Bastia – lundi 1er
Janvier 1894
Le petit déjeuner qui nous attendait à notre réveil ce lundi matin fit pousser à Holmes un grognement de satisfaction que je ne lui connaissais pas. Nina avait dressé sur la grande table où nous avions dîné la veille une véritable collection de pots de miel. Il y en avait au moins une dizaine, contenant des miels de différentes couleurs. Les uns paraissaient liquides et ambrés, d’autres avaient une consistance plus épaisse et cireuse. Holmes s’attabla et commença à se préparer un éventail de petites tartines. Notre hôtesse expliqua au détective quel miel était du printemps et quel autre de l’été. Holmes identifia avec l’aide de Nina les différents parfums que ces miels contenaient : oranger, mandarinier, châtaignier ou arbousier du maquis.
-C’est extraordinaire ! déclara Holmes. Vous réussissez, madame, avec ces miellats, à saisir les saisons comme Vivaldi le fait grâce à la musique. J’ai senti là, tour à tour, le printemps, l’été et l’automne. C’est tout à fait remarquable. Conduisez-moi donc à vos ruches, dit Holmes en se levant.
Holmes, Nina et la petite Jeanne-Marie partirent rendre visite aux abeilles. Ors’Anto et moi restâmes avec notre hôte à parler et à boire du café.
-Ma petite Jeanne a dormi avec la loupe de votre ami, me dit le charpentier, tout ému. Ce monsieur Sigerson est vraiment un très grand voyageur. Il a promis à Nina de nous faire parvenir les plans des ruches de son ami d’Amérique. Il ne voyage pas chez nous pour s’occuper des abeilles, n’est-ce-pas ? demanda l’homme en se tournant vers son beau-frère.
-Non, répondit Ors’Anto en m’adressant un sourire discret. En ce moment, ce sont surtout les moutons qui l’intéressent.
-Est-ce pour ça qu’il a un revolver avec lui et que vous êtes à deux pour l’accompagner ? Ils doivent être dangereux les moutons, là où vous allez ! railla le charpentier.
-Tu ne crois pas si bien dire, répondit le policier. Les brebis ont une maladie qui risque de se développer. Et monsieur...Sigerson a découvert que cette épidémie avait été provoquée par des criminels. Je t’en ai déjà trop dit.
-Les salauds ! Vous les avez attrapés, j’espère ? interrogea le charpentier.
-Ils sont tous hors d’état de nuire, ne t’inquiète pas ! répondit Ors’Anto.
Ors’Anto aida son beau frère à ranger un peu sa maison tandis que je préparais nos affaires. Holmes, Nina et la petite fille revinrent de leur visite au moment où Ors’Anto achevait de charger notre voiture.
-Papa ! Papa ! dit la petite Jeanne-Marie en s’élançant vers son père. J’ai vu la langue de l’abeille. Elle est très longue.
-Monsieur Sigerson a montré à Jeanne comment on pouvait mesurer la langue des abeilles, expliqua Nina à son époux. C’est comme ça, nous a-t-til dit, que l’on peut distinguer les différentes races d’abeilles.
-C’est l’un des critères, corrigea Holmes. Ce n’est pas le seul. Mais Jeanne, grâce à sa loupe, a bien observé le proboscis de la butineuse que nous avons dû sacrifier à ma curiosité. N’est-ce pas mon enfant ? demanda Holmes en soulevant Jeanne-Marie dans ses bras pour lui dire adieu.
-Tu reviendra nous voir ? demanda la petite fille, toute triste à l’idée du départ de son nouvel et grand ami.
-Je t’écrirai et t’enverrai des dessins pour que ton père construise des ruches comme il y en a aux Etats-Unis d’Amérique ! répondit Holmes en reposant la petite Jeanne, qui se réfugia en pleurant dans les jambes de son père.
Nina offrit à Holmes un panier rempli de pots de miels et l’embrassa sur une joue.
-Adieu, monsieur Sigerson, dit elle simplement.
-Revenez quand vous voulez, messieurs. Vous serez toujours chez vous dans notre maison, dit à son tour le charpentier marin en nous adressant un signe de la main.
Après être sortis de Porticciolo, roulâmes sans nous arrêter en direction de Bastia, où nous retrouvâmes notre hôtel dans l’après-midi. Holmes garda le silence tout au long de la route sinueuse et s’enferma dans sa chambre dès notre arrivée, non sans nous avoir rappelé que nous avions rendez-vous mardi matin avec le lieutenant O’Near et le colonel. Ors’Anto et moi allâmes rapidement dîner en ville.
-Parfois, me confia le policier alors que nous regagnions notre hôtel, j’ai l’impression que monsieur Holmes, sous son air terrible, cache une grande sensibilité dont il a peur lui même. N’avez-vous pas ce sentiment, monsieur, que notre ami, monsieur Holmes, doit craindre d’aimer ? Comme s’il cachait soigneusement une blessure profonde sous un masque égoïste et rigide ?
-Je ne sais pas, Ors’Anto, répondis je. Il est vrai que notre ami se comporte souvent comme s’il fuyait ses propres sentiments. Il se met en retrait ou bien, au contraire, il se met en scène. C’est pour cela, Ors’anto qu’il préfère l’univers de ses déductions scientifiques, dont il garde toujours le contrôle, au monde sensible et trop humain de la vie quotidienne.
-Ma sœur aime avec passion ses abeilles, monsieur. Mais sa vie, c’est sa fille et son mari. Vous savez ce que m’a dit Nina de monsieur Holmes ?
-Je vous écoute, Ors’Anto. Que pense donc votre sœur de notre ami ? demandai je, curieux de connaître le sentiment de la jeune femme.
-Ne le répétez pas, monsieur. Cela doit rester entre nous.
-Vous avez ma parole, mon ami. Acqua in bocca ! assurai-je.
-Ma sœur est une femme réfléchie, monsieur. Elle n’est pas comme de nombreuses femmes de chez nous qui passent leur temps à médire des autres, jalousent tout le monde et se transforment en vraies furies à la moindre occasion. Nina n’est pas comme ça. Elle préfère se taire plutôt que de dire du mal de quelqu’un.
-Que vous a donc dit votre sœur, Ors’Anto ?
-Nina m’a affirmé que monsieur Holmes était un homme qui finirait sa vie tout seul parce qu’il était comme un infirme de l’amour. Ce sont les paroles de ma sœur, monsieur. Nina a dit aussi que monsieur Holmes devait beaucoup souffrir de cette sorte d’infirmité.
-Votre sœur doit avoir raison, Ors’Anto. J’ignore quelle terrible blessure ne se refermera jamais dans le cœur de notre compagnon, mais je suis sûr, moi aussi, que notre ami Holmes est un être qui souffre.
Bastia - Mardi 2 Janvier
1894
La réunion que Holmes avait fixée se tint dans un petit salon privé de notre hôtel entre huit et dix heures du matin. Ayant annoncé d’emblée que son enquête était achevée et qu’il appartenait désormais à la police et aux autorités de finir son travail, Holmes força notre petite assemblée à adopter une hâte inhabituelle. Accompagné par l’un de ses subordonnés en civil qui fut chargé de monter la garde devant la porte du salon, le colonel de gendarmerie exposa brièvement les renseignements obtenus depuis Ajaccio.
L’inventaire des affaires qui avaient été trouvé dans les bagages de l’Annamite ne faisait que confirmer les conclusions auxquelles Sherlock Holmes était parvenu. L’empoisonneur de Moriarty avait été arrêté en possession de trois scalpels. Dans sa besace, les gendarmes avaient également trouvé une boite métallique contenant des parties molles dans un état avancé de putréfaction. Le contenu de cette boite était tellement nauséabond que le médecin d’Ajaccio qui avait été chargé d’en faire l’analyse s’était contenté de le placer dans un bocal rempli d’alcool hermétiquement bouché en vue d’un examen ultérieur. Le transport de cette pièce jusqu’à la caserne où elle était entreposée avait été confié aux gendarmes pour éviter qu’elle ne disparaisse pas, comme cela est arrivé quelquefois.
Concernant l’Annamite, le colonel nous apprit qu’il avait également demandé à le faire examiner par un médecin militaire, en raison du fait que l’empoisonneur ne répondait aux demandes des gendarmes que par des sons inarticulés et incompréhensibles. L’officier de santé qui en avait été excluait dans son rapport l’idiotie ou l’imbécillité, ainsi que toute autre forme d’affection mentale. Par contre, le rapport indiquait que l’Annamite était privé de langue. La section de cet organe était ancienne et complète. Son absence expliquait que la mastication, la déglutition, la perception des saveurs et l’élocution étaient de fait rendues impossibles chez cet individu.
-Tout cela confirme mon sentiment; je n’ai vraiment rien à apprendre de votre prisonnier, dit Holmes en emplissant sa pipe. Il est désormais inutile que je me rende à Ajaccio, colonel. Faites-le condamner au bagne pour avoir inoculé une maladie contagieuse aux brebis de cette île. Ce malheureux Annamite ne parlera jamais, même s’il n’a plus rien à craindre de Moriarty.
-Le procureur de la République attendait notre réunion pour aller dans ce sens, monsieur Holmes. Mais que fait-on de la pièce sous scellés ? Il ne me semble pas nécessaire de l’ajouter au dossier de l’instruction. Celle-ci ne devrait guère trainer.
-Vous avez raison, colonel. Faites transporter le bocal à Paris à l’Institut Pasteur. Bertillon ou Lacassagne, je ne sais plus, sont en très bons termes avec un certain Alexandre Yersin[1]. Ils se chargeront de lui expliquer à quoi ont servi ces débris de charogne. Yersin est un jeune médecin qui a été l’élève de Koch à Berlin et qui se passionne pour votre Indochine. Il travaille à Vaugirard. Adressez-lui les parties molles, cela l’intéressera peut être, acheva Holmes avant de se tourner vers le lieutenant O’Near.
Celui-ci se tenait entre Ors’Anto et moi, un volumineux dossier posé sur ses genoux. Le lieutenant avait une mine défaite et les yeux rougis de fatigue. Il avait passé les sept derniers jours et les sept dernières nuits le nez plongé dans les documents saisis à Cardo dans la maison de Moriarty. Son visage portait tous les signes d’un manque évident de sommeil.
-A vous, O’Near. J’espère que votre rapport est plus ragoûtant que celui que nous venons d’entendre, dit Holmes en ricanant.
-Des chiffres, seulement des chiffres. Il y en a une montagne, monsieur Holmes.
-Soyez aussi bref que possible, lieutenant. N’oubliez pas que désormais je suis un détective au repos. Et le dossier que vous avez sur vos genoux me semble assez fourni pour répondre à toutes les questions que Le Villard peut se poser. Est-ce que je me trompe, O’Near ?
-Non, monsieur, répondit le lieutenant. Tout est dans ce dossier, classé par banque et par pays. Il y a là plus de cent quatre vingts comptes dans diverses banques. Cinq banques anglaises, utilisées normalement à Londres comme vous l’aviez vous-même signalé[2]. Deux grosses banques sur le continent dont une française, le Crédit Lyonnais, et la Deutsche Bank, qui accueillent une bonne partie de sa fortune. Et enfin une troisième banque, un peu spéciale et très discrète, à Lugano, et donc Moriarty détenait quasiment le contrôle.
-Moriarty avait donc déjà sa propre banque ? intervint Holmes. Ce génie malfaisant allait encore plus vite que je ne l’imaginai ! Comment s’appelle cette banque, lieutenant ?
-La banque du Tradtogo, monsieur Holmes. Elle apparaît à partir de 1882. Son siège est à Lugano en Italie. Les deux frères Moriartini en sont les présidents et fondateurs. A eux deux, ils détiennent l’essentiel des parts. La Schweizerische Rentenanstalt[3], une caisse de rentes suisse, en contrôle moins de 5%. Cinq autre pour cent de la Tradtogo appartiennent à un autre établissement de Lugano, la Banca Rosiano, connu pour être proche des financiers du Vatican[4]. La Tradtogo dispose de succursales au Luxembourg et à Monaco et de trois bureaux de représentation : l’un à Nassau, l’autre à Istanbul et le troisième à Hong-Kong.
-L’araignée a étendu sa toile sur le monde. Vous avez entendu ça, colonel ? dit Holmes. J’espère que votre gouvernement mesurera l’importance du réseau que nous avons mis à jour. Ces informations doivent rester secrètes, mais elles doivent aussi être portées à la connaissance des plus hautes autorités de l’Etat dans nos deux pays, messieurs. Votre travail est tout à fait remarquable, lieutenant, ajouta Sherlock Holmes.
-Ce n’est pas tout, monsieur, répondit O’Near, rouge de confusion.
-Quoi d’autre encore, lieutenant ? dit Holmes. Nous vous écoutons.
-Eh bien, j’ai découvert que les Moriartini étaient très doués dans l’art de fabriquer ces holding company[5] très en vogue depuis quelques années dans les milieux financiers.
-Expliquez-vous, lieutenant, intima Holmes en rechargeant la pipe que je lui avais offerte et qu’il semblait apprécier.
-Ces compagnies, monsieur, sont caractérisées par le contrôle des sociétés mères sur d’autres sociétés de financement et de contrôle qui en sont les filiales. La Tradtogo contrôle ainsi une société dans laquelle les Moriartini n’apparaissent jamais. Cette holding[6] contrôle des sociétés mères qui contrôlent elles-mêmes seize sociétés filiales. Il y en a une à Jersey, une en Suisse, une en Allemagne, quatre en France et neuf en Italie. Et vous ne trouverez jamais aucune trace de la présence des frères Moriartini dans ces seize sociétés, monsieur Holmes, conclut O’Near.
-Dans quel secteur d’activité agissent ces filiales ? demanda Holmes.
-C’est très varié, répondit le lieutenant, et il faudrait aller y voir de plus près. Les noms de ces différentes sociétés n’indiquent pas obligatoirement leurs activités de manière précise. Plusieurs d’entre elles concernent des activités de transports ou de voyages. Trois de ces filiales s’occupent même de transports maritimes. Deux autres, au moins, se consacrent à des affaires immobilières. Mais j’insiste sur le fait que ces sociétés n’ont aucun lien direct avec Moriarty ou avec la Tradtogo. C’est là l’essentiel de notre dossier, monsieur Holmes. Il permet de relier ensemble tous les montages dont Moriarty s’est soigneusement effacé, acheva le lieutenant O’Near.
-La Tradtogo ! Quel nom étrange ! dis-je, effaré par les révélations que le lieutenant O’Near venait de nous présenter. Pensez vous, Holmes, qu’il pourrait s’agir d’un mystérieux anagramme ? Tradtogo ? Ce mot ne veut rien dire. Même en langue italienne.
-Sauf en anglais, Pandolfi, si vous ajoutez la lettre « e » qui lui manque, répondit Holmes avec un étroit petit sourire. Commercer pour aller, ou Trade to go[7] : tel est le sens de votre mystérieux acronyme, cher ami.[8]
Holmes se leva de son fauteuil, soupesa le lourd dossier qu’O’Near lui remit à l’instant et le confia immédiatement au colonel de gendarmerie.
-La France et l’Angleterre sauront désormais ! déclara Holmes, théâtral. Vous avez toutes les pièces en main, colonel. Bonne chasse et bonne chance, messieurs. Je ne vous retiens pas plus longtemps. Ors’Anto, qui reste avec nous, saura où vous joindre si le besoin s’en fait sentir et vous informera de mes déplacements. Au revoir, messieurs.
Sitôt O’Near et le colonel sortis, Holmes me prit par le bras et saisit Ors’Anto de la même manière.
-Que diriez vous, messieurs, si nous partions maintenant pour Moïta ? demanda joyeusement Holmes. Je souhaite que nous cessions de perdre du temps. Je veux faire l’excursion d’Evisa par les Calanches de Piana avant le 6 janvier. Qu’en pensez vous, mes amis ?
-La voiture est prête, monsieur. Nous pouvons dormir cette nuit à Corte.
-Si je me souviens de vos couleurs sur la carte, Holmes, nous allons désormais dans les marques bleues, affirmai-je en riant.
-C’est tout à fait exact, Pandolfi, répondit Holmes avec le plus grand sérieux. Nous allons dans le bleu, mes amis.
-Pour les Calanches, j’en conviens, Holmes. Mais qu’allons nous donc faire à Moïta ?
-Me faire plaisir ! Ne vous ai-je pas dit qu’un luthier habite ce village, Pandolfi ?
-Oui, je crois. Et alors ? fis-je en regardant prudemment Ors’Anto qui s’amusait de la scène.
-Eh bien, voyez-vous, mes amis, c’est de l’art d’un tel homme dont j’ai besoin à présent.
Nous partîmes sans plus attendre pour Corte où nous dormîmes très confortablement le soir même.
Moïta - Mercredi 3 janvier
1894
Le canton de Moïta où nous nous rendîmes dès le matin renferme huit hameaux. Le luthier que recherchait Holmes se trouvait dans le village auquel nous parvînmes après avoir parcouru depuis Corte prés de trois myriamètres[9] de bien mauvais chemins. L’homme s’appelle Ghjacumu Filippi et nous le trouvâmes dans sa maison, qui faisait aussi office d’atelier. Une très forte odeur de colle chaude emplissait la pièce où il nous reçut. Il nous parla longuement de son père, Francescu Filippu Filippi, et d’un petit violoncelle que celui-ci avait conçu et fabriqué en 1843.[10] Holmes, passionné, observa longuement la cartouche apposée sur le fond de la caisse de l’instrument, puis commença à jouer les premières notes d’une pièce de Bach.
Pleins d’admiration,, nous encourageâmes tous Sherlock Holmes à poursuivre son interprétation. Mais notre compagnon s’y refusa.
-Seul le violon accepte parfois d’obéir aux caprices de mes doigts, expliqua modestement Holmes. Et c’est afin de trouver un violon que je suis venu vous voir, cher monsieur, ajouta-t-il en rendant au luthier le remarquable violoncelle de son père.
-Je n’en ai qu’un, monsieur, répondit l’homme. J’avais commencé à le mettre en forme sous les conseils de mon père. J’ai dû le terminer seul. Mais il sonne bien, vous savez !
Le luthier alla décrocher violon et le tendit à Holmes, qui l’examina avec une attention extrême et un plaisir non feint. Puis Holmes ajusta l’instrument entre son menton et son épaule. Il fit mine à plusieurs reprises de poser les crins sur les cordes et, soudain, donna son premier coup d’archet.
