Mercredi 15 novembre 1893 – Montpellier
Me voilà sur la place de la
Comédie, désoeuvré, heureux de l’être et en proie à une folle excitation. Après quatre années de rude labeur passées au
milieu du tourbillon de vie parisienne, je reprends la tenue de mon
journal. La capitale est une merveille
de lumières et de curiosités. Mais
depuis plusieurs mois et la disparition, en juillet, de Maupassant, je n’ai
plus le même goût pour les rencontres mondaines. L’achèvement de mes travaux géologiques m’a
beaucoup aidé à accepter la perte de ce bel ami à qui je dois tant.
Mon petit guide des richesses
géologiques et minières de l’île de Corse a bien du succès, y compris auprès de
cette nouvelle clientèle des libraires scientifiques que sont les voyageurs
d’agrément. A la veille de mon départ de
Paris, mon éditeur m’a du reste assuré qu’une traduction anglaise pourrait être
envisagée l’an prochain. Je lui ai bien
évidemment donné mon accord, d’autant qu’il s’inquiétait visiblement de ma
soudaine décision de me rendre à Montpellier avant de retourner en Corse. Je crois cependant que le cher homme exagère
l’intérêt des sujets de la reine Victoria pour mon île.
Nous verrons bien. Pour l’instant,
ma curiosité est ailleurs. Elle a trait
à la mystérieuse convocation à la suite de laquelle je me retrouve en
Languedoc, et qui semble liée, pour une raison que j’ignore, à mon amitié avec
Guy. Car si je suis à Montpellier, je ne
sais pas vraiment pourquoi, encore moins à cause de qui !
J’ai relu vingt fois le câble
incroyable et lapidaire qui a tout déclenché.
Il est là, dans la poche de mon veston.
Il ne m’a pas quitté de tout le voyage.
Je le relis une fois de plus : Besoin de votre aide comme GDM
dans l’affaire Saverini. Retrouvons nous
à l’hôtel du Midi à Montpellier à partir du 16 novembre. En souvenir de Longosardo. Sigerson
Mon excitation est à son comble.
Si je ne sais rien de ce Sigerson, il semble, lui, ne rien ignorer de mes
anciennes aventures en compagnie de Maupassant entre Bonifacio et ce hameau
sarde de Longosardo que peuplent les bandits corses. C’est là que la veuve de
Paolo Saverini, déguisée en homme, vengea, un dimanche matin, à l’aide de sa
chienne affamée, la mort de son enfant, Antoine, en faisant dévorer son
assassin, Nicolas Ravolati, par sa chienne affamée.
L’histoire de cette vendetta
est publique depuis bientôt une dizaine d’année, grâce au récit qu’en
livra Guy de Maupassant dans Le Gaulois. Par contre, personne ne connaît la part qui
fut la mienne dans les enquêtes corses de Maupassant.
Comment ce Sigerson peut-il
connaître ce secret ? Qui est-il
donc ? Il me le faut le découvrir. C’est pour cette raison -et Sigerson l’a bien compris- que je ne pouvais
qu’obéir à ce câble pressant.
J’ai hâte que le jour se
lève. Dormir même m’est insupportable,
dans cette chambre d’hôtel retenue à l’avance par mon mystérieux correspondant.
Jeudi 16 novembre
Je suis malade ! J'ai la fièvre ou plutôt un énervement
fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps ! Mon état, vraiment, est bizarre. Ce Sigerson a hanté toute ma nuit. J'ai peur... De quoi ?... Je ne redoutais rien jusqu'ici...Afin de me
calmer, dès les premières heures du matin, je me suis soumis aux douches et
j’ai bu du bromure de potassium. L’agitation de l’hôtel commençait à peine
quand, prêt à affronter cet inconnu qui m’avait convoqué, j’allais interroger
le concierge.
- Monsieur Pandolfi, dit
aussitôt celui-ci en me voyant, Monsieur Sigerson vous attend dans le grand
salon. Vous n’y serez pas dérangé.
