je ne sais
pas si l’araignée que je dois éliminer se terre à Sartène ou à Cardo, vous avez
raison. Mais ce dont je suis sûr, c’est que quelle que soit la toile où elle se
cache, il faut l’empêcher de nuire sans plus attendre. Elle et son double ! Je commence par Sartène parce que nous sommes
à Ajaccio, et que l’homme de Sartène est l’araignée la plus proche de nous.
- La malmignatte !
lançai-je. La veuve noire est la
seule araignée de cette île qui ait un venin suffisamment toxique pour
provoquer un accident mortel. Latrodectus
mactans tredecimguttatus, c’est son nom depuis 1790, mon cher Holmes, est très agressive et abandonne rarement sa
retraite.
- Nous redoublerons de prudence, mon ami, répliqua le
détective en me fixant de son pénétrant regard.
Croyez moi !
Ces dernières paroles de Sherlock Holmes et l’insistance de
son regard me firent comprendre que la discussion sur ce qui nous attendait à
Sartène ou à Cardo était terminée.
Holmes venait de prendre une décision qui était un arrêt. Il n’y avait pas d’appel possible, ni de
commentaire à ajouter. D’une certaine
manière, il me semblait qu’Holmes m’était reconnaissant d’avoir moi-même
accepté ce verdict en évoquant le
caractère venimeux de la malmignatte.
- Je pense, monsieur Holmes, dit, soudain, le lieutenant
O’Near rompant le silence, que pour étudier les hauteurs de Bastia avec
précision, la meilleure solution serait de vous rendre dès demain au Conseil Général. Ils disposent là-bas d’une carte excellente
que vous pourriez consulter sans attirer l’attention.
- Êtes-vous bien sûr, lieutenant, que cela soit sans risque ?
- Tout à fait sûr, monsieur Holmes. Qu’un géologue et son
ami voyageur consultent les cartes du plan terrier dont disposent les archives
du Conseil général n’étonnera personne.
Ce document est ancien mais il est à une échelle qui vous surprendra,
monsieur. Et s’il vous manque un détail,
nous le compléterons avec nos propres documents.
- Le lieutenant dit vrai, Holmes, ajoutai-je. Je connais bien ce plan terrier pour avoir
travaillé sur lui il y a quelques années.
C’est une carte remarquable. Les géomètres ont mis plus de vingt ans
pour la réaliser. Elle a été établie à
l’échelle d’une ligne pour douze toises et demie. A cette échelle d’un dix mille huit centième,
vous aurez, cher ami, le sentiment d’être un oiseau survolant la Corse.
- Fort bien. Pensez vous pouvoir organiser cette visite pour
demain matin, Pandolfi ?
- Non, dis-je en me souvenant des lenteurs des archivistes
du Conseil général. J’irai demain matin
rencontrer le secrétaire du conservateur des archives. Cet homme est fort aimable et a grandement
facilité mon travail quand, en 1887 j’ai voulu étudier ces cartes. Si, comme je l’espère, il est toujours au
même poste, nous obtiendrons les rouleaux qui nous intéressent dans l’après
midi.
- Voilà qui est parfait, conclut Holmes. Auriez-vous d’autres questions à soulever,
messieurs ?
- Les notaires, dis-je.
Que viennent faire ces notaires dans les repaires de
Moriarty ? Pourquoi votre agent
secret a-t-il eu l’idée de faire surveiller les déplacements de ces gens
là ?
- Le lieutenant O’Near va nous l’expliquer, dit Holmes en se
tournant vers l’officier. Vous disiez ce
matin que cette piste avait été la bonne, lieutenant, n’est ce pas ?
- Oh oui, monsieur. Au début, l’ordre de Réouven n’avait pas
grand sens pour moi. Jusqu’au jour où
nous avons eu la certitude que ces notaires, comme une armée, obéissaient aux
mêmes ordres, autrement dit qu’ils se rendaient tous, à intervalles réguliers
et fréquents, aux domaines de Cardo et de Sartène. Sans la demande de Réouven nous n’aurions
jamais soupçonné le repaire de Cardo, monsieur Holmes.
- Mais pour quoi faire ? demandai-je.
A quoi riment ces allées et venues ? C’est cela que je ne comprends pas, Holmes.
- Coontinuez, O’Near !
Soyez précis.
- Eh bien, Réouven avait vu juste, monsieur, poursuivit
O’Near. Il s’agit bien des terres. Les
notaires vont tout simplement remettre aux Moriartini des titres de
propriétés. Ces dernières années, les
actes de ventes n’ont cessé de se multiplier.
Au nord comme au sud de l’île, la plus grande partie de ces actes est
enregistrée au profit des Moriartini ou de personnages qui leur prêtent leur
nom. Dans le Niolo, dans la région de Corte, dans les hautes vallées en général
et au Cap corse, les terres communales n’ont pas encore été trop touchées par
ces transactions. Mais sur la côte, en Balagne ou dans le Nebbio, les terrains
communaux disparaissent. Certains
villages de la Castagniccia et de la Casinca n’en possèdent plus aucun.
- Ces brigands achètent donc tant ? demandai-je, sans comprendre.
- Ce n’est pas tellement qu’ils achètent, monsieur, répondit
O’Near, c’est surtout qu’ils obligent à vendre ! Les Moriartini sont passés maîtres dans l’art
de profiter du morcellement des propriétés en parcelles minuscules. Dans le canton de San Martino, ils sont
devenus propriétaires en quelques années des 22 611 lots qui partageaient
un domaine de moins de 3 000 hectares.
Sous des noms de complaisance, et grâce aux mêmes méthodes, ils
possèdent maintenant quatre hectares de plus à Sisco, au Cap corse, qui avaient
été divisé en 114 parcelles. Et tout
laisse à penser, messieurs, que leurs appétits ne se limitent pas aux seuls
petits domaines. Les Moriartini
s’attaquent aussi à la noblesse et aux bourgeois de Bastia ou d’Ajaccio qui
sont à la tête de grands domaines. Dans
le Sartenais, les Moriarty lorgnent sur les 1500 hectares des Rocca Serra. Ils s’en prennent aussi aux meilleures terres
côtières des principali * de Serra di Scopamène et de
Sorbolano.
- Les Moriartini font main basse sur l’île ! C’est
monstrueux ! dis-je, frappé de
stupeur. Comment cela esy-il possible ?
- Par la contrainte, monsieur. Par la terreur, quand c’est
nécessaire Et vous avez raison, les
Moriartini font main basse sur la Corse.
Ils seront bientôt, avec l’Eglise de Rome, le plus grand latifondiaire
de cette île.
- Comment peuvent ils ?
demandai-je encore, sous le choc.
C’est impensable ! Tous nos
propriétaires ne sont pourtant pas à vendre ?
- Ils les contraignent par le chantage ou les menaces.
Certains sont tellement endettés auprès des Moriartini qu’ils ne peuvent plus
rien leur refuser. Tout sert leurs appétits.
Ils savent user de tous les moyens, des plus légaux aux plus
ignobles. Et lorsqu’ils rencontrent des
résistances, ils font allumer des incendies par leurs sbires ou bien abattre le
bétail. Il n’est pas impossible même qu’ils raniment certaines vendettas oubliées à seule fin de
ruiner l’économie d’un village, d’empêcher les récoltes ou faire nommer un
maire à leur convenance. Voilà, messieurs, ce qui se cache sous le ballet des
notaires.
Je demeurai sans voix, atterré. Holmes observait mon silence. Il devait lire sur mon visage l’effroi que
ces révélations venaient de produire. J’étais accablé, meurtri. Je me sentais
faire corps avec ma terre, avec mon île, comme elle blessé à mort par la
violence et la corruption des Moriartini.
Le lieutenant O’Near, en reprenant la parole, me sortit de
cette impression douloureuse. C’est lui, cette fois, qui interrogeait Holmes.
- J’ai, monsieur, une dernière question, dit-il en fixant le
détective.
- Je vous en prie, lieutenant. Il nous reste encore un peu
de temps avant le service du thé, j’imagine.
- C’est à propos de votre agent français, monsieur, dit
Stephen Wilson O’Near, d’une voix inquiete.
Pourquoi n’avons-nous plus aucun signe de lui ? Qu’est devenu ce Réouven, monsieur
Holmes ?
- Pourquoi dites-vous qu’il s’agit d’un agent français,
lieutenant ? Réouven peut tout
aussi bien être le nom de code de l’un de nos hommes. Quelque chose, un détail, peut être, vous
permet de penser qu’il est français ?
suggéra le détective.
O’Near ne répondit pas tout de suite. Il était surpris. Il ne s’attendait visiblement pas à ce que
Sherlock Holmes réponde à sa question par une autre question. Le lieutenant
O’Near se mit de nouveau à grimacer à force de réfléchir. Mais son visage n’avait rien de comique cette
fois. O’Near était réellement inquiet.
- Son chiffre, monsieur Holmes, répondit enfin le
lieutenant. Réouven utilise le code de
Sittler !
- Et, selon vous,
cela fait de lui un français, O’Near ? dit Holmes, impassible.
- Excusez-moi, messieurs, intervins-je. Pourriez m’expliquer de quoi vous
parlez. Qui est ce Sittler ? Et quel est ce code ?
- Pardonnez-nous, Pandolfi, dit Holmes, en souriant. Il est
vrai que nous parlons un langage effectivement codé, ajouta-t-il en riant franchement cette
fois. Le code télégraphique chiffré de
Sittler, cher ami, est un dictionnaire chiffré extrêùeùent pratique. C’est
un petit volume de cent pages comprenant chacune
deux colonnes de cinquante lignes. Les
cent lignes ainsi obtenues sont numérotées de 0 à 99. Seules, les pages ne sont
pas numérotées. Ce petit dictionnaire
contient à peu près tous les mots et
expressions d'un usage fréquent et il permet très facilement la rédaction et la
traduction de dépêches secrètes. Suis-je
exact, lieutenant O’Near ? demanda Holmes en terminant son explication.
- Oui, monsieur, c’est tout à fait cela. Le Sittler est très commode pour la correspondance
secrète, confirma l’officier.
- Et pourquoi, demandai-je, l’usage de ce
dictionnaire vous fait-il penser que cet agent est français, lieutenant ?
- Pour trois raisons, monsieur, me répondit O’Near. La première, c’est que ce dictionnaire est en
langue française. La deuxième, c’est que
depuis que votre gouvernement a autorisé la correspondance en chiffres par
télégraphe, l’usage du Sittler s’est beaucoup répandu en France. La troisième raison, enfin, c’est que nos
services utilisent un système de chiffrement différent. Voilà pourquoi, monsieur Holmes, continua le
lieutenant en se tournant vers le détective, je pense que Réouven est un agent
français. Si ce nom de code protégeait
l’un de nos hommes, ses messages seraient chiffrés selon nos procédures.
- Sauf si
notre homme souhaite qu’on le prenne pour un agent français, objecta
Holmes.
- Je n’avais pas envisagé cette hypothèse, dit
le lieutenant. Mais dans tous les cas,
monsieur, je suis inquiet sur le sort de cet agent. Depuis son message concernant les notaires,
il n’a plus donné signe de vie.
- Je vous rassure, lieutenant. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, répondit
très calmement Holmes en quittant son fauteuil.
Je ne puis vous dire si notre agent est anglais ou français, mais je
sais que le commissaire Le Villard n’est pas le moins du monde inquiet à son
sujet. Et moi non plus. A mon avis, Réouven a dû se voir confier une
autre mission après vous avoir alerté sur Sartène. Croyez moi, lieutenant, il n’est pas en
danger. Pouvons nous descendre à présent, messieurs ? Il me semble que
l’heure du thé approche.
Le lieutenant Stephen Wilson O’Near nous quitta
afin d’aller préparer avec Ours-Antoine notre départ de mardi, et Holmes et moi
allâmes marcher un court instant dans les jardins de l’hôtel, avant que son
directeur, monsieur John Greene, nous installe lui-même très confortablement à
l’une des meilleures tables du salon et nous abandonne aux soins de Graham
Leron, le très British [43]
maître d’hôtel de cet établissement. C’est à cette occasion que je compris à
quel point le cérémonial du thé de l’après midi revêt pour nos amis anglais une
majesté certaine.
Holmes paraissait lui-même agréablement surpris
par le luxe des accessoires et des gourmandises qui s’accumulaient autour de
nous : une théière en argent, ainsi qu’un haut présentoir à gâteaux à
plusieurs plateaux, pareil à un temple chinois ; deux sortes de pain
beurré, un blanc et un brun ; des sandwichs au concombre et à la tomate,
minces comme des feuilles de papier à cigarette ; une multiplicité de
cakes, aux raisins, à la savoyarde, au cumin.
Holmes demanda de surcroît un pot de miel.
Rendu rêveur par tant de merveilles, je songeais
à ce que m’aurait dit Maupassant sur la force de l’empire britannique si nous
avions fréquenté cet endroit lors de nos séjours ajacciens.
- Ces cakes, messieurs, sont un peu
particuliers, dit le maître d’hôtel en déposant un ultime plateau. La première sorte, qui est à base d’olives
vertes de Sainte Lucie de Porto-Vecchio, est véritablement excellente,
messieurs. L’autre est une nouveauté de
notre cuisinier. Elle contient de fins
morceaux de joues de porc que les habitants de l’île ont l’habitude de fumer. C’est
très original, messieurs, je vous le recommande, conclut le maître d’hôtel en
nous quittant.
- Goûtons la joue de porc, se réjouit Holmes en
déposant deux cuillères de miel brun au fond de sa tasse.
- La boulagna *. C’est ainsi que
l’on appelle cette charcuterie dans nos campagnes, dis-je en m’emparant d’un
sandwich au concombre. Je ne savais pas
que l’on pouvait l’accommoder de si élégante manière.
- C’est excellent, répondit Holmes qui venait
d’engloutir sa première part de cake à la joue de porc.
Ce thé fut notre dîner. Holmes me quitta assez tôt pour regagner
notre chambre. Je restai un long moment
dans les salons à l’entrée de l’hôtel, dans l’espoir d’apercevoir la fille du
docteur Joseph Bell, qui ne se montra pas. Je m’accordai une dernière chance
d’entrevoir la jeune femme en allant marcher sous les orangers, sans cesser de
surveiller du coin de l’œil l’entrée du parc de notre hôtel, mais je ne fus,
hélas, pas plus heureux de ce côté-là. Ma seule distraction fut de voir s’en
aller ensemble, à ma grande surprise, le directeur de l’hôtel accompagné du
lieutenant O’Near et du policier Ors’Anto.
J’ai
regagné discrètement ma chambre à une heure fort avancée. Je doute cruellement à présent de jamais
revoir miss Bell, malgré la promesse que m’a faite Holmes de me présenter à cette délicate jeune
femme.
Ajaccio-Lundi 27 novembre 1893
Ce matin, j’ai interrogé Holmes
sur le caractère vraiment très étrange et très britannique de notre hôtel. Le cérémonial du thé et surtout les habitudes
qu’ont dans cet établissement des hommes tels que le lieutenant O’Near et le
policier Ours-Antoine m’intriguaient fort depuis la veille. A moitié
sérieusement, j’ai demandé à Holmes si l’hôtel des Orangers était une résidence
tout à fait ordinaire ou si, au contraire, il s’agissait d’un établissement
particulier, privilégiant des clients enclins au secret.
Holmes s’amusa beaucoup de mes
questions. Il me demanda d’abord s’il y
avait dans le service de l’hôtel quelque chose qui ne me convenait pas, me promettant que si le thé de l’après midi
était insuffisant, nous dînerions désormais à la française. Après quoi, il ajouta qu’il partagerait
d’autant plus volontiers une telle préférence qu’elle lui donnerait l’occasion
de goûter de nouveau le vin blanc de
Rogliano, lequel, précisa-t-il, était tout à fait recommandable à l’heure du
dîner. Il me confia enfin que notre
hôtel, qui avait une excellente réputation auprès des touristes anglo-saxons,
réservait effectivement depuis toujours un accueil privilégié à certains agents
britanniques, qu’ils soient ou non en mission diplomatique. En guise de conclusion, Holmes m’assura
également qu’il n’était pas nécessaire pour l’heure que j’en susse beaucoup
plus sur ce sujet.
Conduit en calèche par Ors’Anto,
je me suis rendu ensuite au Conseil général où j’ai pu sans difficulté obtenir
pour l’après midi la consultation des rouleaux numérotés 5, 35, 36 et 37 du plan
terrier de la Corse.
Plus tard, j’ai déjeuné, seul,
entouré de bonapartistes, au Roi-Jérôme,
dont le responsable des cuisines est tout aussi bon maître queux que celui du
républicain Café de Solferino. J’ai retrouvé Holmes en début d’après midi
devant la préfecture, où le Conseil général tenait sa session. Mon compagnon détective remarqua, comme Maupassant
quelques années auparavant, qu’il y avait sur l’avenue plus de gens décorés
qu’à Paris sur le boulevard des Italiens.
Comme nous étions en avance sur
notre rendez-vous avec l’archiviste, nous sommes allés assister un moment à la
séance plénière du Conseil général. Le
public entrait par une porte réservée, comme à l’époque où, en compagnie de
Maupassant, j’avais découvert l’arène dans laquelle s’affrontaient les
champions de l’Empire et ceux de la République.
A quelques années d’intervalle, le spectacle qui s’offrait à nous
n’avait pas changé. Tous les conseillers
généraux, représentants les cantons de Corse, étaient là : cinquante-huit
hommes, occupant deux longues tables couvertes de tapis verts. Des crânes luisaient exactement comme
lorsqu’on regarde de haut la Chambre des députés. Vingt-huit étaient assis à droite, trente à
gauche. Les Républicains avaient des
chances d’être encore une fois victorieux.
Holmes, curieux et impassible,
observa leur manége. Tous étaient
debout, tous parlaient en même temps. De petites voix grêles perçaient le
chahut, des voix de taureaux beuglaient des discours dont pas un mot n’était
entendu.
Qui avait raison ? Qui avait
tort ?
Le gouvernement déclara
péremptoirement que, toute discussion sur ce sujet étant illégale, il se
verrait obligé de quitter la salle si l’on passait outre. C’est Sherlock Holmes
qui décida de quitter la séance avant que le préfet n’exécute sa menace.
- Quand donc fera-t-on de
la politique de bonne foi, au lieu de faire uniquement de la politique de
parti ? me dit Holmes dans un
grognement, tandis que nous nous dirigions vers le bureau des archives.
-Jamais, sans doute, répondis-je,
mortifié d’avoir fourni à mon compagnon l’occasion de subir l’une de ces
séances qui vous emplissent de colère et de mépris pour la politique et pour
tous ceux qui la pratiquent.
- Le seul mot de politique, dit
Holmes, comme s’il lisait dans mes pensées, semble être devenu le synonyme de
mauvaise foi, d’arbitraire, de perfidie, de ruse et de délation.
Dans une pièce où s’entassaient
les archives, le secrétaire du conservateur nous avait préparé les quatre
rouleaux que j’avais demandés. Pour
répondre à l’étonnement de Sherlock Holmes devant les dimensions de ces cartes,
je racontai brièvement à mon compagnon l’histoire des deux exemplaires du plan terrier de mon île, commandé par Louis
XV en 1770 et achevé en 1795 sous le Directoire.
Holmes fut très amusé d’apprendre
qu’en 1796 l’un des deux exemplaires du terrier fut remis au gouvernement
britannique et transféré à Londres, qui le conserva bien après que le royaume
anglo-corse eut cessé d’exister.
Holmes rit franchement lorsqu’il
comprit que les rouleaux qui étaient devant nous, après avoir été rachetés aux
Anglais, avaient été revendus en 1829 au Conseil général de la Corse, pour la
somme de 5.000 francs, par le ministère de la Guerre.
Holmes s’étonna également du
mauvais état de conservation des quatre rouleaux que nous avions mis à plat à
même le sol. Chacun de ces plans, aquarellés
et marouflés sur une toile de lin ou de coton, mesurait 78 centimètres en
largeur et entre 3,4 et 5
mètres en longueur. Ils étaient tous fortement endommagés. Selon Sherlock Holmes, qui les examina à la
loupe, les nombreuses fissures et épidermages, ainsi que l’affadissement des
couleurs, témoignaient que ces cartes avaient fait l’objet d’une consultation intense
et souvent irrespectueuse.
Holmes, à ma grande surprise, ne
s’attarda pas longtemps sur les trois rouleaux concernant l’arrondissement de
Sartène. En revanche, il examina
longuement le rouleau numéroté 5 où figurent les communautés de Bastia, Cardo, Pietrabugno, San Martino di
Lota, Patrimonio et Farinole, ainsi qu’une partie d’Olmeta, de Santo-Pietro et
San-Gavino. Sherlock Holmes consigna plusieurs notes dans son calepin, puis
m’indiqua qu’il était temps pour nous de rejoindre Ors’Anto qui nous attendait
avec la calèche.
A notre arrivée à l’hôtel, Holmes,
O’Near et Ours-Antoine eurent un long entretien avec un grand et bel homme à
l’allure militaire qui les attendait dans le bureau du directeur de
l’établissement. Holmes me retrouva ensuite pour le dîner, que nous prîmes à la
française, avant d’aller fumer à l’abri d’un bow-window [44] qui
s’ouvrait sur l’orangeraie. Il fut décidé d’un commun accord qu’il était
impératif de se coucher tôt. Nous
gagnâmes donc notre appartement de fort bonne heure. Je vais m’endormir une
nouvelle fois sans avoir revu mademoiselle Bell, et demain, avant le lever du
jour, nous partons pour les environs de Sartène !
Ajaccio - Plateau de Cauria - Mardi
28 Novembre 1893
Bien avant l’aube, tandis que nous nous préparions, Holmes m’expliqua que le lieutenant O’Near, ainsi que le troisième homme que j’avais aperçu la veille, étaient déjà partis pour Sartène.
- S’il ne s’est pas présenté, hier, me confia Holmes, c’est qu’il tient à la plus grande discrétion, vous l’imaginez. Il s’agit de l’officier supérieur de gendarmerie en qui notre ami Le Villard a toute confiance. Lui et le petit groupe d’hommes qu’il a sélectionné surveillent le repaire de Moriarty. Ils sont également chargés d’assurer notre sécurité, ajouta-t-il en sortant de sa chambre avec une sorte de long et étroit étui de cuir marron qu’il portait en bandoulière sur une épaule.
- Qu’avez-vous donc là, Holmes ? Votre équipement de géomètre ?
- Non, mon ami, répondit Holmes, impassible. Là où nous allons, Pandolfi, ce bagage est seulement plus pratique et plus discret que mon étui à violon.
- Ce dernier ne contenait donc pas d’instrument ? demandai-je en examinant la forme cylindrique de ce tube de cuir et en m’interrogeant sur ce qu’il pouvait bien contenir.
- Un instrument ? répéta Holmes. Bien sur, Pandolfi, qu’il s’agit d’un instrument. Oui, mais il n’est pas à cordes : il est à vent.
- A vent ! m’exclamai-je. Avez-vous l’intention de jouer de la flûte pour apprivoiser votre serpent de Sartène, Holmes ?
- Modérez votre curiosité, Pandolfi, répondit Holmes en m’invitant à quitter notre appartement. Vous comprendrez avant notre arrivée à Sartène.
Il faisait nuit encore lorsque nous retrouvâmes Ours-Antoine à l’entrée de l’hôtel. Toujours silencieux, le policier nous installa dans une haute et lourde voiture fermée attelée de quatre chevaux, qui remplaçait l’ordinaire calèche, impropre pour un tel voyage. Nous quittâmes Ajaccio aux premières lueurs de l’aube.
Depuis que nous avions franchi les grilles du parc de notre hôtel, je songeais que ma dernière chance d’apercevoir mademoiselle Bell se dissipait avec cette nuit. Je ne savais pas ce qui nous attendait à Sartène, mais j’étais sûr que lorsque nous reviendrons à l’hôtel des Orangers, miss Bell aurait terminé ses excursions et serait loin de mon île. Face à moi, silencieux, confortablement avachi sur sa banquette, Holmes s’enveloppa dans son manteau. Je l’imitai et m’endormis pour un bon moment.
Il faisait grand jour lorsque l’arrêt de la voiture me réveilla. Nous avions quitté Ajaccio depuis plus de trois heures. Holmes était déjà à l’extérieur de la voiture, faisant quelques exercices, pour se dégourdir. Le ciel était nuageux. Ors’Anto tenait l’étui de cuir cylindrique dans ses mains et l’apporta à Holmes.
- Je pense que cet endroit convient parfaitement à la halte que vous m’avez demandée, monsieur Holmes, dit le policier. Je me suis un peu éloigné de la route impériale et nous sommes encore bien loin de Sartène. Personne ne nous dérangera à cette heure. Vous pouvez être tranquille pour vos essais, monsieur.
- Merci, mon ami, répondit Holmes en ouvrant le tube de cuir. Pandolfi, êtes-vous toujours curieux de mon instrument à vent ? Etes vous bon tireur ?
Tandis que je m’approchai, en proie à une vive curiosité, Holmes retira de son cylindre de cuir bouilli une sorte d’étrange fusil.
- Votre violon a pris une curieuse forme, Holmes ! dis-je, aussi intéressé qu’Ors’Anto, qui ne quittait pas des yeux l’arme insolite que Sherlock Holmes tenait entre ses mains.
- Un fusil à vent, messieurs, déclara le détective. Une arme admirable et puissante qui ne fait pas de bruit.
- D’où provient cet instrument silencieux ? demandai-je.
- Cette arme est unique en son genre, répondit Holmes. C’est la copie presque conforme de celle que l’ingénieur allemand von Herder a construite, il y a plusieurs années, à la demande du professeur Moriarty. Voici les projectiles qui s’y adaptent, conclut-il en nous montrant une poignée de balles de gros calibre.
- Cette arme est faite pour la chasse aux fauves d’Afrique, monsieur Holmes ! dit en hochant la tête à plusieurs reprises le policier Ors’Anto. Sa crosse est bien étrange.
- Vous ne croyez pas si bien dire,
Ours-Antoine. Moriarty l’avait commandée à von Herder pour l’offrir à son second, le colonel Moran, grand amateur d’armes et
auteur, en 1881, de La chasse aux fauves dans l’Ouest himalayen.
-Ce Moran, c’est le bras droit de Moriarty, n’est ce pas ? demandai-je, en me souvenant des paroles du détective à Montpellier au sujet de ce criminel.
- Le colonel Sebastian Moran, Pandolfi, est le dangereux numéro deux de Moriarty à Londres, répondit Holmes en introduisant une balle dans la culasse de l’arme. La vieille souche de ce chêne brûlé, en face de nous, là bas, messieurs, ajouta-t-il en refermant la culasse.
Holmes visa, immobile. Sa cible se trouvait à plus d’une centaine de mètres. Son doigt pressa la gâchette, j’entendis un bruit sourd, suivi d’un sifflement ; puis Holmes s’en alla vérifier son tir. Nous le suivîmes et contatâmes que la balle s’était enfoncée profondément dans le vieux tronc desséché.
- Auriez vous une lame à me prêter, Ors’Anto ? demanda Holmes qui examinait à la loupe les dégâts de son projectile. J’ai laissé mon couteau suisse dans la voiture.
Ors’Anto n’ayant sur lui aucun couteau, je sortis de mes poches un canif tout neuf que j’avais acheté à Paris à la veille de mon départ. Je l’ouvris et le tendis à Sherlock Holmes. Celui-ci retira la balle et l’examina longuement en silence avant de la mettre dans la poche de son manteau.
- Votre petit couteau est bien pratique, dit Holmes en le refermant avant de me le remettre.
- Son inventeur est français ; il s’appelle Jules Opinel, et son canif se vend partout depuis quelques temps, répondis-je.
- Cet Opinel ne manque pas de génie ! dit Holmes en rechargeant son fusil. A vous, Pandolfi. Essayez donc cette invention allemande, ajouta-t-il en me tendant l’arme à vent. Gardons la même cible.
Nous reprîmes notre position de départ et j’essayais à mon tour l’invention de l’ingénieur von Herder. Holmes me félicita, emprunta à nouveau mon Opinel et retira ma balle. Ce fût ensuite le tour d’Ors’Anto.
-Comment ce fusil peut-il avoir assez de puissance pour tirer trois fois avec du vent, monsieur Holmes ? interrogea le policier tandis que nous marchions en direction de notre cible.
-Venez, messieurs, je vais vous expliquer le fonctionnement de ce fusil, dit-il en s’en allant vers notre berline.
Holmes retira de l’étui de cuir une sorte de canne métallique qu’il posa soigneusement au sol. Il s’absorba ensuite dans une opération qui se termina sur un bruit sec, comme si un ressort ou un verrou s’était déclenché. Toujours agenouillé sur le sol, il se courba en avant et appuya de toute sa force et de tout son poids sur un levier. J’entendis un long grincement, qui se termina encore par un déclic. Holmes se redressa alors, tenant d’une main son fusil à vent par son étrange crosse.
- L’inventeur de cette arme était aveugle, messieurs, dit Holmes. Lorsque l’ingénieur von Herder accepta de me fabriquer le même fusil à vent que Moriarty lui avait commandé deux ans auparavant, il que ses recherches avait progressé depuis cette date, et que l’arme qu’il me proposait offrait un grand avantage sur celle que possède aujourd’hui le colonel Sebastian Moran. Ce fusil, messieurs, peut, comme vous venez de l’expérimenter, tirer trois fois sans faiblir. Le fusil de Moran, lui, perd toute sa puissance au deuxième tir. Cette arme est vraiment admirable.
- Terrible, oui ! Et terriblement discrète ! dis-je, impressionné.
- Cette arme est extraordinairement dangereuse, monsieur Holmes, dit à son tour, Ors’Anto, soudain loquace. Si les criminels en disposent, nous ne trouverons plus aucun témoin des coups de feu. C’est comme si tout le monde devenait sourd à l’heure du crime. Et quand on a un témoin qui a entendu tirer, c’est quand même bien pratique pour connaître l’heure à laquelle ça a eu lieu, n’est-il pas vrai monsieur Holmes ?
- Vous n’avez pas tort Ours-Antoine, répondit Holmes, en souriant. C’est pour cela, mon ami, que nous devons sans cesse adapter l’enquête aux méthodes des criminels et à l’évolution de plus en plus rapide des moyens dont ils disposent.
Sur ces mots, Holmes rangea avec beaucoup de soins son surprenant fusil à vent et alla se réinstaller confortablement dans la berline. Il nous attendait en fumant le plus tranquillement du monde.
- Combien de kilomètres nous reste-t-il à parcourir, Ours-Antoine ? demanda Holmes.
- Il ne faut pas compter comme ça ici, monsieur, répondit Ors’Anto. Il nous faut encore six bonnes heures pour arriver à Sartène.
- Notre ami a raison, Holmes. C’est le temps qui mesure l’espace dans notre île et non les distances.
- Je m’en étais aperçu, Pandolfi ! dit celui-ci en riant.
Nous repartîmes en direction de Sartène. Holmes s’absorba un long moment encore dans l’étude des trois projectiles que nous avions tirés, puis nous eûmes une longue conversation sur le caractère susceptible des habitants des îles, Anglais compris. Nous déjeunâmes au bord de la route, près d’une fontaine, en savourant les cakes salés et les friandises que notre ami Ors’Anto avait pris soin de nous faire préparer par les cuisines de l’hôtel des Orangers. Holmes apprécia beaucoup le vin blanc du Cap, dont une bouteille se trouvait dans notre panier. Nous goûtâmes aussi de très précoces et curieuses mandarines sans pépins qu’Ors’Anto avait emportées. Elles provenaient, nous dit-il, du jardin de l’une de ses cousines, dont le mari, passionné par la culture des agrumes, tentait toutes sortes d’expériences et rêvait à présent d’aller s’établir en Algérie pour y installer une plantation. Holmes trouva que ces drôles de fruits étaient excellents et méritaient d’être sur toutes les bonnes tables de nos capitales.
- Ces petits fruits sont merveilleux, Ors’Anto, assura le détective. Présentés ainsi, avec leurs petites feuilles vertes autour, ils sont de surcroît du plus bel effet. Ne trouvez vous pas, Pandolfi ?[45]
J’expliquai à mon compagnon de voyage que ce qu’il était en train de savourer n’avait strictement aucun rapport avec la succulence subtile et le délicat parfum de nos véritables mandarines. Celles-ci, venant plus tardivement dans la saison, sont, elles, de véritables gourmandises. Comme le cédrat confit, du reste, dont Holmes reconnut, pour en avoir déjà mangé, qu’il était délicieux.
Nous parvînmes enfin au relais de Sartène après quatre heures de l’après midi. Ors’Anto, pendant que nous changions nos chevaux pour la troisième fois, nous prévint alors que nous allions prendre une mauvaise route au sud du chef-lieu, en direction de Tizzano, puis une piste assez difficile. Holmes profita de cet arrêt pour empocher quelques hybrides de mandarines, qu’il mangea jusqu’à ce que nous quittions la route principale.
Ainsi que notre conducteur nous l’avait annoncé, il nous fallut près de deux heures pour parcourir ces derniers kilomètres de mauvais chemin. Le jour s’achevait lorsque nous descendîmes de voiture.
-Cauria, monsieur Holmes ! Nous sommes arrivés. Voilà notre observatoire, dit Ors’Anto en montrant la construction devant laquelle nous nous trouvions.