La musique qui cette fois m’était inconnue, envahit la pièce où Ors’Anto, le luthier et moi nous retrouvâmes positivement envoûtés par la virtuosité de notre compagnon. Holmes lui-même était transformé. Son visage grave et concentré, ses paupières closes, sa tête inclinée semblaient répondre au chant suave des quatre cordes de l’instrument. Holmes n’était plus ce détective hautain, ni ce capricieux compagnon chez qui se manifestaient de temps à autre les signes d’une sensibilité, voire d’une fragilité, certaine. Non, Holmes était comme je ne l’avais jamais vu. Tendre et tendu à la fois, tendre comme la musique qu’il exprimait et tendu comme les cordes de son instrument, mon compagnon n’était plus qu’une douce énergie, qu’une terrible douceur.
Brusquement, Holmes s’arrêta de jouer.
-Votre violon accepte de m’obéir, dit Holmes au luthier. Accepteriez-vous de me le céder ?
-Si je ne vous avais pas entendu jouer comme vous venez de le faire, je n’aurais jamais envisagé de me séparer de ce violon, répondit le luthier avec émotion.
-Fixez votre prix, mon ami. Et soyez sans crainte, il me convient.
-Le violon est à vous, monsieur. Et c’est un très grand honneur pour moi, répondit l’homme en entraînant Holmes au fond de la pièce. Venez le mettre dans son étui. Savez-vous, monsieur, que toutes les pièces de l’instrument et de sa boite sont assemblées par une colle dont le secret vient du père de mon père. Il s’appelait Francescu Maria Filippi. Il a écrit toutes ses recettes dans un carnet que je garde précieusement, monsieur. Des secrets très anciens.
Ors’Anto et moi sortîmes, laissant Holmes et le luthier terminer seuls leur affaire. Dehors, le ciel avait la couleur du plomb. La neige menaçait. Ors’Anto estima que nous devions retourner au plus vite à Corte.
-Le chemin sera pire qu’à l’aller si la neige s’en mêle, dit le policier, inquiet. Il ne faut pas que monsieur Holmes s’attarde.
Contrairement aux espérances d’Ors’Anto, Holmes ne ressortit de la maison Filippi qu’au bout d’un très long moment. Le luthier nous salua en nous souhaitant bonne route. Holmes rangea avec soin son étui à violon et Ors’Anto engagea la voiture sans plus attendre en direction de Corte.
Durant notre pénible trajet que la neige, heureusement, s’abstint de rendre plus difficile, Holmes m’expliqua les raisons pour lesquelles nous avions dû l’attendre aussi longtemps.
-Ce n’est pas notre transaction qui m’a retardé, Pandolfi, ce sont ces deux vieilles recettes, expliqua Holmes en me montrant son calepin. Monsieur Filippi m’a parlé d’un manuscrit dans lequel son grand-père a consigné certaines techniques secrètes aujoud’hui oubliées.
-Et le luthier vous a fait voir ce manuscrit ? demandai-je.
-Non, il le cache en lieu sûr. Mais notre ami m’a offert la transcription qu’il a faite lui-même de deux de ces recettes. L’une concerne la confection des cordes à violon et l’autre explique comment préparer la colle avec laquelle les Filippi fabriquent, de père en fils, leurs merveilleux instruments. Tenez, Pandolfi, dit Holmes en sortant de son carnet deux petites feuilles de mauvais papier remplies d’une large écriture. Lisez vous-même. C’est écrit en langue italienne. Cependant, je n’ai pas tout compris. Monsieur Filippi pense que son grand-père écrivait bien en italien, mais qu’il ajoutait des expressions propres au parler de votre île. En tout cas, ces recettes semblent tenir de l’alchimie.
Ce que je découvris, en apprenant
au passage que les fromages de chez nous pouvaient avoir quelque utilité pour
les ébénistes ou les luthiers et que les chèvres et les moutons avaient parfois
une fin musicale, était en effet tout à fait surprenant. Je lus pour commencer le secret des cordes.
Modo da fare corde di violini
Stintine di castrato capruno o pecorino
Cordone maggiore quatro fili
Cordone secondo fili tre
Mezzana fili due
Cantina fili uno
e questi si laciano molto bene e doppo si vano
atorcinando co una mano e di l'altra frizzando sempre colle dita acio esca la
grassezza e che siano bene purgate e si stendono a da sciugare.[11]
Holmes, penché vers moi, relisait à nouveau les étranges formules du vieux Filippi. Il jubilait en me pressant de découvrir les ingrédients de la colle magique des luthiers de Moïta. Je lus.
Dal modo di fare colla di
formaggio p. incollare legnami e altro
Prendi formaggio del piu
sgrassato che si possi trovare, e si mette dentro aqua à bollire e si fa tanto
cole mani che no tenghi nesuna grassessa di tal sorte alcuna, è come e bene
purificato si mena sopra una sassola liscia e come e bene disfatto, ni si mette
una poca di calcina viva in polvere e si macina tanto insieme tanto che venghi
liquida e corente. Ma che la volessa fare pui forte e mirabile, facia cosi
quando coci il formaggio lacialo lo liscia da capo che sia un po fortessa e
quando macini la colla che fatta agiongini al quanto di biancho, e menala bene,
e questa sera colla potentissima che resiste al umido e al caldo.[12]
Holmes m’affirma qu’il était convaincu que le carnet des Filippi devait contenir des secrets bien plus étranges encore que celui de la colle de fromage. Cette dernière recette enchantait mon compagnon. Il me confia l’intérêt très vif qu’il portait depuis toujours à toutes sortes de de liants, de colles ou de composants plus ou moins gluants servant à l’assemblage des matières ou au recouvrement des surfaces.
-Lorsque nous aurons inventorié tous les bitumes, il sera facile de savoir par quelle route est passé le criminel en examinant les traces que portent ses chaussures ou qu’ont laissées les roues de son véhicule ! m’expliqua Holmes, enthousiaste.
-Sans doute, fis-je Mais parlez moi plutôt de votre talent de violoniste. Vous êtes un merveilleux musicien. Et je suis vraiment très heureux que vous ayez trouvé dans ce modeste village un instrument qui convienne à votre virtuosité.
-Vous me flattez, Pandolfi. Le violon n’est pour moi qu’un petit divertissement qui s’avère parfois indispensable, voilà tout, dit-il en se détournant de moi pour contempler le paysage que nous traversions.
-Il fait presque nuit, Holmes. Et la neige commence à tomber sérieusement.
Holmes ne me répondit pas. Nous arrivâmes à Corte et gagnâmes notre hôtel juste avant la tempête. Tard dans la nuit, je l’entendis de ma chambre jouer longtemps de son violon.
Vizzavona - Jeudi 4 janvier
1894
Nous quittâmes Corte tôt le matin, dès qu’Ors’Anto fut assuré que le passage des cols était libre. La journée s’annonçait magnifique. La tempête de neige de la veille avait laissé la place à un ciel étonnamment bleu. Partout sur notre route, le soleil faisait fondre les belles houppelandes blanches que les arbres avaient revêtues. Holmes découvrit avec un vif plaisir Venaco, puis Vivario, que nous avions traversés en sens inverse lors de notre folle nuit du 24 décembre. Mon compagnon s’enchanta littéralement lorsque, après avoir traversé la forêt de Vivario, nous franchîmes le torrent de Manganello et que, une fois entrée dans sa très pittoresque vallée, notre voiture côtoya des précipices d’une sauvage horreur.
Nous nous arrêtâmes enfin à la station de Vizzavona, où Holmes et Ors’Anto jugèrent après le déjeuner qu’il serait tout à fait agréable de rester dormir. Holmes profita aussitôt des chambres du Grand Hôtel de la Forêt pour aller tenir compagnie à son violon, tandis qu’ Ors’Anto et moi allions marcher sous les arbres enneigés, où nous croisâmes plusieurs couples de touristes, dont de nombreux Anglais. Le soir venu, alors que nous nous apprêtions à descendre à la salle de restaurant, Holmes vint me trouver dans ma chambre.
-J’ai une agréable surprise pour vous, Pandolfi, dit mon compagnon avec un fin sourire.
-Une surprise ? demandai-je, un peu sur mes gardes. S’agirait-il de mener l’enquête sur une nouvelle énigme ? Un abominable crime a-t-il été commis dans cet hôtel, Holmes ?
-Hélas non, mon ami. Il ne s’agit que de votre goût tout à fait personnel pour les sciences de la nature.
-Expliquez vous, Holmes, je ne comprends rien à vos sous-entendus, dis je en m’efforçant de deviner à quelle plaisanterie se livrait mon imprévisible ami.
-La botanique, Pandolfi… La botanique vous conviendrait-elle comme sujet de conversation pour le dîner de ce soir ?
-Les botanistes s’accordent souvent avec les géologues, répondis-je intrigué. Le substrat de leur discipline étant, si je puis dire, la matière première de la mienne.
-Très bien ! Ainsi, vous ne m’en voudrez pas d’avoir invité à notre table l’une de ces botanistes et ses jeunes amis, n’est ce pas, Pandolfi ?
-Non, bien sûr. Mais…l’une, avez vous dit, Holmes ? S’agirait-il d’une femme ? demandai-je, rendu encore plus curieux.
-Oui, dit Holmes en s’esclaffant presque. Et je suis certain que vous la trouverez de fort aimable compagnie. Elle s’appelle miss Bell, Pandolfi, miss Diana Bell. Vous vous souvenez d’elle, n’est-ce pas ? Je vous avais promis de vous la présenter. Dépêchez-vous donc de vous préparer, mon ami, je vous attends dans le hall. Nous ne pouvons pas faire attendre une aussi charmante invitée, conclut-il dans un grand rire en refermant la porte de ma chambre.
Je retrouvai miss Bell avec une émotion indicible. Depuis que je l’avais aperçue à Ajaccio, la jeune femme s’était livrée à toutes les excursions possibles, tant en Corse qu’au nord de la Sardaigne. Passionnée par l’étude de la botanique, elle en avait profité pour réaliser un grand nombre de dessins et d’aquarelles des plantes hivernales. Elle et ses amis passaient à Vizzavona les derniers jours de leur long périple, mais miss Bell avait la ferme intention de revenir dans mon île dès le printemps afin de compléter ses illustrations de la flore méditerranéenne insulaire. Elle m’expliqua qu’elle comptait ensuite se rendre en Sicile ainsi que dans les îles grecques.
Ayant la chance d’être placé à ses côtés durant le dîner, elle me parla très longuement des elléborines qu’elle avait pu dessiner il y avait à peine quelques jours, alors que ces renonculacées commençaient à peine à fleurir sous la neige. J’appris également que l’aconit d’hiver ou Eranthis hyemalis, comme préférait la nommer la jeune femme de sa voix acidulée et sensuelle à la fois, n’était pas la plante la plus passionnante pour une botaniste. Elle préférait de loin Aconitum biflorum ou Aconitum napellus, deux espèces qui, à la différence des autres aconits dont les fleurs bleues apparaissent au mois d’août, fleurissent, elles, dès le mois de juin. Toutes ces plantes étaient vénéneuses. Miss Bell m’assura à la fin du dîner qu’une espèce d’aconit endémique à la Corse avait élu domicile sur un plateau de la région de Sartène.[13] C’est là qu’elle envisageait de se rendre en premier lors de sa prochaine venue sur l’île.
-Peut être nous reverrons-nous au printemps ? dit miss Bell, alors qu’approchait le moment où nous devions nous séparer.
Holmes, qui n’avait pas caché son identité à la jeune femme lorsqu’il l’avait croisée, par le plus grand des hasards, dans le hall du Grand Hôtel, lui demanda de transmettre toute ses amitiés à son père, le professeur Joseph Bell, dès son retour à Edimbourg. La jeune femme et ses compagnons nous remercièrent pour la soirée qu’ils avaient passée en notre compagnie et nous quittèrent pour regagner leur chambre.
Je vis s’en aller mon adorable passionnée des ranunculaceae toxiques en imaginant combien la vie serait douce auprès d’une telle femme. Mon imagination, enflammée par cette nouvelle et inattendue rencontre, me faisait déjà entrevoir les travaux que je pourrais mener sur les roches siciliennes ou les minerais des Cyclades, tandis que la femme de ma vie s’attarderait dans les corniches dominant la mer à aquareller les spécimens de la flore de ces îles. A nous deux, nous pourrions réaliser l’union miraculeuse de la science et de l’amour.
-Ne lui offrez jamais de fleurs, monsieur. Cette demoiselle les mettrait dans son herbier ! s’exclama soudain Ors’Anto qui partit avec Holmes dans un grand éclat de rire. .
-Venez, Ours Antoine, dit Holmes en essayant de calmer son rire. Laissons notre ami à ses rêveries. Allons nous coucher. Nous partons de bonne heure demain matin.
Je restai longtemps à errer sans but dans le hall de l’hôtel. J’espérais revoir Diana Bell, la voir revenir à l’endroit où nous avions dîné, prétextant un oubli ou la perte de quelque objet. Puis le hall devint désert. Je restai seul dans l’un des salons de l’entrée et miss Bell ne vint jamais chercher ce qu’elle n’avait oublié que dans mon coeur.
Ajaccio - Vendredi 5 janvier
1894
Comme nous étions partis de Vizzavona aux premières heures de l’aube, nous arrivâmes d’assez bonne heure dans la soirée à Ajaccio. Sur mes conseils, nous prîmes le temps de faire admirer à Holmes les culées et la voûte du pont d’Ucciani, où Bernadotte travailla et fut nommé caporal bien avant de devenir roi de Suède.
A l’hôtel des Orangers, le directeur fut ravi de nous retrouver et nous conduisit en personne dans l’appartement qui était resté à notre disposition depuis notre départ. Là, nous retrouvâmes nos malles, et je soumis alors à mon compagnon l’idée de nous rendre chez moi, à Serra di Scopamene, où il me serait possible de déballer enfin tout ce que j’avais rapporté de Paris. Nous en profiterions en même temps pour explorer les richesses et les beautés naturelles de mon village, dont le canton, formé de cinq communes, s’étend sur de belles et hautes montagnes et se compose aussi de landes et de grandes plaines cultivées.
-Après notre excursion à Evisa, Holmes, accepteriez-vous mon hospitalité ? demandai-je fébrilement. De Serra, nous pourrions à l’occasion nous rendre facilement sur le plateau du Coscione. C’est l’une des deux marques vertes de notre enquête, rappelez vous.
-Notre enquête est terminée, Pandolfi, répondit Holmes. Et j’ignore encore ce que je déciderai de faire après Evisa. Votre hospitalité me touche, n’en doutez pas, mon ami. Mais je ne peux rien vous dire de plus sur notre calendrier à venir. Attendons d’être à Evisa, conclut-il à mon très grand désappointement.
Nous dînâmes à l’hôtel avec Ors’Anto, puis nous allâmes nous coucher. J’eus le plus grand mal à trouver le sommeil, tant je regrettais encore la précipitation avec laquelle nous avions quitté Vizzavona, en perdant à jamais la chance de revoir miss Bell. Dans quelques jours cette femme exquise se retrouvera en Ecossse, me disai-je, et je serai, moi, entre Evisa et je ne sais où, en train de parcourir mon île au gré des seules fantaisies d’un détective égoïste ! Je compris à la faveur de mon insomnie que je pouvais parfois tout à fait détester mon ami Sherlock Holmes.
Cargèse - Samedi 6 janvier
1894
Nous quittâmes ce samedi matin notre hôtel des Orangers. Ors’Anto chargea nos bagages et expliqua à Holmes que la route d’Ajaccio à Evisa est l’une des plus belles de Corse.
-Elle fait l’admiration de tous les touristes, monsieur, dit Ors’Anto en prenant les rênes.
Holmes, qui avait emporté son violon, cala son étui à l’intérieur de la voiture et s’installa du côté droit. Une fois encore, nous voyageâmes en silence. Mais cette fois, c’était moi et non mon compagnon qui n’avais pas le cœur à bavarder. Notre départ avait chassé les mauvais sentiments que je nourrissais cette nuit contre mon mon ami détective, mais il m’était impossible de ne pas penser que miss Bell était encore là, en route pour Ajaccio ou peut être déjà arrivée, et qu’il me suffiser seulement de quitter Holmes pour aller la rejoindre et lui avouer toute la force des sentiments qu’elle faisait naître en moi.
-Je crois, Pandolfi, que miss Bell et ses amis embarquent d’abord pour l’île d’Elbe à partir de Bastia, avant de rejoindre Livourne, puis Nice, dit soudain Holmes, comme s’il avait lu au plus profond de mes pensées.
-Holmes ! m’écriai-je, sous le choc. Comment pouvez-vous...savez vous que...
-Que vous pensiez à miss Bell et au moyen de la retrouver avant qu’elle ne quitte votre île ? demanda Holmes. Mais toute votre attitude l’indique, mon cher Pandolfi. Vous n’avez pas cessé depuis notre départ d’examiner toutes les voitures que nous croisons ou que nous dépassons. Vous cherchez quelqu’un, cela me parait évident. Et je me permets d’ajouter que votre bonne humeur a quelque peu disparu depuis que nous avons quitté les lieux où se trouvait miss Bell. Comme vous aviez l’air totalement sous le charme en sa présence, j’en déduis que l’idée de revoir cette personne occupe votre esprit en permanence. Reconnaissez, mon ami, qu’il n’y a aucun mérite à connaître votre pensée en ce moment.
-C’est vrai, Holmes, vous avez raison. L’idée ne plus revoir cette jeune femme m’obsède, dis-je simplement, heureux à présent de pouvoir me confier à mon compagnon.
-Le hasard seul a permis que je puisse vous la présenter et tenir par là même la promesse que je vous avais faite. Mais vous pourrez certainement lui écrire. Je vous fournirai son adresse à Edimbourg si vous le souhaitez.
Nous avions dépassé Calcatoggio. La route dévalait en zigzaguant. Ors’Anto ralentit un instant la voiture pour nous faire admirer la délicieuse plage de la Liscia. Le souvenir me revint aussitôt des moments que j’avais vécus en ces lieux en compagnie Maupassant. Cette seule pensée me procura un intense sentiment de bonheur et de joie qui, d’un seul coup, me fit envisager l’avenir avec un optimisme renouvelé.