Là, seul sous l’immense verrière,
un homme à l’air vif et décidé se dirigea vers moi dès mon entrée. Il était très grand et particulièrement
mince. Il devait avoir à peu près mon
âge.
- Monsieur Ugo
Pandolfi ! C’est bien
vous ! Je vous dois avant tout des excuses pour cette
invitation un peu cavalière. Mais vous
êtes là, c’est l’essentiel, dit-il en me regardant d’une manière singulièrement
pénétrante, tout en m’invitant d’un geste à m’asseoir. Si nous déjeunions confortablement
? Du café ou du thé ?
- Je suis en effet venu, Monsieur
Sigerson, répondis-je sidéré par l’assurance de ce personnage dont le profil
avait quelque chose d’un oiseau de proie.
Mais je ne sais rien de vous et vous me devez, je crois, bon nombre
d’explications. D’abord, pourquoi
êtes vous si sûr de mon identité ?
Nous ne nous sommes jamais rencontrés.
Pour ma part, j’en suis certain.
Du café ? Oui, du café bien
sûr...
- Vraiment ? répliqua-t-il
avec une sorte de petit rire assourdi.
Puis il ajouta, voyant que le
maître d’hôtel s’approcher de notre table :
- Je vais tout vous dire,
Monsieur Pandolfi, mais avant cela passons notre commande.
Sigerson commanda donc notre déjeuner,
avec du café pour tous les deux, ainsi que des œufs au jambon et un pot de miel
pour lui. L’employé s’éloignait à peine que j’explosai
littéralement.
- Que signifie l’ironie de ce
« vraiment », monsieur ?
- Pardonnez-moi encore. J’allais simplement vous préciser que nous
avons déjà été, hélas, réunis au moins
une fois par le passé, mais que vous
n’étiez pas en mesure d’y prêter attention alors...Et aussi…qu’il est déconseillé de prendre du café après
l’absorption à jeun de bromure de potassium.
- Comment diable... ?
C’est trop fort ! m’exclamai-je au
comble de la surprise, sans pouvoir décider laquelle des deux affirmations de
ce singulier personnage me choquait le plus.
Relevant son proéminent menton,
Sigerson me toisa de ses yeux gris-bleu d’où émanait une force froide. Il n’y avait aucune ironie dans son léger
sourire. Il semblait m’attendre, sans animosité,
comme un boxeur qui patiente le temps que son adversaire se relève après que le
coup ait porté.
-On le comprenait, parce qu'il
était la clarté, la simplicité, la mesure et la force. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de cet
éloge ? dit-il avant de mettre une cuillerée de miel dans le fond de sa
tasse.
- Zola ! Je veux dire Maupassant...Bien sur que je me
souviens ! Je n’oublierai jamais ce
jour sinistre. La douleur...Cette chaleur écrasante...Notre tristesse à
tous...Vous étiez là ? A
Paris ?
- Comme vous, Monsieur Pandolfi,
oui. Dans la foule de ses amis, qui
l’accompagnaient au cimetière de Montparnasse.
- Excusez mon emportement, dis-je
sur un ton assez ému, soudain apaisé par ce souvenir partagé des obsèques de
Guy de Maupassant.
Cet inconnu qui gardait en
mémoire les paroles qu’Emile Zola, si bouleversé, avait prononcées devant la
fosse d’une voix étranglée, ce Sigerson, brusquement me semblait proche. J’oubliais sa volontaire assurance, son
profil d’aigle, l’outrecuidance de son câble.
Il admirait Maupassant et cela suffisait. Nous avions partagé la douleur d’un 8
juillet, celle de la perte d’un être qui nous était cher à tous deux ; nous
allions pouvoir faire plus ample connaissance.
J’avais des tas de questions à lui poser. Désormais, je n’avais plus peur de cet
inconnu surgi de nulle part, je pouvais l’aborder sans crainte…bien qu’en
évitant toutefois de lui demander trop vivement par quel mystère il était au
courant pour mon bromure matinal.