La petite bâtisse était ancienne et totalement isolée. Elle dominait des collines peu élevées que nous devinions à peine dessinant leurs courbes au dessus d’une vague plaine qui avait l’air d’avoir une certaine étendue. Sur le seuil de la maison, O’Near nous attendait avec une lanterne sourde.
- Bienvenue à Cauria, messieurs ! dit-il en nous saluant. Entrez vite ! Vous aurez, demain tout le temps d’admirer le paysage. Il fait trop sombre à présent.
A l’intérieur, dans la pièce principale où nous pûmes nous réchauffer, le lieutenant O’Near avait dressé une table où le dîner nous attendait devant une bonne flambée. O’Near nous indiqua alors nos chambres, et Holmes s’empressa d’y ranger son fusil à vent, cependant qu’Ors’Anto s’occupait de remiser les chevaux. Lorsqu’il nous rejoignit, chargé de bûches, nous dînâmes enfin, et de fort bon appétit.
O’Near expliqua à Holmes que l’officier de gendarmerie était resté à la sous-préfecture de Sartène et qu’il viendrait, accompagné par l’un de ses hommes de confiance, nous ravitailler tous les deux jours. Depuis plusieurs mois que la surveillance était en place, O’Near et l’officier français avaient organisé un va-et-vient régulier et permanent qui n’attirait pas l’attention. Pendant plusieurs années, la maison où nous nous trouvions avait été occupée par des savants et des géomètres travaillant à des fouilles. Dès que la surveillance rapprochée de Moriarty avait été décidée, la gendarmerie avait discrètement réquisitionné la bâtisse, et les agents du lieutenant O’Near et les hommes de Le Villard s’étaient substitués aux topographes et aux arpenteurs.
Le lieutenant O’Near et Ours Antoine nous expliquèrent que nous étions dans la maison qu’avait occupé en 1889 l’archéologue Etienne Michon, pendant qu’il travaillait sur des sortes de menhirs qui venaient tout juste d’être mis à jour. Michon relevait les alignements de ces étranges pierres levées. Il avait dénombré soixante à soixante-dix menhirs répartis en deux groupes.
Le lieutenant O’Near assura Holmes que ce poste d’observation offrait une vue imprenable sur le repaire de Moriarty et que le spectacle de ces pierres levées était d’une beauté grandiose. Ors’Anto, visiblement moins sensible que son compagnon irlandais au romantisme des mégalithes, nous affirma que cet endroit était parfait pour notre surveillance, mais qu’il s’agissait d’un lieu maudit, où seules les mazzeri* pouvaient se réunir . Selon Ors’Anto, il y avait, au milieu des pierres levées, une sorte de chambre de pierre géante dont il ne fallait pas s’approcher.
- Votre grande chambre serait-elle maléfique ? demanda Holmes en fixant notre compagnon.
- Oui, monsieur Holmes, c’est sûr ! Et croyez moi, je ne suis pas superstitieux ! répondit Ors’Anto.
- Mais quelque chose semble pourtant vous effrayer, mon ami ?
- A stazzona di u Diavulo ! La Forge du Diable, monsieur Holmes ! C’est comme ça qu’on appelle cet endroit par ici, répondit Ors’Anto en se levant de table.
Sans plus dire un mot, Ors’Anto gravit une sorte d’échelle menant à l’étage du dessus, à le plancher de châtaignier qui formait le plafond de la pièce où nous étions. Nous restâmes silencieux, écoutant un court moment les pas d’Ors’Anto au dessus de nos têtes. Nous l’entendîmes ensuite se mettre au lit pour dormir.
Nous nous couchâmes à notre tour. Nous étions tous bien trop épuisés par ce voyage pour débattre plus longtemps de la place du rationnel et de l’irrationnel dans l’organisation des choses de ce monde.
Plateau de Cauria - Mercredi
29 Novembre 1893
Lorsque je me suis éveillé, il faisait jour et gris. Holmes était debout depuis longtemps. Ors’Anto me servit un café fumant. Sans rien dire, il m’indiqua en levant son pouce vers le plafond de châtaignier que nos compagnons étaient à l’étage. Là, après avoir gravi l’échelle meunière, je vis Holmes, les yeux rivés à une énorme jumelle à trépieds. O’Near, lui, avait un œil collé à une lunette d’astronome. Tous deux faisaient face à d’étroites embrasures.
- Moriarty n’aime pas la pluie, Pandolfi, dit le détective en se retournant pour m’accueillir. Venez voir, mon ami, le paysage est magnifique et tout à fait surprenant.
Ce que je découvris alors me sembla irréel. Au-delà des petites collines que nous surplombions s’étendait une vaste plaine fertile au bout de laquelle était bâtie une belle demeure. Mais entre celle-ci et nous, la plaine était comme plantée de pierres droites qui regardaient le ciel. Des nappes de brumes masquaient certaines d’entre elles. On distinguait cependant deux groupes de menhirs nettement différents, et au milieu de ce champ de mégalithes, des blocs plus énormes encore, composés d’une dalle géante reposant sur d’énormes montants de pierre. Cette construction d’un autre âge faisait un angle droit avec les menhirs alignés, comme un tombeau au milieu d’une armée de vivants. J’étais sans voix.
- Le diable a bon goût, n’est ce pas ? me dit Holmes en prenant mon épaule. Moriarty sait choisir ses voisins ! ajouta-t-il en riant.
- L’avez-vous aperçu, ce matin ? demandai-je.
- Hélas, non, répondit le détective en allumant une cigarette. Je n’ai vu qu’un chien qui rôde en permanence devant la maison.
- Le bougre est pourtant du matin ! lâcha le lieutenant O’Near, sans cesser son observation. Nous l’avons toujours aperçu aux premières heures de la journée. Très rarement le soir. Mais c’est vrai, monsieur Holmes, que c’était toujours par beau temps.
-.Les araignées détestent l’humidité, dis-je en contemplant à nouveau le champ des mégalithes.
- Avez-vous observé, Pandolfi, que ces menhirs sont tous orientés nord-sud ? dit Holmes, entre deux bouffées de fumée.
- Tous en effet, répondis-je, en observant encore plus attentivement l’étrange paysage de pierre. Seule la chambre du diable est tournée différemment, remarquai-je.
- C’est un dolmen. Il est orienté est-ouest. Il fait face au soleil levant. Celui-ci est d’une régularité étonnante. Vous le connaissiez, Pandolfi ?
- Non, j’en avais seulement entendu parler. Je sais que c’est Prosper Mérimée qui l’a découvert dans les années 1840.[46] Cependant, je n’étais jamais venu sur ce plateau. J’ai vu plusieurs de ces constructions lorsque je travaillais sur les granits de la région de Porto-Vecchio, mais celle-ci est vraiment remarquable. Les monolithes sont immenses.
- Ce dolmen doit bien mesurer deux mètres et demi de long ! estima Holmes. Je suis certain de tenir presque debout à l’intérieur.
- Vous êtes très grand, Holmes, remarquai-je. Vous aurez du mal. Il faudra vous raccourcir un peu, comme à Montpellier, de quelques centimètres.
- Nous enverrons Ours-Antoine à ma place, rétorqua Holmes à voix basse, en riant légèrement.
-Je ne crois pas qu’il partage votre goût pour les maisons de démons, cher ami, murmurai-je à mon tour.
- Ça bouge, monsieur, ça bouge ! dit soudain O’Near, toujours collé à téléscope.
Holmes se précipita sur les jumelles et se concentra sur ce qu’il voyait dans le plus grand silence.
-Ce n’est pas notre homme ! grogna le détective.
- C’est leur fournisseur de Sartène, monsieur Holmes, dit O’Near, l’œil toujours rivé à sa lunette. Je le connais. Il vient avec sa charrette deux ou trois fois la semaine. Le chien le connaît. Regardez, il le caresse.
- Qui est cette vieille femme qui l’accueille ? demanda Holmes. Elle paraît être infirme.
- C’est la bonne à tout faire de la maison, monsieur Holmes. Elle est au service de Moriartini depuis toujours. La pauvre femme est une Geronimi. Elle s’appelle Gracieuse et est d’un hameau perdu du Niolu. On ne l’aperçoit presque jamais. Elle ne sort qu’à l’arrivée des provisions.
- Cet épicier ambulant vient toujours seul ? demanda Holmes.
- Oui, monsieur, répondit O’Near, observant toujours. Cet homme a deux enfants. Un garçon d’une quinzaine d’années et une fille plus âgée, qui tient sa boutique en ville. Il est veuf. Son petit gars l’aide souvent dans ses livraisons, sauf quand il vient ici.
- Vous tenez diablement bien vos fiches, lieutenant ! le félicita Holmes.
- Ce sont les gendarmes, monsieur. Ils savent tout ce qu’ils veulent savoir. Du moins, quand ils le veulent...
- Que voulez vous dire, lieutenant ?
- Eh bien, monsieur, il arrive souvent que les gendarmes d’ici ne veuillent pas trop savoir. Ils ferment un peu les yeux et font comme si de rien n’était. Ils laissent aller, pourrait-on dire.
- Avez-vous aussi ce sentiment, Pandolfi ? interrogea Holmes, tout en continuant à observer avec ses jumelles.
- Le lieutenant O’Near connaît bien mon île, dis-je en m’approchant de l’ouverture devant laquelle se tenait le détective. Ce qu’il décrit est un mal insulaire dont Montesquieu dirait qu’il tient à notre climat, Holmes.
- Et vos gendarmes y sont sensibles ? Ce mal se transmet donc ?
- Nos fonctionnaires en sont souvent les premières victimes, répondis-je. Certains résistent quelques temps, mais tous finissent par succomber et la maladie se répand. Elle a depuis longtemps franchi nos frontières naturelles.
- Et quel est le nom de cette curieuse pandémie, je vous prie ?
- Le lieutenant O’Near a parfaitement traduit les mots par lesquels nous l’appelons : le lascia gora, le « laissez aller ». L’expression décrit bien les symptômes de ce mal, qui se caractérise par une absence totale de fièvre.
- Je crois savoir de quoi vous parler, Pandolfi, enchaina Holmes. Votre lascia gora oscille, tel un pendule, entre une philosophie de l’abandon et un éloge de la paresse. Je me trompe, cher ami ?
- Non, il y a de ça. Mais vous avez de cette maladie incurable une vision optimiste. Je penche, pour ma part, pour l’inverse de votre définition.
- Un éloge de l’abandon et une éthique de la paresse. Ce n’est pas pire, Pandolfi, et cette façon d’envisager la vie me conviendrait même assez.
Puis soudain, il s’écria :
- Notre épicier s’en va, O’Near ! Moriarty aura du poisson à son menu.
- J’ai bien peur que Moriarty ne se montre pas, monsieur. Voulez-vous prendre un peu de repos pendant que je continuerai la surveillance ?
- Non, merci, O’Near. Je préfère rester seul, ici, pour bien observer les lieux, même s’il ne s’y passe plus rien de la journée. Apportez moi du cake et, s’il en reste, quelques unes de ces mandarines à l’heure du déjeuner, répondit Holmes sans quitter un instant ses jumelles.
- Bien, monsieur, dit O’Near en s’engageant dans la descente. Frappez le plancher du pied quand vous voudrez nous alerter, monsieur Holmes.
Je restai seul avec Holmes un long moment. Profitant de la lunette astronomique, j’observai en détail la demeure de Moriarty et m’attardai, plus longuement encore sur chacun des menhirs, qui semblaient dresser comme une herse de pierres entre notre abri et le repaire de ce dangereux criminel. Longtemps encore, jusqu’à ce que mon œil droit me fasse souffrir, j’examinai avec passion le gigantesque dolmen.
Dans un léger contre jour, la Forge du Diable se détachait sur un fond de ciel gris et voilé, comme une masse énorme surgie des ténèbres. Soudain, un long trait de lumière, un mince rayon de soleil pâle troua la morne désolation du ciel et tomba droit sur cette forge de l’Enfer. C’était magnifique !
- Holmes, quel spectacle ! m’écriai-je. C’est...
- C’est effectivement grandiose, acquiesça doucement, Holmes, sans lever les yeux de son instrument. Mais voyez-vous, en ce moment, c’est le repaire de Moriarty qui retient toute mon attention.
- Oh, pardonnez moi, Holmes. C’est que le spectacle était vraiment sublime...
- Laissez moi la lunette, Pandolfi, me dit-il en abandonnant son guet. Essayez donc ces jumelles de marine. Elles sont parfaites.
- Merci, Holmes, mais je crois que je vais aller faire quelques pas dans les environs, répondis-je, conscient de soulager mon compagnon qui, à l’évidence, ne souhaitait plus être dérangé.
Holmes se posta à la lunette et me demanda seulement de m’informer auprès du lieutenant O’Near des conditions dans lesquelles je pouvais me promener dans les parages.
- N’allez jamais vers cette vallée et ne vous approchez pas de ces pierres levées, Pandolfi ! m’ordonna-t-il. Allez vous promener vers l’ouest. C’est la seule direction qui nous est permise.
Il ne se passa plus rien de toute la journée, à part l’arrivée en voiture, au début de l’après midi, de l’officier supérieur de gendarmerie accompagné de l’un de ses hommes. Habillés en civil, ils nous apportaient nos provisions. O’Near et Ours-Antoine aidèrent au déchargement du véhicule, tandis que l’officier allait s’entretenir avec Sherlock Holmes une bonne trentaine de minutes d’affilée. Les deux hommes repartirent aussitôt après. Je mis à profit cette première journée d’attente pour commencer à mettre un peu d’ordre dans les notes que je prenais depuis Montpellier.[47]
Holmes abandonna sa garde une bonne heure après la tombée de la nuit. Une fois qu’il fut redescendu, nous pûmes enfin dîner. Holmes mangea très peu et nous laissa très vite pour gagner sa chambre. O’Near, Ors’Anto et moi continuâmes à nous régaler en silence d’une pulenta* et d’une savoureuse daube de sanglier accompagnées d’un excellent vin rouge du Sartenais que nos gendarmes avaient su choisir.
Quand nous nous couchâmes, de fort bonne heure, Holmes ne dormait pas. Je sentis la forte odeur de son tabac à pipe qui s’échappait de sa chambre.
Plateau de Cauria – Jeudi 30
Novembre 1893
Comme la veille, il a fait un temps maussade toute la journée. Holmes était à son poste d’observation avant le lever du jour. O’Near et lui ont aperçu très tôt la brute de Santa Lucia aller et venir, avec le chien de la maison servilement attaché à ses basques. Après l’heure du déjeuner, une voiture est arrivé chez Moriarty. Ors’Anto et O’Near ont confirmé à Holmes qu’il s’agissait du notaire de Sartène. L’homme est reparti moins d’une heure plus tard. Ce furent les seuls événements du jour. Nos gendarmes ravitailleursviendront demain. Holmes n’a pas dit un mot de toute l’après midi et n’a pas dîné. Aucun de nous n’ose l’interroger ou le distraire. Il s’est enfermé dans sa chambre.
Avec Ors’Anto et O’Near, nous avons
fait rôtir des châtaignes, puis nous avons dîné d’un beau jambon et d’un
savoureux fromage. Il nous est
impossible de faire une petite promenade nocturne, ni de fumer dehors en
regardant les étoiles, car il pleut maintenant à torrents.
Plateau de Cauria - Vendredi 1er
Décembre 1893
La pluie n’a pas cessé. Holmes guette depuis l’aube. Nous montons à tour de rôle lui tenir discrètement compagnie, tout en respectant son silence. Ors’Anto est certainement celui d’entre nous qui supporte le mieux l’humeur de notre compagnon détective. Et, inversement, Ors’Anto est le seul de nous trois avec qui Holmes rompt parfois son terrible mutisme. Ce midi, alors que le policier était monté apporter à Holmes quelques tranches de jambon et des châtaignes chaudes, nous pûmes entendre le détective s’excuser.
- L’attente me rend insupportable, Ours-Antoine ! lui confia Holmes. Dites à nos amis qu’ils pardonnent ma mauvaise humeur et qu’ils ne s’inquiètent pas.
Dans l’après midi, nos gendarmes en civil vinrent nous approvisionner. L’officier supérieur monta s’entretenir un court instant avec Holmes, avant de repartir aussitôt.
La pluie cessa avec le jour. Notre abri était maintenant enveloppé de brumes épaisses. Ors’Anto réchauffa un ragoût de gros haricots, dont la sauce était délicieusement parfumée aux herbes. Nous mangeâmes avec elle la moitié de notre provision de pain frais. Le vin rouge de Sartène fut notre unique dessert.
Dehors, les étoiles demeuraient invisibles. La brume s’installait pour la nuit. Je suis resté un long moment, seul dans l’obscurité humide. Je pensais à Holmes. Cet homme est en quête de son Moriarty comme si sa propre vie était en jeu. Son acharnement à poursuivre ce criminel a quelque chose de surnaturel. Comme si Holmes voulait atteindre, au-delà du monstre, un autre lui-même qui le terrifie.
Un monstre ? Peut-être. Comme ce Horla de Maupassant. Un démon qui le ronge, qu’il refuse de fuir, qu’il doit affronter coûte que coûte ! Je ne m’explique pas autrement l’état dans lequel se trouve Holmes depuis que nous sommes ici : son silence, sa tension extrême, son refus de se nourrir et, par-dessus tout, cette sourde colère. Combien de temps Holmes tiendra-t-il dans cette attente ?
Cela fait seize jours aujourd’hui que cet homme est entré dans ma vie, mais c’est depuis cette nuit seulement que Holmes me fait peur et que j’ai peur pour lui.
Plateau de Cauria - Samedi 2
Décembre 1893
Je relisais les notes de mon calepin confortablement installé devant la cheminée. Il bruinait depuis le petit jour. Holmes était seul à l’étage. O’Near et Ors’Anto buvaient leur café, quand, soudain, des coups résonnèrent sur le plancher. Holmes donnait l’alerte ; il se passait enfin quelque chose. Nous grimpâmes à l’échelle en toute hâte.
- Dites-moi de qui il s’agit ! Vite ! ordonna Holmes, rivé à la lunette astronomique.
- C’est l’Annamite, monsieur ! Je ne sais pas qui est l’autre dans la charrette, répondit le lieutenant O’Near, lui-même fixé à ses jumelles.
- L’Annamite n’est pas sorti par la porte principale, dit Holmes. Il a surgi de la façade nord. L’épicier était passé depuis longtemps. Vous voyez la porte grande ouverte, lieutenant ? Le chien vient d’y entrer...L’Asiatique est sorti par là...
- Oui, monsieur Holmes. C’est une grande remise. Une voiture y est toujours rangée. La charrette s’y dirige, je crois.
- Vous n’avez jamais vu ce véhicule, O’Near ? Distinguez-vous quelque chose sous la bâche ?
- Non, monsieur. On dirait qu’ils s’apprêtent à décharger. L’Asiatique attend à l’arrière de la charrette...La brute ! Vous avez vu ? Il a chassé le chien d’un coup de pied dans le ventre !
- Je le vois, O’Near. Je reste sur lui. Surveillez l’entrée principale. Moriarty va peut être les rejoindre...
- Rien à signaler, dit le lieutenant.
-Des moutons ! Ils sortent des moutons de la charrette ! cria Holmes.
- Des brebis, monsieur Holmes, dit Ors’Anto qui, muni d’une longue-vue, s’était collé à l’étroite meurtrière située entre les deux ouvertures que Holmes et O’Near occupaient. J’en ai compté quatre, monsieur.
- Cinq avec celle-ci. Ils ont terminé, je crois. L’Annamite s’enferme avec les bêtes. Rien de nouveau à l’ouest, O’Near ?
- Rien, monsieur Holmes. Même pas le chien.
- L’homme attend, on dirait. Il s’installe, il se met à l’abri dans sa charrette, dit Ors’Anto.
- Regardez le chien ! dit Holmes. Derrière la charrette. Il s’enrage après la porte. Il a flairé la viande. Ils doivent tuer les brebis à l’intérieur.
- Ce n’est pourtant pas le moment d’abattre les brebis, affirma Ors’Anto. Nous sommes dans la saison de l’agnelage.
- C’est bientôt l’époque de saigner les cochons, dis-je, à mon tour. Ors’Anto a raison, Holmes. Personne n’abat les brebis en décembre.
- Et puis la tumbera*, cela ne se fait pas à l’intérieur, ajoua Ors’Anto ; on travaille dehors. C’est pareil pour les moutons : ça met du sang partout.
- La quoi ? demanda Holmes, sans quitter sa lunette.
- A tumbera, monsieur Holmes. C’est quand on tue les cochons. C’est un moment important dans les villages. Tout le monde s’y met, car c’est beaucoup de travail. On prépare toutes les charcuteries pour l’année ; on fait la fête aussi. Il faut bien manger toutes les parties qui ne se conservent pas.
- Toujours rien à l’entrée principale, O’Near ? interrogea Holmes.
-Toujours rien, monsieur.
- Ours-Antoine, dit Holmes, vous allez prévenir vos gendarmes. Il faut faire suivre ce livreur de brebis dès qu’il repartira.
- Bien, monsieur. A cheval, je n’en ai pas pour longtemps. Que dois-je leur dire, monsieur ?
- Surtout qu’ils ne l’arrêtent pas ! Qu’ils le suivent partout et qu’ils se renseignent sur tous ses déplacements, rien de plus.
- Je serai de retour dans moins de deux heures, monsieur Holmes. Le temps de rejoindre la route impériale où nos hommes attendent et de revenir ! dit Ors’Anto qui, après m’avoir confié sa longue-vue, commençait à descendre l’échelle.
- Une chose encore, mon ami, dit Holmes. Demandez à leur officier de nous faire livrer quelques pots de miel et du lait, si possible.
Nous gardâmes un moment le silence. J’observai à mon tour les façades du repaire de Moriarty avec la lorgnette que m’avait laissée Ors’Anto. Je distinguai parfaitement la silhouette de l’homme qui attendait dans la charrette. Derrière le véhicule, la porte à double battant de la remise était close. Un gros chien s’énervait en grattant devant le seuil.
- Je ne sais pas ce que cet animal renifle, dis-je, mais il s’acharne contre cette porte.
- Si l’Annamite ressort, ajouta le lieutenant O’Near, ce stupide cabot va encore prendre un mauvais coup.
- L’Annamite ressortira, dit Holmes à son tour. C’est évident. La question est de savoir avec qui ou avec quoi. Soyons attentifs, messieurs. Cette charrette n’attend pas en vain. Rien ne doit nous échapper.
- Je surveille toujours l’entrée principale, monsieur ? interrogea O’Near.
- Oui, lieutenant. Pandolfi et moi nous nous occupons de l’Asiatique.
D’interminables minutes s’écoulèrent. Il y avait largement plus d’une heure que Sherlock Holmes avait donné l’alerte. Rien d’autre que ce chien furieux ne bougeait. La bruine s’était arrêtée et la brume avait disparu, cependant qu’un petit vent humide s’engouffrait dans notre abri. Immobile devant mon étroite fenêtre, je sentais le froid qui me gagnait. Dans la hâte qui s’était emparé de moi au moment où Holmes nous avait alerté, je n’avais pas pris le soin de revêtir mon manteau. A présent, je grelottais, sans oser quitter mon poste de crainte de m’attirer les foudres de mon irascible compagnon.
Soudain, la porte de la remise s’ouvrit. L’Annamite se précipita aussitôt sur le chien et lui asséna plusieurs méchants coups de bâton. La pauvre bête poussa un hurlement aigu qui déchira l’espace, avant de détaler en gémissant. De son côté, l’homme de la charrette s’agita. Avec l’Annamite, ils sortirent une première bête de la remise et la chargèrent dans le véhicule. Quatre autres brebis suivirent le même chemin. Les animaux étaient bien vivants. Ils se débattaient. L’Asiatique assura lui-même la fermeture de la bâche à l’arrière du chariot, salua son complice et disparut dans la remise en refermant les portes. La charrette reprit le chemin par lequel elle était arrivée et s’éloigna. Le chien la suivit un moment, puis finit par renoncer.
- Il n’y a plus qu’à laisser faire nos gendarmes, dit Holmes en abandonnant son poste d’observation. En espérant qu’ils seront plus persévérants que ce pauvre chien, ajouta-t-il en étirant les longs bras au-dessus de ses épaules. Gardez un œil sur l’entrée, lieutenant.
- Quelle brute, ce Chinois ! dis-je, en m’éloignant de la fenêtre pour me réchauffer un peu. Vous avez vu comme il l’a frappé avec son gourdin ?
- Quelle conclusion en tirez vous, Pandolfi ? demanda Holmes qui poursuivait sa gymnastique.
- Qu’il n’est pas étonnant que cette race cruelle mange les chiens ! répondis-je hors de moi. Ce sont des sauvages !
- Pour les Chinois, monsieur, c’est exact, dit le lieutenant O’Near. Mais je ne suis pas certain que les Annamites apprécient autant le chien. Je ne crois pas qu’ils le cuisinent, monsieur.
- Ils sont peut être comme les Français, Pandolfi : il est possible qu’ils préfèrent les grenouilles et les escargots, lança Holmes en retrouvant son sourire.
- Ma parole, Holmes, vous avez retrouvé votre ironie ! dis-je avant d’éternuer à plusieurs reprises.
- Et vous, Pandolfi, vous avez mérité une bonne rasade de cognac pour réchauffer vos humeurs, répondit Holmes en me tendant la flasque gainée de cuir qu’il avait sortie de son manteau. Ce n’est pas le moment de tomber malade, mon ami. Avalez donc une bonne dose de ce médicament.
- Allez vous réchauffer devant la cheminée, messieurs, intervint O’Near. Je garde l’oeil sur Moriarty, monsieur Holmes, et je vous alerte au moindre mouvement.
-Ce n’est pas de refus, lieutenant. Venez Pandolfi, allons auprès du feu, dit Holmes en m’invitant à descendre le premier.
Nous restâmes, Holmes et moi, près de deux heure devant la cheminée, jusqu’au retour d’Ors’Anto très précisément, dont nous entendîmes le cheval faire sonner ses sabots sur la route pierreuse. Ors’Anto entra et déposa sur la table ses deux sacoches de selle d’où il sortit diverses provisions.
- C’est pour vous, monsieur Holmes, dit Ors’Anto tout fier, en montrant quatre grands pots de miel. J’ai pris le temps de pousser mon cheval, sur la route impériale, jusqu’à la ferme où s’approvisionnent nos gendarmes. Ils font du miel et un brocciu* qui avait l’air tout frais. J’ai pris aussi une bonne mesure de lait de brebis et ce pot de confiture. C’est de la confiture de figues, monsieur Holmes.
- Tout cela me parait excellent, dit Holmes en s’attablant. Et ce miel a l’air parfait, ajouta-t-il en plongeant sa cuillère dans l’un des pots.
Je servis du café bien chaud à tous mes compagnons, sans oublier O’Near. Holmes mangea de très bon appétit. Ors’Anto lui expliqua ce qu’était le brocciu et comment on le fabriquait. Holmes lui posa ensuite plusieurs questions sur le miel et la culture des abeilles. Ors’Anto, ravi d’être ainsi l’objet d’une telle attention, dit tout ce qu’il savait au détective concernant sa sœur et son mari qui avaient des ruches au Cap corse, et qui les déplaçaient suivant les différentes essences de fleurs qu’ils voulaient faire butiner à leurs blondes ouvrières. Sherlock Holmes l’écouta longtemps avec un intérêt certain.
Ors’Anto nous interrogea à son tour pour savoir ce qui s’était passé avec l’Annamite depuis qu’il avait dû nous quitter pour prévenir les gendarmes. Holmes allait lui répondre lorsqu’O’Near frappa un coup sur le plancher. Holmes bondit. Il grimpa à l’échelle meunière comme un diable, suivi de près par Ors’Anto et moi.
- Que se passe-t-il, O’Near ? dit Holmes en se saisissant vivement de la lunette.
- Il n’y a rien à signaler, monsieur Holmes, dit à voix basse, le lieutenant. C’est simplement qu’il me faut aller satisfaire un besoin pressant, messieurs, et qu’il est nécessaire que l’on me relève. Je vous prie de m’excuser.
Nous rîmes tous un bon moment. Ors’Anto remplaça le lieutenant O’Near. Nous passâmes le reste de la journée à nous relayer, tantôt aux jumelles, tantôt auprès du feu. Toujours est-il qu’à chacun de mes éternuements, Ors’Anto répondait par un salute* que Holmes lui-même finit par reprendre à son tour.
Nous mangeâmes tous ensemble de fort bonne heure. Ors’Anto avait fait réchauffer un délicieux ragoût de veau que les gendarmes nous avaient déposé la veille. A notre très grande surprise, Holmes termina un vieux et odorant fromage de brebis qui nous restait, en l’accompagnant d’une épaisse couche de confiture de figues. Holmes trouvait ce mélange à son goût, affirmant que la douceur particulière de cette confiture mettait bien en valeur le caractère un peu sauvage de ce fromage et son arôme chanci. Holmes nous conseilla d’essayer son affreux mélange. Ors’Anto refusa, indigné. O’Near promit de le faire un jour prochain, car pour ce soir, affirma-t-il, il n’avait vraiment plus faim. J’acceptai pour ma part de tenter cette expérience sacrilège et dus reconnaître, devant Ors’Anto incrédule, que l’idée saugrenue de notre compagnon détective ne manquait pas d’intérêt.
Plateau de Cauria - Dimanche 3
Décembre 1893
Ce dimanche fut sinistre jusqu’au
soir. Il plut du matin jusqu’à une heure avancée de la nuit. Holmes passa
l’essentiel de la journée à guetter derrière ses jumelles. Notre seule distraction vint avec la
livraison de nos gendarmes. Holmes parla
peu avec l’officier. Quand ils
partirent, Ors’Anto nous annonça que le menu de la soirée serait copieux. Les gendarmes nous avaient apporté une
marmite de lentilles en sauce, de nouveaux fromages, des oranges, quelques
bouteilles de leur délicieux vin rouge de Sartène, ainsi que des figatelli* en
quantité. Les premiers figatelli
de la saison, assura Ors’Anto, tout content.
Nous les fîmes griller dans la cheminée, et Ors’Anto et moi commençâmes
à en manger avant même que Holmes ne descendit de son poste d’observation.
O’Near n’apprécia que modérément le goût du foie de porc. Holmes mangea pour sa part en silence tous
les morceaux qu’Ors’Anto lui préparait avec soin. Il les lui présentait sur une
tranche de pain blanc, pleine de bon jus.
Mais, si Holmes avait retrouvé son appétit, il demeurait taciturne. Il nous quitta d’ailleurs très vite pour aller enfumer sa
chambre. O’Near rendit plusieurs fois
hommage à la cuisinière inconnue qui avait si savamment préparé nos lentilles. Nous
nous couchâmes repus.
Plateau de Cauria - Lundi 4
Décembre 1893
Moriarty s’est enfin montré. Holmes, O’Near et moi observions le départ de l’épicier de Sartène, pendant qu’Ors’Anto profitait du beau temps revenu pour s’affairer dehors. En face, le livreur du repaire avait déchargé toute sa marchandise avec l’aide de la servante, qui claudiquait derrière lui. Lorsque la charrette s’en alla, la femme se mit à nettoyer le seuil de l’entrée principale. Elle venait tout juste d’achever son ménage, qu’une silhouette parut sur le perron de la demeure.
- Voilà notre homme ! s’écria Sherlock Holmes, l’œil à la lunette astronomique.
Moriarty se tenait droit, les mains dans le dos. Il marcha sans but devant la maison ; puis brusquement, comme s’il obéissait à un calcul déterminé, il se dirigea droit dans notre direction.
- Bon sang, Holmes ! dis-je en m’éborgnant presque avec ma longue-vue. Il vient vers nous !
- Je ne crois pas, Pandolfi, que nous ayons cette chance, murmura très calmement le détective. Mais il vaut mieux l’observer en silence. Lieutenant, allez prévenir Ours-Antoine qu’il reste discret.
Une fois de plus, Holmes avait raison. Moriarty ne s’intéressait pas à notre colline. Il allait simplement dans la direction du dolmen. Ses pas n’étaient pas pressés. Il faisait, en raison de sa taille, de grandes enjambées. Ses épaules étaient légèrement voûtées et il marchait en regardant le sol. Comme il parvenait à l’énorme table de pierre, je vis distinctement les traits de ce criminel. Il était grand et extrêmement mince. Son front était totalement dégarni. Les yeux s’enfonçaient profondément dans un visage imberbe et ascétique. Sa tête oscillait sans cesse d’un côté à l’autre. Il y avait bien du serpent dans cette araignée.
- C’est bien notre homme, murmura Holmes. Mais un détail me gêne.
- Quel détail, monsieur ? demanda à voix basse le lieutenant O’Near.
- Son teint, lieutenant.
- Expliquez-vous, monsieur Holmes. Je ne comprends pas.
- Moriarty est pâle comme un cadavre ! proféra-t-il avec une sorte de grognement. Et le Moriarty que je vois, là, en train de contourner ce mégalithe, a la peau du visage hâlée. Voilà ce qui ne va pas.
- Vous pensez, Holmes, qu’il s’agit de son jumeau ? demandai-je timidement.
- C’est impossible à dire, Pandolfi, grogna de nouveau le détective.
- Moriarty est ici depuis des mois, dit O’Near. Ce temps suffit à expliquer le teint qu’a pris son visage.