Nous poursuivîmes ensuite la route sinueuse taillée dans la roche jusqu’à l’auberge de Tiuccia, où Ors’Anto nous fit descendre pour déjeuner et où il avait un ami d’enfance, un certain Pepe Battesti, qui nous réserva l’accueil le plus chaleureux que l’on puisse imaginer. Cet homme aussi bavard qu’il était curieux de tout intéressa vivement mon compagnon, car il possédait une prodigieuse collection de traces et d’empreintes d’animaux de toutes sortes : oiseaux, mammifères, tortues, reptiles. Holmes et l’aubergiste engagèrent une longue conversation sur les mérites et les inconvénients des différents plâtres que l’on pouvait utiliser afin de mouler une empreinte.[14] Ils convinrent qu’il était toujours prudent d’ajouter un peu de savon dans le mélange de plâtre et d’eau afin de rendre le moulage moins fragile. Les deux hommes échangèrent également toute une série de recettes destinées à parer aux difficultés du moulage sur un terrain trop mou et dans bien d’autres situations encore. Ors’Anto et moi estimâmes au bout d’un temps certain que les moulages allaient nous empêcher de dormir à Cargèse où nous devions nous rendre. Fort heureusement, nous réussîmes tout de même à contraindre Holmes, à force de soupirs et de bâillements, à monter en voiture.
Ors’Anto accéléra notre allure et nous pûmes parvenir assez tôt à l’endroit où la route double le cap de Puntiglione. Holmes put ainsi admirer à loisir le golfe de Sagone et les ruines de Paomia.
Nous arrivâmes enfin dans la gracieuse ville de Cargèse, où nous descendîmes à l’Hôtel de France. Là, à notre surprise, Holmes commanda dès notre arrivée que l’on mette plusieurs bouteilles de champagne bien au frais.
Plus tard, une fois que nous fûmes passés à table, Holmes nous déclara que nous étions le 6 janvier et que nous fêtions ce soir-là son anniversaire. Nous ne bûmes rien d’autre que du champagne durant tout le dîner. Sherlock Holmes a désormais quarante ans.[15]
Golfe de Porto - Evisa -
Dimanche 7 janvier
Nous quittâmes Cargèse vers neuf heures du matin. A Piana, au milieu des vergers et des jardins, Holmes découvrit la magnifique vue sur le golfe de Porto et nous acheta une belle provision de grosses oranges parfumées.
Après la traversée de Piana, nous entrâmes dans la fantastique forêt de granit de la région des Calanches. Holmes, silencieux, était sous le charme magique de cet immense labyrinthe de formes invraisemblables, rougeâtres ou parfois grises aux tons bleutés. Ors’Anto avait ralenti notre allure pour mieux nous permettre de découvrir cette forêt de pics, de colonnes, de figures surprenantes, rongées par le temps, par la pluie, par les vents, par l'écume salée de la mer.[16]
Mais en moi remontait à cet instant le souvenir d’une cavalcade dans la chaleur d’un été. Mon compagnon n’était pas Holmes alors, et je n’étais pas assis dans une voiture. C’était quatorze ans plus tôt. Je cherchai seulement à ne pas trop me laisser distancer par la jument de Guy, aux côtés de qui je traversais ces paysages superbes à la beauté immuable, baignant dans la lumière et la paix de l’après-midi. Nous allions au grand trot de nos bêtes frémissantes, à l’œil furieux, aux crins hérissés, et nous avions contourné le vaste golfe de Sagone, traversé Cargèse, et Piana en coup de vent jusqu’au milieu de cet amas grandiose.[17]
- Maupassant pensait qu’il n’était par le monde rien de plus étrange que ces Calanches, dis-je à Holmes en revenant à moi. Rien de plus curieusement ouvragé par le hasard.
-Notre ami disait vrai, répondit-il doucement. Ces étranges rochers semblent contenir tout un peuple surnaturel prisonnier de la pierre.
-Des attitudes d’humanité pétrifiée ! m’écriai-je. Ce sont exactement les paroles de Maupassant lors notre passage en ce lieu.
-Maupassant se rendait à Evisa, n’est-ce-pas ? demanda Holmes.
-Oui. Comment le savez-vous ?
-J’avais lu tout bonnement le récit de son excursion. Mais nous avons également correspondu durant une longue période. Monsieur de Maupassant m’a raconté certaines choses tout à fait intimes sur son séjour à Evisa. C’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui, Pandolfi.[18]
-Pour quelles raisons exactement, Holmes ? demandai-je, quand, soudain, nous apparut le golfe de Porto, ceint tout entier d'une muraille sanglante de granit rouge se reflétant dans la mer d'azur.
-Pour deux raisons, Pandolfi, dit-il après une pause. Et la première est la plus importante. Nous sommes ici pour voir ce golfe dont notre ami disparu affirmait qu’il est l’un des plus beaux qu’il y ait au monde.
Ors’Anto arrêta la voiture. C’était splendide. Nous nous retrouvions au bord de magnifiques précipices. Un peu vers l’ouest, les falaises écarlates du cap Senino ; plus au nord, la pointe extrême du golfe de Girolata, à peine visible ; à l’est, la masse sombre du Capo dei Signori.
-Le soleil est encore trop haut, dit Holmes. Je veux revenir ici à l’heure du couchant.
-Quelle est la deuxième raison ? demandai-je alors.
-La seconde raison ? répéta mon compagnon sans cesser d’observer le golfe, comme absent, emporté par la grandeur et la beauté des lieux, ou devenu prisonnier lui-même de ces sanglantes falaises.
Holmes resta abîmé dans sa rêverie un long instant. Puis il se tourna vers moi et dit :
-L’autre raison, Pandolfi, est une femme d’Evisa. Elle doit avoir à présent trente-quatre ou trente-cinq ans. Elle s’appelle Calabretti, Padivoria Calabretti. C’est elle que je souhaite rencontrer à Evisa.
-Il me semble que ce nom ne m’est pas inconnu. Attendez, Holmes, dis je en rassemblant mes souvenirs. Calabretti...n’est-ce pas le fameux bandit ? Oui, c’est ça. Maupassant a séjourné chez l’un de ses frères à Evisa. L’homme s’appellait Paoli...Paoli Calabretti. Je me souviens à présent.
-C’est chez lui que nous allons, Pandolfi. Nous y retrouverons peut-être cette Padivoria ? Avez-vous quelques souvenirs concernant cette femme ?
-Aucun, Holmes. Et ce beau prénom ne me dit rien.
-N’aviez-vous pas accompagné Maupassant chez Calabretti ?
-Si fait, Holmes. Guy m’avait demandé de le suivre jusqu’à Evisa où il comptait rester quelques jours. Il avait une lettre de recommandation pour Paoli Calabretti. Nous avions gravi tardivement le sinistre val d’Ota et nous sommes arrivés à Evisa au soir tombant. Mais je ne l’ai pas accompagné chez son hôte. Je me souviens que nous nous sommes quitté devant la maison de Calabretti. Je devais, moi, rejoindre le lendemain Ajaccio au plus vite. J’ai donc dormi cette nuit-là à Marignana, chez un vieil ingénieur à la retraite que j’avais connu lors de mes premiers travaux sur les granits de cette côte.
-Vous n’avez donc jamais rencontré madame Calabretti ! insista Holmes en remontant dans la voiture.
-Jamais, répondis je.
-Et votre ami Maupassant ne vous a jamais parlé d’elle ?
-Je n’en ai pas le moindre souvenir.
-Qu’importe après tout, fit Holmes, songeur. Nous serons bientôt sur place, et je ne tarderai pas à savoir ce qu’est devenu la jeune épouse de votre Calabretti. Si seulement elle vit encore…ajouta-t-il tandis que nous traversions le petit hameau de Porto.
-Cette Padivoria est-elle la femme du bandit
-Non, Pandolfi. Elle est mariée à l’un de ses deux frères. Paoli Calabretti est le frère aîné de votre bandit. Quant au troisième frère, je n’en sais pas grand-chose, sinon qu’il est, paraît-il, terriblement violent et jaloux.
-Puis-je savoir, Holmes, ce qui vous intéresse tant chez cette personne ?
-Ce qu’elle a fait de son petit revolver, Pandolfi, répondit mon compagnon avec un curieux sourire.
-Que voulez vous dire, Holmes ? Vous voilà bien mystérieux de nouveau. Cette femme est donc armée d’un revolver ?
-En effet, mon ami. Elle l’a été par notre ami Maupassant. Avant qu’il quitte Evisa, madame Calabretti lui avait fait promettre de lui faire parvenir un revolver. Il tint sa promesse et lui envoya l’arme, un petit revolver sur la crosse duquel il avait fait graver ces mots : « Pour votre vengeance ».
-Quelle vengeance ? demandai-je, de plus en plus intrigué par cette histoire. Cette femme voulait donc se venger ? De son mari ?
-Non, Pandolfi. De son jeune beau frère, répondit Holmes.
-Le bandit ?
-Non. Le bandit a été tué par les gendarmes bien avant l’arrivée de Maupassant à Evisa. Madame Calabretti voulait se venger du troisième frère, le plus jeune. Celui-ci l’avait blessée d’un coup de stylet, par jalousie. La jeune femme en avait peur et elle n’entendait pas se laisser faire, ni se laisser tuer.
-Madame Calabretti s’était donc confiée à Maupassant, qui vous a à son tour raconté toute l’histoire ?
-C’est cela, dit Holmes. Et Maupassant devait être fortement convaincu du danger couru par cette femme puisqu’il lui envoya le revolver. Maupassant m’avoua d’ailleurs que Madame Calabretti était déterminée à tuer le plus jeune frère de son mari avant qu’il ne recommence à la poursuivre de sa jalousie.
-Cet homme avait donc des vues sur la femme de son propre frère ?
-Rien de plus banal, ni de plus sordide, et ceci dans tous les milieux. Il n’est pas rare, en effet, qu’un frère convoite l’épouse de son frère, Pandolfi, dit Holmes, tandis que nous traversions les paysages d’une sauvage majesté au milieu desquels s’élève la route forestière d’Evisa… Surtout quand l’épouse est jeune et jolie.
-C’est le cas de cette Padivoria ? demandai-je.
-Je l’ignore. Je sais seulement que son mari était bien plus âgé qu’elle et, aux dires de Maupassant, qu’il avait l’air morne d'un phtisique. Je pense toutefois que vous avez sans doute raison d’imaginer que notre bel ami Maupassant trouva de la beauté chez cette femme et qu’elle ne dut pas le laisser indifférent.
-Je le crois, Holmes. Même si notre ami n’était pas toujours d’une très grande exigence envers les femmes susceptibles de lui procurer des émotions, ajoutai-je.
-Chez certaines femmes, l’amour de l’amant étouffe tout autre amour, déclara Holmes. Mais vous n’ignorez pas, Pandolfi, que nous sommes de ce point de vue là, nous autres hommes, plus fragiles encore.[19]
Nous arrivâmes enfin à Evisa, où je pus tout de même apprendre à Holmes que l’on se livrait ici à une abondante culture de froment, de seigle et de châtaignes, ainsi qu’à l’éducation des bestiaux et des abeilles. Nous prîmes pension à l’Hôtel de France de monsieur Ceccaldi. Ce dernier fut très honoré de recevoir un visiteur de marque tel que monsieur Sigerson, cet illustre voyageur scandinave dont les journaux d’Ajaccio avaient rapporté tout l’intérêt qu’il portait à la Corse et à ses richesses naturelles et touristiques.
Nous dînâmes fort bien et de fort bon appétit. Ors’Anto, naturellement plus fatigué que nous d’avoir conduit les chevaux une bonne partie de la journée, alla se coucher de bonne heure. Holmes et moi passâmes un long moment à fumer, que je mis à profit pour interroger une nouvelle fois mon compagnon.
-Vous m’avez dit, Holmes, que vous vouliez savoir ce que madame Calabretti avait fait de son revolver. Cela signifie-t-il que vous vous demandez si cette femme a accompli ou non son dessein criminel ? Pourquoi ne pas demander tout simplement à Ours-Antoine de se renseigner ou d’obtenir par les gendarmes ce qui vous intéresse ?
-J’espère avant tout, Pandolfi, que Padivoria Calabretti n’a commis aucun crime. Ce que je sais de son histoire grâce à Maupassant m’a donné le désir de tenter une expérience peu ordinaire pour un détective comme moi. Je souhaite apprendre de la bouche de cette femme ce qui peut faire qu’un jour, en un moment précis, pour telle raison particulière, un individu devient un criminel alors que rien auparavant ne le prédisposait à cela.
-Et vous pensez sérieusement que cette femme peut vous aider à comprendre cette énigme ? demandai-je, à la fois perplexe et ironique. Les théories ne manquent pas...
-Je sais, mon ami. Vous avez d’ailleurs pu vous-même mesurer à Montpellier quel hiatus sépare le criminel-né de notre ami Lombroso du meurrier du type professionnel de notre cher juge Tarde. Alexandre Lacassagne n’analyse pour sa part la criminalité qu’en termes de dégénérescence et d’influences sociales négatives. Quant à notre jeune ami Durkheim, il se désintéresse complètement de la question du passage à l’acte. Il refuse simplement d’expliquer un fait social tel que le crime par des motifs d’ordre biologique. Bref, tout cela ne nous avance guère ! conclut Holmes.
- Ce n’est pas à Evisa, Holmes, que vous trouverez une réponse à une question qui divise - pour longtemps encore, je le crains - tous les hommes de science.
- Je souhaite seulement retrouver cette femme et parler un peu avec elle, si cela est possible. Je n’attends ni espère rien de plus, mon cher.
-Et si madame Calabretti ne veut pas vous parler, Holmes ? insistai-je, que ferez vous ?
-Il est tard, mon ami. Et depuis bien longtemps, je ne me pose plus que les questions que je peux résoudre.
Evisa - Lundi 8 janvier 1894
La matinée n’était guère avancée que nous parcourions déjà, Holmes et moi, les rues quasi désertes du village, où nous eûmes tôt fait de situer la maison de Paoli Calabretti. Nous apprîmes par un voisin que ce dernier était mort de phtisie quatre ans plus tôt, et que sa veuve, Padivoria Calabretti, partie dès le lever du soleil chez l’une de ses cousines qui avait été mordue par un cochon, ne serait de retour qu’à l’heure du déjeuner.
Nous partîmes donc jusqu’au point de vue de la Châtaigneraie, d’où l’on jouit d’un magnifique coup d’œil sur le golfe de Porto, la Spelunca, Ota et la gorge d’Aïtone.[20] Comme j’expliquais à Holmes que notre excursion hivernale n’offrait pas tout l’agrément qu’elle peut avoir en été, mon compagnon estima au contraire que ce qu’il découvrait de cette partie de l’île en cette saison provoquait en lui un paisible bien-être qui lui convenait à merveille.
-Voyez vous, Pandolfi, dit Holmes en s’appuyant contre un immense châtaignier, si j’avais emporté mon violon jusque sous ses arbres, je vous aurais volontiers interprété la Danse des sorcières. Sur quatre cordes, bien entendu ![21] ajouta-t-il en riant.
Nous regagnâmes le village au douzième coup de midi et allâmes frapper à la porte de la veuve Calabretti. La femme qui nous accueillit était vêtue simplement, mais très convenablement. Sa physionomie présentait un caractère tout à fait remarquable.[22] Mince et droite, elle était d’une taille un peu au dessus de la moyenne. Son beau visage, qu’ornaient de grands yeux sombres d’Italienne et un trésor de cheveux noirs comme du jais, respirait la vivacité. Holmes lui exposa les raisons de notre visite et évoqua le souvenir de monsieur de Maupassant. Sans rien laisser paraître de ses émotions, madame Calabretti dit qu’elle gardait toujours soigneusement avec elle l’insolite cadeau de Guy. Elle ne nous montra pas le petit revolver avec sa crosse gravée, mais nous assura que, fort heureusement, elle n’avait jamais eu l’occasion de s’en servir.
-Mon sinistre beau frère est aller se faire tuer ailleurs, monsieur Sigerson, dit la veuve de Paoli Calabretti. A Cargèse pour tout dire, où il avait provoqué un Colonna, un an à peine après le passage de monsieur de Maupassant. Mon mari n’a jamais rien su, monsieur. Il est mort heureux, le pauvre. Vous savez, il n’a jamais eu de chance avec ses frères.
-Vous êtes veuve depuis longtemps ? demanda Holmes qui feignit de l’ignorer
-Mon mari avait vingt ans de plus que moi ; il est mort en 1890, et depuis je vis seule, monsieur Sigerson, répondit Padivoria Calabretti avec un vif et franc regard.
La veuve de Paoli Calabretti nous interrogea à son tour sur la durée de notre séjour et les excursions que nous envisagions de faire. Elle nous conseilla d’aller à la Spelunca visiter une grotte d’une sauvage grandeur. Elle précisa également que si l’un d’entre nous cherchait à se loger ailleurs qu’à l’hôtel, elle disposait d’une chambre qu’elle louait en pension à l’occasion.
-Les touristes peuvent dormir chez moi dans la chambre qu’occupa monsieur de Maupassant, dit-elle en riant lorsque nous la quittâmes pour rejoindre l’Hôtel de France.
Ors’Anto nous attendait pour déjeuner. Tandis que nous étions en promenade, il était allé à la gendarmerie, où il apprit qu’était arrivé un câble en provenance de la Préfecture de police de Paris. Le commissaire Le Villard demandait à Ors’Anto de rejoindre au plus vite la capitale si l’enquête de Sherlock Holmes en Corse le permettait. Selon Ors’Anto, Le Villard rassemblait tous les policiers disponibles en prévision de l’exécution de l’auteur de l’attentat à la bombe à l’Assemblée Nationale. D’après ce qu’il sait, Vaillant pourrait être guillotiné dans les premiers jours de février, et les services de Le Villard craignaient que cette exécution fût l’occasion d’une nouvelle vague d’attentats.[23] Le commissaire avait reçu des ordres de son ministre. Les bâtiments publics et surtout les grands lieux de passage, telles que les gares en particulier, devaient être surveillés par des policiers en civil, aguerris à la reconnaissance et à la filature des sinistres poseurs de bombes.
-Nous ne sommes pas si nombreux que ça à savoir être discrets, monsieur Holmes, dit Ors’Anto après que le serveur nous eut apporté des cafés et une bouteille de liqueur de myrtes. Si le commissaire Le Villard me demande, c’est qu’il a vraiment besoin de moi, monsieur.
-Ne vous inquiétez pas, Ours Antoine. Vous pouvez confirmer immédiatement à Le Villard que je n’ai plus besoin de votre aide. Vous pouvez d’ailleurs être à Ajaccio dès demain si vous partez maintenant.