-Je suis parfois un peu sanguin,
Monsieur Sigerson, et notre rendez-vous m’a fait passer une très mauvaise nuit,
je dois vous l’avouer. Je suis sûr que
vous voudrez bien à présent m’en apprendre un peu plus sur vous, avant de me
dire le prix qu’il vous a fallu payer pour vous informer de mes habitudes
auprès du personnel de cet excellent hôtel ?
- Sigerson n’est qu’un incognito
de voyage mon cher ami. Je vous
révèlerai tout à l’heure ma véritable identité et les raisons de notre
rencontre. Sachez avant tout que c’est notre ami écrivain qui,
répondant à ma demande, il y a environ huit à neuf ans de cela, concernant la vengeance de la veuve
Saverini et d’autres affaires criminelles, me raconta dans les détails comment
vous l’aviez aidé à mener son enquête en Corse.
Monsieur de Maupassant m’assura que vous étiez, outre un excellent
géologue, le guide idéal pour celui qui voudrait suivre sur votre île les
traces de personnages très soucieux de n’en laisser aucune.
- Guy était un pessimiste, mais
nous nous aimions beaucoup. Il a exagéré mes talents. Mais pourquoi, si je peux vous interroger sur
ce point, vous intéressez vous à la vengeance de cette Saverini ?
- Pas à elle, monsieur
Pandolfi. A sa chienne ! Sémillante, si ma mémoire est bonne.
- Sémillante ? Non !
Maupassant l’appelle ainsi dans son récit pour Le Gaulois afin de renforcer sans doute le côté tragique de
l’histoire. Mais la bête répondait à un
autre nom, plus commun aux chiens de nos bergers. Je ne m’en souviens pas ! Mais comment connaissez vous ce
récit ? Par Le Gaulois ? Vous étiez
donc en France en...1887, c’est cela ?
Vous résidez à Paris depuis longtemps ? Enfin, je veux dire, votre nom...Sigerson...Quelle
est votre nationalité ? Vous êtes
étranger, n’est-ce pas ? Votre
élocution est parfaite, mais il me semble...Oh ! pardonnez cette inquisition. Je suis décidément impossible.
Sigerson me regardait avec un
amusement certain. Il prit la cafetière
et remplit délicatement chacune de nos tasses avant de me répondre le plus
tranquillement du monde :
-Oui. Non.
Non. Oui. Voulez-vous du miel
dans votre café ? Celui-là est
vraiment excellent.
- Oui ? dis-je
distraitement, tout en cherchant à me rappeler dans quel ordre j’avais posé la
cascade de questions auxquelles mon interlocuteur venait de répondre.
- C’est l’un de mes
correspondants en France qui m’a adressé le journal dans lequel Maupassant
racontait la vengeance de la femme Saverini.
C’est le moyen de sa vendetta,
comme vous dites, qui me passionnait, et l’usage que l’on peut faire d’un
animal à des fins criminelles. J’espère
bien avoir le temps un jour d’écrire une petite monographie sur l’utilité des
chiens dans le travail des détectives.
- Vous vous intéressez donc au
crime ?
- C’est ma spécialité, mon cher
Pandolfi. C’est pour cette raison, afin d’en
apprendre plus sur cette affaire et sur d’autres, je suis entré en contact avec
Monsieur de Maupassant. La lecture de
ses nouvelles est riche d’enseignements, mais je voulais connaître son travail
sur le terrain de ces crimes, ses méthodes d’approche dans des milieux
hostiles, sa technique pour obtenir des informations. C’est ainsi que nous avons échangé une
abondante et passionnante correspondance, jusqu’en 1891 très précisément. Il m’a tout de suite parlé de vous, sans qui,
disait-il, il n’aurait jamais rien écrit sur la Corse et les mœurs de ses
habitants.