- Vous avez peut être raison, murmura Holmes. Je vous avoue, messieurs, que la chose est indécidable !
Moriarty avait fait le tour du dolmen. Nous ne voyions plus que son dos voûté. Il s’en retournait à présent par où il était venu. Holmes, cloué à sa lunette, ne semblait même plus respirer, tant était grande son attention. En bas, dans la plaine, Moriarty avait déjà regagné sa demeure. Il rentra dans son antre en refermant la porte derrière lui, puis plus rien ne se passa.
O’Near et moi regardions notre compagnon qui continuait à observer en silence. Holmes était totalement immobile. On aurait dit l’un de ces monolithes jailli des ténèbres, debout pour l’éternité. Seuls les os de sa mâchoire marquaient un mouvement imperceptible et régulier, comme si Holmes rythmait une lente incantation magique.
- Que faisons nous, Holmes ? osais-je enfin, demander après d’interminables minutes.
- Observer, Pandolfi ! répondit-il en se redressant et en étirant ses membres supérieurs. Observer, sans cesse, encore et toujours !
- Pensez-vous parvenir à identifier lequel des jumeaux se trouve ici, monsieur Holmes ? interrogea le lieutenant O’Near.
- Non, mes amis. Je vous l’ai dit, c’est indécidable, répondit Holmes en sortant un calepin de l’une de ses poches.
Holmes se mit à écrire quelques notes. Il semblait tracer des lignes et inscrire des nombres. O’Near et moi l’observions sans dire un mot.
- Si nous déjeunions, messieurs ? lança Holmes en rangeant son carnet. Le spectacle de ce matin m’a ouvert l’appétit. Allons voir ce que notre ami Ours-Antoine peut nous proposer, ajouta-t-il en s’engageant sur l’échelle.
- Je veille jusqu’à la relève, monsieur Holmes. Bon appétit, messieurs ! dit le lieutenant O’Near.
Après notre déjeuner, Holmes s’en alla seul prendre un peu d’exercice. Il partit marcher à l’ouest de notre colline. Ors’Anto remplaça le lieutenant, avec qui j’eus une longue conversation sur son Irlande natale. Ensuite, nous montâmes ensemble tenir compagnie à Ors’Anto jusqu’à ce que celui-ci nous quitte pour s’occuper du dîner. Il faisait nuit depuis plus de deux heures lorsque Sherlock Holmes nous rejoignit. Nous mangeâmes une copieuse soupe de légumes avec des haricots qu’Ors’Anto tenait réchauffée depuis plusieurs heures.
- La cuisinière de nos gendarmes mériterait d’être décorée, dit O’Near en se resservant pour la troisième fois.
- Vous avez raison, lieutenant, renchérit Holmes. Cette soupe est vraiment excellente. Et quel parfum !
Ors’Anto nous expliqua comment sa mère, elle, préparait la soupe corse en y incorporant un os de jambon et en la laissant réduire de longues heures à petit feu.
Nous accompagnâmes ensuite Holmes, à qui il prit fantaisie de sortir pour contempler le ciel étoilé. Il demanda à Ors’Anto si, selon lui, le beau temps allait se maintenir. Le policier affirma seulement qu’il ne pleuvrait pas cette nuit. Là-dessus, nous allâmes nous coucher.
Plateau de Cauria - Mardi 5
Décembre 1893
Comme hier, Moriarty s’est montré. Nous avons tous observé sa montée matinale vers le dolmen, puis le retour vers son repaire, selon le même rituel que la veille. Ensuite, comme hier encore, Holmes est resté longtemps à sa lunette après la disparition de Moriarty, et comme la veille, il a inscrit quelques notes dans son carnet. Il est resté à l’étage pendant que nous déjeunions. En début d’après midi, nos gendarmes en civil sont venus nous approvisionner. Holmes et O’Near ont dit à l’officier supérieur de féliciter notre cuisinière. O’Near a précisé qu’il n’avait jamais mangé d’aussi bonnes lentilles.
Nous avons dîné d’un ragoût de
sanglier.
Plateau de Cauria - Dimanche10
Décembre 1893
Depuis une semaine, toutes les journées se ressemblent. Il fait beau temps depuis lundi. Il pleut parfois dans la soirée. Moriarty s’est montré tous les matins, fidèle à son rituel. Holmes observe, observe sans cesse.
Mercredi, l’épicier de Sartène a effectué sa livraison. L’Annamite et la brute de Santa Lucia l’ont aidé à décharger sa charrette.
Jeudi, c’est nous qui étions livrés par nos deux gendarmes déguisés. Ils nous ont ramené de la soupe, des lentilles à la panzetta*, un énorme panier de châtaignes, des fromages, du vin, du miel, des oranges et du pain blanc et noir.
Vendredi, après la sortie de Moriarty, l’Annamite et la brute de Santa Lucia ont attelé une voiture légère et sont partis. Ors’Anto, avant leur départ, est allé prévenir les gendarmes afin qu’ils soient suivis. Ors’Anto a rapporté du lait de brebis pour Holmes.
Samedi, Moriarty a accompli une nouvelle fois son rite matinal. Mais curieusement, Holmes n’était pas là pour y assister. Seuls Ors’Anto, O’Near et moi avons surveillé le manège habituel du criminel jusqu’au dolmen, puis sa redescente vers son repaire.
Je me suis étonné de l’absence de Sherlock Holmes. O’Near et Ors’Anto me rassurèrent en m’affirmant que notre compagnon avait décidé d’expérimenter un autre point de vue, qu’il était allé se mettre en poste avant le lever du jour et qu’il ne rentrerait qu’à la nuit tombée.
A l’heure du déjeuner, l’Annamite et la brute de Santa Lucia étaient de retour et remisèrent leur fiacre. En début de l’après midi, l’officier supérieur et son soldat nous apportèrent nos vivres. L’officier nous informa que l’Annamite et la brute étaient simplement allés jusqu’à Sartène, où ils avaient passé la nuit dans une maison close.
Comme moi, l’officier de la gendarmerie s’inquiéta de l’absence de Sherlock Holmes. O’Near et Ors’Anto le rassurèrent.
Holmes revint enfin, alors que nous avions décidé de ne plus l’attendre pour dîner. Il était affamé et visiblement mort de froid, mais il ne nous fournit aucune explication sur ce qu’il avait fait de sa journée. En allant se coucher, il emporta dans sa chambre un grand bol de lait chaud et un pot de miel entier.
Ce matin, à l’aube, Holmes était à son poste à l’étage avant tout le monde, l’œil rivé, comme à son habitude, à la lunette astronomique. Moriarty fut fidèle à son rendez vous. Il marcha lentement, tête baissée, jusqu’au dolmen, en fit le tour et redescendit vers sa demeure, en gardant constamment ses regards baissés vers le sol.
- Puis-je savoir, Holmes, quelle expérience vous avez tentée hier ? demandais-je lorsque mon compagnon eut achevé son observation.
- Une expérience positive, Pandolfi, tout à fait positive, répondit-il en m’accordant un mince sourire.
- Est-il indiscret de vous demander si cette expérience était risquée et dangereuse pour vous ?
- Toute expérience implique un certain risque pour l’expérimentateur. Vous le savez bien, vous êtes vous-même un scientifique, ajouta-t-il avec froideur.
- Je comprends à votre ton, Holmes, que vous n’avez pas l’intention de me dire où vous avez disparu, dis-je en m’efforçant de provoquer une réaction chez cet homme impassible.
- Il est trop tôt, Pandolfi, me répondit-il. Soyez patient, mon ami, et ne vous inquiétez pas.
O’Near et Ors’anto nous rejoignirent à cet instant. De toute la journée, je ne fus plus un moment seul avec Holmes. Ce n’est qu’après dîner, alors que nous tentions de digérer les figatelli que nous avions mangés, que Holmes m’invita à venir admirer le ciel étoilé et à lui rappeler ce que Gregorovius disait à propos d’Hamlet, de mon île et de l’esprit de vengeance.
- La voûte étoilée au dessus de moi... prononça Holmes en regardant le ciel.
- Et la loi morale en moi, complétai-je, en me souvenant de la formule kantienne.
- Je savais que votre Napoléon avait été sensible à la philosophie du droit de Kant, dit Holmes en allumant sa pipe, mais j’ignorais que les géologues se passionnaient pour la métaphysique des mœurs.
- J’avoue que de mon côté, mon cher Holmes, j’ignorais jusqu’à ce soir qu’Emmanuel Kant faisait partie des prolégomènes au métier de détective, répondis-je.
- Je ne suis pas toujours mon personnage, Pandolfi, m’objecta-t-il en prenant mon bras.
- Que voulez vous dire ?
- Que ce sont mes hagiographes, Watson en particulier, qui me décrivent comme une nullité en littérature ou en philosophie.
- Alors que l’homme qui tient ce rôle cite Kant aussi bien que Shakespeare et que vous connaissez autant Maupassant que Zola ! m’exclamai-je. Pourquoi donc vos biographes ignorent-ils à ce point votre véritable personnalité ?
- Allez savoir, mon ami. Par facilité, par jalousie aussi peut être. Mais cela n’a pas d’importance. Reparlons plutôt de notre Hamlet au pays de la vendetta. Vous m’expliquiez en arrivant à Ajaccio que celui qui ne sait pas choisir la vengeance n’est pas un homme sur cette île.
- Oui, je me souviens. Miss Bell était en train d’embarquer sur la chaloupe et je vous citais Ferdinand Gregorovius. C’était un voyageur. Il a parcouru la Corse au milieu du siècle.
- Et que dit ce brave homme, mon ami ?
- Il pense qu’en Corse, comme dans toutes les autres sociétés primitives, l’homme est à ce point environné de dangers que c’est la famille elle même qui devient un Etat et s’arroge le droit d’exercer la justice, laquelle prend la forme de la vendetta.
- Ce Gregorovius fonde donc cet esprit de vengeance sur une cause noble. C’est bien cela, Pandolfi ? interrogea mon compagnon.
- C’est exactement ce qu’il affirme. La vendetta est une forme barbare de la justice.
- Une forme à laquelle Hamlet ne peut se résoudre.
- Hamlet se déshonore aux yeux des vrais Corses, Holmes.
- Parce qu’il refuse la vengeance.
- Parce qu’il supporte une injure sans la venger ! précisai-je. C’est ce qu’on lui reprochera publiquement. C’est cela le rimbecco. C’est le chant de vengeance qui monte du chœur des femmes penchées sur le cadavre de la victime. C’est la chemise ensanglantée de son mari que la veuve brandit devant ses enfants.
- Vous voulez dire que ce sont les femmes qui poussent les hommes à la vengeance ?
- C’est ce que pense Gregorovius. Mais sa remarque n’est pas sans fondement.
- Vous m’avez confié à bord du Cyrnos, Pandolfi, que vous ne partagiez pas cet esprit de vengeance. Résisteriez vous à cet appel des femmes ?
- Votre question m’embarrasse, répondis-je. Toutes les femmes n’excitent pas au meurtre. Hamlet lui-même...
- Hamlet n’était pas corse que je sache, mon ami. Seriez vous comme lui ?
- Et vous-même, Holmes ? Pouvez vous être Hamlet ? demandais-je à mon tour, agacé par les questions de mon compagnon.
- Je crois vous avoir tout dit sur ce point, Pandolfi. J’ai joué le rôle d’Hamlet. C’était au théâtre. Et je vous ai dit à l’instant que je n’étais pas que mon personnage. Mais répondez moi, mon ami. Qu’est ce qui vous fait pencher du côté d’Hamlet ?
- Une femme. Une femme, Holmes, justement ! dis-je avec une grande émotion.
- Une femme ? me demanda Holmes avec une voix dont je ne connaissais pas la douceur. Puis-je savoir ce qu’elle est pour vous, si je ne suis pas indiscret ?
- C’était ma grand-mère, la mère de ma mère, répondis-je. Voyez-vous, Holmes, cette femme m’a élevé lorsque mes parents ont tous deux disparu dans un terrible accident qui tua également l’enfant que ma mère portait en elle. Je n’étais encore qu’un gamin alors. Je n’avais pas neuf ans. J’étais son seul petit-fils ; ses deux jeunes frères ne s’étaient jamais mariés. Elle était veuve et elle m’a recueilli. Elle habitait un village du Niolu où j’ai grandi. Ma grand-mère était borgne, Holmes. Elle avait été défigurée à l’âge de vingt ans par une balle qui avait crevé son œil droit. Le tireur était un jeune homme de son village qui l’avait blessé à la suite d’une maladresse. Ma grand-mère interdit à son père, à ses frères et à son jeune mari de la venger. Elle menaça de se tuer elle même si l’un des siens s’engageait dans une vendetta pour son œil perdu.
- Œil pour œil…Votre grand-mère refusa la justice barbare !
- Elle fit mieux. Quinze années plus tard, celui qui l’avait défigurée mourut en laissant orphelin un jeune garçon de huit ou neuf ans. Ma grand-mère le recueillit et l’éleva comme si cet enfant était son propre fils. Telle était la femme qui a fait mon éducation, Holmes. C’est à son école que j’ai appris la force du choix d’Hamlet.
- Comment s’appelait votre grand-mère ?
- Rose-Adelaïde. Elle avait deux prénoms.
- Je n’ai pas connu mes grands-mères, dit simplement Holmes en reprenant mon bras. L’une d’elles, la mère de ma mère, était la fille du peintre Carle Vernet.
- Vous avez donc une grand-mère française ? demandais-je, étonné et curieux d’en savoir plus sur la famille de mon compagnon.
- Et des cousins français également. Le frère de ma grand-mère Vernet était peintre lui aussi. Lorsque j’étais enfant, mes parents séjournèrent à Pau, ainsi qu’à Montpellier, où résidaient de nombreux cousins de ma mère.
- Je comprends mieux votre parfaite maîtrise de notre langue, Holmes. Et Montpellier vous était donc...
- Venez, mon ami, coupa Holmes. Nous devons aller dormir, il se fait tard.
Plateau de Cauria - Lundi 11
Décembre 1893
Aujourd’hui, Moriarty ne s’est pas montré. Le temps est détestable. Il tombe une pluie est fine, que balaient réguliérement de violentes rafales. Le matin, Holmes, O’Near et moi avons observé l’arrivée de l’épicier de Sartène. La vieille boiteuse l’attendait. Ors’Anto a préparé notre déjeuner avec un succulent jambon. Holmes et le lieutenant O’Near sont restés à leur poste jusqu’à l’arrivée en début d’après midi de nos deux gendarmes. L’officier supérieur nous a appris qu’une bombe avait explosé samedi à la Chambre des députés. Il a été informé de cet attentat anarchiste dimanche par un câble. L’un de ses amis, un lieutenant qui faisait partie du piquet de service dans l’hémicycle, a eu deux doigts de la main arrachés.[48] Plus d’une soixantaine de personnes ont été blessées. Notre gendarme n’en savait pas plus. Il a promis de nous faire connaître tous les détails de cet horrible attentat dès que la presse parisienne parviendrait à Ajaccio.
Nous mangeâmes d’assez bonne heure. Au cours du dîner, nous eûmes une longue et sérieuse discussion sur la terreur grandissante que faisait naître, ces derniers temps, la multiplication de ces attentats. Ors’Anto estimait que depuis les trois bombes de Ravachol au domicile de magistrats, la terreur avait franchi un seuil d’une extrême gravité.
- Savez-vous, monsieur Holmes, affirma Ors’Anto pour étayer son propos, que l’an dernier, à Paris, une feuille anarchiste a osé publier le programme des explosions prévues pour le 1er mai ?
Le lieutenant O’Near était moins inquiet que notre compagnon policier. Le lieutenant ne contestait pas qu’il y ait eu en France, ces dernirs temps, une recrudescence des attentats, mais il convenait de relativiser leur importance. Selon lui, même si les anarchistes du monde entier avaient décidé, à Londres, en 1881, de remplacer leur propagande par des bombes, leurs violences ne menaçaient pas l’ordre établi. Il y avait, affirmait-il, au-delà des événements qui pouvaient se produire dans chacun des grands pays, une sorte de cycle qui, en s’alimentant lui-même, garantissait le maintien de l’ordre aussi bien en France qu’en Russie ou aux Etats-Unis.
- A mon avis, affirma O’Near, une organisation qui menace un système de l’intérieur de ce système n’a aucune chance.
- Et pourquoi donc ? interrogea Ors’Anto. Deux bombes ont explosé à Lyon en plein centre ville il y a six ans ; l’année derniere, Ravachol a exécuté sa vendetta contre le Procureur Bulot ; maintenant, ils jettent une bombe au Palais Bourbon ! Que vous faut-il de plus, O’Near ? Demain, si ça se trouve, ils tueront le Président de la République !
- Je suis d’accord avec vous, Ours-Antoine, répondit le lieutenant. Mais vous oubliez que c’est la répression qui l’emporte toujours. Plus les anarchistes posent des bombes, plus on peut les réprimer !
- Peut être, O’Near. Mais chaque répression est suivie de représailles, dit Ors’Anto. C’est un cercle infernal !
- C’est ce qui fait sa force, répondit le lieutenant. La répression suit toujours les représailles. C’est un cycle,en effet, infernal peut être, mais au final c’est toujours l’ordre qui est le vainqueur, et cela tout bonnement parce que le système perfectionne sans cesse ses moyens de répressions.
- Je pense, intervint Holmes, que la thèse du lieutenant est fondée, Ours-Antoine. Je me demande même parfois si, au fond, la mise en cause de l’ordre social par la terreur n’est pas le moyen le plus efficace de dévoyer la contestation sociale.
- C’est exactement ce qui s’est passé à Chicago il y a sept ans, monsieur Holmes, renchérit O’Near.
- Que s’est-il passé là bas ? demanda Ors’Anto, ébranlé par la remarque de Sherlock Holmes.
- Une simple grève ouvrière de l’entreprise McCormick en 1886, expliqua le lieutenant, suivie d’une répression policière très brutale qui a provoqué un rassemblement de protestation et une manifestation pacifique organisée par les anarchistes de Chicago. La police a interrompu la manifestation jusqu’à ce qu’une bombe d’origine inconnue sème la panique parmi la foule. Les policiers se sont alors mis à tirer dans tous les sens. Il y a eu des morts et des blessés des deux côtés. L’un de mes cousins était policier là bas à l’époque et il m’a tout raconté. Ce n’était pas beau à voir, paraît-il. Le pauvre garçon a quitté la police depuis et est revenu chez nous.
- La panique a fait plus de dégâts que la bombe ! s’exclama Ors’Anto. C’est ce que vous voulez dire ?
- Pas seulement, répondit O’Near. Les morts et les blessés de Chicago ont fourni l’occasion d’une répression encore plus violente. La bombe et ses effets ont facilité la condamnation à mort de nombreux anarchistes. Autrement dit, le cycle a parfaitement fonctionné.
- Si je vous comprends bien, O’Near, une bombe en pleine Chambre des Députés ne met pas en danger la République ! dit Ors’Anto.
- Moins que votre Commune de Paris, répondit le lieutenant. Elle s’est terminée, elle aussi, dans un bain de sang. N’est-ce-pas, monsieur Holmes ?
- Il est un peu tard, messieurs, pour un tel débat, répondit Holmes. Je crois que des criminels organisés comme Moriarty sont plus dangereux pour nos institutions qu’une bande de poseurs de bombes qu’il est toujours facile de manipuler.
-Moriarty n’organise pas d’attentats contre les députés, monsieur Holmes, s’entêta Ors’Anto.
- Non, effectivement, mon ami, répondit Holmes. Moriarty préfère favoriser l’élection de ceux dont il est certain qu’ils voteront des lois convenant à ses intérêts. Mais je ne suis pas sûr pour autant que ce criminel délaisse le florissant marché de la vente des armes et des explosifs.
- Soupçonnez-vous Moriarty de fournir des bombes à ces anarchistes, monsieur ? demanda O’Near.
- Je n’en sais rien, lieutenant, mais tout est possible, répondit Holmes. Vous savez, O’Near, que les attentats de Paris ont au moins un point en commun avec les bandits du maquis de cette île.
- Et lequel, monsieur Holmes ? interrogea Ors’Anto. Je ne vois pas...
- C’est simple, mon ami. Les bandits de vos montagnes, de même que les attentats à Paris, ont cet avantage d’occuper en permanence tous vos gendarmes, tous vos policiers et tous vos magistrats. Et pendant ce temps, des hommes comme Moriarty manoeuvrent tranquillement et font fructufier l’argent de leurs crimes. Bonne nuit, messieurs !
Plateau de Cauria – mardi 12
Décembre 1893
Il pleut depuis l’aube. Moriarty ne s’est pas montré. Ses complices ont à peine mis le nez dehors. Holmes n’a pas desserré les mâchoires et a passé toute sa journée à guetter avec O’Near et Ors’Anto, qui se sont relayés auprès de lui.
J’ai relu toutes les notes prises
depuis le début de mon voyage avec Holmes et je commence à les retranscrire de
manière fidèle, tout en m’efforçant de soigner mon style, qui souffre de
certaines lourdeurs parfois. Je regrette
de n’avoir pas emporté avec moi un recueil de Maupassant. Je suis certain que la lecture de ses
nouvelles m’aiderait beaucoup à trouver les mots et le ton justes qui me font
trop souvent défaut[49].
Plateau de Cauria – mercredi
13 Décembre 1893
Le soleil est de retour. Le livreur de Sartène aussi. Moriarty est allé jusqu’au dolmen, et Holmes se montre de meilleure humeur. La brute de Santa Lucia a fendu du bois devant la remise toute la matinée. L’Annamite ne s’est pas montré, pas plus que la vieille domestique.
Dans l’après midi, l’officier supérieur de gendarmerie nous a annoncé que les députés votaient depuis hier des lois spéciales pour empêcher les poseurs de bombes de répandre leurs idées. Il nous a apporté également l’édition du Figaro du 10 décembre qu’il avait reçue le matin même à Ajaccio. Le journal fournissait tous les détails sur l’attentat qui avait fait plus de soixante blessés à la Chambre, parmi lesquels on comptait une dizaine de députés. La bombe avait été lancée d’une tribune publique du second étage. Elle avait éclaté avant de toucher le sol, et dispersé autourd’elle toutes sortes de projectiles, allant de clous à tête carrée jusqu’à des morceaux de ferraille.
Par le quotidien d’Ajaccio, plus récent, que l’officier nous avait également apporté, nous apprîmes le nom de l’auteur de cet attentat. Il s’agit d’un ouvrier parisien de Choisy-le-Roi converti à l’anarchisme du nom d’Auguste Vaillant. Il a lui-même été blessé au nez et à la jambe droite par l’explosion de sa machine infernale.
Holmes accorda peu d’intérêt à ces nouvelles qui étaient pourtant bien effrayantes. En revanche, il fut très intéressé par la relation que l’officier lui fit de la filature de la charrette dans laquelle nous avions vu l’Annamite charger les moutons le 2 décembre. Selon les rapports qu’il avait reçus de ses hommes, l’officier nous assura qu’il n’y avait rien de particulièrement suspect dans le comportement du conducteur de la charrette, sinon peut être la manière assez singulière dont il s’était débarrassé des moutons qu’il transportait.
En réalité, l’homme, un certain Petru Brossiacci, était connu dans la région de Porto-Vecchio comme une sorte de colporteur. Il vendait toutes sortes d’objets et de marchandises dans les villages reculés qu’il sillonnait avec sa charrette. C’était un dragulinu*, comme on appelle par ici ces marchands ambulants et saisonniers. Selon les gendarmes qui l’avaient discrètement suivi après son départ de Cauria, Brossiacci s’était rendu dans le canton de Levie et dans le canton de Serra di Scopamene, avant de reprendre la route pour arriver chez lui, à Porto-Vecchio, six jours plus tard.
Après que Holmes l’eut interrogé pour savoir très précisément ce qu’avait fait cet étrange colporteur et ce qu’il était advenu des cinq brebis qu’il transportait, l’officier exposa sobrement les faits tels qu’ils étaient présentés dans le rapport qui lui avait été remis. Dans les environs de Levie, l’individu s’était engagé sur une mauvaise piste conduisant à des pâturages, où il avait libéré deux moutons. Il avait ensuite rejoint l’une des quatre communes du canton, où il a acheté deux gros sacs de noix à un habitant chez qui il était resté dormir. Le lendemain, il était reparti en direction de Quenza rejoindre les immenses pâturages du plateau du Coscione, où il avait de nouveau libéré trois brebis à proximité d’un troupeau. La charrette avait ensuite pris le chemin de Serra di Scopamene, où l’individu était resté deux jours et avait acheté du vin en quantité. Le colporteur avait regagné Porto-Vecchio le 6 décembre.
Selon les gendarmes du chef-lieu de canton qui avaient été interrogés à son sujet, Brossiacci était un individu tranquille et sans histoire qui n’avait pas de mauvaises fréquentations. Il avait travaillé plusieurs années à la grande saline avant de devenir colporteur. Ses affaires allaient bien. Il avait même ouvert une petite boutique que tenait son épouse quand il partait sur les routes. La boutique qu’il louait à Porto-Vecchio appartenait à un honnête et très riche commerçant installé à Bonifacio, dont la seule particularité, selon les gendarmes, était d’être franc-maçon et membre de la Loge de la Fraternité.[50] L’officier conclut en disant que c’était là tout ce que ses hommes avaient pu savoir sur le conducteur de la charrette aux brebis.
Holmes nota plusieurs détails et vérifia sur une carte le parcours du colporteur. Il demanda ensuite à l’officier supérieur qu’on veuille bien rassembler tout ce que l’on savait des endroits où l’Annamite s’était rendu depuis son arrivée. Le lieutenant O’Near rappela au gendarme qu’il disposait déjà d’un rapport sur ces déplacements. Holmes consulta son calepin et cita le compte rendu que lui avait fait, oralement le lieutenant O’Near à Ajaccio. L’Annamite, conduit par la brute de Santa Lucia, s’était rendu à Bocognano, à Corte, à Calenzana, dans le Niolu à Calacuccia, puis à Oletta, près de San Fiorenzo, et enfin au Cap, à Luri et à Rogliano. Holmes voulait savoir si toutes ces destinations, auxquelles il ajoutait maintenant Quenza et le plateau du Coscione, avaient un quelconque point en commun, quel qu’il fût.
Après le départ de nos deux gendarmes, qui nous avaient apportés de la soupe ainsi que de superbes côtes plates, Ors’Anto s’activa pour préparer dans la cheminée un grand lit de braises. Nous mangeâmes tous de fort bon appétit et allâmes nous coucher dans une atmosphère parfumée de cochon grillé que la fumée de la pipe de Sherlock Holmes ne parvint à aucun moment à faire oublier.
Plateau de Cauria – dimanche
17 Décembre 1893
J’ai passé les trois derniers jours à retranscrire avec précision mes souvenirs de notre traversée et de nos premières journées à Ajaccio. Je pense que mademoiselle Bell est à présent retournée dans son Ecosse natale. L’adorable jeune femme est bien loin de nous et surtout… bien loin de moi.
Holmes, qui m’avait promis de nous présenter, est resté en permanence à ses jumelles. Jeudi, vendredi et samedi, Moriarty a fait sa promenade sans rien changer à ses habitudes. Vendredi, en apportant nos provisions, l’officier gendarme nous a appris que les députés avaient voté le 12 une première loi concernant la presse. Cette mesure législative, en déférant les délits d'opinion à la justice correctionnelle, permet désormais de condamner tout article pouvant être considéré comme une incitation à l’anarchie.
Cet après midi, l’officier est revenu avec un panier rempli de champignons et des charcuteries. Il nous a annoncé que demain, à Paris, les députés devaient examiner une nouvelle loi sur les associations de malfaiteurs et leurs desseins criminels.
Moriarty ne s’est pas montré ce dimanche.
Ors’Anto, de l’avis de tous, sait
préparer les bolets de manière excellente.
Notre dîner a été fort agréable.
Plateau de Cauria – lundi 18
Décembre 1893
Le livreur de Sartène est passé tôt le matin. Moriarty a promené sa sinistre figure jusqu’au dolmen. Dès que Moriarty eut regagner sa tanière, Holmes abandonna la surveillance à Ors’Anto pour aller faire sa gymnastique. Notre compagnon estimait que nous mangions trop depuis vingt jours que nous étions sur ce plateau. Il nous conseilla de prendre comme lui un peu d’exercice en plein air. Seul le lieutenant O’Near a suivi les conseils du détective. J’ai choisi pour ma part de poursuivre mes travaux d’écriture, alors que ma mémoire conserve un souvenir encore vif des paroles de Sherlock Holmes. De plus, même si le soleil n’est pas voilé aujourd’hui, il fait quand même froid maintenant hors de notre refuge. Ce matin, le thermomètre indiquait une température de huit degrés Celsius.
La journée s’achève sans autre événement remarquable.
Au dîner, Holmes s’est contenté d’un peu de miel et d’un morceau de fromage. O’Near, Ors’Anto et moi avons savouré une omelette aux cèpes qui était fort goûteuse.
Plateau de Cauria – mardi 19
Décembre 1893
La pluie est revenue. La température est plus douce. Moriarty n’est pas sorti. Holmes a fait sa gymnastique devant la cheminée. Après midi, nos deux gendarmes en civil ont apporté nos provisions, sans oublier du café et du tabac dont nous n’allions pas tarder à manquer. Dans un des sacs, il y avait aussi une grande boite en métal pleine de petits gâteaux secs parfumés et croquants. L’officier informa Holmes qu’il avait chargé deux de ses hommes de rassembler tous les éléments sur les déplacements de l’Annamite. Holmes devait être patient car, précisa l’officier supérieur, il s’agissait d’un gros travail, exigeant de longs trajets et pour lequel il ne pouvait pas détacher plus de deux hommes de confiance.
L’officier nous informa également que, grâce à des documents internes à l’état-major de la gendarmerie qui lui étaient parvenus ce matin, il en savait un peu plus au sujet de la deuxième loi que la Chambre des députés avait vraisemblablement adoptée la veille, suite à l’attentat d’Auguste Vaillant. Selon lui, cette loi sur les associations de malfaiteurs, si elle était votée, allait permettre de poursuivre toute forme d’entente établie dans le but de préparer ou de commettre des attentats contre les personnes et les biens. Et elle pourrait s’appliquer, toujours selon notre gendarme, quand bien même il n'y aurait pas un début quelconque de mise en exécution.
Ors’Anto qui nous proposa de goûter les gâteaux secs avec le café qu’il venait de préparer et demanda à l’officier si une telle loi avait des chances d’être votée. Il s’interrogeait sur les dangers qu’il y avait à ne pas définir de manière plus précise la notion d’entente. Ne prenait-on pas ainsi le risque de faire tomber sous le coup de la loi des personnes dont la participation à une association de malfaiteur serait tout à fait occasionnelle ou involontaire ?
Pour l’officier, ce risque existait bel et bien. Le gendarme affirma même que certains radicaux accusaient déjà les républicains de porter atteinte aux libertés. Mais, assura-t-il, si cette loi voit le jour, elle aura l’avantage de permettre désormais aux autorités de pouvoir frapper de la peine des travaux forcés quiconque aurait été mêlé d'une manière ou d'une autre aux activités anarchistes.
Le lieutenant O’Near qui, parmi les gâteaux secs, préférait ceux qui contenaient des morceaux d’amandes ou de noisettes, fit remarquer que ces lois nouvelles vérifiaient sa théorie du cycle répressif. Selon lui, la loi sur l’association de malfaiteurs serait adoptée aussi facilement que la loi sur les délits d’opinion. L’attentat du 9 décembre avait préparé le terrain. O’Near estima même que c’était là, pour la majorité des députés, républicains ou radicaux, que l’affaire de Panama discréditait depuis plusieurs mois, une occasion inespérée de regagner la confiance de l’opinion publique.
Holmes ne fit aucun commentaire sur toutes ces informations. Il insista simplement, avant que les gendarmes ne s’en retournent, pour qu’ils nous réapprovisionnent en gâteaux secs. Holmes était de l’avis du lieutenant O’Near : les croquants aux amandes étaient exquis. Il donna même à tous le conseil de les napper de miel. L’officier nous promit de ne pas revenir sans une nouvelle boite de ces friandises.
Dans la soirée, après le dîner, comme la pluie avait cessé, nous allâmes tous marcher un peu avant de nous coucher.
Plateau de Cauria – mercredi
20 Décembre 1893
Il fait doux et gris. Le soleil est voilé, mais le vent a chassé la pluie. J’étais avec Holmes lorsque Moriarty effectua sa promenade matinale. Ors’Anto et O’Near s’occupaient à soigner nos chevaux. L’épicier de Sartène était en retard par rapport à ses habitudes : il déchargeait sa charrette alors que Moriarty tournait tout juste le dos au dolmen qui nous séparait de son repaire. Pour la première fois depuis que nous l’observions, Moriarty n’alla pas directement vers sa maison. Il prit, en descendant la petite colline sur sa gauche, la direction du groupe de menhirs qui se dressaient au nord du dolmen, et se promena parmi les pierres levées. En réalité, il paraissait évident que, sans avoir l’air d’y prêter attention, Moriarty attendait pour rentrer, que la charrette de l’épicier s’éloignât.
- Notre homme n’apprécie guère les visiteurs, dis-je sans lever les yeux des jumelles.
- Moriarty déteste les gêneurs, Pandolfi. Quand il ne peut pas les éviter, il les supprime ! me répondit Holmes, en continuant de regarder avec sa lunette.
