Serra di Scopamene – Lundi 2 Septembre 1889
« Quelle journée admirable ! J'ai passé toute la matinée étendu sur
l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre, l'abrite et
l'ombrage tout entière. J'aime ce pays,
et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines,
qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux
nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du
sol, des villages et de l'air lui-même[1]. »
Comme ces mots sont profonds ! Ils appartiennent à mon ami Guy de
Maupassant. Depuis notre première
rencontre, il y a bientôt dix ans, Maupassant m’a toujours incité à
écrire.
-Couchez, chaque jour vos pensées, de même que tout ce qui vous
arrive, dans un journal, Ugo, m’a-t-il souvent répété.
Je ne lui ai jamais obéi.
Mais dans quelques jours je serai de nouveau loin de chez moi. Je vais retrouver Maupassant à Bastia ;
de là nos prendrons la mer. Je retourne
à Paris. Mon projet d’un ouvrage sur les
mines de Corse et la géologie de l’île a quelque chance de bien avancer.[2]
J’emporte avec moi tous mes carnets de travail et je
commence celui-ci pour me conformer dans une certaine mesure aux sages conseils
de mon ami écrivain. Je m’efforcerai d’y
tenir la chronique aussi fidèle que possible de ce qui m’arrivera. Nous verrons bien.
J’emporte également dans mes affaires l’étrange nouvelle
que Maupassant m’adressa il y a deux ans.
Je l’ai lue plusieurs fois. C’est
un récit en forme de journal, inquiétant et fou, au sujet duquel j’aurai bien
des questions à lui poser.[3]
J’espère que la mer ne sera pas trop méchante durant notre
traversée, et que nous aurons le plaisir à être ensemble comme avant.
Madame Susini vient demain pour que nous nous mettions
d’accord sur l’entretien de ma maison durant mon absence. Je dois lui remettre toutes les clés.
Ajaccio – Mercredi 4 septembre 1889
Toute la ville est en
effervescence du fait de l’arrivée des cendres du Babu di a patria.[4] Notre Pascal Paoli a attiré l’ensemble de ce
que l’île compte de francs-maçons, et ils sont, je crois, fort nombreux. Paoli devait certainement être membre d’une
de leurs loges.[5]
J’ai eu les plus grandes peines
du monde à trouver place dans la diligence.
Je pars demain pour Bastia. La
capitale de l’En-deça des Monts [6] a toujours été
plus riche et plus dynamique que notre chef-lieu. Même la fabrique du gaz pour l’éclairage y
fonctionne mieux qu’à Ajaccio, depuis que Bastia en a confié l’exploitation à
des ingénieurs anglais.[7]
La dépouille de Pascal Paoli a été exhumée
à Londres le mois dernier, et tout le monde veut aller à Morosaglia pour
assister à son inhumation dans son village
natal. Cette cérémonie doit avoir
lieu samedi. [8] Maupassant et moi n’y assisterons pas. Nous serons sur l’eau, tout à la joie de nos
retrouvailles.
Quel bonheur ! Cela fait huit ans que je n’ai pas serré cet
ami dans mes bras. J’ai hâte de le
retrouver.
Sur la mer – Vendredi 6 septembre 1889
A Bastia, ce matin, François, le valet de
monsieur de Maupassant[9],
m’attendait sur le quai pour charger mes bagages dans la barque.
-Monsieur va nous rejoindre dans peu de temps,
m’informa-t-il. Monsieur tient absolument à lever l’ancre en début d’après
midi.
Un peu inquiet sur l’état de la mer, je
l’interrogeai sur nos chances de ne pas être malade, quand Maupassant arriva sur
ces entrefaites. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre.
-Mon cher Ugo, me dit-il, comme je suis heureux
que nous fassions la traversée ensemble.
Nous aurons ainsi le temps de nous retrouver un peu. Cela fait si longtemps...
- Comment était la chasse chez les De
Rossi ? demandai-je, tout ému de revoir mon illustre ami.
Depuis son séjour dans l’île, a son retour
d’Algérie en 1881, nous ne nous étions plus revus. Notre dernière rencontre s’était terminée par
une mémorable partie de chasse à Erbalunga, dans la propriété des De Rossi, sur
la commune de Brando, près de Bastia.
-Erbalunga est toujours un lieu
merveilleux ! répondit Maupassant en prenant mon bras. Vous vous souvenez de mon retour du
Sahara ?
-Je me rappelle surtout, Guy, que vous étiez
plus noir qu’un nègre et que vous n’aviez pas maigri.
- J’avais fait là bas une excursion de vingt-cinq jours dans
le Sahara, à cheval du matin au soir, et parcourant soixante-dix à
quatre-vingts kilomètres par jour, sous une chaleur de cinquante-cinq degrés à
l'ombre. Et quelques semaines plus tard,
nous chassions ensemble. Il y a de cela
huit ans, je crois.
-Oui, Guy. Et c’est
sur ce même quai où je vous retrouve que nous nous étions quittés. La mer était agitée déjà …
-Je vous reconnais bien là, Ugo. C’est la traversée qui vous inquiète n’est ce
pas ? Vous avez davantage confiance
en mes qualités d’écrivain qu’en mes capacités à diriger un bateau.
Nous rîmes en nous étreignant une nouvelle fois.
- Ne vous inquiétez donc pas, Ugo. Nous serons à Cannes demain et sans
embarras. Vous allez voir comme mon Bel-Ami
est confortable.[10]
Nous embarquâmes, et la chaloupe, conduite par
un solide rameur, nous mena jusqu’au yacht. Après m’avoir installé dans une
très agréable cabine, Maupassant m’abandonna pour diriger la manœuvre.
Nous levâmes l’ancre en début d’après midi.