- Il est vrai que nous avons
beaucoup travaillé ensemble, et cela dès son premier séjour. Nous sommes très vite devenus intimes. Vous
savez, il m’a confié le soin de m’occuper de sa mère alors qu’il se trouvait au
milieu des montagnes dans un grand embarras. Elle venait de tomber malade dans
le petit village de Vico, et Guy ne pouvait
pas la ramener à Ajaccio où il devait prendre le bateau. Il était obligé
d’écourter ce premier voyage, pour lequel il avait dépensé beaucoup d'argent,
afin de participer au lancement d’une revue, La Comédie humaine, je crois.
La pauvre femme était d’ailleurs désespérée de le voir partir si vite. C’était elle-même une grande voyageuse,
que passionnaient les histoires de mon
île, et qui en a appris un grand nombre à son écrivain de fils.
- Je ne savais pas que sa mère
l’avait accompagné dans votre pays. A
quelle date était-ce ? me demanda Sigerson, qui venait d’achever ses œufs
au jambon
- Au début de l’automne 80. Dans
la dernière semaine de septembre. La
récolte des châtaignes étaient encore loin.
Maupassant était arrivé un mois auparavant, en faisant un triomphe à
Ajaccio : tous les journaux de la
ville annonçaient sa venue, en termes magnifiques.
- Je devine qu’il adorait
cela ?
- Vous devinez juste,
Sigerson. Mais ce que Maupassant
préférait en Corse, c’est notre climat, la chasse, la pêche, le canotage à
la voile sur la Méditerranée. Savez-vous
qu’il se baignait deux fois par jour dans la mer et affirmait qu’elle était si
tiède qu'on n'éprouvait en y entrant
aucune sensation de fraîcheur ?
- Dites moi, Pandolfi, puisque
vous me permettez de nous passer désormais de ces inutiles
« monsieur », vos premiers travaux avec lui étaient donc fort
délassants ?
- Apparence, Sigerson ! Apparence ! Maupassant était à peine installé à Ajaccio
qu’il bouleversait tout le parti républicain en maltraitant dans une chronique
le préfet de l'endroit. Celui-ci était
hors de lui. Maupassant en riait,
ironisant sur la vendetta. Sur mes conseils, cependant, il ne sortait
plus sans un clysopompe à six pointes dans sa poche.
- D’où tenait-il cette curieuse
arme ?
- Je la lui avais fournie,
répondis-je en proposant à Sigerson mon étui à cigarettes.
- Rudimentaire,
Pandolfi ! Rudimentaire ! La canne plombée est plus efficace.
Il me tendit une allumette
enflammée en souriant, puis alluma à son tour sa cigarette, souffla un long
nuage de fumée et, me fixant de son regard d’aigle, déclara :
- Voulez-vous être mon compagnon
en Corse ? Mon nom est Holmes,
Sherlock Holmes.
- Sherlock...Holmes ??!!!
A ce nom, je m’étouffais en
avalant la fumée de ma cigarette, et c’est seulement après avoir toussé à
plusieurs reprises que je parvins à articuler :
-C’est impossible ! Vous ne pouvez pas...Enfin, cet homme, ce
détective...il est...vous êtes mort. Les
journaux l’ont annoncé. Vous êtes mort
après une chute, je crois...en 1890 ou 1891.
Nous en avions discuté avec Maupassant.
C’est lui qui m’a parlé de vous.
Avant cela, je ne connaissais pas votre existence. Je me rappelle bien à présent : Guy m’a
fait lire vos exploits dans une revue étrangère, américaine il me semble, c’était
en août ou septembre 1891, en m’expliquant que vous étiez mort quelques mois
auparavant à...Reichenbach, qui se trouve en Autriche ou en Suisse, je ne sais
pas exactement. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Je m’en souviens parce qu’à cette époque la
santé de Guy commençait à inquiéter sérieusement le cercle de ses amis et que la
nouvelle de votre disparition l’avait bouleversé.
-
Personne n’est mort à Reichenbach, mon ami, déclara Sigerson très
calmement. C’est bien pour cela que j’ai
besoin de votre aide pour me rendre dans votre île.
- Je ne comprends rien à votre
histoire, dis-je en tentant de rassembler mes souvenirs sur cette douloureuse
période où Maupassant multipliait les symptômes alarmants d’une horrible
maladie qui n’épargne pas le cerveau. Nous
en étions quotidiennement informés par François, son valet de chambre.