-Mais vous, monsieur Holmes ? Vos projets ? demanda Ors’Anto.
-Je ne change rien à mes projets, rassurez vous, répondit Holmes en souriant. Je resterai ici quelques jours. La solitude me fera le plus grand bien. J’ai quelques pièces pour violon seul à étudier sérieusement.
-Vous souhaitez rester seul à Evisa, Holmes ? dis je, quelque peu ébranlé par cette décision soudaine de mon compagnon.
- C’est exact, mon ami ! me répondit-il en saisissant mon bras. Vous pourrez ainsi profiter pleinement de ces quelques jours pour vous installer dans votre maison de Serra. Je vous ferai savoir à quelle date il nous faudra envisager notre petite croisière vers la Côte d’Azur. Cela vous laissera le temps de l’organiser, conclut Holmes en se levant de table, mais sans nous donner pour autant l’impression de nous congédier.
En réalité, cette sensation, je l’éprouvais pourtant. Il est vrai que depuis notre première rencontre, le 16 novembre dernier, Holmes et moi avions passé ensemble cinquante trois jours durant lesquels nous ne nous étions guère séparés. Sans doute une telle promiscuité commençait-elle à peser sur mon compagnon. Toutefois, rien ne m’avait préparé à la brutalité d’une pareille rupture et lorsque, avec nos bagages, je rejoignis Ors’Anto près de notre voiture, un triste sentiment d’abandon et de jalousie à la fois s’empara de moi.
Avant de m’installer et tandis qu’Ors’Anto manœuvrait son attelage, je dis au revoir à mon compagnon sans pouvoir m’empêcher d’ironiser sur les raisons de sa brutale décision.
-La veuve Calabretti est une fort belle femme, Holmes. Peut-être allez-vous prendre pension chez elle si la solitude devient trop lourde.
-Quelle bonne idée, Pandolfi ! répondit Holmes sans le moindre rictus. Je me vois bien jouer du Mendelssohn dans la chambre qu’occupa Maupassant, en vérité.
-Et à la veillée interroger la séduisante Padivoria sur ce qui oppose radicalement Durkheim à Lombroso…
-Cette femme me plait, Pandolfi, répondit brusquement Sherlock Holmes. La franchise de ses propos fait plaisir à entendre. Elle a les manières d’une femme qui a dû se frayer un chemin dans la vie par ses propres moyens, ajouta mon compagnon en refermant sur moi la lourde portière de la voiture. A bientôt, mes amis. Bon voyage !
Ajaccio – Mercredi 10 janvier 1894
Ors’Anto embarque demain pour
Marseille d’où il prendra le train pour Paris. J’ai reçu ce matin un télégramme
de Sherlock Holmes. Son message est succinct : Solitude excellente. Prévoir départ croisière début mars. Amitiés.
Me voilà donc de nouveau bien seul. Je partirai demain pour Serra retrouver une maison délaissée depuis bientôt cinq ans. Le directeur de l’Hôtel des Orangers est tout à fait prévenant à mon égard. Il s’occupe déjà de faire suivre mon petit déménagement parisien par un transporteur qui a toute sa confiance.
J’ai bouclé mes malles en début d’après midi et j’ai rédigé un câble afin d’informer Holmes de mon départ. Il pourra ainsi me faire connaître les dates de son retour. A moins que, pour l’instant mon compagnon n’en sache rien lui-même. Dans tous les cas, il me faut à présent agir sans lui, du moins jusqu’à ce qu’il en décide autrement.
Serra di Scopamène – Mardi 16 janvier 1894
Je commence tout juste à m’installer. Mes malles sont toutes arrivées hier en bon état. La maison a été bien entretenue durant ma longue absence. La chère madame Susini, à qui je l’avais confiée avant mon départ pour Paris, n’a pas volé la petite rétribution que je lui avais allouée. Toutes les pièces sont propres et les meubles sentent bon la cire. Madame Susini m’a assuré que, depuis 1889, elle vient une fois par semaine ouvrir tout grand les fenêtres chaque fois qu’il fait soleil. Dimanche, quand elle est venue me rendre visite, j’ai ajouté un petit complément aux sommes que je lui ai toujours fait parvenir régulièrement. Cette femme excellente est la soeur de l’aubergiste du village et le travail que je lui procure lui convient tout à fait. Nous avons convenu qu’elle ne change rien à ses habitudes. Elle viendra s’occuper de mon ménage au moins deux ou trois fois par semaine. Je lui ai également annoncé qu’à partir de mars, et sans doute même bien avant, je serai à nouveau en voyage pour un certain temps.
-Vous ne pouvez plus vivre ailleurs qu’à Paris, dit madame Susini, qui était curieuse de nature.
-Je crois que je vais aller jusqu’à Londres, cette fois, répondis-je à sa grande surprise. En Angleterre, précisai-je.
-Madonna * ! Mais nous avons bien des Anglais qui viennent jusque par ici maintenant, dit elle en s’en allant.
Madame Susini est une parfaite femme de ménage. Elle ferait même une bonne gouvernante de maison. Mais personne ne lui a jamais dit que notre île fut l’un des joyaux de la Couronne d’Angleterre et que durant deux ans, jusqu’en 1796, c’est Georges III qui régna sur la Corse arrachée à notre jeune République.
Serra di Scopamène - Jeudi 25 janvier 1894
J’ai reçu ce matin un message
d’Evisa. Holmes a daigné me câbler de ses nouvelles, quoique son télégramme soit
tout aussi laconique que le précédent : Solitude partagée. Mendelssohn chez Maupassant. Mars confirmé. Amitiés.
J’ai bel et bien perdu mon compagnon pour un long moment. Une sorte de jalousie que je sens en moi à ce sujet m’apparaît à présent d’une profonde ambiguïté. S’il est vrai qu’au début, je jalousais d’une certaine manière la veuve Calabretti qui me privait de la présence de mon compagnon, je crois devenir à présent envieux de mon ami Holmes, qui semble ne plus vouloir s’éloigner de la séduisante Padivoria.
Que n’ai-je pris le temps de revoir une fois, une fois seulement, miss Diane Bell !
Serra di Scopamène – Jeudi 8 février 1894
Voilà un mois que Holmes et moi sommes séparés. Depuis son dernier message, j’ai entrepris de rassembler mes divers papiers, carnets de travail ou de voyage. Mes malles de notes et de livres récoltés à Paris contiennent assez de matière pour servir d’aliment à l’idée que j’ai eu d’un nouveau petit ouvrage sur les curiosités géologiques de Méditerranée. J’ai déjà commencé à en ébaucher le plan général. Mais avant de soumettre quoi que ce soi à mon éditeur, il faudra que d’ici là mon travail ait considérablement avancé. C’est un homme charmant, mais qui ne se laisse guère influencer, et dont le caractère exigeant est aussi légendaire que sa pingrerie. Je vais en tous les cas lui écrire prochainement et tenter par la même occasion d’obtenir une avance pour mon projet.
Mes carnets de voyage, eux, sont encore en grand désordre, et je découvre en relisant mes plus récentes notes qu’elles sont toutes bonnes à jeter. Je n’ai rien à écrire depuis que je suis loin de mon ami détective. Mon journal depuis mon retour d’Evisa ressemble à ces fadaises de fausses jeunes filles que nos vieux romantiques écrivaient pour leurs puériles lectrices.
La seule tenue de mon journal me fatigue. J’ai mieux à faire avec mes pierres. En attendant Holmes...
Cannes – Jeudi 15 mars 1894
Demain nous prenons le train pour Marseille et Lyon. Holmes m’a déjà prévenu qu’il fera un arrêt à Lyon. Mon compagnon veut rencontrer Lacassagne, avant d’aller passer quelques jours à Grenoble. Holmes me rejoindra ensuite à Paris, d’où nous partirons ensemble pour Londres.
Lundi, notre arrivée en rade de Cannes a été marquée par la petite escale que Sherlock Holmes a imposée à notre équipage aux îles de Lérins. Holmes s’est rendu sur le petit îlot de Saint-Ferréol, où je l’ai accompagné. Nous sommes restés un moment là, tous les deux silencieux. Puis mon compagnon m’expliqua la raison de sa présence sur ce bout de terre minuscule et presque entièrement immergé quand la mer est mauvaise.
-C’est ici que Paganini fut inhumé en 1840, dit Holmes en allumant une cigarette. Son corps est resté sur cet îlot pendant quatre ans, avant d’être transporté à Gênes[24]. Cette tombe provisoire a indiqué le bon cap à notre voilier depuis le moment où nous avons dépassé le Cap corse et votre île de la Giraglia, Pandolfi.[25] Nicolo Paganini était sur notre route. Il est lui aussi l’un de mes plus vieux amis, vous savez, ajouta-t-il en touchant mon bras.
La traversée que nous avons effectuée depuis Bastia s’est déroulée dans les meilleures conditions. Monsieur Giannelli, le propriétaire du deux-mâts qui s’était mis à notre disposition avec son équipier, n’est pas un plaisancier comme l’était Maupassant. L’homme, un enfant de Bastia qui a appris à travailler dans tous les métiers alors qu’il était encore très jeune, est l’un de ces marins véritables qui ne vivent que pour la mer et n’ont d’yeux et de mots que pour elle dès qu’ils sont à terre, exception faite pour quelques jolies femmes.
Nous nous étions connus en 1879, à l’occasion des fouilles qu’un ami archéologue espérait pouvoir entreprendre sur l’archipel des Lavezzi, au large de Bonifacio. Ce projet échoua.[26] , mais nous allâmes tout de même explorer ces îles, dont je pus étudier les sublimes chaos granitiques. Notre compagnon archéologue mit à jour quelques traces d’une carrière romaine, et notre ami Giannelli passa tout son temps à dégager de rares points d’eau effondrés dans lesquels les vaches, abandonnées pour un temps sur ces îles par leur bien mauvais gardien, ne pouvaient même plus trouver à boire. De ce temps, où nous allâmes également au cimetière de Furcone nous recueillir sur les tombes anonymes des marins de La Sémillante, date notre belle amitié[27].
Giannelli et Holmes ont trois choses en commun qui rendirent encore plus agréable notre traversée vers le continent. La première, que mon compagnon découvrit avec un vif plaisir dès le lendemain du jour où il nous rejoignit au port de Bastia, est le goût matutinal de notre capitaine pour deux ou trois œufs frits sur une large tranche de lard grillé. Le second point qu’ils partagent est de boire sans soif le vin blanc de Rogliano, en estimant avec une belle unanimité qu’il n’y a rien de comparable ni de meilleur sur terre. Enfin Giannelli est à sa manière et sur la mer, son terrain d’élection, un observateur tout aussi aigu que Sherlock Holmes. Ce dernier fut fasciné par l’art de notre capitaine de suivre des traces presque invisibles qu’il était le seul à découvrir à la surface de l’eau.
Là où Holmes lui-même ne voyait rien d’autre que des traînées flottantes, de rares plumes d’oiseaux de mer ou quelques écumes au large, Giannelli détectait la piste d’une troupe de sardines auxquelles des thons donnaient la chasse sous l’œil complice des gabians ou autres goélands railleurs[28] qui profitaient du carnage. Ce limier des flots alla même jusqu’à nous faire côtoyer un bref instant l’un de ces mammifères géants qui fréquentent parfois le canal de Corse. Grâce à lui et parce qu’il avait remarqué au large comme une vague vapeur d’eau sortir des vagues, nous pûmes observer un rorqual long de plus de vingt mètres. Ce baleinoptère, dont notre voilier s’apprêtait à croiser la route, respira bruyamment deux fois à notre approche, avant de sonder et de disparaître juste devant notre proue. Holmes et moi, sous le coup de l’émotion suscité par la grandeur d’un tel spectacle, applaudîmes notre capitaine et son équipier. Tous ensemble, nous trinquâmes à la santé de ce gros animal et à son aquatique majesté.
-Vous devez être un excellent chasseur et un pêcheur heureux, monsieur Giannelli, déclara Holmes en levant son verre.
-Voyez vous, monsieur Sigerson, je ne suis ni pêcheur, ni chasseur, répondit Giannelli. Mon épouse est une femme douce et parfaite. Mais elle ne m’adresse plus la parole si je lui ramène un animal ou un poisson tué de mes mains. Alors, je fais comme elle dit, monsieur Sigerson. Je suis une sorte de saint François par obligation. A terre, si je vois sur ma route un sanglier ou un merle, je m’arrange pour leur donner à manger. En mer, il m’arrive de parler aux dauphins, et il y a bien longtemps que je n’ai plus pêché un poisson. Mais ne vous inquiétez pas, messieurs, à Cannes nous irons chez l’un de mes amis pêcheurs. Il est célibataire et il fait cuire les loups comme personne, en les remplissant de fenouil.
Une fois arrivés à Cannes, nous passâmes trois douces journées à flâner et à visiter un peu la ville. En souvenir de notre ami disparu, je montrai à Holmes la villa Continentale où il résida avec sa mère, madame de Maupassant, une véritable savante polyglotte qui s’était toujours montrée avec moi d’une infinie gentillesse.[29] Nous sommes ensuite revenus par la Réserve. Le jardin des Hespérides, en cette saison, n’avait pas les senteurs douces et agréables de ces orangers à larges feuilles que Guy aimait tant. Mais l’autre soir, pourtant, tandis que nous nous promenions avec Holmes, le golfe de Cannes était incendié par un splendide soleil couchant qui, tout comme autrefois, le faisait ressembler, à travers l'atmosphère vaporeuse du jour qui déclinait, à un immense lac de flammes et de sang.[30]
Paris – Mercredi 21 mars 1894
Depuis mon déjeuner sur le Boulevard Saint Germain, je suis riche de la belle avance que m’a consentie mon éditeur. Je suis allé dans l’après midi porter son chèque à la banque. Le succès de mon guide des richesses géologiques et minières l’encourage à soutenir mon projet sur les îles de Méditerranée. Il envisage même de se lancer dans la publication de guides exclusivement touristiques car, m’a-t-il assuré, les bénéfices que la librairie Hachette tire des différentes éditions de son itinéraire général de la France sont réellement considérables.
-Savez vous, Pandolfi, m’expliqua-t-il, que les guides de monsieur Joanne, qui font chacun environ 450 pages comportent plus de 210 pages de réclames, toutes payantes. Croyez moi, monsieur le géologue, mes amis libraires du 79 ont déniché la poule aux œufs d’or[31], alors que moi, je dois d’abord payer mon imprimeur avant de vendre un seul exemplaire de vos savants travaux.
-L’imprimerie Brodard[32] ne travaille pas plus gratuitement pour vos amis que pour vous, dis-je en essayant de deviner ce qui faisait enrager ce vieux grigou.
-Là n’est pas la question, répondit-il. Leur génie, c’est que le guide que vous leur achetez pour escalader le mont Blanc, visiter la Côte d’Azur ou voguer vers votre île, il leur a déjà été payé dix fois par les réclames qu’ils ont vendues. Voilà, la vraie révolution. La réclame, Pandolfi, la réclame ! C’est l’avenir !
-Mais vous êtes une librairie scientifique, et votre réputation est solidement établie parmi nos savants, objectai-je. Vous perdriez cela pour vendre quelques réclames ?
Il me répondit en se contentant de hausser les épaules, et nous nous quittâmes peu après qu’il m’ait donné mon argent.
Ce soir, à l’hôtel, le concierge m’a remis un câble de ce cher Holmes. Il sera à Paris dès jeudi. Nous dînerons à la Gare de Lyon à son arrivée.
Paris – Vendredi 23 mars 1894
Alors que j’attendais, gare de Lyon, l’arrivée du train dans lequel se trouvait Holmes, une voix forte et grave, derrière moi, me fit sursauter.
-Nous attendons la même personne, monsieur Pandolfi.
Le commissaire François Le Villard, accompagné d’Ors’Anto, tout souriant, se tenait devant moi.
-C’est l’inspecteur Giudicci qui vous a reconnu dans cette foule, monsieur l’ingénieur, dit le commissaire en voyant ma surprise. Nous sommes venus saluer monsieur Holmes.
-Je n’ai pas grand mérite. Je savais que vous étiez sur le quai. Nous avions vu votre nom sur la liste des réservations au Grand Buffet, déclara en riant Ors’Anto.
-Et nous avons fait rajouter deux couverts, renchérit Le Villard d’un air matois.
-Vous surveillez donc aussi qui dîne au restaurant ? C’est incroyable ! m’étonnai-je.
-En ce moment, cher ami, nous surveillons tout ce qui bouge, et en particulier gare de Lyon.
-En raison de l’arrivée de notre ami, je suppose ! dis-je, un peu inquiet soudainement.
-Non, Pandolfi, vous n’y êtes pas du tout. Depuis vos aventures corses, notre ami n’a heureusement plus grand-chose à craindre. Du moins tant qu’il est en France.
-Mais alors, pourquoi cette gare vous inquiète-t-elle, commissaire ? demandai-je, rassuré.
-Nous en reparlerons, Pandolfi. Voilà notre ami qui arrive, dit le policier en s’avançant sur le quai.
Holmes apparut. Il était encombré de son sac de voyage, de sa boite à violon et d’un bagage plus encombrant encore, une sorte de large et épaisse mallette, tenant du carton à chapeau et du coffret à reliques. Holmes confia son étrange valise à Ors’Anto.
-Prenez-en le plus grand soin, mon ami. C’est ma vie que vous tenez entre vos mains avec ce coffret, dit-il mystérieusement en nous saluant.
Le commissaire Le Villard et l’inspecteur Ors’Anto Giudicci avaient changé ma réservation au grand buffet de la gare de Lyon pour une table de quatre couverts soigneusement à l’écart de l’intense animation qui régne habituellement dans cet établissement à l’heure du dîner. Nous mangeâmes remarquablement. Holmes était en grande forme. Il nous parla de tout. A Lyon, il avait rencontré par deux fois le professeur Lacassagne. Il s’était ensuite rendu quelques jours à Grenoble rendre visite à un artiste de grand talent, un certain Oscar Meunier.
-Quel genre d’artiste ? Un peintre, un musicien ? Ou un luthier peut être ? demandai-je, intrigué.
-Un sculpteur sur cire, Pandolfi, répondit Holmes. Monsieur Meunier travaille d’après moulage. Il a réalisé le petit chef-d’œuvre que je vous ai confié, Ours Antoine. Lacassagne a parfois recours à cet artiste quand il a besoin de reconstituer le visage d’un cadavre qui n’en a plus.