Lorsque je remontai sur le pont, nous quittions
à peine Bastia. Maupassant était à la
barre. Il éloigna tout d’abord le navire
de la côte, en gardant durant près d’une heure le cap au nord-est ; après quoi, modifiant peu à peu notre allure,
il fit route au 330.[11] Une fois cette manœuvre effectuée, Maupassant
confia la barre au pilote et vint me rejoindre.
Accoudés au bordage, nous avons contemplé
longtemps les déchirures tourmentées du cap, ainsi que, au large du canal de
Corse, les navires qui nous croisaient en provenance de Gênes, de l’Elbe ou de
Livourne.
Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge
ondoyait sur le ciel, apparut un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc,
admirablement propre et luisant. Imitant
Maupassant, je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à
voir.
-On dirait que l'air, l'air invisible est plein
d'inconnaissables ! déclarai-je, en
reprenant les mots mêmes que mon compagnon avait employés dans son inquiétante
nouvelle Le Horla.
-De puissances, mon ami ! me répondit Maupassant, en riant de cette
complicité. De puissances dont nous subissons
les voisinages mystérieux, ajouta-t-il
en adoptant soudain un ton plus grave.
[1] Ce passage est souligné dans le manuscrit de Ugo Pandolfi indiquant par là, comme il le précise aussitôt, qu’il s’agit d’une citation. Celle-ci provient en effet de la nouvelle Le Horla que Guy de Maupassant publia la première fois, en 1886, dans un numéro de Gil Blas, puis, dans une nouvelle version, en 1887.
[2] Ce projet aboutira quatre années plus tard. Dans son ouvrage, intitulé Richesses géologiques et minières de l’île de Corse, Ugo Pandolfi accordera une large place aux principaux minerais existant en Corse dont plusieurs connaîtront une exploitation industrielle au début du XXe siècle : l’antimoine sulfuré, les sulfures d’arsenic ou réalgar, l’amiante, les pyrites de fer, le manganèse, le zinc sulfuré ainsi que les pyrites cuivreuses.
[3] Cette précision confirme que Ugo Pandolfi était bien en possession de la seconde version de la nouvelle Le Horla, parue en 1887.
[4] Voir glossaire.
[5] L’ingénieur Ugo Pandolfi indique, par ce passage, qu’il sait peu de choses sur l’influence de la franc-maçonnerie dans son île. Il se trompe quand il suggère que Paoli appartint à une loge corse. Paoli ne fut initié aux rites maçons que bien après 1769, durant son exil en Angleterre. La remarque de Ugo Pandolfi sur l’importance, en nombre, des francs-maçons dans l’île est par contre tout à fait pertinente. Malgré les influences qu’eurent, sur la Corse, les grandes loges napolitaines au milieu du XVIIIem siècle, l’organisation maçonne est inexistante dans l’île avant 1778. Le développement de la franc-maçonnerie en Corse fut très important à partir de la reprise en main du Grand Orient de France, en 1805, par Napoléon et son frère Joseph qui en fut le Grand Maître. Selon les différentes sources, les chiffres varient. Mais à la fin du XIXem siècle, au moment où la Corse comptait près de 295000 habitants, on estime généralement entre 1000 et 1100 le nombre de francs-maçons dans l’île.
[6] La Corse est divisée en deux parties inégales par une chaîne de montagnes allant du nord-est au sud-ouest. Les versants de l’ouest et du sud portaient le nom de provinces d’Au-delà des Monts, dans l’ancienne division territoriale de l’île. Les versants de l’est et du nord, celui de provinces d’En deçà des Monts. Administrativement, le Directoire, en 1797, avait divisé la Corse en deux départements, le Liamone avec Ajaccio comme chef-lieu, et le Golo, avec Bastia comme capitale. En 1811, un sénatus-consulte réunit ces deux départements en un seul avec Ajaccio pour chef-lieu. Au moment où l’ingénieur Ugo Pandofi commence son journal, il y a donc quatre vingt huit ans, qu’Ajaccio est la préfecture du département de Corse.
[7] La société William Jesse et Cie, de Maisonnette, dans le comté d’Essex, avait obtenu, en 1861, le marché de l’éclairage public au gaz pour une durée de cinquante ans.
[8] Après sa mort, survenue à Londres en 1807, Pascal Paoli eut le rare privilège de bénéficier d’un cénotaphe, au cœur de Londres, à Westminster Abbey, l’église des couronnements royaux, où un buste du sculpteur John Flaxman (1734-1826) honore sa mémoire. Mais la dépouille mortelle de Pascal Paoli ne reposa jamais à l’Abbaye de Westminster. Paoli avait été inhumé au cimetière de Saint Pancras d’où il fut exhumé en août 1889 pour être re-inhumé, enfin, le 7 septembre 1889, dans le hameau de La Stretta à Morosaglia. Entre la date de la mort de Paoli et la fin de ce périple post mortem, le baromètre des relations diplomatiques entre l’Angleterre et la France était passé de la guerre au beau fixe des relations commerciales.
[9] François Tassart. Il fut au service de l’écrivain de 1883 à 1893.
[10] Deux ans après la parution de l’un de ses plus célèbres romans, Guy de Maupassant acheta, en 1886, à Antibes, le Bel Ami pour remplacer sa barque La Louisette , trop petite pour la plaisance côtière. Deux ans plus tard, le 18 janvier 1888, à Marseille, l’écrivain fit l’acquisition du Zingara qu’il baptisa le jour même Bel Ami . C’est sur ce dernier voilier que l’ingénieur Ugo Pandolfi embarqua.
[11] Suivant la description des côtes que donne Ugo Pandolfi, le voilier dut certainement mettre le cap en direction de Gênes.