A cette époque, Guy acceptait
encore quelques dîners en ville, mais fuyait les soirées, dont les lumières
éblouissantes fatiguaient ses yeux. Il
commençait à restreindre le plus possible ses sorties du soir et ne travaillait
plus qu'à un ouvrage unique, son Angélus. C’était chez lui, dans son confortable
appartement de la rue Boccador, où il s’était réinstallé après diverses cures
et un dernier séjour sur la Côte d’Azur, que Maupassant m’avait parlé de ce
Sherlock Holmes et de sa disparition.
Guy, ce soir là, m’avait offert
deux magazines étrangers dans lesquels il était question du célèbre détective
et d’une affaire qu’il avait résolue en Bohème.
Il s’agissait d’une histoire de trésor volé, de signe et de fléchettes
meurtrières dans laquelle un insulaire du nom de Tonga jouait, me semble-t-il,
un rôle essentiel. Bien qu’elles fussent en
langue anglaise, Maupassant m’avait recommandé ces lectures. Il considérait que ce détective faisait œuvre
nouvelle en élevant la déduction policière au rang d’une authentique et
véritable science. Or, l’homme avec
lequel je déjeunais à présent et qui allongeait sa longue main blanche vers la
cafetière pour nous servir de nouveau, l’homme qui venait de me demander un
instant plus tôt de lui servir de guide pour je ne sais quelle mystérieuse
chasse sur mon île de Corse, prétendait être ce détective scientifique,
le fameux Sherlock Holmes. C’était à
peine croyable !
- Ne me donnez pas votre réponse
maintenant, trancha Holmes, comme s’il pouvait lire aussi facilement dans mes
pensées que l’on feuillette un journal.
Je vous propose de nous revoir dans trois jours. J’ai organisé une réunion de la plus haute
importance à laquelle j’aimerais que vous m’accompagniez. Elle aura lieu le 19. Après sa tenue, vous serez plus à même de
m’accorder votre confiance. Vous
déciderez alors, de m’apporter votre aide ou non. D’ici là, mon cher Pandolfi, mettez à profit
notre séjour pour visiter la ville et son magnifique quartier de l’Ecusson. J’ai pour ma part, d’ici notre rendez vous,
une visite à faire dans les environs.
Prenez un peu de repos de votre côté. C’est bien plus efficace qu’une
solution aqueuse de bromure de potassium !
Alors que je commençais à
accepter l’idée que mon interlocuteur au
calme résolu ferait un très agréable compagnon de voyage, cette dernière
remarque me piqua au vif. J’eus soudain
envie de me venger :
- Il est plus facile de faire
parler un employé d’hôtel que de résoudre des énigmes bohémiennes, monsieur le
détective logicien !
Une lègère et rapide émotion
sembla passer sur le visage impassible de Sherlock Holmes.
- Il me suffit de mes yeux,
répondit-il avec un grand flegme, pour savoir qu’après une nuit d’insomnie, vous
étiez agité à l’idée de ce curieux rendez-vous avec un inconnu au point
d’avaler à la hâte un léger calmant, et cela juste avant notre rencontre.
- Monsieur Holmes, m’écriai-je,
ceci est trop fort ! Vous m’avez
espionné ce matin même !
- C’est d’une simplicité
enfantine, répondit-il. Votre pupille dilatée
et vos nerfs irritables suffisaient à m’indiquer que votre nuit avait dû être
fort mauvaise. Je remarquai également
sur le revers gauche de votre veste les traces encore humides d’un liquide
contenant un sel. Il me suffisait de
vérifier que vous étiez effectivement gaucher pour déduire que vous aviez bu,
il y a peu, un liquide, avec une précipitation certaine, puisque vous n’aviez
pas pris le temps d’essuyer les gouttes qui étaient tombées sur votre revers.