-Diable ! Et quelle horreur contient donc votre boite, Holmes ?
-Le superbe buste d’un homme de quarante ans dont le visage n’a absolument rien d’effrayant, cher ami ! répondit-il avec un petit sourire.
-Montrez-nous donc la tête de cet Apollon, intervint Le Villard, intrigué lui aussi.
-Inutile, mes amis, dit Holmes en souriant de plus belle. Vous avez le modèle original et vivant en face de vous. C’est mon buste en cire qui est dans ce coffret.
-Votre buste ! m’écriai-je, suffoqué. Narcisse, si jeune, entre donc au musée. Et dire que vous vous moquiez de notre Napoléon de Bastia déguisé en empereur romain !
-Ce buste est un mannequin, Pandolfi, répondit Holmes sans prendre ombrage de mon ironie. Sa seule gloire sera de me permettre de déjouer les plans de celui qui cherche sans doute déjà à me faire subir le même sort que j’ai réservé à Moriarty, ajouta mon compagnon avec un maigre rictus.
-Pensez-vous que Moran est déjà sur votre piste ? demanda le commissaire Le Villard.
-Je le pense en effet. L’inspecteur Lestrade de Scotland Yard le tient toujours étroitement sous surveillance. Mais Moran doit se douter à présent qu’il est arrivé quelque chose de fâcheux à Moriarty. L’esclave, privé de son maître, va certainement commettre une erreur dès qu’il me saura revenu à Baker Street. C’est pour parer à cette erreur que j’ai eu la patience de poser pour le talentueux Oscar Meunier.[33]
-A propos de Sebastian Moran, Holmes, avez-vous lu, dans le dossier, les rapports du lieutenant O’Near et quelles sommes d’argent incroyables a perçues le bras droit de Moriarty ? demanda le commissaire Le Villard.
-Oui, Le Villard. C’est inimaginable, n’est ce pas ? Moriarty payait son chef d’état-major six mille livres par an. Oui, Pandolfi, vous avez bien entendu : six mille livres chaque année ! Le colonel Moran gagne plus que le Premier ministre d’Angleterre.[34]
-C’est impensable ! dis je, écrasé par l’ampleur d’une telle somme, ainsi que la mesure qu’elle donnait des proportions de l’empire criminel des Moriarty.
-Votre ministre, Le Villard, a-t-il pris conscience, à ce propos, de l’importance de notre dossier ? interrogea Holmes en allumant le cigare que venait de lui offrir Ors’Anto.
-Je le crois, Holmes. Un rapport a été transmis directement au Président, et Carnot l’a lu avec la plus grande attention. Je le sais parce que c’est à la suite de cela que mon ministre m’a chargé de vous transmettre les félicitations du chef du gouvernement et les remerciements personnels du Président. Ils veulent être très discrets sur cette affaire. Mais je crois qu’ils souhaitent vous décorer à la première occasion.
-Qu’ils gardent leur médaille[35] ! s’énerva Holmes. L’important pour notre comité, c’est que nos gouvernements respectifs agissent contre le crime organisé. Discrètement ou en fanfare, comme ils l’entendent. Mais il faut que les responsables de nos nations passent à l’action, à Londres comme à Paris. C’est tout ce qui compte désormais, commissaire.
-Je le sais bien, acquiesça Le Villard. Mais voyez-vous, en ce moment, la période n’est guère favorable. Nous sommes tous sur les dents. Mon ministre lui-même ne s’inquiète que des poseurs de bombes. Savez-vous que nous avons dû changer la date de la visite de Sadi Carnot à Lyon par crainte d’un attentat ici même ?
-C’est donc pour cela que vous surveillez autant cette gare, y compris les personnes qui y réservent leur dîner, dis-je en comprenant mieux à présent les propos que m’avait tenus le policier lorsque nous attendions sur le quai.
-Vos informateurs parlent de menaces sur le Président ? demanda Holmes.
-Absolument. Et le plus inquiétant, c’est que toutes mes informations ne viennent pas seulement des milieux anarchistes, ajouta le commissaire.
-Vous avez raison, Le Villard, c’est troublant en effet. S’il était parmi nous ce soir, le lieutenant O’Near vous dirait que les poseurs de bombes servent souvent à faire diversion. Soyez vigilant, Le Villard.
-Nous le sommes, Holmes, nous le sommes. Comme je vous l’ai expliqué, avec tous ces attentats et ces menaces, nous avons conseillé au Président d’attendre le mois de juin pour aller à Lyon [36].
Holmes s’était déjà levé de table, quand le commissaire Le Villard ajoute :
-Ah, au fait, j’allais oublier. Le chef du gouvernement tient aussi à vous féliciter pour avoir sauvé les élevages de brebis en Corse, Holmes. A l’Agriculture, ils disent tous que sans votre intervention, l’épidémie aurait pu très bien ravager tout le cheptel de l’île. A la Sûreté, mon ministre lui-même, s’inquiétait des moutons et de la colère des bergers. Il n’a pas envie d’avoir des problèmes avec la Corse. Les poseurs de bombes lui suffisent à Paris.
Paris – Vendredi 30 mars 1894
Nous partons demain pour Londres. Les six derniers jours, nous les avons passés à profiter pleinement de la capitale. Nous avons assisté à quelques beaux concerts et nous sommes allés plusieurs fois contempler les collections du Louvre. Mon ami s’est rendu cinq fois en six jours dans les laboratoires de la Préfecture de police voir monsieur Bertillon, et j’ai largement profité de mon côté de ce temps libre pour visiter à plusieurs reprises le Muséum d’histoire naturelle, où j’ai pu examiner de nombreux échantillons de minerais récemment catalogués. L’un de mes anciens maîtres, disciple lui-même de Des Cloizeaux et de Bravais, [37] m’a du reste fourni une lettre d’introduction auprès de l’un de ses très estimés collègues britanniques, membre influent de la Royal Geological Society. Je pourrai donc dans quelques jours me rendre dans la plus riche des bibliothèques consacrées à la Terre et admirer des collections inestimables de roches. Nos amis anglais, m’a-t-il assuré, détiennent des oxydes et des silicates que nous ne possédons pas encore.
Ce soir, avant de regagner notre hôtel, j’ai fait part à Holmes de mes craintes concernant son retour à Londres. Holmes s’est voulu rassurant. Il m’a affirmé que Scotland Yard veillait.
-L’inspecteur Lestrade, en qui j’ai toute confiance, a doublé ses effectifs depuis que je lui ai confirmé la date de notre arrivée, m’expliqua-t-il. Et c’est le jeune Alec Mac Donald qui a été chargé d’assurer ma protection rapprochée. C’est un Ecossais plein d’allant qui s’est déjà distingué dans plusieurs affaires.
-Un Ecossais ! répétai-je. D’Edimbourg, comme miss Bell ?
-Je ne connais pas sa ville d’origine, Pandolfi, me répondit Holmes en souriant. MacDonald ressemble un peu à notre ami Ours-Antoine. C’est un garçon taciturne, qui affiche souvent un air austère. Mais c’est l’un des meilleurs détectives officiels de Londres.
Alors que nous franchissions le hall de l’hôtel, nous fûmes bousculés par un groupe de jeunes gens bruyants qui retint immédiatement l’attention de mon compagnon. Holmes se renseigna aussitôt auprès de l’un des concierges.
-Connaissez-vous ces messieurs qui viennent de sortir à l’instant et la jeune femme qui les accompagne ? demanda Holmes.
- Oh ! Oui, monsieur ! Pardonnez-leur, ce sont des artistes, répondit le concierge, confus. C’est monsieur Vuillard et ses amis, les nabis. Ils sont très en vogue. Excusez-nous encore, monsieur.
-Ce n’est rien, mon ami, répondit Holmes. Mais qui est la jeune femme ?
-C’est madame Natansson, monsieur. La jeune épouse de monsieur Thadée Natansson, le critique d’art.[38]
-Merci, mon ami, dit Holmes en prenant mon bras. Avez-vous remarqué, Pandolfi, combien cette jeune femme ressemble à notre amie d’Evisa ? Elle pourrait passer pour la jeune sœur de Padivoria Calabretti ou sa fille. Leur ressemblance est étonnante, vous ne trouvez pas.
-Je ne saurai vous dire, Holmes. Dans la bousculade, je n’ai pas prêté attention à cette jeune femme.
-Je vous assure, Pandolfi. Elles se ressemblent.
-Votre amie d’Evisa a peut être une jeune sœur jumelle, ou bien alors il s’agit de sa fille, comme vous le disiez vous-même, Holmes.
-Non, Pandolfi. Padivoria n’a ni frère, ni sœur, ni enfants. Elle terminera sa vie seule. Comme moi, mon ami !
Sur ces mots, nous prîmes congé l’un de l’autre et nous allâmes nous coucher. Nous quittons la France demain et c’est bien la première fois que mon compagnon se laisse aller à une confidence aussi intime.
Londres – Dimanche 1er
avril 1894
Dès notre arrivée dans la capitale du Royaume-Uni, Holmes nous fit conduire, depuis la gare de Charing Cross, aux alentours du British Museum.
-J’ai tenu compte de vos centres d’intérêt, Pandolfi, me dit-il.
Devant l’hôtel où il avait pris de soin de réserver une suite à mon nom, Holmes me confia qu’il devait de nouveau m’abandonner et il m’indiqua mon programme.
- Vous avez quartier libre jusqu’à demain matin, Pandolfi. Ce soir, je vous conseille vivement d’assister à la remise des clefs. Vous n’aurez qu’à demander un fiacre à la réception. Le cocher vous conduira là où il faut. Demain, je passerai vous prendre à onze heures pour aller déjeuner avec mon frère Mycroft à son club.
-Est-il déjà informé de votre retour ? demandai-je
-Mon frère sait tout avant tout le monde. C’est lui qui s’est chargé de retenir votre chambre. Vous verrez, Mycroft vous surprendra, j’en suis sûr.
-Et votre ami le docteur Watson ?
-Chaque chose en son temps, Pandolfi. Watson ne sait rien. Jeudi, vous m’accompagnerez du côté de Kensington. Nous lui ménagerons une petite surprise ! conclut Holmes en donnant l’ordre d’avancer au cocher du fiacre qui nous avait amenés.
Après m’être suffisamment reposé dans ma chambre, je suivis les conseils de mon compagnon et descendis à la réception de l’hôtel, où le concierge m’apprit qu’un fiacre m’attendait déjà. Grâce à cette prévenante attention de mon compagnon, j’assistai à 21 h 53 précises à cette curieuse tradition qui oblige, chaque soir, le chef des Yeomen à rapporter les clefs de la Tour de Londres à la maison de la Reine.
Londres – Lundi 2 avril 1894
Holmes est venu me prendre à mon hôtel comme convenu. Nous sommes allés dans Pall Mall, non loin du Carlton.
-C’est là qu’habite Mycroft, me dit-il en m’indiquant un immeuble cossu. Et son club est en face. Il en est l’un des fondateurs.
-Comment s’appelle ce club ? demandai-je.
-Le Club Diogène. Il rassemble les hommes les plus insociables que vous puissiez imaginer. Les bavards y sont interdits. Aucun membre du Club Diogène n’est autorisé à s’intéresser à l’un quelconque de ses collègues. Personne n’a le droit de parler sous aucun prétexte.
-C’est incroyable ! Comment allons-nous donc parler à votre frère si ce club...
-Il y a un salon pour accueillir les étrangers, dit Holmes en m’invitant à traverser la rue.
Holmes s’arrêta devant une porte, me recommanda le silence et me précéda dans le hall. J’aperçus, à travers un panneau vitré, une salle immense et luxueusement meublée dans laquelle de nombreux hommes étaient assis, lisant des journaux et des revues, chacun dans son coin. Holmes me conduisit dans un salon plus petit où il me laissa. Il revint une minute plus tard accompagné d’un homme de forte corpulence qui, je le devinai, ne pouvait être que son frère.
Mycroft Holmes, plus large, plus fort que son frère, avait quelque chose de l’acuité d’expression qui caractérisait Sherlock Holmes. Les yeux de cet homme massif, qui avaient la couleur grise de l’eau, étaient pourtant pénétrants, profonds, pleins d’une puissance de pénétration que je n’avais vue, chez mon compagnon détective, que lorsqu’il flairait une piste.
-Je suis heureux de vous rencontrer, monsieur Pandolfi, me dit-il en tendant une main large et plate comme la nageoire d’un de ces phoques de Bonifacio dont les exercices d’adresse ravissaient Maupassant.[39] Sherlock m’a dit hier soir tout ce qu’il vous doit depuis que vous l’avez accompagné dans votre île de Corse. Permettez-moi de vous féliciter également pour la qualité de vos vins, ajouta Mycroft en nous invitant à passer à table. Savez- vous, cher monsieur, que depuis que j’ai reçu les caisses de Sherlock, nous avons dû donner un avertissement à deux membres de notre club. Ils ont demandé, en plein déjeuner, comment ils pouvaient se procurer cet excellent vin blanc. Vous imaginez le scandale !
-Assez mal, monsieur, je l’avoue, répondis-je. Mais je suis heureux que les vins de Rogliano soient si bien accueillis par les membres de votre club.
-Ces vins du Cap corse sont tout à fait remarquables. Sherlock a insisté, du reste, pour qu’ils accompagnent notre déjeuner aujourd’hui. Trinquons, monsieur. Aux trésors de la plus belle île de la Méditerranée ! dit Mycroft en levant son verre.
-Vous semblez bien connaître mon île, monsieur, dis-je en trinquant avec les frères Holmes.
-Mycroft est omniscient, Pandolfi. Je vous l’ai dit, je crois. Il sait tout sur tout, intervint Sherlock en riant.
-Sherlock possède toute l’énergie de la famille, dit Mycroft en se tournant vers moi. Pour ma part, je me déplace peu...
-Mycroft veut dire qu’il ne se déplace jamais, coupa Sherlock. Son plus grand effort consiste à tourner dans Whitehall chaque matin quand il sort de son domicile pour aller travailler et, chaque soir, à sortir de Whitehall pour rentrer chez lui. D’un bout de l’année à l’autre, il ne se livre à aucun autre exercice, et il ne se montre nulle part ailleurs qu’au Club Diogène qui est, comme vous l’avez vu, Pandolfi, juste en face de son appartement.
-Soit, je ne me déplace pas, reprit Mycroft. Mais les informations me parviennent. N’est-ce pas là l’essentiel, Sherlock ?
-Sachez, Pandolfi, que mon frère est certainement l’un des hommes les mieux informés du Royaume. Les conclusions de chaque département ministériel lui sont instantanément communiquées. Il est le bureau régulateur qui en fait au jour le jour la synthèse.
-Sherlock exagère mon rôle, répondit Mycroft avec une absence totale de modestie. Disons seulement qu’il m’arrive parfois d’avoir mon mot à dire pour décider de la politique du gouvernement. Mais parlons plutôt de votre île, et de vous d’abord, monsieur le géologue. Vous avez rendez-vous demain, dans l’après midi, avec le secrétaire de la Royal Geological Society. J’ai appris que ces messieurs ont décidé de faire de vous leur correspondant. Cela vous convient-il ?
-Comment ? Mais...monsieur...Quel
honneur ! Vraiment ? dis-je, confus et comblé à la fois par cette
nouvelle inattendue.
-Félicitations, Pandolfi ! dit Sherlock Holmes en levant son verre.
-Vos travaux sur les richesses minières de votre île font autorité, à ce que l’on m’a dit, glissa Mycroft.
-Vous exagérez à votre tour, répondis-je. Il ne s’agit que d’un bien modeste ouvrage qui...
-Qui est promis à un bel avenir, enchaîna Mycroft, avec un large sourire, en regardant sa montre. Je peux vous dire ce que votre éditeur à Paris ignore encore : l’une de nos maisons d’édition a décidé de faire traduire votre ouvrage et de le publier à Londres.
-Mais...monsieur...comment...c’est merveilleux ! En êtes vous certain ? Je veux dire...comment se fait-il que...
-Je vous avais prévenu, Pandolfi, intervint Sherlock Holmes. Mycroft est un frère omniscient et il adore par-dessus tout surprendre son monde.
Mycroft se leva lentement de table, passa derrière son frère et posa sa large main sur son épaule.
-Mercredi, nous déjeunerons de nouveau ensemble, ici même. Sherlock passera vous chercher. Nous irons ensuite voir une petite curiosité qui devrait vous intéresser, monsieur Pandolfi.
-Comment ? s’étonna Sherlock Holmes. Mon frère envisage de prendre un peu d’exercice mercredi ? Je ne puis y croire...
-Rassurez-vous, Sherlock, répondit aussitôt Mycroft en tapotant l’épaule de son frère moqueur. La surprise que je réserve à notre ami est dans Whitehall. Ce n’est pas plus loin d’ici que mon bureau. Finissez tranquillement vos cafés et votre cognac. Je dois m’en aller à présent. A mercredi, monsieur Pandolfi, et encore toutes mes félicitations ! ajouta Mycroft en refermant la porte du salon des étrangers.
Londres – Mardi 3 avril 1894
Je n’ai point vu Holmes de toute la journée. Nous n’avons rendez-vous que demain. Mais cet après midi m’a comblé. Le secrétaire de la Royal Geological Society m’a reçu avec les plus grands égards, en présence de deux graves personnages, dont l’un est en charge des publications des sociétés royales.
Je suis désormais correspondant
de l’illustre institution et mon ouvrage sur la géologie de l’île de Corse sera
bientôt traduit. J’ai passé la fin de la journée dans les collections de roches
et les nomenclatures de minerais. J’ai découvert que les îles de Méditerranée
font ici, et depuis bien longtemps, l’objet d’un très riche et très complet
catalogue, sur lequel je vais pouvoir appuyer toute l’ossature du travail que
je projette.
Londres – Mercredi 4 avril
1894
Si la journée d’hier était placée sous le signe de la fortune, ce mercredi a été le jour de mon initiation au monde obscur de la politique et de la diplomatie. Le deuxième déjeuner avec Mycroft, pour lequel Sherlock Holmes était venu me chercher comme convenu, a été pour moi la source des plus surprenantes révélations. Tout commença dans le salon des étrangers dès que Mycroft Holmes nous eut rejoints.
-Sherlock m’a dit que vous étiez parti de Corse pour Paris l’année du retour des cendres de Pascal Paoli. Avez-vous assisté à cette cérémonie, monsieur Pandolfi ?