-Holmes, depuis combien d’années fréquentez vous ce criminel ? demandai-je en profitant de cet instant où nous étions seuls.
-Pourquoi cette question, mon ami ?
-Parce qu’il me semble que vous avez de cet individu une approche très particulière, répondis-je. Chaque fois que vous en parlez, j’ai le sentiment qu’il vous est familier, comme si vous aviez de lui, de ses pensées, de son comportement, une sorte de connaissance intime. Suis-je dans le vrai, Holmes ?
-L’étude des roches ne vous suffit pas, mon ami, voudriez- vous aussi sonder les âmes ?
-Si ma demande vous dérange, n’en parlons plus, répondis-je avec la crainte de voir mon compagnon se refermer pour longtemps.
-Non, Pandolfi, au contraire, déclara Holmes, sans cesser son observation. Dites moi, par exemple, quel autre sentiment vous inspire ma vieille relation avec cette crapule ?
-Eh bien, je crois, dis-je, gêné à mon tour par ce registre nouveau dans lequel, brusquement, mon compagnon me demandait de jouer, je crois...enfin...j’ai le sentiment que vous avez pour cet homme...à la fois...une attirance et une répulsion. Je veux dire que lorsque vous en parlez, je ressens une haine intense en vous. Or, je crois que la haine est toujours un sentiment double.
-Vous voulez dire ambigu, équivoque ? C’est bien cela, Pandolfi ? appuya Holmes d’une voix neutre.
-Oui, répondis-je, tout en me disant qu’avec ma franchise quelque peu brutale, j’étais sans doute allé trop loin.
Le détective resta un moment silencieux. Comme lui à sa lunette, je scrutais à travers mes lourdes jumelles de marine la plaine fertile qui s’étendait au bas de notre colline. Un seul mouvement suspect autour de la demeure de Moriarty aurait suffit à cet instant à lever la pesanteur et le trouble que ce silence créait en moi. Mais il ne se passa rien. Rien d’autre que cette impression de d’orageux apaisement qui règne entre deux personnes lorsqu’un silence insolite succède à des paroles ayant outrepassé certaines limites, violé certaines frontières.
- Savez vous, Pandolfi, déclara soudain Holmes, que certains Indiens d’Amérique ont un mot pour désigner notre planète qui signifie Terre et Mère à la fois ! Nous avons beaucoup à apprendre des croyances de ces Indiens. Ils ont sur les jumeaux toutes sortes de légendes fort instructives.
-Sur les jumeaux ? demandai-je, sans savoir s’il avait décidé de changer de conversation ou si, au contraire, il la poursuivait par quelque détour subtil. Et que disent ces Peaux-Rouges de Castor et Pollux ?
-Ils ne les imaginent pas comme nous, répondit Holmes. C’est là justement la richesse de leurs légendes. Pour eux, la paire est toujours antithétique, et l’écart qui existe entre les gémeaux, aussi infime soit-il, s’élargit toujours de manière fatale.
-Comme c’est le cas chez Romulus et Remus ; dis-je, peu sûr d’avoir compris en quoi les Peaux-Rouges avaient de la gémellité une conception plus riche que nos classiques grecs ou romains.
- Oui, vous avez raison. Mais ils sont une exception. Toutes nos croyances relatives aux jumeaux forgent le mythe d’une identité complète ou d’une union indivisible. La mythologie grecque fonde l’origine de ces frères étranges sur la souillure ou la démesure, l’imagination populaire les dote de pouvoirs surnaturels plus ou moins maléfiques ; mais la plupart de nos traditions préfèrent l’égalité, voire l’indistinction des jumeaux et rejettent leur différence.
-Et ce n’est pas ce que font vos Indiens d’Amérique ? demandai-je, curieux d’en savoir davantage après ces explications de mon compagnon.
-Je crois, Pandolfi, que leurs légendes englobent les nôtres et les dépassent, dit Holmes. Ces Indiens se transmettent depuis la nuit des temps des histoires de coyotes et de lynx qui s’affrontent sans fin, comme le soleil, chaque jour, cannibalise la lune ou comme le vent chasse le brouillard. Et lorsque le lynx féconde une femme à son insu, elle donne naissance à des frères, souvent des jumeaux, que tout oppose et dont les disparités grandissent avec eux.
-Quelle singulière conception ! Tout s’oppose donc toujours ?
-Le vent et le brouillard ne sont pas faits pour vivre ensemble, mon ami.
-Rien n’est donc jamais stable dans l’univers de ces Indiens, dis-je en songeant combien une telle philosophie dualiste n’avait rien à envier à la sagesse sceptique de notre bon vieux Montaigne.
-Un géologue pourrait-il ne pas donner raison à ces habitants des forêts ? Eux étaient persuadés, bien avant l’arrivée de Christophe Colomb, que le démiurge qui les avait créés Indiens avait aussi donné au monde le non-Indien qui les massacrerait. Et comme eux, Pandolfi, vous n’avez pas besoin d’une grande science pour savoir que s’il y a des nuits sans lune, il n’y a pas de jour sans lumière.
-Pardonnez-moi, Holmes, dis-je après un court instant de réflexion. Mais quelles conclusions pratiques peut-on tirer de tels mythes pour l’affaire qui nous occupe ici ?
- C’est une vieille légende qui répond à votre question. Elle décrit la seule manière possible de détruire un être surnaturel, répondit Holmes d’une voix apaisée. Si on le décapite, la tête et le corps du monstre se ressoudent. Mais si on le fend de manière verticale, il suffit de placer une grande pierre de meule entre les moitiés pour l’exterminer. L’être surnaturel se moud lui-même en quelque sorte et se réduit en poudre.
Toujours fixé à mes jumelles, je restai un moment sans bien comprendre. Puis brusquement, la vérité m’apparut. Tout s’éclaira. Je savais ce que Holmes allait faire.
- Les mégalithes, le dolmen ! m’exclamai-je en bondissant vers mon compagnon. La chambre de pierres, n’est-ce-pas, c’est cela que vous avez prévu ? C’est là que vous avez disparu le 9 décembre. Voilà donc en quoi consistait votre expérience positive !
- On ne peut rien vous cacher, cher ami, répondit simplement Holmes. Etant donné la portée de mon fusil, vous comprenez bien qu’il me faut réduire la distance entre le tireur et sa cible. Et votre dolmen est parfait pour cet exercice de simple arithmétique.
-Elémentaire, Holmes. Elémentaire, mais totalement fou ! Et si Moriarty vous avait surpris, qu’auriez vous fait ? criai-je à mon compagnon qui continuait son observation comme si de rien n’était.
-J’imagine que nous nous serions battus, Pandolfi. Comme le coyote et le lynx des légendes indiennes.
-Le dolmen n’est pas une meule, Holmes, c’est une tombe ! dis-je, excédé. Et que je sache, vous n’êtes pas la moitié jumelle de Moriarty.
Holmes, abandonnant sa lunette, se redressa et me fit face.
-Détrompez-vous sur ce point, mon ami, objecta Holmes en me fixant d’un regard d’acier. Moriarty et moi avons beaucoup de choses en commun. Nous nous ressemblons. C’est pour cela que je peux le haïr avec une énergie qui ne vous a pas échappé.
Holmes, sur ces mots, toucha mon bras pour me faire comprendre qu’il avait amplement satisfait à ma curiosité. Il s’apprêtait à descendre l’échelle meunière, lorsque je ne pus me retenir de lui poser une dernière question.
-Pardonnez moi, Holmes, dis-je très vite. Pourquoi la Terre-Mère ? Je veux dire...pourquoi m’avez-vous parlé d’abord de la Terre-Mère des Indiens ?
- Oh ! c’est vrai, répondit-il en esquissant un petit sourire. C’est moi qui vous dois des excuses, Pandolfi. La Terre-Mère, c’était pour vous attaquer. Et puis j’ai renoncé, j’ai accepté vos questions. Oubliez cela !
-Je vous en prie, Holmes, dites moi tout à présent. De quelle attaque parlez vous ?
-D’un coup de griffe contre un géologue trop curieux, dit Holmes, à moitié engagé dans la descente. Le coup de patte du lynx, si vous préférez.
-Eh, bien, donnez-le Holmes ! Nous serons tous deux soulagés.
-Puisque vous y tenez… Je vous préviens, cher ami, qu’il s’agit d’une explication quelque peu barbare de votre vocation de géologue !
-Allez-y, Holmes ! l’implorai-je.
-Vous étiez enfant, m’avez-vous dit, lorsque votre mère est morte alors qu’elle était enceinte.
-C’est exact. J’allais avoir neuf ans. Mes parents attendaient un second enfant quand ils ont péri dans un accident. Mon père conduisait ma mère qui était sur le point d’accoucher. Le cheval s’est emballé et leur voiture s’est renversée dans un ravin.
- La Terre-Mère de la légende indienne explique ce que cherche le géologue, mon ami. Ce que vous voulez connaître, c’est le secret de cette Terre-Mère, le mystère de son ventre. Votre recherche, votre quête, dans les entrailles de la Terre correspond au besoin de savoir ce que votre mère avait dans son ventre. Un secret, Pandolfi, que vous ne découvrirez jamais puisqu’elle est morte avec lui.
-Quel aurait été ce frère ou cette sœur que je n’ai pas connu… murmurai-je, ému et bouleversé. Oui, Holmes, vous avez raison. Il m’est souvent arrivé de me poser cette question. Et je me la pose encore[51]…
Nous restâmes silencieux. Holmes me regardait, tranquillement, avec une grande douceur. Je me sentais singulièrement remué. Au bout d’un moment, nous éclatâmes de rire sans raison.
-Je vous confie la surveillance, Pandolfi, dit Holmes en disparaissant. J’ai besoin d’exercice.
-Ne vous inquiétez pas, répondis-je. Le lynx n’a fait que m’égratigner.
Le reste de la journée se passa dans la plus grande monotonie. J’eus tout le temps de retranscrire dans mon carnet notre entretien de ce matin. Ors’Anto et le lieutenant se remplacèrent aux jumelles jusqu’à la fin du jour. Quant à Holmes, il ne rentra d’une longue promenade solitaire qu’à l’heure du dîner, lequel consista en une modeste soupe aux blettes et au brocciu qu’Ors’Anto avait préparée avec le fromage que l’on nous avait apporté la veille.
Plateau de Cauria – jeudi 21
Décembre 1893
Dans la plaine, ce matin, toute la vilaine ménagerie qui habite en face semblait avoir décidé de s’ébrouer. C’est ainsi que nous vîmes sortir de leur tanière la brute de Santa Lucia et l’Annamite, suivis un peu après de Moriarty et de la domestique infirme. La brute a soigné ses chevaux, tandis que l’Annamite transportait du bois à l’intérieur et que Moriarty faisait son habituel aller et retour jusqu’au dolmen. La vieille servante s’est assise au soleil pour plumer une poule.
L’évènement de la journée a été l’arrivée de nos deux gendarmes en civil. Ils nous apportaient un ventru* avec nos provisions, sans oublier une nouvelle boite de gâteaux sablés et de croquants. Holmes a conseillé à Ors’Anto de la mettre en réserve.
L’officier supérieur nous a ensuite donné les nouvelles. La loi sur les associations de malfaiteurs avait bien été adoptée le 18 décembre, mais c’étaient surtout les récents événements de l’arrondissement qui préoccupaient la gendarmerie. A Sartène, toute la ville était en émoi depuis que les bonapartistes avaient fait à Ajaccio un très méchant accueil au député du Sartenais, Emmanuel Arène. Il y avait eu des bagarres entre républicains et bonapartistes. C’est le scandale du canal de Panama, nous expliqua l’officier, qui n’en finit pas d’éclabousser les parlementaires. En ville, la rumeur s’était répandue que le Rè Manuelo, comme on appelle ici le député républicain de Sartène, était sur la liste des chéquards .
-La rumeur est-elle fondée ? demanda Ors’Anto.
-Ce n’est pas impossible, répondit le gendarme. Vous savez comme moi que monsieur de Lesseps a corrompu une bonne centaine de ministres et de députés pour obtenir le droit d’émettre son emprunt.
-Oui, mais Arène n’a pas été inquiété lors du procès.
-Cela vous étonne, cher ami ? ironisa l’officier supérieur.
-Ce procès était une mascarade ! dis-je à mon tour, me souvenant encore de la fureur de mes amis parisiens, dont Emile Zola, lorsque nous apprîmes qu’une prescription allait épargner Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel.[52]
-Quelle est votre opinion, monsieur Holmes, sur cette scandaleuse affaire ? demanda O’Near.
-La loi peut parfois jouer contre nous, répondit le détective. Tout aussi dangereusement que les criminels.[53]
Ce jugement mit un terme à nos débats. Ors’Anto annonça qu’il devait préparer l’eau pour mettre à cuire la tripe pleine. Le ventru, indiqua le policier, exigeait quatre heures de cuisson à feu doux. Holmes sortit avec nos visiteurs et s’entretint un moment en tête à tête avec l’officier, après quoi les deux gendarmes s’en allèrent. Holmes partit de son côté faire sa promenade solitaire. O’Near assura la surveillance jusqu’au soir. Holmes rentra au moment où Ors’Anto sortait la tripe du bouillon dans lequel elle avait mijoté.
Ors’Anto et moi, ravis de savourer un tel plat à quelques jours de la Noël, expliquâmes à nos compagnons que l’estomac de porc farci avec son sang était une tradition propre au mois de décembre, période où l’on tuait les cochons.
Holmes et O’Near apprécièrent beaucoup le raffiné mélange d’herbes sauvages qui parfumait ce boudin si particulier. Ors’Anto raconta par le détail quelles plantes sa mère avait l’habitude de cueillir dans la nature pour farcir la tripe pleine. Nous parlâmes longuement du mélange des saveurs et de cet art véritable que peut atteindre une cuisinière quand elle parvient à doser avec une telle subtilité des ingrédients aussi divers que le sang de porc et l’amer pissenlit.
A la fin du repas, Holmes raconta une légende indienne, sans faire la moindre allusion à la discussion que nous avions eue ensemble la veille. Holmes nous expliqua qu’au nord des Etats-Unis, certaines tribus croient que lorsqu’une femme voit en songe un ours grizzly, ce rêve annonce qu’elle va donner naissance à des jumeaux. Dans la même région, d’autres peuplades appellent même les jumeaux « enfants de grizzly » ou « pattes velues ». Elles sont persuadées que ces derniers sont des ours ayant forme humaine.
-Ces Indiens ont des recettes rituelles pour cuisiner certaines victimes de leur chasse, continua Holmes en m’adressant un sourire complice. Pour les saumons comme pour l’ours, dont ils mangent les entrailles, ils ajoutent toujours dans le feu des racines, des herbes ou des branchages au goût amer.
-C’est un peu comme m’a appris ma mère ! s’exclama Ors’Anto. Pour que le bouillon du ventru soit bon, il faut jeter dedans du thym, des feuilles de lauriers et un brin de romarin.
Plus tard, comme nous nous trouvions dehors, ayant abandonné Ors’Anto et O’Near à leurs tâches ménagères, j’ai demandé à Holmes d’où il tenait une telle connaissance de ces mœurs curieuses des Indiens d’Amérique du Nord[54].
-Je vous ai dit, Pandolfi, que j’avais passé dix huit mois aux Etats-Unis avec une compagnie shakespearienne, me répondit-il. Nous avions des jours de relâche. Vous savez, mon ami, il est impossible d’être Hamlet tous les jours.
Plateau de Cauria – vendredi
22 Décembre 1893
Comme hier, le soleil est au rendez vous. L’air est vif, mais le ciel et la lumière sont d’une extraordinaire pureté. Moriarty a effectué de bonne heure son petit tour jusqu’au dolmen. Lorsqu’il eut regagné son repaire, nous observâmes une agitation inhabituelle du côté de la remise. Là, la brute de Santa Lucia et son complice annamite préparaient la voiture à laquelle ils attelèrent deux chevaux.
-Les deux compères s’apprêtent à rendre visite aux filles, dis-je, l’œil collé à la longue-vue.
-Je ne crois pas, monsieur, dit le lieutenant O’Near. Regardez, l’Annamite vient de charger un sac de voyage. Ils n’avaient pas de bagage lors de leur dernière visite au bordel.
-O’Near, dit à son tour Holmes,
qui surveillait le manège à la lunette astronomique, allez dire à Ours-Antoine
de prévenir les gendarmes. Il faut suivre ces deux-là où qu’ils aillent.
Le lieutenant quitta son poste et descendit alerter Ors’Anto. Holmes resta fixé à sa lunette en silence. En face, la brute de Santa Lucia avança la voiture jusque devant l’entrée principale de la bâtisse, puis s’installa et attendit.
-Que faisons nous si Moriarty part avec eux ? demandai-je.
-Espérons que ce ne sera pas le cas, répondit sobrement le détective.
-Vous attendez pour agir que Moriarty soit seul. C’est bien cela, je ne me trompe pas, Holmes ?
-C’est exact, Pandolfi, me répondit-il. Tout mon plan repose là-dessus. Moins il y aura de monde dans son repaire, mieux cela vaudra.
A cet instant précis, l’Annamite sortit par la porte de la remise. Il portait sur son dos une sorte de besace, qu’il installa dans la voiture, puis alla s’asseoir aux côtés du conducteur. La brute de Santa Lucia lança ses chevaux.
-Heureusement, Pandolfi, votre hypothèse était fausse, dit Holmes en abaissant sa lunette tandis que la voiture s’éloignait. Nous allons sans doute pouvoir agir sous peu.
- Comptez-vous vous rapprocher cette nuit de votre cible ? demandai-je avec inquiétude. Vous ne devez pas aller seul dans le dolmen, Holmes ! Laissez moi vous accompagner.
-Ce n’est pas encore pour cette nuit, mon ami, me répondit mon compagnon d’une voix parfaitement calme. Il me faut d’abord être certain que ces deux là sont suffisamment éloignés.
-Et la vieille domestique ? demandai-je. Ne vaut-il mieux pas attendre qu’elle s’en aille aussi ?
-Non, cette femme n’est pas dangereuse, sa présence n’a aucune importance. Rassurez-vous, je respecterai ma parole de Montpellier. Je ne prendrai aucun risque.
-Holmes, me laisserez-vous vous accompagner ?
-Pour l’instant, Pandolfi, restez à vos jumelles ! J’ai besoin d’aller faire mes exercices, me répondit-il en s’engageant dans la descente. Je retiens votre proposition et je vous en remercie, mais nous en reparlerons le moment venu. Songez tout de même que ce dolmen est glacial en cette saison.
-Je saurai bien me couvrir, Holmes. Ne vous inquiétez pas !
-Ce sont vos éventuels éternuements qui m’inquiètent, Pandolfi, dit Holmes en souriant. J’ai remarqué, mon cher ami, que vous étiez assez sensible aux courants d’air.
Je n’eus plus à subir les railleries de mon compagnon de toute la journée. O’Near me tint compagnie jusqu’au retour d’Ors’Anto. Nous attendîmes ensuite jusqu’au dîner le retour de Sherlock Holmes. Celui-ci se contenta, comme nous, de la soupe de pain cuit à l’ail qu’Ors’Anto avait préparée, de quelques belles tranches de prizuttu* et d’un morceau de fromage. Nous nous couchâmes de très bonne heure.
Plateau de Cauria – samedi 23
Décembre 1893
L’épicier de Sartène est venu tôt ce samedi. Après son départ, la vieille domestique sortit des tapis qu’elle battit au soleil, avant de donner quelques coups de balai sommaires devant l’entrée principale. Holmes, O’Near et moi observions la maison depuis le lever du jour. Il était près de onze heure lorsque Moriarty sortit pour sa promenade. Comme à son habitude, il se dirigea lentement vers le dolmen, le regard fixé au sol, remuant sans cesse sa tête de gauche à droite, à la manière d’un serpent. Il fit le tour du dolmen et redescendit la pente vers sa demeure.
-Messieurs, déclara Holmes à haute et intelligible voix, si le baromètre reste au beau fixe, j’agirai demain à la première heure.
-Et si la pluie se met à tomber dans la nuit ? demandai-je, plus inquiet que jamais, et certain à présent que l’affrontement entre Holmes et son pire ennemi n’était plus qu’une question d’heures.
-C’est une possibilité, répondit Holmes sans quitter sa lunette. Nous essayerons alors de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde.
-Que signifie ce soudain stoïcisme, Holmes ? Vous ne renoncerez pas à vos projets ?
-Vous savez, comme moi, pourquoi nous sommes ici, me répondit-il. S’il pleut demain matin, nous attendrons encore que Moriarty se montre. Nous patienterons le temps qu’il faudra. Je n’ai pas d’autre choix.
-Si vous voulez prendre un peu de repos, intervint le lieutenant O’Near, je m’occupe de la surveillance, monsieur.
-C’est une excellente idée, lieutenant, répondit Holmes en s’étirant. Alertez moi au moindre mouvement suspect. A plus tard.
Tout en remuant de sombres pensées, j’observai longuement à l’aide de la lunette astronomique le dolmen dans lequel mon compagnon projetait de se cacher pour accomplir sa mission.
-Ne craignez rien, monsieur, me dit alors le lieutenant O’Near. Monsieur Holmes sait ce qu’il fait, il a calculé tous les risques. Et puis nous serons là pour le couvrir si, par malchance, quelque chose tournait mal.
-Il faut absolument que quelqu’un, Ors’Anto ou vous-même, l’accompagne, lieutenant !
-Notre participation est exclue, monsieur, répondit O’Near. Monsieur Holmes ne tient pas à ce qu’un policier français soit directement impliqué dans le règlement final de cette affaire. Quant à moi, je dois obéir aux ordres de ma hiérarchie, et pour cette mission, c’est monsieur Holmes qui commande. Je ne peux pas lui imposer ma présence, monsieur. C’est à lui seul de décider.
-Et nos gendarmes ? demandai-je. Ne pourraient-ils pas se mettre en position et intervenir ?
-Hors de question, monsieur. Vos gendarmes ne sont là, à titre officieux, que pour fournir des renseignements et un appui logistique à la mission de monsieur Holmes. Officiellement, il n’existe aucune implication de militaires français dans cette opération. En d’autres termes, ils n’interviendront qu’après coup, monsieur. Si monsieur Holmes réussit, vos gendarmes s’occuperont d’arrêter le reste de la bande. C’est là tout ce que prévoit l’accord diplomatique qu’ont passé nos deux gouvernements. Rien de plus.
-C’est scandaleux, rétorquai-je. Holmes prend tous les risques, et nos gendarmes attendent en faisant nos courses pour ne pas s’ennuyer. Je trouve cela extrêmement choquant, lieutenant, je vous le dis !
-Je vous comprends, monsieur Pandolfi, me répondit calmement le lieutenant O’Near. Mais comprenez aussi que nos services de sécurité, militaire ou policier, n’ont pas du tout l’habitude de travailler ensemble. Nos deux pays font l’essai, avec cette délicate mission, d’une expérience tout à fait nouvelle. Chacun de nos gouvernements est donc très prudent. Et laissez moi vous dire que je trouve que votre commissaire Le Villard a obtenu de son ministre une liberté de manoeuvre que nos meilleurs policiers ne sont pas prêts d’obtenir de Londres.
- Que voulez vous dire ?
- Eh bien, c’est tout simple. Vos gendarmes, officiellement, n’existent pas dans cette mission. Et ni vous, ni moi, ni monsieur Holmes ne connaîtront jamais le nom de l’officier supérieur qui nous est si précieux depuis le début de cette opération. En revanche, certains de vos policiers font partie de la mission dès le départ. C’est le cas de l’agent Ours Antoine et de quelques autres policiers triés sur le volet par le commissaire Le Villard. Ces hommes ont été recrutés et formés pour ce genre de mission afin d’infiltrer des réseaux criminels pour mieux les combattre. Je vous assure que nous n’avons pas cet avantage dans notre police, monsieur Pandolfi.
-Vous voulez dire, lieutenant, que les policiers français possèdent une certaine avance sur les vôtres, tandis que le renseignement militaire français, lui, est en retard par rapport aux services secrets britanniques ?
-Je le crois, répondit simplement le lieutenant O’Near. Cela tient peut être à nos différences de culture, mais c’est dû aussi à ce que nous avons acquis une grande expérience de la gestion de notre Empire.
-Vous avez sans doute raison, lieutenant. Il est vrai que nos conquêtes coloniales sont encore un peu jeunes. Mais si je vous comprends bien, lieutenant, Ors-Anto peut parfaitement assurer la protection de notre ami, y compris dans le dolmen ? Pourquoi Holmes refuse-t-il cette mesure de sécurité ?
-Les hommes du commissaire Le Villard feront tout ce que monsieur Holmes demandera, déclara le lieutenant. Mais comme je vous l’ai dit, il fera tout pour ne pas mettre un policier français dans une situation délicate. Sherlock Holmes veut éviter que son ami Le Villard soit dans l’embarras. Il agira seul.
-Et si, moi, je l’accompagnais ? demandai-je. Pensez- vous, lieutenant, que notre ami accepterait de se rendre à cette éventualité ?
-Lui en avez-vous déjà parlé, monsieur ?
-Oui, pas plus tard qu’hier.
-Que vous a-t-il répondu ? s’enquit le lieutenant O’Near.
-Que nous en reparlerions le moment venu, mais...que...qu’il craignait mes éternuements dans le dolmen !
-Dans ce cas, dit en riant le lieutenant O’Near, nous avons peut être une chance qu’il ne refuse pas votre aide. S’il accepte que vous l’accompagniez, je vous fournirai une arme efficace. Mais surtout, monsieur, ne lui parlez plus de rien. Attendez que monsieur Holmes ait pris lui-même sa décision. Cela vaut mieux.
-Mais comment saurai-je que sa décision est prise ?
-C’est simple, me répondit O’Near. S’il ne vous en parle plus, c’est qu’il aura exclu votre présence. Si, par contre, il vous interroge à nouveau sur cette éventualité, c’est qu’il aura retenu votre proposition. Croyez moi, ajouta le lieutenant, monsieur Holmes a un tempérament très dominateur. Ce caractère, tout autant que sa prudence professionnelle, le pousse à surprendre son entourage. Il aime ça, monsieur. Et il vaut mieux pour nous que nous ayons toujours l’air surpris si nous voulons lui plaire.
-Faut-il feindre en permanence d’être ignorant de tout pour satisfaire les tendances dominatrices de notre ami, lieutenant ? dis-je, tout à fait conscient que le lieutenant O’Near avait sur Sherlock Holmes un jugement aussi sévère que.
-Monsieur Holmes ne choisira jamais un compagnon qui prévoit ses conclusions, monsieur Pandolfi.
-Je crois que vous avez raison, répondis-je. Je vais suivre vos conseils, en espérant que Holmes voudra bien s’encombrer de ma présence.
-Je l’espère comme vous monsieur, répondit le lieutenant O’Near.
Tard dans l’après midi, l’officier supérieur et son gendarme vinrent nous approvisionner. Holmes, que j’avais rejoint au rez-de-chaussée, les attendait depuis un long moment. L’officier expliqua qu’il avait attendu d’avoir des informations sur l’Annamite et la brute de Santa Lucia. Il nous apprit que les deux complices de Moriarty avaient pris la veille la direction de Bonifacio et que, ce matin, ils s’apprêtaient à embarquer pour la Sardaigne. Par précaution, l’officier avait décidé de son propre chef de les faire suivre par deux de ses hommes, déguisés en voyageurs de commerce. Pour éviter d’attirer l’attention, les deux gendarmes affectés à cette filature en pays étranger avaient déjà traversé le détroit. Holmes félicita l’officier supérieur pour son audacieuse initiative et s’entretint ensuite un moment avec lui à l’extérieur.
Lorsque nos deux gendarmes furent partis, Holmes demanda à Ors’Anto de nous faire dîner le plus tôt possible et de préparer également un repas pour le milieu de la nuit. Ors’Anto hocha la tête en signe d’approbation, comme s’il attendait cet ordre depuis longtemps. Après quoi, Holmes disparut dans sa chambre.
Le jour venait à peine de finir qu’Ors’Anto nous appela pour dîner. Nous mangeâmes en silence. Ors’Anto avait soigneusement fait réchauffer les plats cuisinés que les gendarmes venaient de nous livrer. La soupe à la courge était excellente et le ragoût de mouton aux pommes de terre était délicieusement parfumé au thym et aux clous de girofle. J’allais me resservir de ce merveilleux ragoût, lorsque Sherlock Holmes se leva pour rejoindre sa chambre.
-Nous continuerons ce repas après minuit, messieurs, dit-il très calmement. Pandolfi, si vous tenez toujours à me tenir compagnie, je vous conseille à présent d’aller dormir. Notre nuit sera courte et nous avons besoin d’être en bonne forme demain.
Holmes quitta la pièce. Ma surprise était totale. J’étais sous le choc et n’avais nul besoin de feindre la stupeur : celle-ci devait suffisamment se lire sur mon visage. O’Near me fit un petit signe de tête encourageant, tandis qu’ Ors’Anto, silencieux comme à son habitude, se contentait de me donner une tape amicale sur l’épaule.
-Obéissez, monsieur Pandolfi ! dit le lieutenant O’Near en riant. Allez vite dormir. Je prépare votre arme. Nous vous réveillerons à minuit.
Plateau de Cauria – dimanche
24 Décembre 1893
Notre repos, cette nuit là, fut
effectivement de courte durée. Les premières minutes de ce dimanche mémorable
commençaient à peine à s’écouler que j’étais attablé avec mes compagnons.
Holmes but lentement une grande tasse de café brûlant, puis engloutit une
copieuse assiette de ragoût de mouton aux pommes de terre qu’Ors’Anto avait
réchauffé. J’étais, moi, trop agité par ce que nous allions entreprendre pour
avaler, à cette heure de la nuit, autre chose que du café. Holmes me conseilla néanmoins d’avaler
quelque chose d’un peu plus substantiel.
Lorsque j’eus fini de grignoter quelques gâteaux secs, Holmes m’équipa
d’une sacoche dans laquelle il mit une boite de sablés, un pot de miel, ainsi
que deux grandes gourdes d’eau. Holmes
s’occupa ensuite de vérifier son fusil à vent, tandis que le lieutenant O’Near
me confia une arme de bon calibre. Il
s’agissait d’un revolver Webley 450 qui équipait les membres de la police
royale irlandaise, me précisa O’Near.
-Le British Bulldog est une arme excellente. J’ai le même dans ma poche. Venez, mon ami, suivez-moi en silence, me dit Holmes en ajustant sur son épaule la bandoulière de son étui à fusil et en se dirigeant vers la porte. Nous allons vérifier le confort de notre chambre de pierre.
Dehors, l’air était vif. Il faisait froid et sec. Le ciel d’hiver était extraordinairement étoilé. Pas un seul nuage. Sans un mot, sans bruit, uniquement éclairés par un blanc et mince croissant de lune, Holmes et moi contournâmes notre abri et commençâmes notre descente vers le dolmen. Celui-ci se détachait sur la plaine en contrebas comme l’entrée blafarde d’un gouffre géant. Nous parcourûmes très vite les cinq à six cent mètres qui nous séparaient du mégalithe. Arrivé sur la face ouest du dolmen, Holmes se plaqua contre la pierre cyclopéenne. Je l’imitai en reprenant mon souffle, tout en évitant de respirer trop fort. Holmes se pencha vers moi.
-L’entrée est à l’est, chuchota Holmes à mon oreille. Elle est très étroite. Donnez-moi votre sac. Vous passez en premier. Je vous donnerai nos affaires quand vous serez à l’intérieur. Et surtout, ne faites aucun bruit.
Holmes me guida jusqu'à la dalle qui scellait l’entrée de la chambre funéraire. Elle s’était en partie effondrée et un énorme fragment du monolithe obstruait le seuil du dolmen. Je me glissai à l’intérieur. Holmes me passa d’abord l’étui à fusil, puis la sacoche de provisions. Il se faufila enfin entre les pierres géantes.
Nous nous assîmes à même le sol. Holmes rangea aussitôt son étui dans l’angle de l’entrée où il s’était installé. Il repoussa la sacoche vers moi. Je transpirai, ma gorge était sèche et je commençai à peine à reprendre une respiration plus régulière. Dans l’obscurité de notre abri, je devinais le profil de mon compagnon qui, telle une ombre chinoise, se découpait comme une feuille de métal, ou plutôt comme une lame d’acier dont seul le vif tranchant se laissait découvrir sur le fond sombre de la nuit. Holmes était totalement immobile. Il paraissait être l’un de ces Peaux-Rouges dont il m’avait vanté les légendes, impassible et possédé par l’esprit farouche et silencieux de l’aigle qui attend sa proie.
Avec mille précautions, j’ouvris la sacoche pour prendre une gourde afin d’adoucir la sécheresse de ma bouche. Lentement, sans faire le moindre bruit, je donnai à mon compagnon la première gourde que j’avais trouvée à tâtons. Holmes tendit son bras en silence et saisit l’objet qu’il plaça près de lui. Après avoir mis la main sur le second bidon, je bus quelques gorgées qui m’apaisèrent.
Nous restâmes ainsi de longues heures. A intervalles réguliers, Holmes modifiait imperceptiblement sa position. Il étirait lentement ses bras, l’un après l’autre, ou dépliait et repliait ses longues jambes. J’en profitais chaque fois pour dégourdir à mon tour mes membres qui s’ankylosaient.