-Eh bien, oui. Il est exact que j’ai bu un verre d’eau avant
de quitter ma chambre. Mais qui vous a
dit qu’il s’agissait d’une solution de bromure ?
-Mes yeux, Pandolfi ! Mes yeux et une certaine expérience que j’ai
souvent partagée avec un vieil ami médecin.
Les traces sur votre revers brillaient légèrement. Or, si vous aviez absorbé un médicament
habituellement indiqué contre les agitations passagères, il ne pouvait s’agir
que de bromure de potassium. Et
justement, à froid, la solution de ce bromure laisse toujours des traces en
suspension qui restent parfaitement visibles une fois que le liquide a été
absorbé par un tissu.
Je ne pus m’empêcher de rire
devant l’aisance avec laquelle ce Sherlock Holmes me déroulait le fil de ses déductions.
- Comme cela a l’air simple, lui
dis-je. Il suffit donc de
voir ? C’est là votre méthode,
Holmes ?
- Il ne suffit pas de voir, Pandolfi. Il s’agit d’observer. Vous le savez bien ! Vous même êtes géologue. La différence entre vous et moi, c’est que
j’observe les individus autant que les cailloux. Nous reparlerons de cela quand vous
voudrez. Pour l’instant, nous devons
nous séparer. Etes-vous d’accord pour me
retrouver dimanche ?
- Avec plaisir, Holmes. Ici même ?
- Non. Notre réunion se tiendra
dans la bibliothèque de l’Académie des sciences, au Palais universitaire. Vous m’y retrouverez le 19, en tout début d’après
midi. Disons à 14 heures. D’ici là, ne parlez à personne de notre
rencontre. Pour votre sécurité comme pour
la mienne, vous n’avez parlé dans cet hôtel qu’à un touriste norvégien nommé
Sigerson. N’oubliez pas que je suis
mort.
- Ne vous inquiétez pas,
Holmes : je sais garder un secret.
Pour le silence, on dit chez moi acqua in bocca *,
garder l’eau dans sa bouche.
- A dans trois jours, mon ami, conclut-il
en me serrant vigoureusement la main à la manière anglaise.
- Je serai au rendez vous, mon
cher Sigerson ! A dimanche.
Montpellier - Vendredi 17 et Samedi
18 novembre 1893
Cette ville est un immense chantier. On s’active partout. On démolit de vieux remparts médiévaux ;
on trace de nouveaux boulevards. La
fortune des grands bourgeois s’expose tout autour de la place de la Comédie par
d’imposants immeubles. Depuis la fin de
ma rencontre avec cet incroyable Sherlock Holmes, j’ai la sensation étrange et
rassurante à la fois de ne point m’appartenir.
Je vais dans la cité, au gré de ma curiosité. Je flâne sans but précis, en me laissant
guider par le seul attrait des rues anciennes et la nouveauté des récents
édifices. Voilà déjà deux jours que mes
promenades échappent à ma volonté :
elles me semblent obéir à un plan supérieur qui se serait substitué à ma propre liberté
d’agir.
En réalité, c’est à ce détective
que j’obéis!
Le plus banal de mes détours dans
la ville classique, mon plaisir devant les tendres pierres du couvent des
Visitandines, ma longue pause sur la promenade du Peyrou, mon passage à deux
reprises sous l’arc de Triomphe et jusqu’à ma courte visite au tout récent Opéra
inspiré du Palais Garnier : rien de tout cela n’est véritablement de mon
fait ; je suis aux ordres. Holmes m’a recommandé de découvrir la
ville ? Je ne suis pas ses
conseils : j’obtempère, je me
soumets à sa volonté. Ce sentiment me
surprend. Je ne suis plus moi-même !
Je dois me reprendre, échapper à cette emprise !