-Non, répondis-je. C’était le moment où je devais embarquer avec mon ami l’écrivain Guy de Maupassant. Mais je m’en souviens parfaitement, tous les journaux ne parlaient que de ça. Quel grand personnage ! Le père de notre patrie corse a pour vous, Anglais, une grande importance, n’est ce pas ? demandai-je par pure courtoisie.
-Comme toutes les créatures dont il nous est arrivé de tirer les ficelles, monsieur, me répondit Mycroft Holmes avec un sourire ironique, en levant son verre dans ma direction.
-Comment ! Que voulez vous dire ? Accusez-vous Paoli d’être une marionnette ? m’écriai-je, ahuri et choqué par l’insultante insinuation de notre hôte à l’égard du babu de la nation corse.
-Calmez vous, mon ami, intervint Sherlock Holmes. Mon frère adore jouer les provocateurs. Si Mycroft n’était pas au service de notre Royale Majesté, je crois qu’il finirait socialiste pour peu que les disciples de monsieur Karl Marx lui garantissent le confort de son club, ajouta-t-il en riant.
- Je ne voulais pas vous fâcher, monsieur l’ingénieur, dit à son tour Mycroft Holmes. Mais l’histoire a ses vérités comme les sciences de la nature ont leurs lois.
-Expliquez-vous dans ce cas, monsieur Holmes. Je suis curieux d’entendre votre version de l’histoire d’un homme dont James Boswell, le premier, a fait le plus grand des éloges, et dont les meilleurs d’entre vos artistes ont montré au monde entier la figure d’honnête homme, courageuse et exemplaire.
-Votre enthousiasme et votre naïveté m’amusent, monsieur Pandolfi, et cela d’autant plus que vos propos eux-mêmes contiennent les arguments qui fondent les miens, dit Mycroft en me fixant de ses yeux gris.
-Que voulez vous dire ? Je ne comprends pas.
-Croyez-vous vraiment, cher ami, que le jeune Boswell ait pu, par son seul talent, fabriquer la légende vivante qu’est devenu Paoli à partir de 1765 ?
-Evidemment, monsieur, que je le crois ! N’est-ce pas la vérité ? demandai-je, soudain troublé par l’assurance de mon interlocateur.
-C’est la vérité de la légende, cher ami. Mais la réalité est bien différente car, sachez-le, les légendes ont toujours une histoire. Notre Boswell était, en 1765, un jeune chien qui ne rêvait que de gloire littéraire et de succès. Il cherchait, tout en préparant son hagiographie de Samuel Johnson, un autre grand homme dont la gloire ferait la sienne. Il a été facile de le faire aller vers votre Pascal Paoli. C’est votre philosophe Jean-Jacques Rousseau qui s’est chargé d’orienter ses pas vers votre île et votre héros. Il n’y avait plus qu’à attendre, dit Mycroft dans un nouveau sourire plein de condescendance.
-Mais qui attendait ? Et quoi d’abord ? demandai-je.
-L’Angleterre, mon ami, soupira Mycroft. En 1765, Boswell avait été chargé de suggérer à Paoli une alliance avec l’Angleterre. Trois ans plus tard, lorsque le succès de la France dans son projet de faire main basse sur la Corse ne fit plus de doute, et que votre petit Etat eut besoin d’argent et de secours, l’ouvrage flatteur de Boswell venait à point pour accabler la France. Nous avons à ce moment là fait ce qu’il fallait pour donner aux écrits de Boswell une dimension européenne qui, de nos jours, rendrait jaloux bien des libraires et bien des écrivains.
-Vous êtes en train de me dire
que votre gouvernement a organisé la diffusion de An Account of Corsica. Est-ce bien cela, monsieur
Holmes ? demandai-je, de plus en
plus ébahi par les révélations de Mycroft.
-Savez-vous, cher ami, que les anarchistes appellent cela, aujourd’hui, de la propagande. Ils ont, là-dessus, des théories fort brillantes. Mais les conseillers diplomatiques de la Couronne ont pris, en ce domaine et grâce à l’affaire corse, une longueur d’avance depuis 1769. Nous avons fait traduire ce Tour[40] en allemand et en italien dès 1768. Puis, l’année suivante, nous avons encouragé les traductions en français et en néerlandais. L’Angleterre a fait de James Boswell un auteur connu dans toute l’Europe parce que la diplomatie secrète de la Couronne avait besoin de transformer votre Paoli en héros de légende. Voila la vérité, monsieur Pandolfi.
-La diplomatie secrète, dites vous ? Est-ce à dire que toutes ces actions étaient officieuses ?
-Bien plus qu’officieuses, mon ami. Depuis 1763, la position de mon pays était officiellement définie par une proclamation qui interdisait toute action d’assistance en faveur des Corses. Officiellement, Paoli et ses patriotes étaient des rebelles et mon pays mit un terme aux relations commerciales avec votre île. Mais, même en 1768, quand le cabinet britannique et notre ambassadeur ne se faisaient plus aucune illusion sur le sort que la France réservait à la Corse, cette position officielle ne nous empêcha pas d’envoyer des espions et de livrer quelques armes aux insurgés.
-Je suis étourdi par tout ce que vous m’apprenez, monsieur Holmes. Et quelle grande connaissance vous avez de cette période ! C’est étonnant, dis-je, de plus en plus impressionné par ce que Mycroft Holmes me révélait de l’histoire de mon île.
-Voyez-vous, monsieur, c’est que l’affaire corse est devenue un cas d’école qu’étudient tous nos jeunes diplomates. Car l’exemple de vos insurgés connut une diffusion qui dépassa de loin le cadre étroit de votre petite île. A partir de 1770, il ne s’agissait plus de la Corse. La légende patriotique que nous avions contribué à forger s’est retournée contre mon pays, et ce revers de la médaille coûta bien des déconvenues à l’Angleterre.
-Je comprends mieux, dis je. Vous voulez parler de vos colonies d’Amérique.
-Exactement, monsieur Pandolfi. Boston et Philadelphie refusèrent d’abord les importations de thé anglais. Puis nos treize riches colonies d’Amérique passèrent de la contestation de la tutelle britannique à la révolte, puis de la révolte à la rébellion. Notre pays fut littéralement coupé en deux. Lord Grafton[41] qui avait emporté l’adhésion du Parlement quand il s’était agi, lors de l’annexion de la Corse par la France, de ne pas prendre le risque d’un conflit avec les Français, dut céder la place aux partisans de la manière forte quand nos colonies d’Amérique s’engagèrent sur la voie de l’indépendance. Vous n’ignorez pas, cher ami, que les partisans de Washington baptisaient des villes du nom de Pascal Paoli et que votre vieille guerre d’indépendance contre Gênes était devenue la référence de celui qui allait devenir le premier président de l’Union ?
-Notre héros était devenu un symbole et mon île un exemple, dis-je avec fierté, réalisant en même temps, grâce aux explications de Mycroft, combien le double jeu de l’Angleterre avait pu se transformer en une cruelle menace pour l’unité même de son empire.
-On ne fabrique jamais un mythe impunément, dit Sherlock Holmes en posant sur la table sa blague de tabac noir. Qui sait si l’esprit de sécession corse n’empoisonnera pas un jour nos amis français et leur gouvernement ?
Mycroft Holmes porta très lentement son verre à ses lèvres. Il dégusta avec une lenteur toute aussi paresseuse le vin blanc de Rogliano qui, de nouveau, avait accompagné notre déjeuner. Mon compagnon, vers qui je tournai mon regard, paraissait s’ennuyer un peu de cette longue conversation historique. Le détective emplit la pipe que je lui avais offerte à Porticciolo et m’encouragea d’un hochement de tête à poursuivre avec son frère la remontée du temps.
-Au cœur de Londres, Paoli exilé devait donc être devenu un danger pour l’Angleterre. Car il défendit la cause des insurgés d’Amérique, je suppose ? dis-je en m’adressant à Mycroft. Celui-ci étouffa un grand éclat de rire.
-Fort heureusement, l’Angleterre a veillé à éviter une telle inconvenance, cher ami ! me répondit Mycroft. Il s’agissait alors d’une affaire de politique intérieure anglaise, ne l’oubliez pas, et votre grand guerrier avait besoin de repos. Le souci unique de son île et son goût du confort firent très vite de votre Paoli le plus inoffensif des patriotes corses. Son silence fut tel que même les partisans de Wilkes qui avaient récoltés des fonds pour la cause corse finirent par traiter votre héros d’esclave abject.[42]
-C’en est trop, monsieur ! Vous insultez la mémoire de Pascal Paoli ! m’écriai-je, indigné par cet affront. Comment pouvez-vous supposer la corruption d’un tel homme ?
-Allons, mon ami, calmez-vous. Ne prenez pas mes propos tant à cœur, dit Mycroft, surpris par mon éclat soudain.
-Mycroft n’a pas l’habitude de vos réactions véhémentes, Pandolfi, intervint calmement Sherlock Holmes avec un fin sourire. Mon frère vit dans un club dont les règles sanctionnent la moindre parole, et dans un bureau de Whitehall où l’ombre d’un seul mot enthousiaste est considérée comme une faute de goût impardonnable. C’est pourquoi il éprouve parfois le besoin, quoiqu’avec une distance tout aristocratique, de s’exprimer d’une manière quelque peu directe et brutale.
-Mais tout de même, Holmes, votre frère vient de sous- entendre que Pascal Paoli était corrompu, dis-je en m’efforçant de sourire à nouveau en direction de Mycroft.
-Disons que nos services ont tout fait pour que votre grand exilé soit entouré et flatté comme son rang l’exigeait. Notre souverain avait donné l’exemple. Georges III l’invita immédiatement à la cour et accorda à votre héros une pension royale de deux mille livres sterling. De son côté, l’influent révérend Burnaby[43] loua pour lui un luxueux appartement dans l’élégant quartier de Old Bond Street, et Boswell, son ami Johnson et sir Joshua Reynolds s’occupèrent de l’introduire au sein du Literary Club et de la Royal Society of Fines Arts.[44] Plus tard, le médecin de la Reine, sir John Pringle se chargera de son initiation maçonnique et Paoli aura ses entrées à Freemason’Hall. C’est même là que votre grand homme donnait parfois rendez-vous à sa belle Maria...
-Attendez, je vous en prie, dis-je, brusquement. Paoli était donc bien franc-maçon ? C’est ce que vous venez de dire, n’est-ce pas ? Et qui était donc cette Maria ? Vous m’en dites trop à la fois, monsieur, et j’ai du mal à vous suivre...
-Voilà, Mycroft, que vous avez réussi à piquer la curiosité de notre ami, intervint Sherlock Holmes. Vous devez maintenant nous dévoiler la vie privée de ce monsieur Paoli. A moins, ajouta le détective avec un rictus amusé, que ces révélations ne soient enfouies à jamais dans les archives secrètes de la Couronne ?
-Boswell était à cette époque l’un des grands maîtres de la Grande Loge d’Ecosse, poursuivit, impassible, Mycroft Holmes. Paoli fut initié en 1778 et introduit à la Loge des « Neuf Muses » de la Grande Loge Unie d’Angleterre. Il fut certainement un franc-maçon recherché. Votre héros était à la mode, monsieur Pandolfi. Et bien après le malheureux épisode du royaume anglo-corse, Paoli que nous avions définitivement écarté, fut cependant admis dans la loge du prince de Galles en personne.[45]
-Malheureux épisode, dites vous ? interrogeai-je.
-Oui, cher ami. Le dernier militaire anglais qui quitta votre île en 1796 fut le vicomte Horatio Nelson, me répondit Mycroft. Ce n’est pas le meilleur souvenir que nous gardons de notre grand amiral.[46]
-Aboukir et Trafalgar nous ont bien vengés de l’épisode corse ! intervint Sherlock Holmes en savourant le cognac qu’on venait de nous servir.
-Et la femme ? demandai-je sans relever la cruelle allusion de Sherlock Holmes à nos défaites navales. Qui était cette Maria ?
-Maria ? répéta Mycroft Holmes en prenant le temps de respirer les vapeurs de l’alcool qu’il faisait tourner lentement dans son verre. Maria Cosway était une artiste de grand talent avant même de devenir l’épouse du peintre Richard Cosway, lequel nous a laissés, du reste, un portrait de votre Pascal Paoli.[47]
-Maria Cosway…répétai-je. Cette femme a-t-elle tenu un rôle important dans la vie de Pascal Paoli ? Je veux dire... dans sa vie amoureuse ?
-Cela, mon ami, je ne vous le dirai pas, me répondit Mycroft. Pour la simple raison que nous n’en savons rien. Ils se rencontraient très souvent à Londres et ils se sont longtemps écrit. Sur ce point, les rapports de nos agents de l’époque sont formels. Mais il faudrait pouvoir lire leur correspondance pour savoir quels pouvaient bien être les sentiments de Pascal Paoli envers la séduisante Maria Cosway. Or, cher ami, nous ne possédons pas ces lettres. Je peux seulement vous dire qu’il se glisse toujours un petit brin d’ironie dans les faits de l’histoire, monsieur Pandolfi. Car à la mort de Pascal Paoli, Maria Cosway vivait depuis longtemps en France, où elle était devenue une amie intime du demi-frère de Letizia Bonaparte, le cardinal Joseph Fesch, que Napoléon venait de faire nommer archevêque de Lyon.[48]
-Quel monde de noirceur est donc votre diplomatie ! Tout ce que vous venez de me dire m’accable, monsieur, pardonnez moi. Je suis loin de mon univers coutumier.
-Vous connaissez mieux l’histoire de la Terre que celles des nations qui la peuplent, voilà tout, mon cher ami, me répondit Mycroft Holmes en se levant lentement de son siège. Voulez-vous que nous marchions un peu ? J’ai une surprise pour vous, monsieur le géologue.
-J’espère, Mycroft, que votre surprise sera plus agréable que la somme de compromissions que vous venez de dévoiler à notre ami, déclara Sherlock Holmes. Regardez- le donc : notre déjeuner l’a totalement désolé. Venez, Pandolfi. L’air de Pall Mall nous fera le plus grand bien.
Sortis du Diogène Club, nous marchâmes dans Pall Mall, avant de nous engager dans Whitehall. Mais je n’arrivais pas à sortir de cette espèce de labyrinthe dans lequel l’Angleterre et ma Corse se mêlaient sans cesse, et où Mycroft Holmes venait de m’enfermer.
-Votre Couronne, monsieur, a donc espionné sans trêve notre pauvre Pascal Paoli ? demandai-je encore, tout en marchant.
-Après sa défaite de 1769 seulement, me répondit Mycroft. Filippo Massiera était l’un des proches fidèles de Paoli, son secrétaire en quelque sorte. Massiera l’accompagna dans son exil et fut même l’un des artisans du retour de Paoli à Paris, quand l’Assemblée Constituante accueillit le grand homme. Or, ce Massiera était en réalité l’un de nos agents, monsieur Pandolfi.[49]
-Vous êtes incroyable, monsieur, dis-je. Ainsi, depuis que mon île a conquis sa liberté, votre pays s’est toujours servi de Paoli pour comploter contre la France.
-Bien avant votre Pascal Paoli, me répondit Mycroft Holmes. Je crois bien, cher ami, que la Couronne a commencé à regarder votre île avec intérêt lorsque la cour d’Espagne s’est détournée des affaires de Corse, disons vers les années 1733 ou 1735. Est-ce que le nom de Théodore de Neuhoff vous rappelle quelque chose, monsieur Pandolfi ?
-Théodore I er ! m’exclamai-je. Oui, monsieur. C’est l’une de nos curiosités historiques. Un aventurier qui débarqua en Corse, se fit nommer roi de l’île et ne le resta qu’un été. Je ne sais même pas en quelle année cela eut lieu. Pourquoi cette question ?
-C’était en 1736, au mois de mars, précisa Mycroft en s’arrêtant pour reprendre son souffle. Théodore de Neuhoff débarqua sur la côte est de votre île et distribua des fusils, des munitions, des canons et des souliers à tous ceux qui voulaient bien le suivre[50]. J’avoue que l’on ne sait pas exactement qui, de l’Espagne, de l’Angleterre ou de l’Autriche, finança cette curieuse expédition. Mais ce que je peux vous assurer, monsieur Pandolfi, c’est que le voyage de cet aventurier avait été préparé à Tunis, et que le bey et notre consul en place là bas n’étaient pas étrangers à cette expédition. Nous sommes arrivés, Sherlock. C’est ici, dit Mycroft en m’invitant à pénétrer dans le hall d’un immeuble du gouvernement.
Nous allâmes le long d’un interminable couloir situé à l’un des derniers étages, passant devant toute une série de portes, dont chacune portait une sorte de numéro composé de lettres et de chiffres. La pénombre était telle que je ne pus distinguer celui de la porte devant laquelle Mycroft Holmes s’arrêta brusquement.
-Voyez-vous, monsieur Pandolfi, lorsque Sherlock m’a informé de la nécessité d’aller en Corse afin de poursuivre Moriarty, j’ai fait rassembler tout ce que les archives de nos ministères pouvaient contenir sur votre île. J’étais loin d’imaginer que nous possédions autant d’informations, même si je n’ignorai pas, bien évidemment, que nos intérêts stratégiques en Méditerranée sont fort anciens. Vous comprenez à présent pourquoi j’ai pu vous paraître si bien informé sur l’histoire de votre peuple et votre général Paoli.
-J’avoue, monsieur, que toutes vos connaissances m’ont vivement impressionné, répondis-je, cependant que Mycroft Holmes entrouvrait la porte devant laquelle nous attendions.
-Ce que vous allez voir à présent, cher ami, est une preuve matérielle de cet intérêt que nous avons toujours porté à votre terre. Mais c’est aussi l’une de ces preuves matérielles que mon frère a le don de savoir récolter pour accabler les coupables. Il ne s’agit pas de crime dans cette salle obscure. Il ne s’agit que d’un vol. Mais vous allez comprendre, mon ami. Attendez un instant avant d’entrer, il faut d’abord que je fasse un peu de lumière, dit Mycroft Holmes en pénétrant dans la pièce où il disparut dans l’obscurité.
Soudain la salle s’éclaira. Et brusquement je compris : le plan terrier de la Corse s’étalait devant moi ou plutôt, devrai-je dire, sous mes pieds. Les trente-neuf rouleaux, dessinés et aquarellés par les meilleurs cartographes entre le règne de Louis XV et le Directoire, se trouvaient là, rassemblés. Ils étaient posés à même le sol, protégés par d’épaisses plaques de verre.