Brusquement, alors qu’une torpeur certaine commençait à s’emparer de moi, Holmes recula et prit mon bras en m’invitant à me redresser.
-Prenez nos provisions, murmura-t-il très bas. Et faites attention à votre tête en vous levant.
Holmes, sans quitter l’entrée du regard, se réfugia au fond de la chambre funéraire. Il se tenait debout, mais courbé et la tête penchée, car la dalle qui était au dessus de nous faisait un plafond bien trop bas pour mon compagnon. M’étant relevé avec prudence, je m’aperçus, en tenant ma main au dessus de ma tête, qu’à la différence de Sherlock Holmes j’étais tout à fait à mon aise debout sous l’énorme mégalithe[55]. Nous étions tout au fond du dolmen. La chambre de pierre devait bien mesurer plus de deux mètres et demi de long sur au moins 1,50 m de large. Sans bruit, Holmes fouilla dans la sacoche. Il en sortit la boite métallique qu’il me confia et se réserva le pot de miel que nous avions emporté.
-Donnez-moi quelques uns de ces sablés, murmura Holmes en plongeant la lame de son canif dans le miel épais.
Nous mangeâmes en silence, accroupis dans l’obscurité du dolmen. Devant nous, face à l’est, la dalle qui scellait en partie l’entrée laissait apercevoir une trouée de moins en moins noire, annonçant la fin de la nuit. Une fois que nous eûmes achevé de nous restaurer, Holmes alla reprendre son guet près de l’anfractuosité de l’entrée.
Quand les premières lueurs de l’aube pénétrèrent dans notre tanière, Holmes sortit son fusil de l’étui et vérifia son arme. Il ouvrit la culasse, introduisit une balle à l’intérieur et la referma. Holmes déposa ensuite délicatement le fusil à vent contre la paroi, en prenant soin de protéger la sortie du canon qu’il enveloppa d’un linge de couleur sombre.
Le jour se leva enfin. De l’endroit où je me trouvais, je ne voyais rien d’autre que le profil gauche de mon compagnon. Holmes se tenait légèrement en retrait par rapport à l’ouverture de l’entrée, de manière à ce que son visage demeurât dans l’ombre. Les traits aquilins de son profil se détachaient de plus en plus nettement sur le fond étonnamment régulier d’un des six montants qui supportaient la gigantesque dalle monolithique au dessus de nos têtes. Il resta ainsi longtemps, dans une immobilité totale, comme s’il s’était figé à jamais, à l’image des pierres qui nous entouraient.
Soudain, Holmes s’empara de son fusil à vent. Je ne voyais rien de ce qui se passait à l’extérieur. Je devinais seulement, j’imaginais. Les images de ce que j’avais vu si souvent à travers les jumelles se présentèrent alors à mon esprit : l’entrée principale du repaire de Moriarty, la porte qui s’ouvre, Moriarty franchissant le seuil de sa demeure, ses premiers pas vers la colline, son allure mesurée, le mouvement permanent de sa tête dégarnie, sa lente montée vers le dolmen. Je vis Holmes reculer, épauler son arme, viser.
Ensuite, tout alla très vite. Holmes, le temps d’un éclair, relâcha sa position, puis, brusquement, il réajusta son fusil, leva le canon, reprit sa visée et s’immobilisa. Un bruit sec et étouffé parvint à mon oreille, et au même instant, Holmes bondit comme un tigre hors du dolmen. Je m’élançai à mon tour.
Le détective se penchait déjà sur le cadavre de Moriarty quand j’arrivai à sa hauteur. Sous le choc de la balle meurtrière, Moriarty s’était effondré face contre terre. Holmes, accroupi près du corps, l’examina ainsi un court moment, puis retourna le cadavre. Le projectile avait littéralement fait exploser la boite crânienne. Un affreux rictus tordait les lèvres minces du criminel. Le spectacle était effrayant. Intact, à peine souillé par les herbes et la terre humide dans lesquelles il s’était abîmé, le visage de Moriarty apparaissait d’autant plus livide qu’à partir de son large front s’ouvrait une plaie béante et dégoulinante de sang et de matière cérébrale. Derrière nous, des pas se précipitèrent. Ors’Anto et O’Near nous avaient rejoints.
-Ce n’est pas notre homme ! s’écria soudain Holmes en se retournant vers nous. Les mains ne trompent pas ! Regardez, messieurs, cet individu a de la terre sous ses ongles et ses mains sont rugueuses comme celles d’un paysan. Le professeur Moriarty, lui, a toujours apporté un soin maniaque à l’entretien de ses mains. Je n’ai éliminé que la doublure de notre ennemi ! dit Holmes en se levant.
-Que faisons-nous, monsieur ? demanda le lieutenant O’Near.
-Nous n’avons pas un instant à perdre, lieutenant ! répondit Holmes. Nous partons immédiatement pour Cardo. Il faut que nous arrivions avant que Moriarty apprenne la mort de son frère. Ours-Antoine nous conduira. Vous, lieutenant, vous restez sur place jusqu’à l’arrivée des gendarmes. Venez, Pandolfi ! Nous avons une longue route à faire.
Ors’Anto, Holmes et moi remontâmes la colline jusqu’au dolmen. Holmes récupéra l’étui de son fusil et rangea méticuleusement ce dernier, tandis qu’Ors’Anto se dépêcha d’atteindre la maison afin de préparer notre attelage.
Nous quittâmes le plateau de Cauria avant onze heures. Lorsque nous atteignîmes, à proximité de la route impériale, l’endroit où nos gendarmes en civil étaient en poste, Holmes donna ses consignes à l’officier supérieur. Celui-ci dépêcha aussitôt deux cavaliers, qui avaient pour mission de nous précéder au plus vite sur la route de Bastia et faire tenir prêts nos chevaux de relais. Ils avaient également pour consigne de faire arrêter quiconque paraîtrait susceptible d’alerter Moriarty et, enfin, de prévenir de notre arrivée imminente les agents qui surveillaient le repaire de Cardo. L’officier supérieur de gendarmerie demanda à Sherlock Holmes s’il pouvait désormais procéder, dans les arrondissements de Sartène et d’Ajaccio, à l’arrestation de tous les membres présumés de la bande des frères Moriartini. Holmes répondit affirmativement, en exigeant que ces arrestations se déroulent dans la plus grande discrétion.
- Tant que l’affaire de Cardo n’est pas résolue, colonel, vos interventions doivent absolument rester secrètes ! déclara Holmes, catégorique, en remontant dans la voiture.
-Cela n’est pas facile, monsieur, répondit l’officier, dont Holmes venait de me révéler le grade. Dans cette île, les nouvelles vont vite. Si nous passons à l’action, je ne peux pas vous garantir longtemps le secret, monsieur.
-Faites pour le mieux, colonel, répliqua Holmes. Et déchargez au plus vite le lieutenant O’Near de son encombrant fardeau. Il doit me rejoindre à Bastia. D’autres questions ?
-Que faisons-nous, monsieur, pour l’Annamite et le Corse qui sont en Sardaigne ?
-Ne les perdez pas de vue ! répondit Holmes. Et arrêtez-les dès qu’ils remettront les pieds dans l’île.
-Et la vieille domestique de Cauria, monsieur ?
-Elle est sous votre juridiction, colonel ! répondit Holmes, agacé. Allons-y maintenant, Ours-Antoine ! Fouettez ! Nous avons toute une nuit de route.
Ors’Anto, qui avait refusé la proposition de l’officier supérieur de lui adjoindre un conducteur, ménagea notre attelage jusqu’à la grande route, puis augmenta l’allure en direction d’Ajaccio dès que nous eûmes rejoint la route impériale. A l’intérieur de la voiture, Holmes s’installa confortablement, avec l’intention bien marquée de réserver notre long voyage au silence et au repos. Comme je me souvenais parfaitement de ce qu’il m’avait dit, lors de notre traversée à bord du Cyrnos, à propos du caractère silencieux que devait avoir un compagnon de qualité, je m’abstins de prononcer la moindre parole. Qu’aurions nous pu dire ? Ce n’était ni le lieu, ni le moment de parler. Ce que nous venions de vivre ensemble était terrible. Holmes venait d’assassiner un homme et j’étais son complice. Seul le silence s’imposait.
-Il faut nous reposer, Pandolfi, déclara soudain Holmes très calmement, comme s’il avait suivi le cours de mes pensées. La seule chose que je peux vous dire, mon ami, c’est que j’avais dix-huit ans lorsque j’ai rencontré Moriarty pour la première fois. Mon père, Siger Holmes, qui voulait obstinément faire de moi un ingénieur, l’avait engagé pour être mon précepteur. C’était en 1872, durant l’été.
-Cela fait plus de vingt ans ! dis-je, troublé. Votre haine envers lui remonte-t-elle à cette époque ?
-Oui. Mais il y a vingt et un ans, le professeur Moriarty n’était pas encore à la tête d’un vaste empire criminel. C’était un mathématicien brillant. Il avait vingt six ans et son caractère ascétique ne laissait guère prévoir ses futures infamies.
-Mais vous-même, Holmes, l’avez détesté depuis le début, insistai-je, de plus en plus troublé par les confidences de mon compagnon.
-Je le hais depuis vingt et un ans, Pandolfi ! Et cette vieille haine est réciproque. Ne me demandez pas pourquoi, pas maintenant, mon ami. Peut être un jour vous le dirai-je. Mais pour le moment essayons de dormir. Nous avons besoin de repos, acheva Holmes en remontant le col de son manteau.
Si Holmes n’eut aucune difficulté pour s’endormir, j’avais, pour ma part, l’esprit beaucoup trop agité pour pouvoir trouver le sommeil aussi facilement. Les cahots de notre voiture, qu’Ors’Anto menait maintenant à brides abattues vers Ajaccio, la longue attente de la nuit passée, l’horreur de ce matin, les paroles que Holmes venait de prononcer, tout cela m’avait communiqué une sorte de fièvre que rien ne parvenait à calmer. Trop de questions se pressaient dans ma tête. Parfois, je tentais de me distraire en regardant le paysage qui défilait. J’écartais discrètement les rideaux de la portière que Holmes avait tirés avant de s’endormir ; mais, loin de m’apaiser, de toutes ces beautés de la campagne que j’apercevais en coup de vent, je ne voyais que notre course folle vers un autre crime. Et de terribles questions m’assaillaient à nouveau. De quelle autre indicible horreur allions-nous être témoin à Cardo ? Jusqu’à quel point Holmes conserverait-il son sang froid face à son ennemi de toujours ? Et Moriarty ? Ce monstre froid n’attendait-il pas son heure, lui aussi ?
Je dus m’endormir avant le
dernier relais qui nous séparait d’Ajaccio.
J’étais épuisé. Le jour montrait déjà des signes de déclin. Holmes, je
crois, dormait paisiblement.
Bastia - lundi 25 Décembre
1893
Les cloches qui sonnaient en pleine nuit me réveillèrent alors que nous étions au relais de Bocognano. Holmes fumait une cigarette à l’extérieur de la voiture, tandis qu’Ors’Anto se restaurait pendant que l’on changeait nos chevaux. L’immense feu qui brûlait sur la place du village et les carillons du clocher me rappelèrent que nous étions la nuit de Noël. Nous eûmes juste le temps de nous réchauffer un peu aux flammes de cette veillée traditionnelle où les habitants du village partageaient pulenta et figatelli. Déjà, Ors’Anto était remonté sur son siège et annonçait que nous aurions peut être la chance de ne pas avoir de neige à Vizzavona. Nous partîmes sur-le- champ. Holmes et moi mangeâmes en silence et sans appétit quelques unes des provisions qu’Ors’Anto avait pris soin de placer sous notre banquette.
Nous voyageâmes tout le reste de la nuit, tantôt mangeant, tantôt somnolant, mais sans jamais interrompre notre silence. Seuls les relais de postes que nos gendarmes avaient préparés, à la gare de Vizzavona, à Vivario, à Venaco, à Corte, puis à Ponte Leccia et à Casamozza, donnaient un sens à la folle course de cette étrange nuit de Noël.
Nous franchîmes au matin l’octroi de Bastia aux environs de onze heures. Là, un landau à trois chevaux nous attendait avec deux cavaliers civils pour nous ouvrir la route. L’un des deux hommes était un policier que connaissait Ors’Anto. Le deuxième cavalier était un gendarme. Ils expliquèrent à Holmes que leurs collègues qui surveillaient Moriarty avaient été prévenus de notre arrivée. Nous montâmes dans le landau et sortîmes très vite de la ville par le boulevard de Cardo pour gagner la route nationale de Saint Florent.
Lorsque nous arrivâmes à la hauteur du chemin de Cardo, un cantonnier arrêta notre convoi.
-C’est l’un de nos hommes, prévint Ors’Anto.
Sans se préoccuper des deux cavaliers qui, devant nous, venaient de mettre pied à terre, l’homme se dirigea avec nonchalance vers notre voiture. Il salua discrètement Ors’Anto et s’appuya sur le véhicule comme pour se reposer.
-Il est préférable de continuer à pied, messieurs, dit-il. Je vais vous conduire.
Holmes prit l’étui de son fusil à vent, vérifia les poches de son long manteau et m’invita à le suivre. Resté seul, Ors’Anto engagea lentement le landau sur le chemin conduisant au village. A l’embranchement de la route nationale et du chemin de Cardo, nos deux cavaliers firent mine de s’installer confortablement sous un arbre pour laisser reposer leur monture. Holmes et moi suivîmes le policier déguisé en cantonnier. L’homme jeta sa pelle dans le fossé et nous entraîna à travers un maquis clairsemé. Nous longeâmes longtemps le chemin communal jusqu’à l’angle d’un immense mur de pierres, dont le sommet était partout hérissé de tessons de verre. A partir de cet endroit, notre guide commença à se frayer un chemin à travers un maquis de plus en plus dense, prenant de l’altitude par rapport au sentier qui conduisait au village de Cardo. Holmes, gêné par la longueur de l’étui de son arme silencieuse, progressait avec difficulté devant moi qui fermais la marche.
Nous arrivâmes après de longs efforts devant une portion du haut mur d’enceinte où se trouvait une sorte de poterne étroite et rouillée. Notre guide s’immobilisa, en nous intimant d’un geste l’ordre de garder le silence. Le temps était superbe. Dans le ciel sans aucun nuage, le soleil avait déjà largement dépassé la moitié de sa course. Les seuls bruits qui nous parvenaient étaient ceux qu’un léger vent d’ouest, fréquent dans cette partie de l’île, faisait entendre en agitant les eucalyptus, les mimosas, les chênes verts, les cistes et les arbousiers qui nous entouraient.
Soudain, tout près de nous, comme une alarme plaintive, nous entendîmes une sorte de sifflement singulier : tchoc-tchoc...tship, qui se répéta à trois reprises. Je compris presque immédiatement, en voyant notre policier faire une curieuse grimace tout en gardant les mains devant sa bouche, qu’il s’agissait d’un signal de reconnaissance. Notre guide imitait Monticola solitarius ou Turdus merula, l’un des deux merles, le bleu et le noir, qui font chez nous la réputation de trop nombreux fabricants de pâtés. La réponse ne tarda pas. Un tictictictic, tchouc suivi d’un srîh étiré nous parvint par deux fois d’au-delà du mur[56]. Le policier nous fit comprendre que la voie était libre et nous invita à franchir la poterne. Il poussa l’étroit et vieux portail de fer, qui n’émit curieusement aucun grincement, comme si les gonds avaient été huilés la veille. Holmes et moi franchîmes l’ouverture, derrière laquelle nous attendait un autre policier. D’un geste, l’homme nous salua et nous invita en silence à le suivre le long d’une allée de grands lauriers. Nous étions sur les hauteurs d’un grand et magnifique parc dont nous découvrions toute l’étendue. Loin de nous, en contrebas, une demeure imposante que surplombait le domaine détachait sur le gris bleuté de la mer au loin où l’on devinait les îles italiennes du canal de Corse.
Notre nouveau guide abandonna très vite l’allée de lauriers pour une sente plus étroite et moins soumise à la fréquentation régulière des jardiniers. Nous progressâmes à l’abri d’une végétation plus dense jusqu’à une grande roche artificielle où avaient été aménagées des cascades qui n’étaient plus alimentées depuis longtemps. Ecaillé par endroit, en partie recouvert de mousses, ce curieux édifice de jardin était traversé par un étroit couloir que nous empruntâmes. Ce tunnel d’une bonne dizaine de mètres, encombré d’outils abandonnés et de céramiques ébréchées, débouchait sur une grotte toute aussi artificielle et envahie de lierres géants. Le policier s’arrêta et se tourna vers Holmes.
-C’est là, messieurs, dit-il à voix basse. L’endroit est étroit, mais il offre une vue excellente sur l’entrée de la maison. On domine le kiosque où notre client à l’habitude d’aller. Vous verrez venir de loin quiconque s’avance dans la grande allée. En cas d’urgence, vous pouvez sortir de la grotte sans revenir par ce chemin. Il y a une vieille échelle scellée dans la paroi qui mène au niveau du jardin immédiatement inférieur au nôtre.
-Qui est avec vous dans la grotte ? demanda Holmes.
-Nous ne sommes que deux, monsieur, répondit l’homme. Mon camarade est un gendarme. Moi je suis de la Sûreté, comme Ours-Antoine.
-Vous connaissez vos ordres ? interrogea Holmes.
-Oui, monsieur. On vous installe et on vous laisse la place. De toute façon, monsieur, même pour deux la grotte est petite.
-Que fait Moriarty à cette heure-ci ? interrogea encore Holmes.
-En principe, il est en train de finir son déjeuner. La Noël n’a pas changé ses habitudes. Il est toujours seul. Il n’a pas eu de visites ce matin, à part le traiteur qui le livre tôt. Et la fille n’arrive jamais avant trois heure de l’après midi. Hier, c’était dimanche, elle n’est pas venue. Vous allez la voir arriver tout à l’heure.
-Comment cela se passe-t-il ? demanda Holmes.
-Vous avez lu nos rapports, monsieur. C’est le ciel qui décide, répondit le policier. L’arrivée est toujours la même. Le fiacre monte la grande allée, laisse la fille sur le perron, et revient deux heures après, sans exception, attendre à l’entrée du parc. Quand il fait mauvais temps, tout se passe à l’intérieur. Quand il fait beau, notre homme s’amuse en plein air. C’est un pervers, monsieur. On a tout consigné dans nos rapports. Il a même fait souder des chaînes dans le kiosque.
-Je sais, mon ami, j’ai lu. Vous avez bien travaillé. Conduisez-moi à votre grotte, je n’ai plus de questions.
- A vos ordres, monsieur ! Si rien ne se passe aujourd’hui, nous viendrons vous relever au septième coup de sept heures. C’est moi qui viendrai vous chercher. Ne quittez pas la grotte. Vous pouvez vous dégourdir les jambes dans ce tunnel, et vous trouverez dans les deux grandes potiches renversées qui sont là de quoi vous nourrir et vous désaltérer. Suivez moi.
Le policier guida d’abord Holmes jusqu’à l’étroite cavité. Un homme en sortit dans le plus grand silence en me faisant signe d’avancer à mon tour. Puis les deux hommes me firent pénétrer dans la grotte où Holmes avait déjà sorti son fusil de son étui. Nous avions une vue parfaite sur les alentours et la cascade de lierre nous protégeait totalement. J’eus l’impression d’être avec mon compagnon dans l’une de ses cabanes de chasse perchées dont Maupassant m’avait fait découvrir les ingénieuses architectures. Holmes extirpa de l’une de ses poches une paire de jumelles d’artilleur, avec laquelle il observa attentivement les différents éléments du décor qui s’étageait au dessous de nous.
Nous n’attendîmes pas très longtemps. Comme l’avait annoncé notre policier, un fiacre monta soudain la grande allée plantée d’eucalyptus. Il tourna largement devant l’entrée de la demeure avant de s’arrêter. Une jeune femme en sortit, gravit rapidement le perron et disparut à l’intérieur du repaire de Moriarty.
D’interminables minutes s’écoulèrent. Holmes, impassible, immobile, rigide, ne quittait pas le perron des yeux. Il avait une main posé sur son fusil et tenait dans l’autre ses jumelles militaires. Nous attendions depuis près d’une bonne demi-heure lorsque la porte se rouvrit et Moriarty apparut sur le seuil. Holmes l’aperçut et, tenant à présent ses jumelles à deux mains,semblait vouloir les enfoncer dans ses orbites tant il aspirait à se rapprocher de son ennemi.
Moriarty s’avança lentement sur
le perron. Sans un mot, Holmes me tendit
brusquement ses jumelles et s’empara de son arme. L’homme descendit quelques. Muni des jumelles de Holmes, je distinguai
nettement Moriarty à présent. C’était
bien le même homme qu’au plateau de Cauria.
Son double exactement, la pâleur en plus. Holmes épaula et visait déjà sa cible, quand…
-Attendez, Holmes ! m’écriai-je. Il n’est plus seul !
-Quoi ? Que dites vous ? Je le vois...
-Elle va le rejoindre, Holmes ! La jeune femme...
-Diable ! Qu’importe ! grommela Holmes, sans cesser de viser. Quelle femme ?
-Holmes, c’est presque une enfant ! La voyez-vous à présent ? dis-je en baissant mes jumelles pour regarder mon compagnon.
Holmes faisait corps tout entier avec son arme. Sa concentration était extrême. Tendu, mais sans crispation, il semblait ne plus respirer. Les muscles de son visage s’étaient immobilisés. Il guettait le moment propice.
Je repris aussitôt mes jumelles et découvris que Moriarty, tout en marchant, embrassait furieusement la jeune femme. Il se collait à elle de manière obscène. La malheureuse ne montrait guère d’entrain, mais paraissait soumise et apeurée. Moriarty continua ses infâmes assauts. Soudain, il s’arrêta, saisit les poignées de la fille et l’attira contre lui. Le monstre, faisait de sa victime un véritable bouclier de chair humaine qui empêchait Holmes, aussi fin tireur fût-il, de tenter le moindre essai. Ignoble, Moriarty continuait à s’acharner sur la jeune fille quand, brusquement, il la jeta à terre. Tandis que l’infortunée se relevait sur ses genoux, Moriarty commença à défaire sa ceinture…
J’entendis un son bref et sourd, accompagné d’un léger sifflement. Moriarty s’effondra en portant les mains à sa tête.
-C’est fini, mon ami, dit Holmes en ouvrant et refermant la culasse.
Prés du kiosque, rien ne bougeait. Il n’y avait aucun bruit. Moriarty gisait sur le dos, les bras en croix. La jeune fille s’était enfuie, sans un cri. Elle courait vers l’entrée de l’immense parc.
Holmes finit par bondir hors de la grotte. Il descendit très rapidement l’échelle rouillée qui permettait d’accéder à l’endroit où se trouvait Moriarty. Je le suivis aussitôt. Nous avançâmes de plusieurs dizaines mètres en direction du kiosque, puis Holmes s’arrêta. Calmement, froidement, il épaula son fusil à vent, ajusta lentement sa visée et tira une deuxième fois sur le professeur Moriarty.
Sans un mot, Holmes laissa tomber son arme et marcha vers sa victime. Je ramassai le fusil du détective et suivis mon compagnon en tenant fermement dans ma main gauche le Webley Ric 450 que le lieutenant O’Near m’avait confié.
Arrivé devant le cadavre, Holmes ne se pencha même pas pour l’examiner. Il resta un moment devant sa victime, puis, toujours silencieux, descendit vers l’allée centrale du parc. Je restai là un instant sans savoir ce qu’il convenait de faire. J’eus le temps de comprendre que la première balle avait bel et bien été fatale à Moriarty. Le cerveau du crime avait eu, comme son frère, le front fracassé par le projectile. Et dès que j’en découvris l’impact, je compris aussitôt que le second coup de feu de Sherlock Holmes tenait plus à la signature d’une vendetta qu’à un tir de précaution. Le bas-ventre de Moriarty n’était plus qu’une bouillie sanglante. Ses mains intactes étaient par contre d’une blancheur extrême et portaient la marque visible d’une méticuleuse attention. C’était bien là les seules différences que je pouvais constater entre le cadavre d’hier et celui d’aujourd’hui.
Lorsque je pus rejoindre Holmes, il se trouvait au bout de l’allée plantée d’immenses eucalyptus. Le lieutenant O’Near et l’officier supérieur de gendarmerie étaient déjà là en compagnie d’Ors’Anto. Tous trois attendaient Holmes à l’entrée de la vaste propriété. Plus loin, un groupe de cinq hommes, parmi lesquels le policier et le gendarme qui nous avaient pris en charge à Cardo, attendaient les ordres.
-Mon travail est terminé, messieurs, annonça Holmes d’une voix claire et sans émotion. Vous pouvez commencer officiellement le vôtre.
-Nous avons déjà intercepté la jeune femme, monsieur, dit le lieutenant O’Near.
-Je doute que cette malheureuse vous apprenne grand-chose, répliqua Holmes. En revanche, fouillez sérieusement la maison. Ce repaire contient certainement des éléments qui compléteront nos dossiers sur l’organisation du Napoléon du crime !
-Vous ne nous accompagnez pas, monsieur Holmes ? demanda, étonné, l’officier supérieur.
-Non, cher ami, répondit Holmes en s’appuyant sur le bras du colonel en civil. Je vous fais confiance et je sais que vos rapports sont toujours des plus complets. N’est-ce- pas O’Near ?
-Vous pouvez comptez sur nous, monsieur Holmes. Nous allons tout examiner en détail. Mais il me semble que votre aide serait précieuse...
-Le lieutenant a raison, intervint l’officier supérieur. Vous êtes le seul à connaître aussi bien les habitudes de Moriarty et...
-C’est exact, messieurs, trancha Holmes. Et c’est justement la raison pour laquelle je ne tiens pas à vous accompagner. Je dois vous avouer, chers amis, que ces dernières trente six heures m’ont épuisé. J’ai besoin d’un bon bain, de linge propre et d’un lit confortable. Voilà tout ce que je désire entreprendre.
-Nous comprenons, monsieur Holmes, s’inclina sur-le- champ le lieutenant O’Near. Nous avons fait réserver plusieurs chambres à Bastia, au Grand Hôtel de France. Ils disposent de salles de bains. Ors’Anto va vous y conduire.
-Lieutenant, dit Holmes en se tournant vers moi, désarmez donc notre ami Pandolfi. Le fusil de von Herder et votre Bulldog irlandais sont désormais inutiles. Confiez le fusil à vent à notre ami français, ajouta-t-il. Il enrichira le musée de la gendarmerie.
Par une série de longs coups de sifflets stridents, l’officier supérieur rassembla les gendarmes et les policiers, qui attendirent que l’officier supérieur et le lieutenant O’Near les rejoignent avant de s’engager dans l’allée d’eucalyptus. Deux des trois lourdes voitures fermées qui stationnaient près du landau d’Ors’Anto s’engagèrent à leur tour dans le parc. Holmes et moi montâmes dans notre véhicule et Ors’Anto entama la descente vers Bastia.
A l’embranchement, lorsque nous retrouvâmes la route principale, les deux cavaliers qui nous avaient ouvert la route à l’aller surveillaient toujours le passage. Ils nous adressèrent un discret salut, après lequel Ors’Anto fit prendre notre attelage une allure plus rapide. Holmes observait le paysage en silence. Cette terrible journée était encore belle, quoique nous fussions déjà recouvert par l’ombre. Mais au loin, en plein à l’est, l’île d’Elbe surgissait à l’horizon tout ensoleillée. Le vent d’ouest, le libecciu*, s’était apaisé. La mer vers laquelle nous descendions semblait une étendue de soie que seules quelques risées parcouraient de légers frissons.
Arrivés en ville, nous passâmes de nouveau devant le palais de Justice et gagnâmes aussitôt notre hôtel, qui en était voisin. Là, on nous conduisit à nos chambres, qui offraient un confort satisfaisant. La mienne, entre la chambre d’Ors’Anto et celle de Sherlock Holmes, ouvrait sur le boulevard Pascal Paoli. Nous trouvâmes quelques vêtements de rechange dans les bagages que le lieutenant O’Near avait pris soin de nous faire apporter.
Holmes ayant annoncé dès notre arrivée à l’hôtel qu’il ne comptait pas nous revoir avant le petit déjeuner du lendemain, je pris un long bain chaud dans une baignoire admirable, dont Maupassant aurait certainement vanté l’exquise commodité. Un peu plus tard, incapable de m’endormir alors que le jour finissait à peine, j’entrepris de mettre par écrit au plus vite la chronologie et les détails des différents événements survenus au cours des dernières quarante huit heures. Je fis monter dans ma chambre une bouteille d’eau, ainsi que du lait, et me mis à écrire. A une heure avancée de la nuit, épuisé, par ce que je venais de vivre autant que par l’effort qu’exigeait la tenue d’une pareille chronique, je m’allongeai enfin et m’endormis aussitôt.
Bastia – mardi 26 Décembre
1893
Je retrouvai mon compagnon dans un salon privé de l’hôtel. Holmes avait déjà mangé ses œufs au jambon et bu son café. Attablé en compagnie du colonel de gendarmerie et du lieutenant O’Near, il tirait lentement sur sa pipe. Tous trois me saluèrent en souriant.
-Nous vous attendions, monsieur, me dit le colonel. Nos hommes poursuivent la fouille de la maison. Nous allons déménager dans l’après midi une grande partie des documents que nous avons trouvés.
-Nous vous préparons un rapport, monsieur, ajouta le lieutenant O’Near. Mais il importe avant tout de mettre toutes ces pièces à l’abri. Nous les classerons et les étudierons ensuite.
-Vous avez découvert de nouvelles pistes, messieurs ? interrogea Holmes.
-Oui, répondit le lieutenant. Des confirmations de ce que nous soupçonnions, mais aussi des nouveautés intéressantes.
-De superbes pistes financières, monsieur, renchérit l’officier supérieur.
-Où comptez-vous archiver ces documents ? demanda Holmes. Le procureur a-t-il officialisé vos perquisitions ?
-Nous n’avons pas de problème de ce côté-là, monsieur Holmes, assura le colonel de gendarmerie. Le procureur a reçu directement ses consignes du ministre et nous lui avons exposé hier soir, à notre manière, les conditions un peu particulières de notre intervention et le contenu des documents que nous avions saisis. Il nous a lui-même suggéré de ne pas utiliser les greffes de son palais de justice.
-Je ne comprends pas, dit Holmes
-Le procureur estime que les greffes de Bastia ne sont pas sûrs pour une affaire de cette importance, expliqua l’officier supérieur. Du coup, la solution que je lui ai proposée lui convient parfaitement, d’autant plus qu’elle laisse le parquet en dehors de l’affaire. Sauf évidemment, pour l’homicide...
-Vous voulez dire, colonel, que le procureur ouvre une enquête sur la mort de Moriarty, précisa Holmes. Ma foi, c’est la moindre des choses. Mais vos perquisitions n’auront aucun rapport avec cette instruction, c’est bien ce que je dois comprendre ?
-Exactement, monsieur Holmes, répondit l’officier supérieur. L’enquête sur l’homicide de Cardo n’aboutira à rien. La mort de Moriarty restera un mystère aussi épais que celui du plateau de Cauria. Par contre, toutes les pièces saisies seront gardées à l’abri dans les chambres fortes de l’état-major, autrement dit loin des greffes de la justice.
-A quel endroit précisément ?
-A Bastia même, monsieur. Au commandement militaire, répondit l’officier de gendarmerie. Le général de brigade a donné ce matin des ordres en ce sens[57].
-L’endroit est donc bien gardé. C’est parfait. Et c’est vous seul qui avez accès à ces documents ? s’enquit le détective en secouant sa pipe.
- Le lieutenant O’Near et moi. Nous allons nous partager le travail.
-Très bien, messieurs, conclut Holmes. Tenez moi informé de vos investigations.
L’officier supérieur et le lieutenant O’Near se levèrent.
-Une dernière chose, colonel. Avez-vous des nouvelles de notre Annamite ?
-Non, monsieur Holmes. Toujours rien.
Les deux hommes partirent. Holmes garda le silence et nous servit une tasse de café. Nous restâmes un moment dans le salon. Puis Holmes se leva et m’adressa enfin la parole :
-Vous avez peu dormi, mon ami.
-Je dois vous avouer, Holmes, que les événements de ces derniers jours m’ont fourni quelques sérieuses raisons d’être perturbé.
-Je le conçois aisément, admit le détective. Mais à partir d’aujourd’hui, Pandolfi, nous sommes au repos. Et pour commencer, que diriez vous d’accompagner votre ami Sigerson dans les rues de Bastia ? J’ai lu ce matin dans une brochure touristique que le climat de cette ville est tonique et excitant [58].
-Je m’offre bien volontiers à être votre guide, répondis-je. Mais je pars à la découverte autant que vous, Holmes, car vous savez qu’il y a plus de quatre ans que j’ai quitté Bastia. La ville a dû bien changer.
-Allons voir ça, Pandolfi ! J’essaierai de vous assister, si nous nous perdons, ajouta-t-il en riant franchement.
Nous partîmes, insouciants, comme deux simples touristes. Nous commençâmes d’abord par le boulevard Paoli, parallèle à la rue de l’Opéra, où l’agitation est toujours très grande. Cette ancienne traverse, de la rue Miot jusqu’au boulevard du Palais de Justice, est plus que jamais le centre des affaires et du mouvement. [59] Nous sommes ensuite allés sur la place de l’Hôtel de Ville où se tient le marché, puis sur les quais qui conduisent au vieux port.