C’est dans cet esprit que je
décidai, samedi, de consacrer la fin de l’après midi à une visite aux
établissements Lamouroux, non loin de la place de la Comédie. Ceux-ci ne
jouissent pas seulement d’une grande réputation pour la qualité de leur
collection de plantes : ils possédent aussi une variété considérable
d’échantillons minéraux, de roches rares et de fossiles. Un de ces Lamouroux a du reste donné une
grande notoriété à cette enseigne en publiant au début du siècle une série de
remarquables travaux, parmi lesquels un Essai sur la famille des
Thalassiophytes non articulées et, surtout, une précieuse Histoire
des polypiers coralligènes flexibles. Et si, depuis deux jours, ce détective m’obsède,
le géologue qui est en moi compte bien réduire l’empire de cet Anglais en
retrouvant, avec ma liberté, la passion qui est la mienne pour la science de la
Terre. Aussi, après avoir admiré un long
moment une corsite polie, mouchetée de gris, de noir et de blanc, exposée dans
la belle et riche vitrine de cette sorte de librairie des plantes et des
pierres, entrai-je avec jubilation chez Lamouroux.
A l’intérieur, un vieil homme qui
était entré à ma suite me bouscula en maugréant pour interpeller avant moi l’un
des employés du magasin ; mais cela n’enleva rien à ma bonne humeur. Tout dans cette maison renommée répond aux
désirs des passionnés de la nature et des sciences. Où que le regard se tourne, ce n’est que
spécimens classés, matières à collection, échantillons précieux. Au moins dix personnes se pressaient dans la
boutique, et les deux préposés aux plantes et aux végétaux ne savaient où
donner de la tête. La personne chargée des minéraux consacra un long moment à
répondre aux demandes tyranniques de l’impudent vieillard de tout à l’heure. Une fois que celui-ci eut payé les
échantillons de houille que l’employé venait de lui fournir, il les rangea dans
son sac, me bouscula de nouveau, sortit en maugréant toujours, et je pus enfin obtenir que l’on s’occupât de moi.
- Auriez-vous des diorites
orbiculaires non polies ?
demandai-je à l’employé. Je n’en
ai point vu en vitrine.
- Certainement, monsieur. Nous
disposons de deux échantillons de belle qualité, répondit-il en disparaissant
derrière sa banque.
Après
s’être relevé, il me présenta un petit tiroir dans lequel se trouvaient
effectivement deux beaux spécimens bruts de diorites, que je reconnus tout de
suite comme étant des pietra occhiata* de mon île. Ces globules, dont le gisement dans l’arrondissement
de Sartène ne fut découvert qu’au début du siècle, ont cette particularité d’être
constituées de petites boules sphériques avec un noyau entouré de couches
concentriques où alternent du fer et des feldspaths blancs. Ces pierres sont par là même très facilement
identifiables. J’avais offert le seul exemplaire que je possédais à mon ami
Maupassant une dizaine d’années auparavant.
- Des
beautés corses, dis-je en souriant avec une tendre pensée pour cet ami si tôt
disparu et bien trop attiré par toutes les formes que la beauté peut prendre, y
compris dans mon austère patrie.
- Monsieur est un
connaisseur. Ces deux là sont de petite
taille, mais elles sont exceptionnelles.
Vous savez qu’il est de plus en plus difficile d’en obtenir.
- Je prends les deux, lançai-je
trop vite en oubliant d’essayer de négocier un prix pour l’achat des deux
pièces.
Allégé d’une coquette petite
somme, mais chargé de mes deux précieux échantillons, j’étais heureux comme un
enfant. J’allais savourer mon plaisir en
plein air, en admirant les formes généreuses d’Aglaé, Euphrosine et Thalie. Longtemps
je suis resté là, à une vingtaine de mètres du théâtre, ébloui par la nudité de
ces Trois Grâces taillées dans le marbre
de Carrare. Heureusement, il n’y avait
pas ce jour là de procession prévue sur la place de la Comédie : Aglaé,
Euphrosine et Thalie sont restées dénudées.
Décidément, cette ville me
plait. On y trouve des raretés minéralogiques
du sud de ma Corse et ma sensualité s’y
réveille. Monsieur Sherlock Holmes ne
régnera plus en tyran dans mon esprit jusqu’à demain.
Montpellier- Dimanche 19
novembre 1893
J’étais bien en avance à l’entrée
de la bibliothèque de l’Académie des Sciences.