J’étais fasciné, ébloui. Je marchais sur ma terre, j’évoluais au milieu de la carte de mon île comme si, par magie, les cartographes du XVIIIͤ siècle m’avaient inclu dans leurs relevés scrupuleux. Je ne pus maîtriser mon émotion ; mes yeux s’embuèrent, et je me mis à pleurer tant ce sentiment était troublant.
Etais-je devenu un homme-oiseau ? J’hésitai à avancer, comme pris d’un vertige. Puis je m’engageai et franchis mon île, ma terre, d’est en ouest, de la mer à la mer, en quelques pas. Après quoi, je voulus prendre ma mesure de l’île, et j’allai des Bouches de Bonifacio à la pointe extrême du Cap corse, puis, dans l’autre sens, du nord vers le sud. Je comptai chacun de mes pas, je vérifiai les enjambées, je m’assurai que mon île était bien là, à Londres, sous mes pieds.
Je ne rêvais pas. Tout cela était bien réel. Mycroft se tenait au fond de la pièce, au-delà de la pointe nord de l’île. Derrière moi, Sherlock Holmes était resté à l’entrée, debout sur les Bouches de Bonifacio. Et, moi, j’étais, là, comme le Gulliver de Swift en Laputa,[51] au-dessus de mon île de papier.
Je tentais d’embrasser la pièce du regard. Il me fallait en connaître les dimensions. Il me fallait mesurer l’assemblage des rouleaux. Sherlock Holmes devina mon intention.
-Prenez ceci, Pandolfi. C’est plus précis que les pas, me Sherlock Holmes en me tendant le mètre d’arpenteur qu’il gardait toujours avec lui.
A genoux sur le sol de verre, je mesurais les rouleaux du terrier avec précision. Le tableau complet qu’offrait leur assemblage mesurait dans sa longueur, du nord au sud de l’île, dix-huit mètres et soixante-douze centimètres. Dans sa largeur la plus grande, d’est en ouest, il était de neuf mètres et soixante-trois centimètres. Il s’agissait bien de la carte de mon île à l’échelle d’un dix-mille huit-centième, celle-là même que nous avions consultée avec Holmes à Ajaccio aux archives du département.
-Il y a donc trois exemplaires du plan terrier de la Corse, et non deux, contrairement à ce que j’ai pu vous dire à Ajaccio, Holmes.
-Non, monsieur Pandolfi, dit Mycroft Holmes. Officiellement, cette carte n’existe pas. Il n’y a que deux exemplaires de ce travail remarquable. L’un des deux fut remis au gouvernement britannique en 1796, avant la fin du royaume anglo-corse, et fut transféré à Londres, où il resta jusqu’à ce que votre ministère de la Guerre le rachète à l’Angleterre. Nous vous l’avons revendu bien volontiers. Les services de la perfide Albion ont simplement pris la précaution de faire établir une copie parfaitement exacte de ce merveilleux document. Mais cette copie n’existe pas, cher ami, et vous ne l’avez jamais vue, monsieur Pandolfi.
-Incroyable ! Vraiment incroyable ! dis-je, étourdi, riant presque tant la situation était cocasse. Mais dans ce cas, pourquoi me révéler son existence ? demandai-je.
-Il est rare, voyez-vous, que mon frère Sherlock se lie d’amitié, me répondit Mycroft. Ce qu’il m’a dit de vous, Ugo, et le fait que Sherlock vous conduise jusqu’à moi, m’incitent à penser qu’il existe entre vous une relation d’une exceptionnelle qualité. Aussi tenais-je à vous offrir quelque chose d’exceptionnel. Je n’ai rien trouvé de mieux que l’aveu de ce trésor dérobé et le silence auquel il nous oblige tous les trois. C’est ma manière à moi, cher ami, de vous remercier et de partager avec vous un peu de vos aventures. A ce propos, ajouta, très vite Mycroft, qui semblait vouloir ne laisser aucune place à son émotion, si vous profitiez de cette belle carte, Sherlock, pour me montrer l’itinéraire de votre périple. Votre première étape était à Ajaccio. C’est par là, Sherlock, que vous avez découvert cette île ? dit Mycroft en indiquant la direction avec son pied.
-Puisque l’heure est à la franchise, Mycroft, je dois avouer la vérité à mon ami Ugo, dit d’un ton grave Sherlock Holmes en s’approchant de moi. Je vous ai menti depuis le début, mon ami.
-Menti ? Vous ? Que voulez vous dire, Holmes ? Parlez !
-Mon voyage, avec vous, Ugo, n’était pas mon premier séjour dans votre île, répondit calmement Holmes en me souriant.
-Sherlock ! Vous voulez dire que...
-Que je m’étais déjà rendu en Corse, oui. Dix mois avant notre rencontre à Montpellier. Je ne pouvais rien vous révéler, mon ami. J’étais sur la piste de Bozzo et de l’école du crime de Sartène. Je venais de Naples, où j’avais obtenu confirmation que Moriarty avait un frère et que celui-ci vivait en Corse. Je me suis rendu dans votre île en passant par la Sardaigne, et je me suis installé à Sartène sous divers déguisements. J’y suis resté jusqu’au mois de juin 1893, suffisamment pour être sûr que le repaire de Moriarty était bien dans les environs et que le va-et-vient des notaires cachait quelque chose.
-Vous aviez donc obtenu vous-même les informations capitales que Réouven avait transmises au commissaire Le Villard et au lieutenant O’Near?
-Oui, Ugo, répondit Holmes en riant. Et pour une raison toute simple, mon ami : Réouven, c’est moi.
-Vous ? Mais alors, balbutiai-je, ébranlé par cette nouvelle révélation, pourquoi n’êtes-vous pas resté, Holmes ? Pourquoi avoir attendu ? Et pourquoi vous cacher sous l’anonymat de Réouven ?
-Si j’étais resté plus longtemps à Sartène, je risquais d’être découvert et de donner l’alerte à la bande de Moriarty. Je ne pouvais pas prendre le risque de le laisser m’échapper une nouvelle fois. D’autre part, je n’avais pas le droit d’agir seul, sans réunir notre comité. Enfin, avec le code de Réouven que j’avais déjà utilisé, j’étais sûr que nos amis ne douteraient pas un instant des informations qu’ils recevaient par ce canal. Il n’y avait pas d’autre solution. Le comité n’aurait jamais accepté que je me mette moi-même en danger en allant seul sur la piste de Bozzo à Naples, en Sardaigne et en Corse. Je n’avais pas d’autre choix. Il fallait que je sache, et cela à l’insu des membres du comité. J’étais donc contraint d’agir dans l’ombre. Vous connaissez toute l’histoire à présent.
-Vous avez pris des risques énormes, Sherlock, dis-je, avec une frayeur rétrospective. Si vous aviez été démasqué à Sartène, vous n’en seriez pas sorti vivant.
-Et nous ne nous serions jamais rencontrés à Montpellier, ajouta Holmes avec un petit rire.
-Justement, Holmes, à propos de notre rencontre, pourquoi avoir choisi de me demander de vous accompagner en Corse ? demandai-je. Vous n’aviez nul besoin d’un guide.
-C’est l’une des règles de notre comité, mon ami. Quelles que soient mes aventures, elles doivent avoir un témoin. Quant à la question de savoir pourquoi c’est vous que j’ai choisi, je vous répondrai que c’est là, la part qui revient à notre ami Maupassant.
-A Guy, Sherlock ? Que vous avait-il dit à mon sujet ?
-Tout ce que Guy de Maupassant m’a écrit vous concernant, Pandolfi, indiquait que vous étiez un honnête homme, au sens où on l’entendait au siècle dernier. C’est pour cela que j’ai voulu vous rencontrer et que j’ai choisi de vous faire mon complice, conclut Sherlock Holmes en m’entraînant avec son frère dans l’interminable couloir de l’étrange immeuble de Whitehall.
Revenus devant le siège du Diogène Club où nous laissâmes Mycroft, Holmes et moi prîmes un fiacre dont le cocher réussit à nous distraire de toutes les émotions de cette journée. L’homme pesta tout le long du chemin contre le chantier du Tower Bridge. Selon notre cocher, ces travaux allaient ruiner pour longtemps la circulation, déjà bien impossible, des rues de Londres. Avant de me déposer à mon hôtel, Holmes fixa notre prochain rendez vous. Nous devions nous retrouver à la station de fiacres de Park Lane, le lendemain, à partir de cinq heures.
-Sherlock, dis-je, comme nous étions sur le point de nous séparer. Je n’en reviens toujours pas que vous en soyez à votre deuxième voyage dans mon île.
-Savez vous, Ugo, que les guides destinés aux touristes affirment souvent qu’il faut au moins deux voyages pour bien voir la Corse, me lança Holmes, en riant dans la voiture qui l’emportait déjà.
Londres- Jeudi 5 Avril 1894
En avance sur l’heure de notre rendez vous, je me suis promené dans Park Lane. Cette artère est très fréquentée et je n’eus aucune peine à retrouver la station de fiacres où je m’étais fait déposer. Il était à peine cinq heures, lorsqu’un vieillard difforme qui se tenait derrière moi me heurta et fit tomber quelques livres qu’il portait sous le bras. Je les ramassai, non sans remarquer que l’un d’eux avait pour titre : L’Origine de la Religion des Arbres. L’homme était certainement un pauvre bibliophile qui, par métier ou par marotte, collectionnait les livres rares.
-Si vous cherchez de vieux livres, monsieur, je possède une petite boutique au coin de Church Street, me dit le vieil homme en me remerciant d’une voix qui grinçait bizarrement. Je serai très heureux de vous y voir, monsieur Pandolfi.
Je bondis et contemplai, stupéfait, cet homme qui connaissait mon nom. Qui était donc ce vieillard ? L’avais-je déjà rencontré ? Mon compagnon, retenu par quelque empêchement, l’avait-il envoyé ? Mais soudain, je compris.
-Holmes ! m’écriai-je. Est-ce bien vous ? Vous êtes méconnaissable. Ces favoris blancs...
-Moins fort, mon ami, murmura Holmes en m’entraînant. Venez, marchons. Vous allez assister au retour de Sherlock Holmes à Londres.
-Sous ce déguisement de bouquiniste ? demandai-je.
-Si vous ne m’avez pas reconnu tout de suite, Ugo, c’est qu’il est efficace. Et nous allons tenter la même expérience sur ce cher vieux docteur Watson.
-Mais lui vous croit mort depuis trois ans, Holmes. Ne craignez-vous pas que le choc soit trop grand ?
-Allons, Pandolfi, Watson n’est pas aussi sensible que vous. Et puis, si tout se passe selon mes prévisions, l’expérience sera de courte durée. Mon hagiographe ne devrait pas me reconnaître en pleine rue. Nous approchons, Pandolfi.
-Comment allez-vous me présenter à lui ? demandai-je.
-Il est inutile que vous rencontriez Watson, Ugo. Cela risquerait de déranger mes plans. Vous observerez la scène de loin. Ensuite, je disparaîtrai dans la foule. Si tout va bien, je vous retrouverai demain à la gare avant votre départ.
-Mon départ ? Demain ? Mais Holmes, nous venons à peine de...
-Ne discutez pas mon ami. Mycroft a tout arrangé. Il vous accompagnera lui-même si, par malheur, cette nuit m’était fatale...
-Fatale ? Cette nuit ? Qu’allez-vous faire, Holmes ? Sherlock, mon ami...
-Ne vous inquiétez pas, Ugo, j’ai tout prévu. Lestrade et Watson m’accompagneront. Venez, maintenant. Nous sommes presque arrivés. Ne dites plus rien !
Nous arrivâmes au bout de Park Lane, prés d’Oxford Street. Il y avait là tout un groupe de badauds qui regardaient en l’air, rassemblés devant une maison sise au numéro 427.
-L’acteur entre en scène, chuchota Holmes à mon oreille en serrant délicatement mon bras. A demain, mon ami.
Holmes se faufila dans la foule et se plaça juste derrière un gros homme moustachu. Il attendit que celui-ci recule et le heurte. Holmes laissa tomber les vieux livres qu’il gardait sous son bras. L’homme à la moustache se baissa pour les ramasser et s’excusa auprès du vieil homme. Holmes grommela et vira sur ses talons d’un air méprisant.
Je venais d’apercevoir le docteur Watson.
Je ne sais pas quel terrible danger court cette nuit mon compagnon. Demain, il m’expliquera tout. Mais demain me fait peur. Sherlock Holmes a décidé mon départ. Je dois lui obéir, je quitterai Londres. Demain…Il le faudra bien.
[1] Alexandre Yersin (1863-1943) ne reçut certainement jamais l’infect bocal transporté de Corse. Ce jeune médecin formé à l’Institut Pasteur et qui, à partir de 1890, profita d’un voyage en Indochine, pour explorer les hauts plateaux de Cochinchine et d’Annam, se rendit en 1894 à Hong-Kong afin d’étudier l’épidémie de peste qui ravageait alors la Chine méridionale. Là, en juin 1894, dans une dérisoire paillote transformée en laboratoire, Alexandre Yersin réussit à isoler en trois semaines le bacille de la peste (Yersinia pestis) et à identifier le rat comme vecteur de l'épidémie. Après un retour à Paris, en 1895, où il mit au point avec Calmette et Roux un vaccin et un sérum contre la peste, Alexandre Yersin se consacra au développement des Instituts Pasteur fondés à Hanoi, Saigon, Nha Trang et Dalat. Devenu le premier doyen de la faculté de médecine de Hanoï en 1902, Yersin épousa une indigène et vécu au sein de la population dans le village de Soui Dau, près du port de Nha Trang (Annam), jusqu’à sa mort sous l’occupation japonaise.
[2] Il s’agit là sans aucun doute d’une allusion directe à des indications fournies par le détective bien avant l’ouverture du dossier corse. On sait, depuis toujours, que Sherlock Holmes avait pisté plusieurs chèques de Moriarty concernant son train de maison à Londres et que ceux-ci étaient tirés sur six banques différentes. Arthur Conan Doyle, lui-même, ne manquera pas d’utiliser cette information dans les tous premiers des douze feuilletons de The Valley of Fear (La vallée de la peur) qu’il livrera au Strand Magazine entre septembre 1914 et août 1915. Quant aux cinq banques anglaises auxquelles fait allusion le lieutenant O’Near, il s’agit sans conteste des fameuses « big five ». Toutes membres de la chambres des compensations, les grandes banques de dépôt (Joint Stock Banks), dont Midland Banks, Lloyd Bank et Westminster Bank sont les plus anciennes, étaient surnommées The Big Five, les cinq grosses . Elles recevaient la majeure partie des dépôts privés, à la différence des banques commerciales ou des banques d’escompte qui, dans le système britannique, étaient strictement spécialisées dans le soutien au commerce intérieur ou dans les transactions internationales. Cette particularité du système britannique explique peut être l’intérêt d’un criminel tel que Moriarty pour le système bancaire français, plus complexe que celui qui suppose l’opposition classique entre banques de dépôt et banques d’escompte.
[3] S’il s’agit comme il est difficile de ne pas l’imaginer de la caisse de rentes créée à Zurich en 1857 par le légendaire Conrad Widmer, on peut dire que cette institution financière suisse a pris depuis l’époque de Sherlock Holmes une dimension planétaire. La Schweizerische Rentenanstalt est plus connue de nos jours sous le nom du groupe Swiss Life.
[4] Nos recherches sur ce point ne nous ont pas permis de confirmer ou d’infirmer cette méchante allusion aux éventuelles activités financières du Vatican que l’ingénieur Ugo Pandolfi prête au lieutenant O’Near. Les traces même d’une quelconque banque Rosiano n’apparaissent nullement dans les archives italiennes concernant les activités financières dans la région de Lugano à cette période.
[5] En anglais dans le texte.
[6] Idem
[7] Idem
[8] Sherlock Holmes excluant lui-même la supposition de l’ingénieur Pandolfi d’un anagramme, il serait présomptueux et ridicule de proposer ici à nos lecteurs une solution autre que celle retenue par l’infaillible détective. Nous ne pouvons donc que déconseiller fortement une telle recherche, dont les résultats éventuels ne pourraient fournir qu’une probabilité de sens tout à fait fortuite et par là même totalement indépendante de la volonté de l’auteur de ce récit, vieux -faut-il le rappeler- de plus d’un siècle.
[9] Un myriamètre vaut dix kilomètres, soit un peu plus de deux lieues.
[10] Cet
instrument existe encore bel et bien. Il s’agit d’une pièce unique dont la
taille est effectivement plus petite que celle d’un violoncelle normal. L’instrument qui subit de nombreux dommages,
fut toujours conservé dans la maison Filippi jusqu’à sa restauration en 1993,
soit un siècle après le passage de Sherlock Holmes à Moïta. Celle-ci fut confiée à Ugo Casalonga, luthier
à Pigna, en Balagne (Haute Corse). Dans
son édition datée du 15 août 2000, le très sérieux journal Le Monde
précise même à propos de cet instrument qu’il possède une sonorité
spécifique, mais ajoute que, selon les spécialistes, le violoncelle de
Moïta n’autorise pas de grande virtuosité et ne peut aborder qu'un
répertoire restreint. Le trop court
témoignage fourni ici par l’ingénieur Ugo Pandolfi sur les premières mesures
d’une pièce de Bach jouées par Sherlock Holmes incite néanmoins à penser le
contraire.
[11] En langue italienne dans le texte. « Pour faire des cordes de violon : Intestins de castrat caprin ou ovin Cordon
majeur quatre fils - cordon deuxième fils trois - moyenne deux fils cantine un fil... et on laisse ceux-ci très bien et
ensuite on les tord avec une main et avec l'autre triturant toujours avec les
doigts jusqu'à ce que le gras sorte et qu'ils soient bien purgés, et on les
étale pour qu'ils s'essuient. »
Cette traduction ainsi que celle présentée
dans la note ci-dessous sont celles que retient
le site consacré à la promotion du village de Moïta (ou Moita) ainsi
qu’à l’œuvre du luthier Francescu Filippu Filippi. Moïta organise depuis 1999, avec le concours
de l’association A Cunfraterna di A Serra et le violoncelliste Paul-Antoine de
Rocca-Serra, les rencontres de violoncelles. Cette belle manifestation musicale
a lieu généralement au mois de juillet.