La vieille ville, que nous
décidâmes d’explorer un autre jour, était telle que je l’avais connue avant mon
départ pour Paris, en 1889. Les ruelles
tortueuses, avec leurs hautes maisons et leurs arcs-boutants, débordaient d’une
population bruyante et joyeuse qui avait toujours enchanté Maupassant. Les étalages des boutiques envahissaient les
rues. Des montagnes d’oranges et de
légumes étaient partout présentes comme les délicieux gâteaux qui sortaient des
fours pour séduire les passants gourmands.
Nous passâmes devant un marchand de fritures, de poissons frais et de
beignets tout chauds dont les odeurs nous mirent en appétit. Nous nous offrîmes quelques beignets que nous
mangeâmes en chemin, ainsi que des panizzi* que je conseillai à Holmes
de consommer très poivrés.
La partie moderne de la ville vers laquelle nous nous dirigeâmes à l’heure du déjeuner n’avait pas cessé de grandir avec le nouveau port et la place Saint Nicolas. Avenue Carnot, nous déjeunâmes au restaurant de l’hôtel de l’Univers, d’où l’on jouit d’une splendide vue sur la mer, à deux cent mètres à peine de la gare et des bateaux. Holmes se montra enthousiasmé par cette première visite bastiaise. Il apprécia sans grande modération le vin blanc de Rogliano que je commandai avec notre repas.
Holmes, avec une ironie un peu bizarre, m’obligea ensuite à faire plusieurs fois le tour de la statue de Napoléon en César qui se dresse sur la place Saint Nicolas. Nous nous promenions lentement sur cette superbe terrasse au bord de la mer lorsque, apercevant la grande sculpture de Bartolini, Holmes prit mon bras et ne me lâcha qu’après que nous eûmes tourné trois fois au pied de ce Napoléon déguisé en empereur romain.
-Je crains vos sarcasmes, monsieur le touriste, dis-je en plaisantant. Sans doute aimeriez-vous avoir un aussi grandiose monument dans votre capitale scandinave, mon cher Sigerson.
-Je ne me permettrais pas la moindre ironie sur un tel chef d’œuvre, répondit Holmes. Mais j’ai bien peur que votre sculpteur ait commis une toute petite erreur, mon ami.
-Il me parait évident que Bartolini a fait une trop grande statue pour notre petit grand homme, glissai-je, certain que Holmes allait se moquer de la taille de notre héros national.
-Vous avez un très mauvais esprit, Pandolfi. Je vous assure que cette statue impose un respect impérial, affirma Holmes avec un malin sourire. Même le touriste le plus étranger à l’histoire militaire de l’Europe ne peut qu’être subjugué par un tel empereur.
-Vous voulez dire sous le joug ? Tyrannisé ?
-Quel irrespectueux Corse vous faites Pandolfi ! s’exclama Holmes en attirant, sur nous l’attention des passants. Je veux simplement vous faire remarquer un détail de cette imposante sculpture.
-De quoi s’agit-il donc, Sigerson ? demandai-je en tentant d’éloigner mon compagnon du monument.
- Voyez la tête de cette aigle. Dans quelle direction regarde-t-elle ?
-Vers le sud.
-Vers le sud, en effet. Et la statue fait face à l’est. Donc cette aigle a la tête tournée à droite. Qu’en déduisez vous, mon ami ?
-Rien...Rien de particulier, répondis-je dans la plus grande confusion. L’aigle regarde vers la droite, voilà tout.
-Pandolfi, enfin ! Faites appel à votre mémoire ! cria presque Holmes, riant de plus belle.
-Sigerson, on nous regarde. Nous ne sommes pas seuls, dis-je tout bas, en essayant de calmer mon compagnon. Ce cours Saint Nicolas est la passegiata* obligatoire de tous les mondains de la ville. Je vous en prie, finissons en !
-Comment avez-vous dit que s’appelle l’auteur de ce monument ? m’interrogea Holmes
-Bartolini. C’était un sculpteur florentin.
-Votre Bartolini a représenté votre Napoléon en César. Mais il n’a pas respecté l’emblème de l’Empereur des Français. Son aigle devrait avoir la tête tournée à gauche et non à droite.
-Expliquez-moi cette subtilité, Sigerson. J’ignore tout de l’héraldique.
- Napoléon, lui, était très attentif à la symbolique. Il définissait lui-même les emblèmes de son pouvoir. Ainsi, quand il étendit son empire sur l’Italie, il décida que son enseigne porterait la couronne de fer comme Charles Quint et Charlemagne et une aigle regardant à droite. Or son emblème d’empereur des Français est différent. L’aigle tourne la tête à gauche. On peut donc dire que cette statue ne représente pas l’empereur des Français ! conclut Holmes.
-Et que Bartolini était comme moi. Il ne connaissait rien aux choix symboliques de notre grand homme. Ou alors, ajoutai-je, il a choisi une aigle romaine. Celles-ci regardent peut-être sur leur gauche ?
-Je n’en sais rien, Pandolfi, mais c’est une hypothèse qu’il faudrait vérifier, dit Holmes en m’invitant à reprendre notre promenade. Ce qui serait amusant, cher ami, c’est de savoir si votre sculpteur n’a pas volontairement commis une telle erreur...
-Pour affaiblir l’Empire en se jouant de ses propres symboles ?
-Avouez que l’artiste, si c’était le cas, ne manquerait pas d’humour.
-Savez vous, Sigerson, quelle est l’ironie que je trouve la plus cruelle dans cette statue ? C’est son emplacement, face au soleil levant, dis-je, essayant d’imiter le talent de Sherlock Holmes dans l’art de faire attendre son auditoire.
-En quoi cette orientation à l’est est-elle cruelle, mon ami ? demanda Holmes. César voit ainsi le soleil se lever tous les matins.
-Oui, et Napoléon contemple ainsi pour l’éternité l’île d’Elbe sur laquelle nos amis Anglais lui avaient consenti une dérisoire souveraineté. Je ne suis pas un grand admirateur de notre Napoléon[60], Sigerson, mais je trouve cruel d’avoir borné l’horizon de sa statue à la petite île où il fut prisonnier.
-C’est terrible, en effet ! estima Holmes en riant de bon cœur. Une telle perfidie est digne d’un Anglais.[61]
Après cet intermède napoléonien, nous continuâmes à marcher. De même qu’à l’hôtel où nous avions déjeuné, nous rencontrâmes sur la place plusieurs personnes que j’avais connues avant 1889 et qui nous saluèrent. Chaque fois, je présentai mon compagnon, monsieur Sigerson. Certaines de ces rencontres, auxquelles nous accordâmes un peu plus de temps, s’avouèrent même enchantées de faire la connaissance du célèbre voyageur norvégien dont les journaux avaient annoncé l’arrivée dans l’île en novembre dernier. Sigerson et moi fûmes ainsi invités à dîner, à chasser, à écouter un concert ou encore à danser à plus de trois reprises entre notre départ du restaurant et notre arrivée, en haut de la place, devant l’immeuble de la Banque de France. Prétextant à chaque fois l’importance de nos travaux géologiques communs et les impératifs des excursions que nous devions entreprendre, nous fûmes aux regrets de devoir décliner les invitations des Bronzini de Caraffa, des Orenga de Gaffory et des Monti-Rossi. Je dus expliquer à Holmes, surpris par tant de mondanités sur un espace aussi réduit, que la ville de Bastia avait beau être la plus importante ville de Corse, elle n’en restait pas moins un petit village où tout le monde se connaissait, et parfois même beaucoup trop.
Avant de rentrer nous réfugier à notre hôtel, nous rendîmes visite à la grande et belle maison de commerce Mattei, dont le vin apéritif connaît à présent une extraordinaire notoriété. En quelques années, la maison Mattei, ouverte dans les années 1870 sur la place Saint Nicolas, a pris une extension considérable. Nous y fîmes des achats en vue de nos soirées : tabac et cigares pour Holmes, cigares et flacons de liqueur pour moi.
Durant le dîner, que nous prîmes à notre hôtel, Holmes m’expliqua que nous allions devoir organiser notre séjour. Il avait quelques projets d’excursions bien précis, dont un qui concernait le village de Moïta où, me confia-t-il, il désirait rendre visite à un luthier dont il avait entendu dire le plus grand bien. Holmes exprima également le souhait de rencontrer un apiculteur et me demanda de me renseigner pour arranger la chose.
Après avoir savouré la liqueur de myrtes dont j’avais acheté un flacon à la maison Mattei, nous terminâmes nos cigares en silence dans un confortable salon privé et allâmes enfin dormir. Notre première journée de tourisme avait été aussi riche que reposante. Holmes et moi étions parvenu à rejeter notre course criminelle de la Noël et les cadavres des frères Moriarty dans les oubliettes du passé.
Bastia – mercredi 27 Décembre
1893
Très tôt, je retrouvai Holmes dans l’un des salons de l’hôtel, où mon compagnon avait déjà commandé son déjeuner matinal, toujours composé de café, de miel et d’œufs au jambon. Il était plongé dans la lecture du guide Joanne consacré à la Corse. Il grommela un vague bonjour dans ma direction sans cesser sa lecture. Lorsque le maître d’hôtel apporta mon café, Holmes demanda qu’on lui fournisse des crayons de couleur : un rouge, un bleu et un vert. Le maître d’hôtel disparut et revint très vite présenter à Holmes tout un assortiment de crayons disposés dans une large boite de métal. Holmes s’empressa alors d’arracher l’étroite carte de Corse pliée en deux que contenait son guide et entreprit un curieux coloriage dont j’observai l’évolution sans prononcer une parole. Il commença par la couleur rouge. Il coloria ainsi sept points précis sur la carte, qui traçaient comme une sorte de verticale nord-sud partant de la pointe du Cap corse pour se terminer en haut de la moitié sud de l’île, juste au dessous de la pliure de la feuille. Comme j’étais attablé face à lui, il m’était difficile de lire précisément les noms des lieux que mon silencieux compagnon coloriait. Holmes ajouta ensuite deux marques de couleur verte dans le sud de l’île, entre Sartène et Zicavo.
Enfin, Holmes inscrivit quatre marques de couleur bleue, très éloignées l’une de l’autre. La première était voisine de la marque rouge à l’extrémité nord de l’île ; la deuxième se situait à la hauteur de Vizzavona ; la troisième, sur les hauteurs de la côte orientale, aux environs de Pietra, devait certainement correspondre au village de Moïta ; tout à fait à l’opposé, la quatrième marque indiquait le golfe de Porto, à l’ouest de l’île.
Holmes observa longuement le résultat de son travail, puis retourna la carte vers moi.
-La solution de notre problème se trouve sur cette carte, Pandolfi, dit Holmes en allumant une cigarette.
-Expliquez moi, Holmes, je ne comprends pas.
-Le problème est double, répondit-il. D’abord les lieux marqués en rouge et en vert. Ils ont un lien entre eux et nous devons trouver quel est ce lien. Nous procéderons à rebours de l’ordre chronologique puisque nous sommes pour l’instant au nord de l’île. Nous visiterons d’abord les trois endroits les plus proches de Bastia. Nous verrons les autres plus tard, en essayant de concilier notre itinéraire avec les trois lieux bleus restant à visiter.
-Pardonnez moi, Holmes, mais je n’y vois pas plus clair. A quoi correspondent ces couleurs ? demandai-je. Quel est ce lien entre les signes rouges et verts, et que signifient les marques bleues ?
-Les sept marques rouges correspondent au déplacement de l’Annamite entre juin et septembre dernier, m’expliqua-t-il. Les deux traces vertes, en bas de la carte, correspondent aux deux arrêts effectués par le transporteur de brebis que nous avons observé ensemble le 2 décembre. Ces neuf lieux ont un rapport entre eux, Pandolfi. L’Annamite s’y est rendu ou bien l’homme aux brebis l’a fait à sa place. Ce que nous devons découvrir, c’est en quoi consiste ce lien.
-Si vous considérez que les voyages de l’Annamite peuvent avoir la même raison que les arrêts du colporteur à Quenza et à Levie, vous supposez, j’imagine, que les brebis ont quelque chose à voir dans tout cela ?
-J’en suis certain, Pandolfi, affirma Holmes. Et depuis le début. C’est pour cela que j’ai demandé que vos gendarmes me communiquent tout ce qu’ils peuvent savoir sur ces neuf localités. Mais, en attendant, nous n’allons pas rester les bras croisés. J’irai moi-même dans la plaine d’Oletta, ainsi qu’à Luri et à Rogliano.
-Et les marques bleues, Holmes ? Je remarque que Rogliano est marqué en rouge et en bleu à la fois.
-Les marques bleues n’ont rien avoir avec notre enquête, cher ami, dit-il en souriant. Elles indiquent simplement les quatre endroits que je tiens à visiter en votre compagnie avant de quitter votre île. A vous de m’aider, Pandolfi, à concilier notre itinéraire touristique avec la piste des transhumances de notre Annamite.
-Nous pouvons nous rendre dans la plaine d’Oletta aujourd’hui par la route de Saint Florent. C’est une magnifique promenade, Holmes, et la journée s’annonce ensoleillée.
-C’est exactement ce que j’avais prévu, mon ami. Ours- Antoine ne devrait pas tarder à venir nous chercher pour nous conduire. Nous en sommes convenu ensemble tôt ce matin.
Ors’Anto vint effectivement nous rejoindre à neuf heures précises. Il tendit à Holmes un câble qu’avait reçu le colonel de gendarmerie. Holmes le parcourut, esquissa un très vague sourire et rangea le télégramme dans la poche intérieure de sa veste.
-Le Villard et nos amis du comité ne sont pas mécontents de nous, messieurs, dit simplement Holmes. Avez-vous pris le temps de déjeuner Ours Antoine ?
Ors’Anto répondit par un grognement affirmatif et nous proposa de partir sur le champ.
Contrairement à l’inutile proposition que je venais de faire à mon compagnon, nous partîmes par la route de Saint Joseph à travers les vignobles et les jardins. Ors’Anto avait délaissé le landau pour une voiture confortable à trois chevaux. Nous nous arrêtâmes au col de Saint Antoine afin d’admirer la vue sur l’étang de Biguglia et la mer. Nous reprîmes ensuite notre route, qui montait à présent au milieu d’épais maquis, et pénétrâmes dans le pittoresque et rocheux défilé de Lancone. Au col de San Stefano, nous nous arrêtâmes une nouvelle fois pour apprécier la vue sur le Nebbio, le massif de Tenda et la haute vallée du Bevinco. Ors-Anto aborda avec une extrême prudence la descente en lacets rapides jusqu’au col de Tuda. Nous quittâmes peu après la route menant à Saint Florent pour le chemin qui conduit à Oletta, chef-lieu de ce canton entièrement sillonné par des collines couvertes de vignes et d’oliviers.
Arrivé au bourg, Ors’Anto et Holmes se rendirent dans une imposante et riche maison, tandis que je m’installais pour les attendre sur la charmante place du village. A leur retour, nous repartîmes aussitôt par le même chemin et reprîmes la direction de Saint Florent jusqu’au pont de Palmola. A cet endroit, Ors-Anto, qui avait rangé la voiture sur le côté de la route, partit à la recherche d’un berger. Une bonne demi-heure plus tard, il revint avec un vieil homme à l’air bourru avec lequel il était en grande conversation.
Ors’Anto nous présenta au vieillard en lui demandant de nous raconter le tragique événement qui avait eu lieu dans la plaine dans les derniers jours de novembre. Dans son langage, mélange de charabia corse, patois graillonnant, bouillie de français et d'italien[62], le vieil homme rapporta les faits suivants : l’un de ses cousins berger, travaillant comme lui pour le sgiò* d’Oletta, avait mis fin à ses jours quelques semaines auparavant. C’est notre vieillard qui l’avait découvert un matin, pendu à un arbre près de la bergerie qu’il occupait dans les environs du pont de Turcheltaccio, à cinq ou six kilomètres de l’endroit où nous nous trouvions. Le malheureux s’était donné la mort depuis plusieurs jours. Les corbeaux avaient déjà attaqué son cadavre. Son troupeau, du moins ce qu’il en restait, s’était dispersé depuis longtemps dans le maquis. Mais ce qui avait le plus effrayé notre vieux berger, c’était l’épouvantable spectacle qu’il avait découvert autour de la bergerie. Plusieurs dizaines de bêtes gisaient, mortes depuis longtemps, dans les endroits les plus inhabituels. La bergerie était vide. Les brebis étaient allées mourir n’importe où dans le maquis. Certaines semblaient s’être enfouies pour mourir dans d’inextricables buissons de ronces.
Holmes, à qui Ors’Anto ou moi traduisions le récit du berger, demanda au vieil homme, par notre intermédiaire, s’il avait remarqué autre chose d’anormal dans tout ce carnage. Sans réfléchir, ni hésiter une seule seconde, l’homme répondit aussitôt que toutes les brebis avaient la toison déchirée. Comme si elles s’étaient grattées jusqu’au sang, affirma très précisément le vieux berger. Il n’avait jamais vu une chose pareille.
-Scrapie ! prononça Holmes dans un grognement à peine audible.
Le vieil homme ajouta en pleurant qu’avec l’aide d’autres bergers et l’autorisation des gendarmes il avait brûlé toutes les carcasses du troupeau de son cousin, en priant tous les jours qu’un tel malheur qui avait conduit son pauvre parent à se pendre épargne les autres bergers.
Avant de quitter le vieillard, Holmes nous interrogea afin de savoir s’il était convenable d’offrir à ce berger un peu d’argent en remerciement de son histoire. Ors’Anto et moi, nous lui expliquâmes que nous pouvions en effet, à peu de frais, donner à cet homme bien plus qu’il ne pouvait gagner en une année de travail, mais qu’un tel geste ne manquerait pas de heurter son sens de l’honneur. Ors’Anto affirma qu’il serait plus judicieux, pour ne pas prendre le risque de le vexer, de lui offrir un paquet de tabac. Holmes fouilla dans les poches de son manteau de voyage, s’avança vers le vieil homme, le remercia pour son précieux témoignage et lui offrit une pleine boite de son tabac. Le vieil homme bourru serra chaleureusement la main que lui tendit Holmes. C’est alors que le détective proposa également au berger d’accepter sa pipe en souvenir de leur rencontre. Holmes sortit de sa poche la petite Peterson qui l’accompagnait partout et remit au vieillard ému la belle bruyère irlandaise largement cerclée de métal.
Nous repartîmes en direction de Saint Florent. Ors’Anto arrêta la voiture juste après le pont de Turcheltaccio, en indiquant à Holmes que nous étions près de l’endroit où le malheureux berger s’était pendu. Ors’Anto demanda à Holmes s’il désirait se rendre sur les lieux ou visiter la bergerie.
-Inutile, mon ami, répondit Holmes. Si un crime a été commis ici, comme je le pense de plus en plus, les cadavres des victimes ne sont plus là pour parler.
-Les cadavres, dites vous ! Vous pensez donc aux brebis, monsieur ? interrogea Ors’Anto.
-Oui, messieurs. Ce sont les brebis qui m’intéressent, répondit Holmes. Des brebis qui se sont grattées jusqu’au sang avant de mourir.
-Holmes, demandai-je à mon tour, que signifie le mot que vous avez prononcé lorsque le berger vous a appris ce détail ? Vous avez dit scrapie, je crois ?
-C’est comme cela qu’on appelle en Ecosse cette maladie du mouton, répondit-il. Parce que les pauvres animaux sont pris de terribles démangeaisons et qu’ils arrachent leur toison quand ils se grattent. En Angleterre, nous lui donnons un autre nom, goggles, qui se rapporte à la sorte d’hébétude ou d’agressivité dont sont atteints les animaux touchés par cette épidémie.
-Une épidémie ? me récriai--je. Il s’agit donc d’une maladie qui peut se transmettre ?
-En Angleterre, à la fin du siècle dernier, cette maladie a fait des ravages considérables. Cela a duré prés de cinquante ans. Il y a eu des cas en Allemagne et en France, à cause de moutons venus d’Espagne qui avaient contaminé les mérinos français. Au début du siècle, jusque dans les années 1820, de très nombreux propriétaires anglais se sont retrouvés ruinés.
-C’est effrayant, Holmes ! Si une telle épidémie se répand dans l’île, c’est la mort pour tous nos bergers.
-C’est pour cela que le vieil homme avait l’air si effrayé, dit soudain Ors’Anto. Il ne sait rien de cette épidémie dont vous parlez, monsieur Holmes, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a peur comme du diable que cela n’arrive à son troupeau. Pour lui, c’est le mal’occhio* qui a tué les bêtes, parce que quelqu’un a jeté un mauvais sort à son parent. Et la preuve, c’est que le pauvre s’est pendu. C’est aussi pour cela qu’ils ont tout brûlé à la bergerie, pour faire disparaître le mauvais esprit par le feu.
-Quelles que soient leurs raisons, ces bergers ont en tout cas agi comme il fallait, affirma le détective. Si les moutons ont cette maladie, il faut les abattre et les brûler, avant que le mal ne se répande.
-Etes vous certain que nous sommes bien en présence de cette épidémie ? demandai-je. Le cas de ce troupeau est peut-être tout à fait isolé et rien n’indique qu’il soit en rapport avec le passage de notre Annamite.
-C’est bien ce que nous devons savoir, Pandolfi. Il nous faut vérifier chacun des endroits où lui ou le colporteur a pu aller. Rappelez vous, mon ami : les signes rouges et les marques vertes. Je suis convaincu, depuis que j’ai entendu le témoignage de ce vieil homme, que mon hypothèse a, hélas, des chances d’être la bonne.
-Ce pauvre berger, dis-je, m’a également bouleversé, mais je crois...
-Il ne s’agit pas d’émotion, mon cher ! trancha Holmes. L’issue de cette maladie est fatale dans les trois à six mois qui suivent la contamination. Ces animaux sont morts à la fin novembre. Or, si ces brebis ont été contaminées, la date de leur contamination se situe entre le mois d’août et le mois de septembre. Et en septembre, l’Annamite de Moriarty se trouvait précisément dans cette plaine d’Oletta. Croyez-moi, Pandolfi, poursuivit le détective, cette hypothèse est effrayante, et je souhaite autant que vous que mes signes rouges la contredisent. Mais je crains d’avoir raison…une nouvelle fois...
-Mais si cette piste est la bonne, pour quelle raison Moriarty se serait-il attaqué au troupeau de ce pauvre berger ? demandai-je. Cela n’a pas de sens. Tous ces bergers n’ont rien. Ils sont pauvres, Holmes. Ils n’ont même pas de terre.
-Les bergers sont pauvres, intervint Ors’Anto, mais les sgiò pour lesquels ils travaillent, eux, sont riches. Très riches. Ce sont eux qui possèdent la terre.
-Expliquez à notre ami, Ours Antoine, ce que nous a raconté le grand propriétaire à qui nous avons rendu visite ce matin à Oletta, dit Holmes en allumant une cigarette.
-Nous sommes allés le voir, raconta Ors’Anto, parce que nous savions par les gendarmes qu’il s’était plaint à plusieurs reprises. Des granges de ses fermiers avaient été incendiées, on lui avait saccagé des vignes, ses métayers retrouvaient régulièrement des vaches mutilées. Et tout cela a commencé après qu’il eut refusé de vendre certaines de ses terres.
-A Moriarty, bien sur ! Tout s’éclaire ! dis je, réalisant soudain de manière précise quelle sinistre ampleur pouvait avoir la stratégie de terreur qu’utilisaient ces criminels pour s’emparer de l’île.
-Non, objecta Holmes, c’est un peu plus compliqué. Rappelez-vous les explications que nous a fournies le lieutenant O’Near dès notre arrivée à Ajaccio. Les Moriarty n’apparaissent jamais dans ces transactions. Ils utilisent des hommes, et même parfois des femmes, qui servent de prête-noms, ou alors des sociétés totalement anonymes, qu’ils contrôlent en réalité par le biais d’autres sociétés dans lesquelles ils ne sont guère plus visibles. C’est là toute la force de cet empire criminel, mon ami. N’est ce pas Ours Antoine ? Ce matin encore, notre grand seigneur d’Oletta affirmait ne rien savoir de précis sur les sociétés qui s’intéressent à ses différents domaines.
-Il faut dire, monsieur Holmes, répondit Ors’Anto, que la seule chose qui l’inquiète vraiment celui-là, c’est qu’avec tous ses accidents ses fermiers ont du mal à le payer. Vous avez vu quand il nous a parlé du pendu et de la mort des brebis ? Il ne pleurait pas son berger, il comptait ses pertes.
-Vous dites parfaitement les choses, Ours Antoine. Le suicide de son berger n’a pas dû lui coûter beaucoup de larmes, c’est évident, dit Holmes amèrement en remontant dans la voiture
Nous reprîmes la route et arrivâmes enfin à Saint Florent, où il nous sembla qu’une brève halte s’imposait afin de nous désaltérer. Ors’Anto réussit même à trouver de quoi manger malgré l’heure tardive. Nous visitâmes rapidement le port et vîmes dans la rade un superbe trois-mâts, tout blanc[63].
Nous rentrâmes à Bastia par le col de Teghime, où nous arrivâmes assez tôt pour apercevoir le soleil finir sa course dans la mer. Le soir, à l’hôtel, avant de rejoindre nos chambres, Holmes me demanda si, pour notre retour sur le continent, une croisière à la voile serait à mon goût.
-Nous pourrions envisager de rejoindre la Côte d’Azur en embarquant de Bastia, me dit Sherlock Holmes. Le Cyrnos est confortable, mais le voilier que nous avons vu ce soir me donne des envies de mer plus authentiques. Qu’en pensez vous, cher ami ? Seriez vous d’accord pour organiser cette équipée ?
J’expliquai à mon compagnon que sa proposition me comblait doublement. D’abord, parce qu’en m’invitant ainsi à le suivre, Holmes me laissait espérer que notre amitié dépasse les limites de notre aventure dans l’île ; ensuite, parce que cette idée d’un voyage en mer me donnait l’occasion de vivre avec Holmes une traversée que j’avais accomplie en compagnie de Maupassant, quatre ans plus tôt.
Bastia – jeudi 28 Décembre
1893
Jusqu’à une heure avancée de la nuit, j’avais rédigé dans le détail les avancées que faisait notre enquête. Aussi n’avais-je point entendu sonner les heures par les nombreux clochers de la ville et personne n’avait pris soin de me réveiller. Il était donc fort tard lorsque je me présentai, ce jeudi matin, dans le hall de l’hôtel. Le concierge m’informa que monsieur Sigerson était parti promener en ville et qu’une personne m’attendait dans le salon privé. Un peu désappointé et en colère contre moi même d’avoir manqué de la sorte mon compagnon, je me rendis dans le salon où la personne qui m’attendait n’était autre qu’Ors’Anto.
Le policier lisait le journal en fumant une cigarette, confortablement installé à la place même où, la veille, Holmes m’avait montré sa carte de la Corse et expliqué le sens des marques rouges, vertes et bleues qu’il venait d’y tracer.
-Bonjour monsieur, me dit-il en se levant à mon arrivée. Monsieur Holmes m’a donné l’ordre de vous attendre. Quelle que soit l’heure de votre réveil a-t-il précisé ! ajouta le policier en riant.
-Je suis confus, Ors’Anto. Vraiment. Vous auriez dû me faire appeler. Holmes nous attend. Où devons-nous le rejoindre ? demandai-je, vexé.
-Nulle part, monsieur, répondit Ors’Anto, en riant encore. Monsieur Holmes est en ville. Il m’a dit qu’il souhaitait visiter la vieille ville et qu’il rentrerait tard dans la soirée. Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes nullement en retard, monsieur. Nous n’avons aucun rendez vous. Monsieur Holmes nous retrouvera ici même demain matin à huit heures.
-Mais alors...pourquoi vous a-t-il ordonné de m’attendre ? balbutiai-je avec confusion.
-Pour nous organiser, monsieur, répondis Ors’Anto en se réinstallant dans son fauteuil. Monsieur Holmes m’a demandé d’examiner avec vous ce que nous allions faire dans les jours qui viennent. Il m’a montré une carte où il a inscrit en rouge tous les déplacements de l’Annamite, et m’a expliqué que vous connaissiez cette carte, ainsi que le sens des marques rouges et bleues qu’elle contient, et que, dans l’immédiat, nous devions nous rendre à Luri et à Rogliano. Il a simplement ajouté que c’était à vous de concilier le bleu et le rouge. Ce sont exactement ses paroles.
-Concilier le bleu et le rouge ! répétai-je en m’asseyant à mon tour, face au policier. Holmes a-t-il dit quand il voulait se rendre à Luri ?
-Non, monsieur Holmes n’a fixé aucune date. Il a seulement précisé que le lieutenant O’Near devait lui remettre le 3 janvier un rapport détaillé sur les documents saisis chez Moriarty. Cela nous laisse quatre jours.
-Dans ce cas nous pourrions nous rendre à Luri dès demain, dis-je en me servant une tasse de café que le maître d’hôtel venait d’apporter.
-Justement, monsieur, il nous faut choisir, répondit Ors’Anto. Luri d’abord, ou bien Rogliano puis Luri au retour. C’est que les gendarmes de Rogliano m’ont fourni un contact à Macinajo, le petit mouillage de Tomino.[64] Et j’attends toujours la réponse des gendarmes de Luri.
-Vous préféreriez donc aller d’abord au bout du Cap ?
-Oui, monsieur. Et peut être, si l’idée ne vous déplaît pas, pourrions-nous au retour faire une halte chez ma sœur le 31 décembre, à Porticciolo, et aller à Luri le lendemain.
-Votre sœur est de Porticciolo ? demandai-je, surpris, car sans en savoir rien, j’avais toujours pensé qu’Ors’Anto était originaire du sud de l’île.
-Non, monsieur, nous sommes d’Ajaccio, répondit Ors’Anto. Mais ma sœur est mariée à Porticciolo. Son mari est un brave homme. Il est charpentier de marine. C’est un Biaggini. Et j’ai pensé que monsieur Holmes et vous-même ne seriez pas mécontents de passer la soirée de la fin de l’année avec ma famille. Ce serait une belle surprise, vous savez. Ma sœur ne sait même pas que je suis à Bastia. Qu’en pensez vous, monsieur ?
-Ma foi, cette idée me parait excellente, Ors’Anto ! répondis-je. Nous pouvons être à Rogliano demain et rencontrer votre contact sans perdre de temps. Holmes aura le temps de visiter les domaines qui produisent ce vin blanc qu’il affectionne. Je pense même que nous pourrions dormir chez les Luigi. Ils nous ferons goûter le meilleur de leur cellier et nous pourrons acheter du vin pour l’offrir à votre beau-frère.
-Quel programme magnifique, monsieur ! s’enflamma Ors’Anto, tout ému à l’idée de cette fête. Êtes-vous bien certain pourtant que monsieur Holmes sera d’accord ?
-Ne vous inquiétez pas, répondis-je. Notre ami détective est un cerveau en perpétuelle agitation, mais il a également besoin de se distraire. Il sera ravi de rencontrer votre belle famille, et croyez moi mon ami, Holmes appréciera beaucoup de commencer l’année 1894 dans les bouquets du vin de Rogliano.
-Je vais immédiatement faire prévenir ma sœur, dit Ors’Anto, enthousiaste. Et demain, en passant à Porticciolo, je pourrai l’embrasser. Nous lui confirmerons notre venue. Vous verrez, monsieur, comme elle sera heureuse de nous accueillir ! ajouta le policier en se levant pour partir.
-Ors’Anto, dis-je alors, essayez donc aussi de savoir si là où nous allons se trouve un bon connaisseur de la culture des abeilles. Holmes s’intéresse beaucoup à ces petites bêtes et souhaite certainement en apprendre un peu plus sur la fabrication du miel.
-Est-ce possible, monsieur ? aricula lentement Ors’Anto, avec l’air le plus ébahi du monde.
-Voyons, Ors’Anto, qu’avez-vous ?
-Les abeilles, mais c’est la passion de ma sœur, monsieur ! répondit le policier. J’en ai parlé une fois avec monsieur Holmes. Elle a des ruches sur les hauteurs de Cagnano et elle produit son miel.
-Quelle incroyable coïncidence ! m’écriai-je à mon tour, comprenant mieux la surprise du policier. Cela ne pouvait pas mieux tomber, Ors’Anto. Holmes sera comblé. Et dire que notre ami détective ne croit pas au hasard...
Doublement rassuré et fort excité par le programme que nous venions d’arrêter, Ors’Anto me quitta pour préparer notre petit voyage. Je laissai au concierge de l’hôtel un message pour Sigerson afin qu’il soit informé de nos décisions dès son retour. Je partis ensuite déjeuner et allai dans l’après midi acheter quelques cadeaux pour nos hôtes de Porticciolo. Je choisis un cédrat confit pour la sœur d’Ors’Anto, un flacon de cognac pour son époux, ainsi qu’un étui de bons cigares pour Ors’Anto. Pour Holmes, je trouvai une belle pipe de bruyère de bonne facture, destinée à remplacer la Peterson que mon compagnon avait offerte au vieux berger de la plaine d’Oletta.
J’ai passé ma soirée à ordonner mes notes et à rédiger mon journal jusque tard dans la nuit. Quand je me suis enfin couché, Holmes n’avait toujours pas regagné sa chambre.
Rogliano – vendredi 29
Décembre 1893
Je fus le premier à commander nos cafés ce vendredi matin. Ors’Anto, occupé au chargement de nos bagages, avait déjeuné plus tôt. J’attendais Holmes lorsque le colonel de gendarmerie me rejoignit. L’officier avait la mine réjouie de quelqu’un qui apporte une bonne nouvelle. Nous parlâmes du temps qu’il faisait et de l’exceptionnel ensoleillement que nous avions en cette fin du mois de décembre. J’expliquai au militaire que mon île avait l’habitude d’offrir en hiver un climat particulièrement doux et agréable. Lorsque Holmes arriva et dès que le maître d’hôtel eut quitté notre salon, le colonel s’empressa de délivrer ses informations.
-Nous avons arrêté votre Annamite, monsieur Holmes, dit fièrement l’officier. Lui et son complice étaient de retour de Sardaigne. Ils ont débarqué à Bonifacio hier après midi. Nos hommes les ont menottés avec l’aide des douaniers dès qu’ils ont touché le quai.
-Où sont-ils à présent ? demanda Holmes en ajoutant une seconde cuillerée de miel dans son café.
-Nous les transférons à Ajaccio aujourd’hui, répondit l’officier. Ils seront à votre disposition à la caserne jusqu’à nouvel ordre.
-Très bien, colonel, c’est parfait ! se félicita Holmes. Vos hommes ont-ils trouvé quelque chose de suspect dans leurs affaires ? Qu’avaient-ils avec eux ?
-Je n’en sais encore rien, monsieur Holmes. Le câble que j’ai reçu hier soir ne me fournissait aucun détail. J’en saurai plus dans la journée, assura le gendarme.
-Bien, colonel, dit Holmes en se levant d’un bond après avoir avalé sa troisième tasse de café au miel. Nous partons sur-le-champ pour Rogliano. Nous serons de retour mardi et ferons ensemble le point avec le lieutenant O’Near ici même. Entre-temps, faites-moi prévenir à la moindre découverte susceptible de nous mettre sur une piste.
-Vous pouvez partir tranquille, monsieur, assura l’officier. Ours-Antoine m’a fourni tous les détails de votre excursion au Cap. Nous saurons toujours où vous joindre. Et j’ai fait donner des ordres pour que nos hommes de la brigade de Luri soient un peu plus vigilants.
Notre voiture s’engagea, par le nord de Bastia, sur la route qui suit les découpures de la côte. Nous passâmes Pietranera, le pont de Griscione, la marine de Mi-Omo[65] et sa tour génoise sans échanger une seule parole. Holmes, accoudé à la portière droite, contemplait la mer en silence, jusqu’à ce que nous eussions dépassé l’église de Lavasina.
-J’ai découvert hier qu’une de vos nombreuses églises possédait un Christ noir, déclara-t-il soudain. Il est difficile de parcourir la vieille ville de Bastia sans rencontrer un oratoire, ajouta-t-il amusé.
-Vous êtes donc allé jusqu’à la Citadelle ? demandai-je.
-Je suis allé partout, Pandolfi. J’ai même visité l’église de la Conception où se tint la première assemblée du parlement anglo-corse.
-Et moi qui me désolais de vous savoir seul et sans guide dans ces étroites ruelles. Pendant ce temps, vous déambuliez tranquillement dans nos églises. Les chemins du roi des détectives sont décidemment impénétrables !
-Ne croyez pas, mon ami, que les oratoires soient toujours sans danger, répondit Holmes en riant.
-Comment cela ? Que voulez vous dire, Holmes ?
-En 1609, votre église de la Conception s’est écroulée en tuant le prêtre qui disait la messe et deux de ses fidèles. Les lieux bien famés, mon ami, ne sont pas toujours les plus sûrs.
-Vous avez préféré, je suppose, quelques ruelles étroites et louches ?
-Toutes celles, cher ami, où les lessives qui sèchent sur des cordes ou des roseaux donnent l’impression qu’elles sont pavoisées, répondit Holmes avec un sourire bref.
-Seraient-ce nos belles blanchisseuses qui expliquent l’heure tardive de votre retour cette nuit ? demandai-je en prenant le risque de plaisanter sur un sujet dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est aussi éloigné des préoccupations de mon compagnon que la Corse l’est des antipodes.
-Il y avait encore de la lumière dans votre chambre quand j’ai regagné discrètement la mienne, répondit Holmes. Mais il est vrai que j’ai croisé hier à plusieurs reprises des femmes d’une extraordinaire beauté, ajouta-t-il impassible.
-En prière dans quelque oratoire ? demandai-je, encouragé par la familiarité de mon compagnon maintenant que nous parlions de femmes.
-Non, Pandolfi. Dans les rues, là où se tient le marché, dans les jardins qui surplombent le port, dans les ruelles malfamées comme dans la ville moderne. Partout, cher ami. Votre île regorge de belles femmes.
-C’est la vérité vraie, Holmes. Mais attention, elles sont aussi farouches que leurs frères ou leurs maris sont jaloux !
-Cela, mon ami, c’est peut être ce que les femmes de votre île ont intérêt à vous faire croire le plus longtemps possible, rétorqua Holmes en allumant une cigarette.
-Qu’entendez vous par là, Holmes ? Auriez-vous des doutes sur...
-Quel est ce village et cette langue de terre qui pointe dans la mer ? demanda brusquement Holmes.
-Le hameau d’Erbalunga, la marine de Brando. J’ai chassé ici avec Maupassant autrefois.
-Cette route offre une vue superbe sur la mer ! dit Holmes, qui visiblement n’avait pas l’intention de s’étendre davantage sur la gente féminine de ma terre natale. Comment s’appelle déjà l’île que nous voyons au nord de l’Elbe ?
-Capraja, l’île des chèvres. Les Corses, il y a plusieurs siècles, allèrent souvent la piller et y enlever des femmes.
Cette dernière allusion aux femmes des îles fut vaine. Elle ne ranima pas notre conversation. Mon compagnon, de nouveau silencieux, reprit sa contemplation du canal de Corse. Nous allâmes ainsi du cap Sagro, surmonté d’une tour génoise, jusqu’à notre arrêt à Porticciolo, hameau de la commune de Cagnano.
La halte fut de courte durée, mais elle fut pleine de tendre émotion. La sœur d’ Ors’Anto guettait notre arrivée. Dés qu’elle aperçut de la fenêtre de sa haute maison la voiture que conduisait son frère, elle se précipita pour venir à notre rencontre sur la route, à l’entrée du hameau. Ors’Anto arrêta notre attelage devant la demeure du charpentier marin. Celle-ci se distinguait de toutes les autres maisons du hameau par l’étroite et haute voûte qu’elle comportait sur l’une de ses façades, et qui devait permettre le passage des immenses troncs de pins laricio* avec lesquels on fabrique les mâts. Ors’Anto bondit à terre pour embrasser sa sœur. Le couple réuni se tint longtemps fraternellement enlacé, s’étreignant et s’embrassant sans fin. Leurs retrouvailles offrait un charmant spectacle qui attira bientôt tout un petit rassemblement de villageois dont nous partageâmes la joyeuse émotion.
Ors’Anto prit sa sœur par la main, l’entraîna vers nous et fit les présentations avec un fier contentement.
-Nina ! Elle s’appelle Nina, fit Ors’Anto. C’est mon unique sœur. Nous n’avons qu’une année de différence.
-Mais c’est moi l’aînée, précisa la jeune femme en nous adressant, avec un beau sourire, un clin d’œil complice destiné à nous faire comprendre que pour elle Ors’Anto ne sera jamais que son petit frère.
-Et c’est vous, madame, qui élevez des abeilles ? demanda Holmes d’un air aimable.
-Oui, monsieur Sigerson, répondit la jeune femme. Chez nous, vous serez contraint de goûter à mon miel. Venez, ajouta-t-elle en indiquant l’entrée de la maison. Je vous prépare tout de suite une dégustation. Aimez-vous le miel au parfum de mandarinier ?
-Plus tard, madame, c’est promis, refusa Holmes. Nous devons d’abord aller à nos rendez-vous. Mais je tiens à connaître vos secrets. Tenez-vous prête à me parler de vos abeilles. J’ai hâte de vous écouter.
Ors’Anto expliqua à son aînée que nous devions nous rendre à Rogliano jusqu’à dimanche, mais que nous serions de retour chez elle pour fêter ensemble le passage à la nouvelle année. Nina et Ors’Anto s’embrassèrent encore une dernière fois et nous reprîmes enfin notre route.
Moins de trois kilomètres après Porticciolo, nous traversâmes Santa Severa, marine de Luri. J’expliquai à Holmes que cette commune, où nous devions nous arrêter sur le chemin du retour, possédait plusieurs mines intéressantes, dont certaines avaient de bons filons d’antimoine, mais ces précisions géologiques ne semblérent guère passionner mon compagnon, qui resta silencieux.
Arrivé dans le petit port de Macinaggio d’où Napoléon débarqua en 1793 pour échapper aux pièges des paolistes, Ors’Anto se rendit directement au poste qu’occupaient les douaniers. Là, un homme qui nous attendait, nous salua et monta sur le siège de la voiture à côté d’Ors’Anto. Nous partîmes en direction de Campiano, le principal hameau du chef lieu de canton, en quittant très vite les rivages de cette partie septentrionale de l’île, plantés de vignes, d’oliviers, de figuiers et de palmiers. La voiture quitta brusquement la route de Rogliano pour emprunter un mauvais chemin, puis une piste plus mauvaise encore, au bout de laquelle nous parvînmes à une longue et basse bergerie qui dominait la plaine et offrait une vue merveilleuse sur la côte orientale et la mer de Toscane.
Ors’Anto et son ami douanier inspectèrent la bergerie, tandis que Holmes et moi contemplions le féerique paysage. Holmes, nez au vent, tel un chient d’arrêt, humait l’air en proie à un plaisir intense.
-Voilà notre homme, dit alors le douanier en montrant au loin un individu qui venait dans notre direction.
-Pour quelles raisons pensez-vous que cet homme peut nous intéresser ? demanda Holmes à notre guide.
-C’est à cause de ce que les gendarmes nous ont dit l’autre jour, répondit le douanier. Ils nous ont expliqué qu’ils étaient à la recherche de tout ce qui pouvait paraître suspect ou insolite concernant des visiteurs étrangers au canton ou ayant un rapport avec les troupeaux. Moi, sur le moment, je n’avais rien de particulier à signaler, jusqu’à ce que la semaine dernière, je rencontre Dominique en faisant ma ronde du côté de la chapelle Santa Maria.
-Dominique ? interrogea Holmes. C’est cet homme ? Que vous a-t-il dit ?
-Au début, j’ai cru qu’il me faisait une maccagne, monsieur, une plaisanterie comme on dit chez nous. Il m’a raconté qu’une de ses brebis avait attaqué les chiens. Je ne l’ai pas pris au sérieux. Mais après, il m’a dit que sa brebis était vraiment malade, qu’elle s’isolait du troupeau et n’arrêtait pas de trembler. Et comme elle se grattait sans cesse et qu’elle s’arrachait la toison, il a eu peur et il a décidé de la tuer. Le pauvre, il a eu pitié. Il disait qu’il ne supportait pas de la voir souffrir comme ça. Voilà ce qu’il m’a dit, monsieur. Je ne sais pas si c’est vraiment suspect, mais je l’ai rapporté quand même aux gendarmes.
Comme le berger n’était plus qu’à une centaine de mètres de sa bergerie, nous avançâmes dans sa direction. Le douanier le salua d’un grand geste et lui adressa en criant un amical Dumè ! Ba bè * ! L’homme répondit en levant lentement son bras jusqu’à la hauteur de son menton avant de le rabaisser avec la même lente nonchalance. C’était un homme jeune, qui devait avoir moins d’une trentaine d’années. Il était leste et musclé. Son visage était d’un brun très foncé, dû à une longue exposition à la lumière et aux embruns de cette extrémité sauvage de l’île. Le jeune homme, qui était tête nue, avait les cheveux frisés comme la toison de ses agneaux et noirs comme les plumes d’un corbeau. Son regard était sombre et méfiant.
Après que le douanier nous eut présentés comme étant des agents du service de l’agriculture, le berger raconta son histoire dans sa langue. Pour Holmes, le douanier et Ors’Anto traduisirent à tour de rôle le récit du jeune homme. Il raconta dans quelles circonstances, au début du mois de décembre, il avait vu l’une de ses brebis charger les chiens avec une agressivité telle qu’il n’avait osé en parler à personne de peur de passer pour un fou lui même. Quelques jours plus tard, l’animal était pris de terribles tremblements. C’est à ce moment qu’il réussit à l’approcher et prit la décision de mettre fin aux souffrances de la bête d’un coup de fusil. Il avait ensuite jeté son cadavre à la mer.
Holmes demanda au berger s’il avait observé quelque chose d’autre de particulier sur cet animal. A cette question, quand elle lui fut traduite par le douanier, le jeune homme hésita un instant ; puis il affirma, en regardant franchement Holmes dans les yeux, comme pour bien indiquer qu’il s’adressait directement à lui, que la bête avait sous le ventre une petite plaie, mal cicatrisée et purulente. Il ajouta que cette plaie l’avait intrigué car elle ne ressemblait pas aux blessures que les brebis pouvaient se faire parfois en traversant le maquis ou des buissons de ronces. Holmes interrogea encore le jeune homme sur le propriétaire des terres sur lesquelles il gardait ses brebis. Aux vagues réponses du berger, le douanier précisa que la famille qui possédait ces terres était honorablement connue et que leurs propriétés s’étendaient de Rogliano jusqu’à la pointe la plus extrême du Cap, où elle comptait aussi un élevage important de vaches laitières et de très bons veaux.
Nous quittâmes le berger après qu’il nous eut fait promettre de ne pas ébruiter dans le canton le triste sort qu’il avait du faire subir à sa brebis folle. Nous retrouvâmes la route qui menait à Campiano, ramenâmes le douanier à Maccinagio, puis reprîmes la direction de Rogliano où, comme je l’avais espéré, les Luigi nous accueillirent dans la très belle demeure qui dominait leur admirable vignoble.
L’un des frères Luigi, dont j’avais fait la connaissance avant mon départ à Paris, alors que je travaillais sur les minerais du Cap corse, m’embrassa avec chaleur et me demanda immédiatement de lui écrire une dédicace sur l’exemplaire qu’il possédait de mon guide des richesses minières. Il avait appris, fin novembre, mon arrivée dans l’île par le journal où il était aussi question de mon ami scandinave. Comme nous n’avions pas déjeuné, nos hôtes nous installèrent dans la cuisine familiale, où leur veille tante nous intima l’ordre de nous mettre à table. Jambons, saucisses, fromages précédèrent une délicieuse omelette au brocciu que la vieille femme se dépêcha de nous préparer, tandis que les deux frères nous servaient les vins qui faisaient depuis longtemps leur réputation.
Nous passâmes le reste de la journée à visiter les caves et les réserves de la maison, jusqu’au dîner, que nous prîmes dans une immense salle à manger dont les plafonds, peints a fresca[66], représentaient des anges, des oiseaux, des vignes et des raisins. Notre soirée fut des plus agréables. Avant de nous laisser nous retirer dans nos chambres, nos hôtes nous invitèrent à les accompagner le lendemain au village de Barretali, où ils devaient se rendre à une fête familiale jusqu’au lundi suivant. Holmes, à la grande déception de nos hôtes, déclina l’invitation en mettant en avant que nous devions nous rendre impérativement à Luri. Comme Ors’Anto, je compris que notre première nuit à Rogliano serait la dernière, et que Sherlock Holmes, aux secrets ancestraux de la culture du vin muscat, préférait les traces peut être encore fraîches d’un maléfique Asiatique tueur de brebis.
Rogliano-Luri-Porticciolo –
samedi 30 Décembre 1893
Avant de quitter Rogliano et nos hôtes généreux qui avaient déjà fait charger deux caisses de leurs meilleurs vins dans notre voiture, Holmes demanda aux frères Luigi s’ils avaient l’habitude d’expédier leur vin à l’étranger.
-Bien sûr, monsieur Sigerson ! répondit fièrement le frère aîné. Savez-vous que le plus gros commerce du canton consiste en vins cuits que l’on exporte à Livourne. Et que pensez-vous qu’ils deviennent ensuite, nos muscats ?
-Je l’ignore, répondit Holmes. Je suis curieux de le savoir.
-Eh bien, de Livourne on les expédie dans le nord sous le nom de vin d’Espagne.
-Et justement, nous, c’est ce qu’on évite de faire, ajouta le second frère. Quand on vend du vin à l’étranger, on le fait en précisant bien qu’il vient du Cap corse, et pas d’ailleurs.
-C’est tout à votre honneur, répondit Holmes. Dans ce cas, messieurs, accepteriez-vous ma commande pour un ami à Londres ?
-A Londres, monsieur ? Bien sûr ! répondit le frère aîné. J’avais peur que vous me donniez une adresse en Scandinavie. Comment s’appelle votre ami, monsieur Sigerson ?
-Holmes, répondit Holmes. Mycroft Holmes. Son adresse est Pall Mall...
-Inscrivez-la vous-même sur mon carnet, monsieur, dit l’aîné des Luigi en tendant un calepin. Comme ça, il n’y aura pas d’erreur. Combien de bouteilles voulez-vous envoyer ?
-Le plus possible. Du blanc avant tout, et du rouge aussi. Et également deux bonnes caisses de votre vin d’Espagne. Disons six caisses en tout.
-Vous savez que le transport va vous coûter plus cher que le vin, prévint le plus jeune des frères.
- Aucune importance, messieurs, dit Holmes. Avoir le plaisir de boire de nouveau votre vin blanc quand je retrouverai mon cher vieux Mycroft dans les brumes londoniennes est un luxe qui n’a pas de prix.
L’affaire conclue, nous reprîmes la route et parvînmes à Santa Severa de Luri à l’heure du déjeuner. Après avoir fort bien mangé à l’hôtel Andreani, nous remontâmes la belle et pittoresque vallée que rafraîchit un torrent, jusqu’au principal village du canton. A Piazza, Holmes demanda à Ors’Anto de s’enquérir auprès des gendarmes, du curé et des autorités de la commune du meilleur moyen pour interroger au plus vite le plus grand nombre d’habitants au sujet d’éventuels cas de brebis agressives ou atteintes de tremblements. Ors’Anto s’éloigna dans les rues du village, tandis que Holmes et moi visitions l’église, qui posséde au dessus de son maître-autel de marbre blanc une belle copie d’une des plus admirables têtes du Père Eternel de Raphaël.
Une quinzaine de minutes plus tard, Ors’Anto, accompagné du maire et de deux gendarmes, nous retrouva devant l’église. L’édile nous invita à nous réunir à la mairie dans la salle des délibérations, où le curé, ainsi qu’un troisième gendarme, nous rejoignit. Holmes exposa brièvement la situation en réclamant la plus extrême diligence, afin de déterminer au plus vite si des cas de maladie s’étaient déclarés dans les troupeaux du canton. Le maire demanda aux gendarmes d’alerter immédiatement les quatre autres communes du canton de Luri. Le curé proposa de son côté de poser la question à tous ses fidèles dès le lendemain matin à la messe du dimanche. Ces dispositions étant prises, nous convînmes de nous retrouver tous le jour suivant, après la célébration de la messe, à la mairie, où les éventuels témoignages seraient recueillis.
-Nous n’avons plus qu’à attendre jusqu’à demain, dit Holmes en regagnant la voiture. Pensez-vous, Ours Antoine que nous pouvons passer la nuit chez votre beau-frère, ou bien devrons-nous trouver un hôtel pour dormir ?
-Vous plaisantez, monsieur Holmes ! s’indigna Ors’Anto. Ou alors vous voulez que ma sœur m’assassine d’un coup de stylet quand elle apprendra que nous sommes allés à l’hôtel. Vous n’y pensez pas, monsieur. Nous filons chez ma sœur.
-J’en suis ravi, Ors’Anto ! lui lança joyeusement Holmes. Nous parlerons de ses abeilles plus tôt que prévu.
A Porticciolo, la surprise de Nina et de son époux se traduisit par une grande explosion de joie familiale, à laquelle les deux invités que nous étions, Holmes et moi, contribuèrent en déchargeant fièrement les deux belles caisses de vin de Rogliano. Le beau frère d’Ors’Anto était un bel homme au visage buriné et à la peau mate. Il nous invita à visiter son atelier et son chantier naval sur le petit port en contrebas de sa maison, cependant qu’Ors’Anto aidait sa sœur à préparer nos chambres.
Nous passâmes une soirée délicieuse, durant laquelle la fille de nos hôtes, une jeune et ravissante enfant d’une dizaine d’année prénommée Jeanne Marie, mit tout son charme naïf à séduire Sherlock Holmes, jusqu’à ce que, à mon grand étonnement, mon austère compagnon détective finisse par se plier à tous les caprices de cette demoiselle aux allures de petite chatte.
Holmes terminat ainsi le dîner en entourant de son bras gauche la fillette qui s’était endormie sur ses genoux, tout en tentant, avec sa main restée libre, de déguster un délectable brocciu frais nappé de miel de printemps dont notre hôtesse était très fière.
Il était assez tard quand nous allâmes nous coucher. Mais Holmes avait obtenu la promesse de la sœur d’Ors’Anto de nous faire visiter ses ruches dès que l’enquête à Luri nous en laisserait le temps.
Porticciolo – dimanche 31
Décembre 1893
Nous partîmes assez tôt de Porticciolo, afin d’être à l’église de Luri bien avant le début de l’office. A notre arrivée, le maire et deux gendarmes nous attendaient devant la mairie. Ils nous annoncèrent que la veille au soir, déjà, un berger qui était descendu au village, leur avait signalé un cas suspect non loin du chef-lieu. Plusieurs brebis avaient quitté le troupeau depuis deux semaines et quelques autres semblaient inquiètes et nerveuses. Holmes décida d’attendre la fin de la messe comme convenu. Mais nous tenions une nouvelle piste et Holmes, impatient, faisait d’incessants va-et-vient sur la place du petit village.
A l’issue de l’office religieux, de nombreux curieux se rassemblèrent devant la mairie. Le maire expliqua que, comme monsieur le curé le leur avait sans doute appris, les agents du service de l’agriculture étaient inquiets au sujet d’une maladie frappant les moutons et que toutes les personnes ayant connaissance de faits troublants concernant les brebis du canton devaient en informer les autorités. Ors’Anto pris à son tour la parole et demanda, en s’exprimant dans la langue corse, si quelqu’un se rappelait avoir vu des visiteurs étrangers dans le canton au cours du mois d’octobre.
Un grand brouhaha de conversations s’en suivit. Holmes qui se tenait avec moi un peu à l’écart de ce rassemblement, alluma une nouvelle cigarette. Le curé vint nous rejoindre et nous salua.
-Monsieur Sigerson, dit l’homme d’église, c’est donc vous ce grand voyageur dont le journal a annoncé la venue sur notre île. Je suis très honoré de votre présence parmi nous, monsieur. Vous allez sans doute visiter nos mines, n’est ce pas ?
-Je fais la plus totale confiance à mon ami géologue, répondit poliment Holmes en me désignant. Excusez- nous, monsieur le curé, je crois que monsieur le maire nous fait signe.
Holmes me prit par le bras et m’entraîna vers la mairie, où effectivement le maire et les gendarmes nous attendaient. Au milieu d’eux, Ors’Anto s’entretenait, avec une dame âgée, toute vêtue de noir, vers laquelle Holmes se dirigea aussitôt.
-Madame Cervione, monsieur, dit Ors’Anto en guise de présentation. Elle habite Campo, un petit hameau dans la plaine. Elle se fait conduire tous les dimanches à Piazza pour venir à la messe et passer la journée avec ses enfants et ses petits enfants. Madame Cervione se souvient avoir vu en octobre deux individus qui correspondent bien à notre signalement.
-Dites moi ce que vous avez vu, madame, dit Holmes en se penchant vers la vieille femme. Et ne craignez pas de me donner tous les détails, même ceux qui vous semblent les plus insignifiants. Racontez moi tout.
La veille dame observa d’abord Holmes avec attention, puis elle nous livra le récit des événements que sa mémoire avait fidèlement conservés. Alors qu’elle rendait comme à son habitude dans la plaine, près du torrent, pour y ramasser des pissenlits et d’autres salades sauvages qu’elle aimait manger cuits, madame Cervione avait observé sur une piste, non loin de la route, deux hommes qui attrapaient des brebis, les mettaient sur le dos, puis les relâchaient. Intriguée par le comportement bizarre de ces deux inconnus, elle s’était discrètement rapprochée sans se faire voir. Mais lorsqu’elle fut assez près de leur voiture, les deux hommes cessèrent leur manège, remontèrent dans leur véhicule et s’éloignèrent en direction de la route qui mène à Santa Severa. Madame Cervione avait tout de même eu le temps de remarquer un petit détail qui expliquait pourquoi elle se souvenait si parfaitement de tout ce qu’elle avait vu ce jour là. Selon elle, l’un des deux hommes était normal.
-Comme vous et moi, ajouta-t-elle. Mais l’autre était comme le Christ du couvent de Pozzo. Et ça je ne l’oublierai jamais, monsieur !
-Que voulez vous dire, madame ? interrogea doucement Holmes. Comment est le Christ dont vous parlez ?
-Il est jaune, monsieur, jaune comme la cire des abeilles !
-Vous voulez dire comme un...comme un Chinois ?
- Ça, je ne sais pas, monsieur, répondit madame Cervione. Je n’ai jamais vu de Chinois de ma vie. Mais je vais chaque année à la procession de Brando, vu que l’une de mes filles est mariée à Erbalunga, et chaque année, nous prions le Christ jaune de Pozzo.
-Madame, dit Holmes avec une infinie douceur, puis-je vous demander pourquoi vous êtes certaine d’avoir vu ces deux hommes durant le mois d’octobre ?
-Au début d’octobre, rectifia la vieille femme. La première semaine d’octobre, monsieur.
-Comment en êtes-vous si sûre, chère madame ? insista Holmes.
-Parce que c’était la veille de la Saint François d’Assise, monsieur, tout simplement.
Holmes remercia madame Cervione, le maire et le curé, et se tourna vers Ors’Anto qu’il prit par le bras.
-Bravo, mon ami. Vous avez trouvé le témoin qu’il manquait à cet odieux jeu de piste. Nous sommes sur la bonne voie. Le goût de vos églises pour des Christs de toutes les couleurs est bien utile, mes amis.
-Et tout concorde, monsieur Holmes, répondit à voix basse le policier. Les cas qui ont été signalés aux gendarmes se trouvent dans la plaine en contrebas du village de notre témoin. Les gendarmes vont nous y conduire.
-Partons, dit Holmes en nous entraînant vers la voiture.
-Nous avons déjà envoyé sur place deux hommes qui vous attendent, intervint le brigadier de gendarmerie. Ils sont avec le berger.
-Parfait ! grommela Holmes en grimpant sur le marchepied. Confirmez à la préfecture que les services vétérinaires doivent alerter tous les éleveurs de l’île le plus vite possible. Ils feront abattre toutes les bêtes suspectes.
-Brigadier, ajouta Ors’Anto sur le point de lancer ses chevaux, prévenez également l’état-major à Bastia avec le même code qu’hier. Confirmez que nous sommes cette nuit à Porticciolo.
Précédés de deux gendarmes à cheval et roulant à vive allure sur la route qui conduisait à la mer, nous arrivâmes rapidement à la hauteur du chemin qui menait au hameau de Campo. Un peu plus bas, sur la droite, un gendarme nous invita à nous engager sur la piste au bout de laquelle un berger, accompagné d’un autre gendarme, se tenait près d’un enclos. Nous découvrîmes là, sitôt sortis de notre voiture, l’un des terribles effets de la maladie. Cinq brebis tremblantes se tenaient dans l’enclos et paraissaient totalement hébétées. Leurs corps parcourus d’un frisson continuel faisaient mal à voir. Lorsque l’une de ces bêtes cessait un moment de trembler, c’était pour se gratter et s’arracher le pelage de manière atroce.
Holmes demanda au berger la permission d’approcher les malheureuses brebis afin de pouvoir examiner leur ventre. L’homme ouvrit la clôture en précédant le détective, tandis qu’ Ors’Anto et moi leur emboitions le pas. Le berger attrapa ses brebis l’une après l’autre. Chaque fois, un genou posé à terre, Holmes ausculta minutieusement le ventre de l’animal, à la recherche d’une plaie similaire à celle que nous avait décrite le berger de Rogliano. Une seule brebis retint l’attention du détective : elle portait au bas de son flanc les stigmates d’une incision qui ne devait rien aux griffes naturelles du maquis.
-Regardez ! dit Holmes en s’écartant de sa loupe. La cicatrice est ancienne. Mais on distingue nettement que la coupure a été faite par un instrument tranchant et précis. L’Annamite n’a même pas tenté de cacher les preuves de son crime.
-Comment diable aurait-il pu s’y prendre ? demandai-je étonné.
-En orientant au moins son entaille dans le sens de la marche, répondit Holmes. L’incision aurait été moins facile à déceler et on aurait pu croire aisément à la blessure causée par un buisson d’épines.
Holmes se leva en remerciant le berger pour son aide et nous sortîmes du sinistre enclos.
- Messieurs, dit Holmes en s’adressant aux gendarmes, vous devez abattre ces brebis, les faire incinérer au plus vite et rechercher celles qui ont pu s’égarer pour leur faire subir le même sort.
-Eh monsieur, comme vous y allez ! répondit l’un des gendarmes. C’est qu’il nous faut des ordres.
-C’est là un cas d’une extrême urgence, messieurs, croyez moi !
-Vous allez les avoir vos ordres ! explosa Ors’Anto, contrôlant mal sa colère. Ils sont en train d’être donnés. Faites ce que l’on vous dit !
-Les abattre, monsieur, c’est une chose, répliqua le même gendarme. Mais croyez-vous qu’ils vont accepter de perdre cinq brebis ? C’est qu’on est pauvre ici, vous savez. Et une bête, même malade, s’il faut la tuer, d’accord. Mais si on la brûle, c’est pour la faire cuire, pour la manger, monsieur.
-Je comprends parfaitement ce que vous dites, intervins-je. Mais ces messieurs ont raison, le danger est trop grand. Si cette maladie se répand dans l’île, nos bergers seront pis que pauvres : ils n’auront même plus de troupeaux à garder. Vous comprenez ? C’est un terrible danger qui menace toute la Corse. Il ne faut pas que la maladie gagne du terrain. C’est pour cela qu’il faut retrouver les bêtes et les brûler.
-Les consignes vont être données par la préfecture ! ajouta Ors’Anto. Elles seront expliquées demain ou dans les jours qui viennent dans le journal. Vous n’avez rien à craindre. Il faut les abattre.
-D’accord, messieurs. J’ai compris, répondit le gendarme. Nous allons nous en occuper. Nous les abattrons. Mais avant de les jeter au feu, il faut que le maire nous donne un ordre.
-Soit, maites vite, messieurs ! répondit simplement Ors’Anto.
-Venez, mes amis, laissons ces messieurs faire leur travail, dit Holmes en se dirigeant vers la voiture. Leur mission n’est pas facile. Nous ne pouvons rien faire de plus. Allons-nous en.
Sans un mot, Ors’Anto grimpa sur son siège et fit manœuvrer l’attelage. Nous quittions lentement le mauvais chemin qui nous avait conduit en ce lieu infortuné et commençions à peine à aborder la route qui menait à Santa Severa, lorsqu’une détonation déchira brusquement le silence, suivie d’une autre, puis de trois autres encore.
Nous restâmes silencieux tout le temps du trajet, du moins jusqu’à la montée avant Porticciolo. Holmes, installé cette fois du côté gauche de la voiture, ne regardait que la mer. Il me sembla nécessaire d’interrompre notre silence.
-Qui est Mycroft Holmes ? demandai-je.
-C’est mon frère, répondit mon compagnon, mon frère aîné. Il a sept ans de plus que moi.
-Vous ressemble-t-il, Holmes ?
-Il m’est difficile de vous répondre, mon ami. Mycroft est tout a fait dénué d’ambition et d’énergie. Et il a une corpulence, disons, très pesante. Vous jugerez vous-même lorsque vous le rencontrerez.
-Parce que je vais rencontrer votre frère ? demandai-je, interloqué.
-Si vous acceptez de rester en ma compagnie jusqu’à mon retour à Londres, Pandolfi, je vous promets que vous ne regretterez pas cette rencontre.
-Votre frère s’intéresse-t-il comme vous aux énigmes criminelles ?
-Pandolfi, si l’art du détective consistait en tout et pour tout à raisonner en restant assis dans un fauteuil, mon frère serait le plus grand policier qui ait jamais vécu.
-En d’autres termes, vos cerveaux se ressemblent, mais votre frère Mycroft n’a pas la même spécialité que vous. C’est bien cela, je ne me trompe pas ?
-Sa spécialité à lui est l’omniscience, répondit-il de manière énigmatique. Mais n’est-ce pas ma jeune séductrice Jeanne Marie que je vois là, Pandolfi ? Nous sommes donc arrivés ! ajouta-t-il en faisant un signe en direction de la petite fille.
-Elle vous attendait, Holmes ! Cette enfant est certainement tombée amoureuse de vous, dis-je en riant. C’est incroyable.
-Le coeur et l’esprit d’une femme sont des énigmes insolubles pour un homme, mon ami.