[12] En langue
italienne dans le texte. « De la manière de faire de la colle de fromage pour
coller du bois et autre chose. Prendre du fromage, le moins gras qui
se puisse trouver et le faire bouillir dans l'eau et le travailler avec les
mains jusqu'à ce qu'il n'ait plus aucune graisse d'aucune sorte, et quand il
est bien purifié on le bat contre un caillou bien lisse, et quand il est
défait, on y met un peu de chaux vive en poudre et on les mélange jusqu'à ce
qu'il devienne liquide et courant. Mais
celui qui voudrait la rendre plus forte et admirable doit faire
ainsi : quand le fromage cuit, le
laisser lisse depuis le début de sorte qu'elle (la colle) soit un peu
consistante et quand on broie la colle y ajouter autant de blanc et bien la
battre, et ce sera une colle très puissante qui résiste à l'humidité et au
chaud.» (Source : http://perso.wanadoo.fr/moita-corsica/index.htm
)
[13] Cette affirmation de miss Diana Bell que rapporte Ugo Pandolfi est exacte. Aconitum napellus corsicum est l’une des espèces endémiques à la Corse particulièrement localisées. Ce bel aconit, très toxique et qu’il faut éviter de cueillir, se trouve exclusivement en bordure des pozzines du plateau du Cuscionu et dans ses environs.
[14] Dans son Essai sur la détection des traces de pas, Sherlock Holmes s’intéresse tout particulièrement à l’utilisation du plâtre de Paris pour préserver les empreintes. Par contre, cet essai comporte peu de références aux techniques de moulage des différentes empreintes animales non humaines.
[15] Ces précisions concernant la date du 6 janvier et l’age du détective valident une information capitale pour tous les holmésologues. A ce point de son récit, l’ingénieur Ugo Pandolfi ne fait pas moins que confirmer en effet la biographie particulièrement informée et précise établie par l’extraordinaire et incontournable Sherlock Holmes of Baker Street : A life of the world’s first consulting detective publiée, en 1962 aux Etats-Unis, par William S. Baring-Gould.
[16] Les termes utilisés par Ugo Pandolfi dans cette description des Calanches sont indiscutablement à rapprocher d’un récit de Guy de Maupassant intitulé Histoire corse publié dans Gil Blas le 1er décembre 1881. Ce rapprochement s’impose, même si dans le contenu du journal de l’ingénieur Ugo Pandolfi tout semble indiquer que celui-ci n’a jamais eu connaissance d’une telle publication.
[17] Le récit intitulé Histoire corse paru en décembre 1881 dans Gil Blas confirme tout à fait ce témoignage de Ugo Pandolfi. A la différence cependant d’avec le journal de Pandolfi, le récit publié par Maupassant ne mentionne pas que l’écrivain était accompagné lors de cette traversée à cheval des Calanches.
[18] Le récit de cette excursion que Sherlock Holmes affirme ici avoir lu ne peut être que le texte intitulé Histoire corse du 1er décembre 1881 que Ugo Pandolfi ignore. L’ignorance par l’ingénieur corse de ce récit de Guy de Maupassant n’est paradoxale qu’en apparence. En effet ce récit publié dans Gil Blas le 1er décembre 1881 parut sous la signature de Maufrigneuse et non pas sous celle de Guy de Maupassant. L’usage de ce pseudonyme et, peut être, la discrétion entretenue par l’écrivain lui-même, expliquent sans doute que l’ingénieur Ugo Pandolfi ignora tout de l’affaire d’Evisa jusqu’à ce que Sherlock Holmes la lui révèle en janvier 1894.
[19] Ce commentaire de Sherlock Holmes qui tient de la confidence est d’autant plus intéressant que la sexualité est l’un des aspects du comportement humain totalement absent de l’ensemble des récits composant le canon des aventures du célèbre détective londonien. Arthur Conan Doyle avait cependant livré dans sa nouvelle The Beryl Coronet (Le Diadème de Beryls) publiée en mai 1892 dans The Strand Magazine, une remarque similaire à celle que rapporte ici Ugo Pandolfi. Mais, chez Conan Doyle, le commentaire de Sherlock Holmes ne concernait strictement que les femmes. Le complément masculin qu’apporte le récit de l’ingénieur corse permet de penser que la misogynie généralement attribuée au roi des détective est peut être moins grande que celle de ses hagiographes.
[20] Ou Aitone, puisque la graphie de la langue corse ne connaît pas l’accentuation du tréma. C’est pour la même raison que Moïta, où Holmes fit l’acquisition de son violon, s’écrit de nos jours Moita.
[21] L’auteur de La Streghe (La Danse des Sorcières), le violoniste virtuose Nicolo Paganini (1782-1840) avait l’habitude sur scène d’interpréter cette œuvre en ne conservant qu’une seule corde à son instrument. Paganini composa vingt quatre Caprices pour violon seul.
[22] Cette remarque, ainsi que la description de Padivoria Calabretti que livre Ugo Pandolfi, a suscité l’attention de nombreux holmésologues avertis tant en France qu’à l’étranger. Les qualités physiques et morales attribuées par l’ingénieur corse à la veuve Calabretti correspondent en effet assez bien à des caractères féminin auxquels Sherlock Holmes ne semble pas insensible. A deux reprises, au moins, chez des femmes rencontrées lors de ses aventures, le détective avait remarqué des traits comparables à ceux de Padivoria Calabretti. La relecture attentive de The Copper-Beaches (Les Hêtres rouges) et de The Naval Treaty (Le Traité naval), respectivement publiés dans The Stand Magazine en juin 1892 et en septembre 1893, ne laisse aucun doute à ce sujet.
[23] Auguste Vaillant fut guillotiné le 5 février 1894. Une semaine plus tard, le 12 février, Emile Henri fut arrêté au café Terminus à proximité de la gare Saint Lazare, sur les lieux même où il venait de commettre un attentat à la bombe qui fit un mort ainsi qu’une vingtaine de blessés. Jugé en juin 1894, Emile Henri qui avoua également être l’auteur de l’attentat commis le 8 novembre 1892 contre le commissariat des Bons-Enfants, au Palais Royal, fut condamné à mort et exécuté le 5 février 1895, un an, jour pour jour, après Auguste Vaillant.
[24] En raison d’une épidémie, les restes de Nicolo Paganini, mort à Nice en 1840, ne furent en effet transférés à Gênes qu’en 1844.
[25] Cette précision nautique du détective que rapporte Ugo Pandolfi est tout à fait pertinente. L’orthodromie entre la pointe du Cap corse et la rade de Cannes indique un cap au 295 et rencontre l’extrémité nord-est de la plus grande des îles de Lerins.
[26] Ce n’est qu’au XXͤ siécle, dans les années 1960, que des scientifiques s’intéressérent avec l’aide du CNRS aux fouilles terrestres et sous-marines des îles Lavezzi. Mais, hélas, ces recherches ne furent pas poursuivies longtemps. L’île Cavallo, où se trouvaient des carrières de granit exploitées par les Romains et où l’on trouvait sur le sol, comme sur l’île de San Bainzo, des débris de colonnes ébauchées, est de nos jours une île quasiment privée surnommée « l’île des milliardaires ».
[27] La frégate La Sémillante fit naufrage dans l’archipel des Lavezzi en 1855. Dans les Lettres de mon Moulin, Alphonse Daudet a écrit de belles pages sur les victimes de cette terrible catastrophe maritime.
[28] Cette observation ornithologique du narrateur est particulièrement intéressante. Le « gabian » dont parle l’ingénieur Ugo Pandolfi en usant d’un italianisme est certainement Larus audouinii, le goéland d’Audouin, appelé Gabbiano corso en langue italienne. Il possède un gros bec rouge sombre avec une barre noire et une pointe jaune et pêche volontiers en pleine mer. Tout différent est le véritable goéland railleur, Larus genei, appelé en langue italienne Gabbiano roseo. Celui-ci est semblable à la mouette rieuse. C’est un migrateur partiel dont la limite nord de l’habitat en hiver permet d’accréditer l’observation rapportée ici.
[29] Cette remarque, qui témoigne à nouveau du caractère intime des relations que purent entretenir Guy de Maupassant et Ugo Pandolfi, atteste également la bonne connaissance qu’eut celui-ci de la mère de l’écrivain. Madame de Maupassant pratiquait très couramment plusieurs langues, dont l’anglais, le latin et le grec. Philologue reconnue, elle avait l’habitude, à Cannes, de recevoir régulièrement des professeurs de langues et des savants.
[30] Un tel paysage n’est pas rare en rade de Cannes à l’heure du couchant. François Tassart, dans les mémoires qu’il consacra à ses années passées au service de Maupassant, entre 1883 et 1893, décrit un coucher de soleil en baie de Cannes en des termes assez identiques à ceux qu’emploie l’ingénieur Ugo Pandolfi dans ce passage.
[31] Allusion tout à fait directe à la Librairie Hachette et Cie, dont le siège en cette fin du XIXem siècle était, à Paris, au numéro 79 du boulevard Saint Germain.
[32] Ugo Pandolfi fait référence à l’imprimeur Paul Brodard, installé à Coulommiers, qui assura effectivement à cette époque l’impression de la collection des guides pratiques dirigée par Paul Joanne pour le compte de la librairie Hachette et Cie.
[33] Tous les détails concernant son buste fournis ici par Sherlock Holmes à ses trois amis français, ainsi que la clairvoyance dont fait preuve le détective lors de cette conversation, seront confirmés par les dramatiques événements qui se dérouleront à Londres dans la nuit du 5 au 6 avril 1894. Comme tous les lecteurs de Conan Doyle le savent depuis la parution, en octobre 1903, dans The Strand Magazine, de The Empty House (La Maison vide), le colonel Moran tenta cette nuit là de loger une balle creuse dans le crâne du locataire de Baker Street qui était enfin de retour en Angleterre.
[34] Arthur Conan Doyle ne manquera pas d’utiliser cette information et le commentaire qu’elle suscite de la part de Sherlock Holmes dans le roman en douze feuilleton publié par The Strand Magazine entre septembre 1914 et août 1915 sous le titre The Valley of Fear (La Vallée de la peur).
[35] Il s’agit certainement de la Légion d’honneur dont Sherlock Holmes fut nommé chevalier. Il est cependant impossible de préciser la date officielle exacte de cette décoration. Néanmoins, de nombreux holmésologues la situent sous la présidence de Jean Casimir-Perier (1847-1907) qui ne fut élu président de la République que le 27 juin 1894 et dut démissionner dès le 15 janvier 1895.
[36] Trois mois plus tard, le 24 juin 1894, à Lyon, le Président de la République Marie-François Sadi Carnot, qui inaugurait une exposition, fut assassiné d’un coup de couteau par l’anarchiste italien Santo Caserio. Celui-ci fut exécuté le 15 août suivant.
[37] Ces deux grands savants marquèrent le XIXͤ siècle, à
un moment où la cristallographie devint l'étude des cristaux constituants des
minéraux, tandis que la minéralogie se consacra à l'étude des minéraux
constituants des roches. Alfred Des Cloizeaux (1817-1897) étudia les
propriétés optiques des cristaux. Il découvrit la polarisation rotatoire du
sulfate de strychnine et participa
également à l'essor de la pétrographie moderne.
Auguste Bravais (1811-1897) professeur de
physique à l'Ecole polytechnique, développa la théorie et l'outil mathématique
des assemblages réticulaires dans les cristaux.
[38] Il ne peut donc s’agir que de Misia Godebska, qui épousa le fondateur de La Revue Blanche, Thadée Natansson, au printemps 1893. Cette fortuite et furtive rencontre de Sherlock Holmes avec Misia Natansson que rapporte Ugo Pandolfi, ne manque pas d’intérêt à double titre. D’abord, parce que Misia Natansson fut en réalité le grand amour secret du peintre Edouard Vuillard, dont elle inspira les peintures des années 1895 à 1900. Ensuite et surtout, parce que l’une de ces œuvres, La Nuque de Misia, une huile sur carton réalisée par Vuillard entre 1897 et 1899, permet, faute de lui donner un visage, d’avoir au moins une idée de la troublante beauté de la brune Padivoria Calabretti. Les nombreuses épreuves réalisées à la gélatine argentique par le peintre lui-même à partir de 1897 contiennent quelques portraits de Misia Natansson, photographiée à Cannes, dans la villa du couple où Vuillard fut souvent invité. L’une de ces photographies, datant de 1901, montre Misia Natansson de profil en voiture à Cannes et permet d’imaginer quel charme devait avoir Padivoria Calabretti, l’amie corse qui arrêta Holmes à Evisa. Le lecteur curieux consultera avec profit le catalogue de la plus importante exposition jamais consacrée à Edouard Vuillard, présentée en 2003 et 2004 à Washington, Montréal, Paris et Londres.
[39]
L’écrivain rapporte dans un court texte daté de 1882 qu’il a rencontré l’un de
ces animaux à l’occasion d’une sortie en mer à Bonifacio. Maupassant, qui ne
fait aucune allusion à la présence de son ami Ugo Pandolfi, affirme également
qu’on lui a raconté à Ajaccio que des phoques, parfois, allaient jusqu'aux
vignes qui bordent la mer, pour y manger du raisin. Maupassant, incrédule, ajoute : « je
ne me figure pas bien un phoque un peu pochard dansant un cancan sur la
berge ».
[40] En anglais dans le texte. Afin de préparer le succès de An account of Corsica, James Boswell distilla dans diverses gazettes des extraits du récit de son voyage. Il inventa même, dans la London Chronicle, les aventures feuilletonesques d’un agent secret du gouvernement corse qu’il nomma Romanzo. The Journal of a Tour to Corsica est un texte autonome qui est cependant inséparable de An Account of Corsica, the Journal of a Tour to that Island and Memoirs of Pascal Paoli paru à Glasgow et à Londres le 13 février 1768.
[41] Lord Grafton était premier Lord de la Trésorerie à l’époque où, exilé, Pascal Paoli arriva, pour la première fois, en 1769, en Angleterre.
[42] Les banquiers et les marchands de la City, qui avaient été les principaux bailleurs de fonds de la cause corse, étaient également les principaux soutiens de John Wilkes (1727-1797) pamphlétaire et chef de l’opposition aux tories et à Georges III. Par prudence et par crainte d’être instrumentalisé par les partisans de Wilkes, Pascal Paoli refusa de rejoindre l’Association des Amis de Wilke lorsque celui-ci fut exclu du Parlement pour atteinte à l’autorité royale. Comme l’écrit fort bien Paul-Michel Villa dans son ouvrage L’autre vie de Pascal Paoli : la déception des partisans de Wilke fut à la mesure de leur générosité passée. Leur sympathie se mua en colère. Leur presse couvrit Paoli d’insultes et l’accusa de s’être vendu au roi pour le prix de sa pension.
[43] Le pasteur protestant Andrew Burnaby (1734-1812) qui avait été vice-consul d’Angleterre à Livourne, avait rencontré Paoli, en Corse, dès 1766. Il assura également, durant cette même période, le passage des fonds qui étaient collectés en faveur des insurgés corses.
[44] Le moraliste et lexicographe Samuel Johnson (1709-1784) et le peintre sir Joshua Reynolds (1723-1792) fondateur de la Royal Academy of Fines Arts, fondèrent ensemble le très fermé Literary Club. James Boswell (1740-1795) publia, en 1791, la Vie de Samuel Johnson, qui est toujours considérée comme l’un des chefs d’œuvre biographique de la littérature anglaise.
[45] Selon les sources autorisées de la Grande Loge Unie d’Angleterre, la Loge du Prince de Galles dans laquelle Pascal Paoli fut admis le 21 février 1800 et à laquelle le Prince de Galles, lui-même, donna le nom du héros corse, fut fondée le 20 août 1787.
[46]
Horatio Nelson, duc de Bronte (1758-1805) fut tué, au nord-ouest du détroit de
Gibraltar, à la bataille décisive de Trafalgar qu’il remporta sur la flotte
franco-espagnole.
[47] Le peintre Richard Cosway, célèbre autant pour ses miniatures que pour ses excentricités, a peint le portrait de Pascal Paoli en 1784. Celui-ci fut exposé au Salon de la Royal Academy en 1798. Cette huile sur bois est aujourd’hui conservée au Palazzo Pitti à Florence.
[48]
Maria Hadfield, née à Florence en 1760, épousa, à Londres, à l’age de vingt
ans, le peintre Richard Cosway. Venue à Paris en 1801 afin de reproduire les
œuvres de la Grande Galerie du Louvre, Maria Cosway deviendra très vite la
conseillère artistique et l’amie intime
du collectionneur Joseph Fesch
(1763-1839). Elle mourut à Lodi en 1838.
Sur les relations que Maria Cosway entretint avec Pascal Paoli et la
correspondance qu’ils échangèrent longtemps, on lira l’excellent ouvrage de
Paul-Michel Villa, L’autre vie de Pascal Paoli, publié en 1999 aux
éditions Piazzola, qui livre des lettres inédites de Paoli découvertes à Londres.
[49] Aussi incroyable qu’il paraisse, cet aveu surprenant de Mycroft Holmes que rapporte Ugo Pandolfi, trouvera sa confirmation quatre- vingt-seize ans plus tard dans les travaux de l’historien britannique John Mac Earlan, publiés, en 1990, sur les archives des services secrets de la Couronne. Familier de Paoli, depuis leur fuite commune de Porto Vecchio en 1769 Philippe Massiera, instigateur de l’engagement des Corses aux sièges de Mahon et de Gibraltar, était en réalité un agent secret au service de l’Angleterre. Dès la prise de la Bastille, il passa de Londres à Paris afin de préparer le retour en Corse de Paoli. De 1789 à 1790, Massiera adressa au service britannique de renseignements d’Evan Nepean, pour qui il travaillait directement, plusieurs rapports et documents secrets sur la situation française. L’un d’eux proposait le passage de la Corse sous contrôle britannique.
[50] Le baron de Neuhoff, né à Cologne en 1694, débarqua en Corse le 12 mars 1736. Il accosta sur la plage d’Aleria à bord d’un navire battant pavillon anglais. Les historiens s’accordent, de nos jours pour dire que Théodore de Neuhoff était l’instrument d’une diplomatie interlope et qu’il était à la solde d’une puissance européenne.
[51] Dans les Voyages de Gulliver (1726) de l’irlandais Jonathan Swift (1667-1745), Laputa est une île volante habitée par des savants, tandis qu’à Lilliput les habitants ne dépassent pas six pouces.
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