-Cette maxime vaut-elle pour les détectives ? demandai-je au moment où s’arrêta notre voiture.
-Pour tous les hommes ! conclut Holmes en sortant du véhicule, juste avant que la petite Jeanne Marie vienne se jeter dans ses bras.
Notre soirée à Porticciolo fut plus chaleureuse encore que notre premier dîner dans la demeure du charpentier de marine. Nous célébrâmes la dernière nuit de l’année et les premières heures de l’an 1894 selon la tradition. La soeur d’Ors’Anto avait préparé un cabri en ragoût dont la sauce au vin rouge fleurait bon dans toute la maison. Nina servit cette viande délicatement parfumée d’ail et de laurier avec de la pulenta de farine de châtaigne et des morceaux de brocciu frais. Holmes et Ors’Anto se resservirent à trois reprises. Au moment des desserts, alors que la table était envahie d’oranges, de mandarines, de noix et d’amandes, Nina apporta un fiadone*, qui déclencha une joyeuse agitation sur les genoux de Sherlock Holmes, où la petite Jeanne-Marie avait élu domicile aussitôt que sa mère avait débarrassé les fromages. Le fiadone de notre hôtesse était une véritable merveille de légèreté, subtilement parfumée aux écorces de citron finement râpées.
-Vous avez une chance inouïe, Sigerson, dis-je à mon compagnon. Ce gâteau au brocciu est traditionnel chez nous, mais celui-ci est incomparable. Je vous assure que je n’en ai jamais mangé de meilleur. Nina, vous êtes une magicienne. Comment faites-vous pour obtenir une telle légèreté ? Vous savez, Sigerson, il m’est arrivé de manger des fiadone qui étaient de véritables étoupillons.
-Comme les storzapreti* à la bastiaise quand ils mettent plus de farine que de blettes, rajouta Ors’Anto, qui avait dû, comme moi, connaître quelques malheureuses expériences culinaires locales.
-Vous n’y connaissez rien ! répondit Nina, toute fière. Le secret du fiadone, c’est qu’il faut séparer les blancs d’œufs des jaunes et les battre en neige avant de mélanger. C’est tout simple. Et les storzapreti aux blettes ou aux épinards, je vous en ferai si vous restez un peu plus chez nous. Tu verras, Orsu, que ça n’étouffe pas les gens honnêtes. Sauf quand ils en mangent trop par gourmandise !
Je choisis ce moment pour offrir les cadeaux que nous avions apportés. Nina fut comblée par le cédrat confit qu’elle tint immédiatement à nous faire partager. Son époux, qui avait déjà mis sur la table liqueur de myrtes et ratafia de figues sèches, s’empressa d’ouvrir son flacon de cognac. Ors’Anto nous présenta sa boite à cigares. Quant à Holmes, il fut très touché par le présent que je lui avais choisi.
-Rien ne pouvait me faire plus plaisir qu’une pipe, dit-il en m’embrassant avec chaleur.
Holmes alla chercher son tabac extra noir dans la pièce voisine et revint avec sa loupe en main, qu’il tendit à la petite Jeanne-Marie.
-Et voilà pour toi, ma belle
enfant. Je n’ai pas eu le temps de faire un joli paquet, mais cette loupe te
permettra de bien observer les abeilles de ta maman.
Jeanne-Marie se jeta dans les bras du détective, puis alla montrer fièrement sa loupe à son père et à sa mère. C’est à cet instant que le clocher du village frappa les douze coups de minuit. Après que le dernier coup eut retenti, nous nous embrassâmes et Holmes apprit cette nuit-là le sens des mots Pace e salute*. Nous sortîmes tous ensuite sur la route, derrière le beau frère d’Ors’Anto, qui avait pris son fusil de chasse avec lui. Notre hôte tira un coup de feu en l’air, auquel plusieurs détonations répondirent dans la nuit. Holmes et Ors’Anto, qui étaient retournés dans la maison chercher leur arme, tirèrent chacun plusieurs salves, au plus grand étonnement de notre hôtesse et de son époux, qui ignoraient jusque là que les Scandinaves voyageaient avec une arme de poing d’aussi gros calibre. Holmes rechargea son Bristish Bulldog et me le confia afin que je sacrifie à mon tour à la virile tradition. Ors’Anto fit de même et prêta son arme de service à son beau frère.
Sous les applaudissements de quelques voisins que nos tirs à répétition n’avaient pas manqué d’impressionner, nous rentrâmes enfin et passâmes les premières heures de l’année nouvelle à écouter Holmes raconter à notre hôtesse d’où lui venait sa passion pour Apis mellifera et son goût pour le miel qu’elles produisent.
Nous apprîmes ainsi qu’à l’âge de huit ans, Holmes, dont les parents voyageaient sans cesse à l’époque entre l’Angleterre et le continent, visita avec son père l’Exposition universelle de Londres, où il pu observer des abeilles à l’intérieur d’une ruche vitrée construite sur le modèle de celle que Réaumur[67] avait mise au point au XVIII ͤ siècle.
-J’étais fasciné par ce que je découvrais, dit Holmes. Et surtout par les explications mathématiques qui étaient données concernant la loi constante réglant l’égale distance que ces abeilles mettent toujours entre deux gâteaux de cire. Je me souviens, ajouta Holmes, que la ruche d’observation comportait des cadres séparés mobiles. Ce détail est très important, car c’est cette mobilité des cadres qui fait désormais toute l’originalité et la fortune de l’entreprise de Charles Dadant.
-Qui est ce Dadant, monsieur Sigerson ? demanda notre hôtesse, passionnée par les propos de mon compagnon qu’elle écoutait religieusement.
-Un adepte des ruches à cadres mobiles, madame. Il s’est installé en Amérique il y a de nombreuses années [68]. Je l’ai rencontré chez lui, à Hamilton, à l’occasion d’un séjour que j’ai fait dans l’Illinois en 1880. Son système de ruches est tout à fait remarquable, principalement grâce à la mobilité des cadres qu’il a mis au point.
-Je crois, monsieur Sigerson, que la visite des ruches qu’a fabriquées mon mari va vous intéresser, déclara avec conviction la sœur d’Ors’Anto. Va chercher les plans que nous avait donnés le curé, dit-elle à son époux. Vous allez voir, monsieur Sigerson. Moi aussi, j’utilise des cadres mobiles.
Le mari de Nina revint avec une liasse de papiers qu’il étala sur la table, en expliquant que, depuis plusieurs années, il réalisait ce modèle de ruches pour son épouse.
-Je les fais entre deux commandes de barques et quand je ne peux pas travailler sur le chantier, expliqua le charpentier. Vous savez, il y a de moins en moins de travail pour nous. Et un jour va venir où Nina gagnera plus d’argent avec son miel que moi avec mes barques. Alors, je lui fabrique ses ruches. Nina, au moins, possède des milliers d’ouvrières qui travaillent une bonne partie de l’année pour elle. Moi, je n’ai même plus les moyens d’avoir un apprenti.
Holmes étudia avec attention les plans qui étaient devant nous. Il grommela à deux ou trois reprises quelques paroles incompréhensibles, puis examina de nouveau une feuille qui présentait une ruche composée de différentes parties mobiles.
- C’est un modèle qui date un peu, avec des cadres séparés. Il a été mis au point après les travaux de François Hubert[69]. C’est un prêtre, disiez vous, qui vous a fourni ces plans ? demanda Holmes.
-Oui, monsieur, répondit Nina. Un vieux curé qui venait chaque été au village retrouver sa sœur. Nous l’avions connu à notre mariage et depuis nous le rencontrions à chacune de ses visites. Lui auss aimait les abeilles. Il les étudiait[70]. Et je lui avais dit que j’avais toujours beaucoup de peine à récolter le miel, parce qu’à chaque fois, en juin, puis en août, cela me déchirait le cœur de briser ce que les abeilles avaient bâti. J’avais toujours le sentiment de détruire leur travail.
-Et ce prêtre vous a donc conseillé d’adopter des ruches avec des cadres séparés, dit Holmes en remontant contre son épaule le petite Jeanne-Marie qui s’était endormie depuis longtemps.
-Oui, confirma Nina. Il nous a dit d’abandonner nos troncs d’arbres creusés et nos vieilles ruches en liège et de construire nous-même nos ruches sur les plans qu’il nous avait apportés. Comme c’était un homme en qui nous avions confiance, nous avons essayé. Avec quelques ruches seulement au début. Mais ensuite, quand je me suis aperçue après plusieurs saisons que les ruches de mon mari donnaient bien mieux que mes vieilles ruches de liège, nous avons décidé de les adopter. Et dès que mon époux n’a pas de commande au chantier, il nous construit de nouvelles ruches. C’est comme ça que je suis arrivée à agrandir mon élevage et à vendre de plus en plus de miel. J’ai au moins dix bons clients maintenant à Bastia.
-Savez vous madame que le miel que j’ai goûté à l’Exposition de Londres lorsque j’avais huit ans venait de votre île ? dit Holmes avec un franc sourire.
-Est-ce possible, monsieur Sigerson ? s’étonna, incrédule, notre hôtesse. Du miel des abeilles de chez nous ? Si loin ? A Londres ?
-Oui, chère madame, répondit
Holmes, qui venait de se lever prudemment de son siège pour confier la petite
Jeanne-Marie, toujours endormie, aux bras de sa mère. Le miel de Corse a même obtenu cette année là
une récompense à l’Exposition universelle[71].
[1] Interné à la maison de santé du docteur Blanche à Passy le 6 janvier 1892, après une tentative de suicide, Henri René Albert Guy de Maupassant, atteint d’une syphilis évoluant en paralysie générale, décède le 6 juillet 1893 à l’age de 43 ans. Ses obsèques eurent lieu le 8 juillet 1893 au cimetière Montparnasse Sud.
[2] Il s’agit de la nouvelle intitulée « Une vendetta » dont le texte fut publié dans Le Gaulois du 14 octobre 1883, puis publié dans le recueil Contes du jour et de la nuit.
[3] Les trois premières phrases de ce passage, daté du 16 novembre 1893, et, dans une moindre mesure, les précisions fournies concernant les douches et le bromure de potassium, obligent à reconnaître que Ugo Pandolfi a plagié, ou du moins utilisé, dans son journal, sans la citer, la nouvelle « Le Horla » dont Guy de Maupassant publia deux versions, celle du 26 octobre 1886, publiée dans Gil Blas et celle du 25 mai 1887. C’est dans cette seconde version, réécrite par Maupassant sous forme de journal, qu’Ugo Pandolfi a emprunté ces trois premières phrases ; lesquelles, c’est également à noter, correspondent, chez Maupassant, aux journées des 16 et 18 mai.
[4] Dans le nord de l’île, « chien » se dit « cane », comme en langue italienne. On dit par contre « ghjacaru » ou « ghiacaru » dans le sud.
[5] Ce passage authentifie sans conteste le caractère intime de la relation qui lia les deux hommes. Guy de Maupassant n’évoque cet épisode de la maladie de sa mère, survenu en Corse, que dans une correspondance privée du 29 septembre 1880 adressée à son ami Léon Hennique auquel Maupassant annonce qu’il a terminé un récit de voyage en Corse pour la Nouvelle Revue fondée par Juliette Adams. Ce récit paraîtra en fait dans le Gaulois en octobre 1880.
[6] Ce très curieux détail, concernant, sans doute, l’usage détourné, à des fins défensives, d’une sorte de poire à lavement, ne peut être fourni que par un familier de l’écrivain. La seule allusion de Guy de Maupassant à un tel instrument se trouve dans une lettre à sa cousine, Lucie Le Poittevin, datée d’octobre 1880.
[7] Comme tous les amateurs des aventures de Sherlock Holmes le savent, Reichenbach se trouvent en Suisse et non en Autriche.
[8] Il s’agit de François Tassart qui fut au service de l’écrivain de 1883 à 1893. Il publia, après la disparition de son maître, ses Souvenirs sur Guy de Maupassant qui constituent un témoignage précieux sur les dix dernières années de la vie de l’écrivain.
[9] Il
s’agit sans nul doute possible des aventures du célèbre détective
respectivement intitulées Un scandale en Bohème et Le Signe des Quatre. La première, A scandal in Bohemia ,
fut publiée, à Londres et à New York, par le Strand Magazine en juillet
1891. La deuxième, The Sign of the Four, l’avait été un an auparavant à
Philadelphie dans le Lippincott’s Magazine en février 1890.
[10] Ces précisions permettent d’affirmer avec certitude que l’ingénieur Ugo Pandolfi fait référence ici au zoologue J.V.F. Lamouroux qui publia son étude sur les Thalassiophytes en 1813.
[11] Les Charites ou trois Grâces du sculpteur Etienne Antoine.
[12] Cesare Lombroso (1836-1909) est à cette date professeur de
clinique psychiatrique à l’université de Turin.
[13] Enrico Ferri (1856-1929) avait publié dès 1881 une Sociologie
criminelle.
[14] Rodolphe Archibald Reiss est, à cette date, encore étudiant à l’université de Lausanne. Il publiera en 1903 un ouvrage intitulé La photographie judiciaire, puis, en 1911, un Manuel de police scientifique qui lui vaudront une renommée internationale. Initiateur du premier diplôme de l’Institut de police scientifique de Lausanne, Reiss s’établit en 1921 à Dobro Polje, près de Belgrade, en Serbie où il résida jusqu’à sa mort, le 7 août 1929.
[15] Alphonse Bertillon (1853-1914) est toujours considéré comme l’inventeur de la méthode d’identification des criminels connue sous le nom d’anthropométrie que les policiers appelèrent bertillonnage.
[16] Philippe Tissié (1852-1935)
avait publié, en 1887, sa thèse de médecine sur les Aliénés voyageurs.
[17] Hanns Gross-Ransbach (1847-1915) fut l’ auteur d’un Manuel du Juge d'instruction et fonda, en 1905, l'école de criminologie de Graz après avoir enseigné le droit pénal à l’université de Prague.
[18]
Gabriel Tarde
(1843-1904). Juriste de formation et juge d'instruction de 1875 à 1894, Gabriel
Tarde publia de nombreuses études contestant les conceptions de Cesare Lombroso
et de l'école italienne de criminologie. Élu au Collège de France en 1900,
ses travaux de psychologie intermentale
sur la foule, la conversation, la rumeur, en font l'un des précurseurs des
sociologies de l'interaction.
[19] Alexandre Lacassagne
(1843-1924) Professeur de Médecine Légale en
1880 et créateur de la Médecine Légale à
Lyon et de son musée, Alexandre Lacassagne a été l'un des premiers à
appliquer les techniques scientifiques à
la médecine judiciaire. Il défendit, au sein de la Société d’Anthropologie
Lyonnaise, une conception de l’anthropologie criminelle basée sur des faits
biologiques et sociaux.
[20] Emile Durkheim (1858
- 1917) publia, en 1895, Les Règles de la méthode
sociologique et fonda en 1896
la revue L'année sociologique. Sa célèbre étude sur le
Suicide parut en 1897.
[21] En 1885, Garofalo(1851-1934) avait publié La Criminologie qui donna son nom à la nouvelle science.
[22] François Claudius Ravachol-Koenigstein (1859-1892) Anarchiste, arrêté par la police en 1891 avant d'être exécuté, Ravachol avait fait sauter une maison où habitaient deux magistrats.
[23] Dans les Yvelines où Emile Zola avait sa maison dans laquelle il avait l’habitude de rassembler ses amis lors de soirées littéraires et philosophiques renommés.
[24] En italien dans le texte.
[25] Paul Féval (1817-1887)
[26] Ce passage de la discussion que rapporte l’ingénieur Ugo Pandolfi atteste que Sherlock Holmes a lu attentivement l’ouvrage intitulé la Philosophie pénale que Gabriel Tarde publia en 1890. Dans cet ouvrage Gabriel Tarde, partisan d’une classification sociologique des criminels, consacre tout un paragraphe au banditisme en Corse et en Sicile.
[27] Thomas Hobbes (1588-1679) est l’auteur du Léviathan (1651) dont la théorie de l’Etat a marqué, avec Machiavel et Spinoza, les fondements des théories politiques modernes.
[28] Il
est à noter que ce passage révèle ainsi une influence non négligeable du
détective et de ces amis du comité sur l’un des grands débats de la fin du
XIXem siècle. Entre 1885 et 1913, l’anthropologie criminelle fera l’objet de
sept congrès internationaux. Ceux-ci
eurent lieu à Rome ( 1885), Paris (
1889), Bruxelles (1892), Genève (1896), Amsterdam ( 1901), Turin ( 1906)
et Cologne ( 1913).
[29] Il est impossible de ne pas rapprocher ce cauchemar de Ugo Pandolfi de celui que décrit Maupassant dans la nouvelle Le Horla. La description qu’en fait l’ingénieur corse, mais aussi le contenu même de ce rêve, imposent un tel parallèle.
[30] Lancé en 1890, le paquebot Cyrnos était plus précisément un bateau à vapeur d’une jauge brute de plus de mille tonneaux. Construit dans les chantiers de Glasgow, il mesurait prés de 70 m de long et 8,84 m de large. Le Cyrnos, équipé d’un moteur de 1300 CV, effectuait la traversée en moins de 15 heures à une moyenne de 14 nœuds. Ce paquebot de la Compagnie Fraissinet assura la liaison avec la Corse jusqu’en 191O.
[31] Comme l’indique lui-même Ugo Pandolfi, cette description de Marseille doit beaucoup à celle que Maupassant présenta dans sa nouvelle intitulée La Patrie de Colomba datée par l’écrivain du 24 septembre 1880 et paru dans Le Gaulois le 27 septembre de la même année. Tout semble indiquer dans le deuxième paragraphe de ce passage que l’ingénieur Ugo Pandolfi a réécrit cette partie de son journal en utilisant directement et très fidèlement le texte même de la nouvelle de Guy de Maupassant.
[32] Souligné dans le texte manuscrit. Ugo Pandolfi fait bien évidemment allusion aux jeunes mariés du roman Une vie que Maupassant avait publié en 1883.
[33] Publiées en Ecosse, les Notes sur l’Ile de Corse en 1868 de Miss Thomasina M.A.E. Campbel sont dédiées à ceux qui sont à la recherche de la santé et du plaisir. Cet ouvrage fut traduit de l’anglais et publié à Ajaccio en 1872.
[34] Après un séjour en Corse en 1765, James Boswell (1740-1795) publia, en 1768, An Account of Corsica et British Essays in favour of Brave Corsicans qui lui valurent sa première célébrité.
[35] Outre son allusion directe à l’intérêt que le philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) porta à la Corse, ce passage du journal de l’ingénieur Ugo Pandolfi atteste le caractère récurrent de certains problèmes de l’île. Déjà, en 1789, les cahiers de doléances recensés en Corse exigeaient que cesse la divagation des animaux sur nos routes !
[36] En anglais dans le texte.
[37] En anglais dans le texte.
[38] Félix Tournachon, dit Nadar (1820-1910) photographia les célébrités de son époque. Il eut la chance de pouvoir réaliser l’un des rares portraits de Guy de Maupassant en 1888. L’’écrivain, très hostile aux photographies et aux portraits, refusera longtemps d’offrir son effigie à la curiosité publique. Maupassant estimait que son image appartenait à sa vie privée et qu’un auteur ne devait être jugé que sur ses œuvres. L’écrivain Henri Troyat estime que cette répugnance de Maupassant, vis-à-vis de sa propre image, est le signe d’une crainte sourde d'un dédoublement de la personnalité, d'une dispersion de son apparence physique, d'un triomphe du Horla qui aurait pris ses traits et se pavanerait dans le monde . A l’aune d’une telle lecture, on peut se demander si, au-delà des précautions élémentaires de sécurité que s’applique Sherlock Holmes, le compagnon de Ugo Pandolfi ne souffre pas, lui aussi, d’une certaine forme de dispersion de son apparence physique ?
[39] Ugo Pandolfi donne, dans ce passage, une description de l’arrivée à Ajaccio tout à fait comparable à celle de Guy de Maupassant dans la nouvelle La Patrie de Colomba précédemment citée. La seule observation que l’on peut faire à ce propos est que, vue de la mer, la ville d’Ajaccio offrait le même spectacle en 1893 que treize ans auparavant.
[40] Né
lui-même à Edimbourg, en 1859, Arthur Conan Doyle fit ses études de médecine
dans cette ville où il suivit les cours du docteur Joseph Bell (1837-1911),
chirurgien de l’hôpital. Bell qui consacra, en 1892, une étude à Sherlock
Holmes auquel il attribue un physique de Peau-Rouge, restera longtemps
en relation avec Arthur Conan Doyle. L’hagiographe du détective raconte dans
ses Souvenirs et Aventures
(1924) que Joseph Bell lui
apporta son appui lorsqu’il se présenta aux élections, à Edimbourg, en 1901.
[41] Originaire de Prusse orientale, Ferdinand Gregorovius , auteur, en 1851, d’une monographie sur l’empereur Adrien, publia, en 1878, à Stuttgard, le récit de son Voyage en Corse, réalisé durant l’été 1852.
[42] Le témoignage de Ugo Pandolfi sur la méfiance, voire le mépris, de l’écrivain envers les ingénieurs souligne une nouvelle fois le caractère intime de leur relation. Guy de Maupassant n’appela à l’assassinat des ingénieurs que dans de très rares correspondances privées.
[43] En anglais dans le texte.
[44] En anglais dans le texte.
[45] Cette partie du témoignage de Ugo Pandolfi concernant les agrumes appréciés par Sherlock Holmes pose un réel problème aux historiens de l’agrumiculture. En effet, selon le journal de Pandolfi, Holmes aurait mangé en novembre 1893 une sorte de mandarine privée de pépins. Or, un tel hybride, plus connu sous le nom de clémentine, fruit issu de la fécondation du mandarinier avec le pollen prélevé sur un bigaradier (Citrus auriantium), ne fut obtenu qu’à partir de 1900, à Oran, en Algérie, par le père Clément, moine agrumiculteur !
[46] Célèbre pour Carmen et connu pour sa nouvelle Colomba et aussi pour son goût des supercheries littéraires, Prosper Mérimée (1803-1870) fut avant tout un inspecteur des monuments historiques dont les travaux ont permis la reconnaissance et la sauvegarde d’une part importante du patrimoine français.
[47] Cette précision permet de supposer que les carnets qu’Ugo Pandolfi enferma dans le coffret retrouvé plus d’ un siècle plus tard, sont le résultat d’un patient travail de réécriture et de mise au propre, et non pas les brouillons d’un journal tenu au quotidien. L’absence de rature constatée sur le manuscrit et l’inutile attribution d’un plein carnet pour les années 1889 et 1895 confirment cette supposition.
[48] Les archives de police de l’époque et l’édition même du quotidien Le Figaro du 10 décembre 1893 permettent de confirmer ce détail très précis fourni par le journal de Ugo Pandolfi. Le lieutenant Allès, du 131ème régiment de ligne, fit partie des victimes de cet attentat et eut deux doigts de la main droite emportés.
[49] Cette nouvelle affirmation du travail de réécriture confirme que le narrateur s’est livré à la transformation de son manuscrit à des périodes très diverses du récit, et ce jusqu’à la fin de son journal. Ceci explique sans doute pourquoi Ugo Pandolfi, qui use généralement du passé simple, utilise parfois l’imparfait, sans pour autant que cela soit toujours justifié. Par respect du texte original, nous n’avons que très rarement corrigé ces quelques imperfections du scripteur.
[50] Avant même qu’il ne se proclame, en 1804, empereur des Français, Napoléon Bonaparte avait organisé un contrôle familial du Grand Orient de France, dont Louis Bonaparte fut dès 1803 le Grand Maître Adjoint, et Joseph Bonaparte, le Grand Maître à partir de l’année du sacre. L’allumage des feux de la loge de la Fraternité à l’Orient de Bonifacio fut officialisé par le Grand Orient de France en décembre 1803. Entre 1802 et l’année de la mort de Napoléon à Saint Hélène (1821), on comptait sept loges en Corse, toutes placées sous l’autorité du Grand Orient.
[51] Au moment où il rédige son journal, Ugo Pandolfi ignore qu’il ne trouvera une réponse à cette interrogation que vingt et un ans plus tard. C’est en effet à la veille du conflit de 1914-1918 que l’ingénieur corse apprendra que l’enfant que portait sa mère au moment de sa disparition avait eu en réalité la vie sauve. Celui-ci, Gustavo Rigoberto Pandolfi, né donc en 1861, fut adopté par un frère de son père, Filippo Pandolfi, et élevé à Palaia, dans les environs de Pise, en Italie, où cette branche de la famille avait émigré au début des années 1800. Les deux frères Pandolfi ne se rencontreront qu’en 1914 : Ugo, l’aîné, était alors agé de 62 ans et Gustavo Rigoberto avait 53 ans.
[52] Dénoncé en 1892 par le journal La Libre parole du pamphlétaire antisémite Edouard Drumont, le scandale du canal de Panama s’acheva par un procès, le 20 mars 1893, où seul un ancien ministre des Travaux publics qui avait avoué sa participation à l’escroquerie du siècle, fut condamné à cinq ans d’emprisonnement.
[53]
Cette déclaration du détective que Ugo Pandolfi rapporte ici sera littéralement
reprise par Arthur Conan Doyle dans l’aventure intitulée La deuxième
tâche. Ce détail dont l’importance
n’échappera pas aux spécialistes de l’holmésologie, renforce l’hypothèse la
plus vraisemblable selon laquelle les auteurs des aventures de Sherlock Holmes
ont eu accès d’une manière ou d’une autre à une partie au moins des notes
prises par Ugo Pandolfi durant l’épisode corse de la vie du célèbre détective.
Le roman The Adventure of the Second
Stain, selon le titre original,
ne fut publié qu’en décembre 1904 dans le Strand Magazine.
[54] Cette connaissance est bien réelle. Toutes les légendes que Sherlock Holmes rapporte à l’ingénieur Ugo Pandolfi dans cet étonnant passage correspondent à des réalités incontournables de la mythologie amérindienne sur laquelle, depuis la première moitié du XX em siècle, les anthropologues américanistes ont travaillé sans relâche. Il suffit pour s’en convaincre de relire, des Mythologiques (1964-1971) à Histoire de Lynx (1991) l’œuvre de Claude Lévi-Strauss de l’Académie française.
[55] Ce détail, qui confirme la grande taille de Sherlock Holmes, permet d’estimer que l’ingénieur Ugo Pandolfi ne devait guère mesurer plus de 1,70 m. La hauteur intérieure du dolmen du plateau de Cauria est en effet de 1,80 m.
[56]
Concernant la représentation des voix de merles par l’écriture, nous avons
adopté ici une transcription conforme aux critères de l’ornithologie actuelle
sans respecter fidèlement le manuscrit de Ugo Pandolfi. Celui-ci, difficilement
lisible à cet endroit, indique « siou-siou...tip » et « tictictictic, siou, suivi
d’un srii ». Nous avons préféré les transcriptions phonétiques
simplifiées « tchoc-tchoc...tship » et
« tictictictic, tchouc, suivi d’un srîh» qu’autorisent
les plus récentes éditions des incontournables travaux de Guy Mountfort, P.A.D.
Hollom et Roger Peterson, publiés pour la première fois à Londres en 1954 sous
le titre : Field Guide to the Birds of Britain and Europe. Ces
auteurs rappellent que les
oiseaux, à l’instar des hommes, introduisent des variantes régionales
(dialectes) dans leurs expressions.
[57] Le siège de l’état-major et de tout le commandement militaire était installé à Bastia depuis 1816. En 1874, sous les pressions d’Ajaccio, chef-lieu du département, un projet gouvernemental envisagea de transférer le siège du général de brigade à Ajaccio, capitale de la Corse. Les protestations bastiaises furent si vigoureuses qu’une décision ministérielle confirma le 11 octobre 1874 le maintien à Bastia du siège de l’état-major de la Corse.
[58] Cette audacieuse formule concernant le climat de Bastia eut cours longtemps. Le Guide du Touriste consacré à l’Ile de Corse par J.B. Marcaggi, publié pour la première fois en 1906, par le Syndicat d’Initiative de la Corse, avec une préface d’Emmanuel Arène, devenu sénateur, l’affirme également. Le climat de Bastia, prévient encore ce même guide en 1909, convient aux anémiques, scrofuleux, lymphatiques, tuberculeux, et est contre-indiqué dans les rhumatismes, les affections du foie, des reins, du cœur et dans la tuberculose érétiques, etc.
[59] Ce
boulevard commerçant ne fut aménagé qu’à partir de la fin des années 1860. Il s’appelait alors A Traversa.
[60] Cet aveu de Ugo Pandolfi concernant Napoléon est l’unique allusion directe qui permet de se faire une idée des opinions politiques du compagnon de Sherlock Holmes. Ugo Pandolfi n’était certainement pas bonapartiste. On peut supposer, en raison du choix qu’il fait à Ajaccio pour son premier restaurant, qu’il était plutôt de sensibilité républicaine. Cependant, même si rien dans ses écrits ne permet de le confirmer, il n’est pas impossible d’imaginer que cet homme de science, humaniste et proche de Maupassant et de Zola, ait eu une vision plus radicale, voire socialiste, de la politique.
[61] Loin d’être perfide, l’auteur de la statue de Napoléon en César qui orne toujours la place Saint Nicolas à Bastia a certainement attribué une aigle romaine à l’empereur, dont la tête tournée à l’est, signifie tout simplement qu’il regarde vers Rome.
[62] Cette description par Ugo Pandolfi du langage du berger autochtone rencontré à Oletta, est, mot pour mot, identique à celle que donne Maupassant, à propos d’un habitant d’Evisa, M. Paoli Calabretti, dans un récit intitulé Histoire corse paru en décembre 1881 dans le journal Le Gaulois. Ce détail confirme, là encore, l’utilisation récurrente de l’œuvre de Maupassant par Ugo Pandolfi lors de la rédaction définitive de son journal.
[63] Coïncidence anecdotique ou allusion discrète à l’imaginaire fantastique de Guy de Maupassant ? La présence de ce « superbe trois-mâts, tout blanc » en rade de Saint Florent en décembre 1893, fût-elle fortuite, ne peut pas ne pas être rapprochée de la description donnée par Maupassant, dans sa nouvelle Le Horla, d’un « superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et luisant » qui donna son nom à cette étrange nouvelle de l’écrivain. Curieusement, alors qu’il le note dans les premières pages de son journal, Ugo Pandolfi ne mentionne pas ici qu’il avait eu l’occasion de voir un autre trois-mâts tout blanc, en 1889, lors de sa traversée en compagnie de Maupassant lui-même !
[64] Il s’agit de Macinaggio, devenu depuis un grand port de plaisance.
[65] Il s’agit de Miomo.
[66] En italien dans le texte.
[67] René Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757) consacra le tome V de ses six volumes des Mémoires pour servir à l’histoire des insectes à la description du comportement des abeilles. Mathématicien, physicien, biologiste, inventeur d’un thermomètre à alcool qui porte son nom et auteur des travaux qui permirent à la France d’améliorer la fabrication de l’acier et d’inventer la céramique réfractaire, Réaumur, par ses études sur les insectes et ses méthodes, est considéré par tous les historiens des sciences comme l’un des grands contributeurs au progrès de l’entomologie moderne. Après Aristote, Pline et Papus, Réaumur s’intéressa tout particulièrement à la construction des formes hexagonales des alvéoles de cire et à leur fond rhomboïdal formé par trois losanges égaux. Réaumur proposa même que les dimensions constantes et précises des alvéoles d'abeilles, fassent de l’alvéole la référence d'un système de mesures invariables, telle que l'est le mètre aujourd'hui.
[68] Charles Dadant (1817-1902), né en France, à Vaux Sous-Aubigny dans la Haute-Marne, rencontra en 1849 l’inventeur Paix de Beauvoys, auteur de la première ruche à cadres. Il quitta la France pour l'Amérique en 1863 ou il s'installa à Hamilton dans l'Illinois. Sa rencontre avec l'apiculteur Quimby incita Charles Dadant à perfectionner ses travaux d’apiculture et à se lancer dans la vente du miel et de la cire. De nos jours, la société Dadant et Fils est toujours prospère aux Etats-Unis, où elle compte quatre usines de production de cire près d'Hamilton et dix branches d'activité dans tout le pays.
[69] François Hubert (1750-1830) dit Hubert des Abeilles, compléta les travaux de Réaumur, en particulier sur le caractère constant de la distance séparant les gâteaux de cire.
[70] Malgré nos recherches nous n’avons pu identifier, ni trouver trace dans la commune de Cagnano (Haute-Corse) d’un homme d’église susceptible d’avoir introduit dans le Cap corse les techniques modernes de l’apiculture à cette époque. Malgré les efforts de Napoléon, qui avait fait des abeilles le symbole de son règne, et ceux de Napoléon III, qui encouragea fortement l’apiculture, la situation de l’élevage d’Apis mellifera en Corse à la fin du XIX e siècle est encore très loin de la modernité. A la fin des années 1920, un rapport des services agricoles constate que chez la plupart des agriculteurs la ruche reste de type vulgaire et que c’est seulement chez le curé et le rare spécialiste que l’on rencontre des ruches à cadres mobiles.
[71] Cette précision confirme sans nul doute possible qu’il s’agit bien de l’année 1862, date à laquelle, effectivement, le miel de Corse obtint une médaille d’or à l’Exposition universelle de Londres.