A ma grande surprise, il s’y trouvait rassemblée une petite foule,
composée exclusivement de messieurs qui discutaient entre eux avec animation. Le sujet qui donnait lieu à ces vifs échanges
semblait avoir trait, non à la botanique en général, mais uniquement aux
plantes phanérogames. Ce terme savant,
qui désigne l’ensemble des plantes à fleurs, revenait en effet dans toutes les
bribes de conversation que je parvenais à saisir.
Je commençais à penser que mon
détective donneur de rendez vous avait, lui aussi une passion maniaque pour les
plantes à ovules. Sans doute Sherlock
Holmes comptait-il me la faire
partager. Peut être que son projet de voyage en Corse ne visait qu’une innocente
espèce d’herbe endémique. C’était là
certainement la raison pour laquelle un géologue tel que moi pouvait lui être
nécessaire. Pourquoi alors tant de
mystères autour de ce rendez vous dominical ? Et pourquoi son avertissement de garder le
secret ? Pour notre sécurité à tous
les deux, avait-il dit.
Ce Sherlock Holmes serait-il une
sorte de fou qui voit des menaces dans les choses les plus banales de la vie
quotidienne ?
Inventerait-il des puissances
occultes acharnées à sa perte, sorties seulement de son esprit inquiet ?
Il existe des cas de ce genre,
tel celui qu’imagina une fois Maupassant, des êtres à ce point dérangés
mentalement qu’ils en arrivent à incendier leur propre maison. Pour d’autres, le mal dont souffre leur
esprit les pousse à errer sur les routes,
sans qu’ils puissent dire, quand les gendarmes les arrêtent, pourquoi ils ont
parcouru des centaines de kilomètres.
J’en étais là de mes interrogations, lorsque
l’arrivée d’un cycliste dans la cour de l’Académie des sciences vint me
distraire de mes pensées.
L’homme rangea soigneusement sa
machine et rejoignit un petit groupe qui retint aussitôt mon attention. Ces hommes d’allures fort différentes, qui
étaient au nombre de neuf, se tenaient en effet un peu à l’écart. J’étais trop loin d’eux pour saisir ce qu’ils
disaient, mais il était visible que leur ton et leurs manières ne ressemblaient
pas à celles des autres visiteurs. A
l’exception du cycliste, qui semblait atteint d’un besoin de mouvement
permanent, ils étaient tous très paisibles.
Même le plus jeune d’entre eux, qui
ressemblait encore à un adolescent, devisait, d’un air de grande
sérénité avec celui qui paraissait être le doyen du groupe, un fort bel homme
d’une soixantaine d’année qui marchait comme s’il était sur une scène de
théâtre. Derrière ces deux là, le reste
du petit groupe suivait. J’allais
m’approcher d’eux, quand ils décidèrent de pénétrer ensemble à l’intérieur de
l’Académie. Je restai donc sur le parvis
de la bibliothèque, observant les passionnés de botanique qui, eux, semblaient
moins pressés.
Après une quinzaine de minutes et
alors que nous approchions de l’heure précise que m’avait fixée Holmes, une
ferme et grave voix d’homme prononça mon nom derrière moi. Je me retournai
brusquement et fis face à un solide gaillard.
Il était de ma taille et devait avoir à peine une quarantaine
d’années. Son visage un peu rond était
barré d’une moustache soigneusement taillée.
- Je suis le commissaire Le
Villard, François Le Villard, de la police judiciaire, me dit-il en m’invitant à franchir l’entrée
de la bibliothèque. Nous avons un ami en
commun. Il m’a chargé de vous conduire à
notre rendez vous.
- S’agit-il d’une rencontre entre
policiers et botanistes ?
demandai-je en regardant derrière moi pour voir si quelques uns de ces
messieurs nous emboîtaient le pas.
Le commissaire sourit et observa,
en se retournant lui aussi un court instant, la petite foule qui profitait
encore de la douce chaleur d’un soleil de novembre.
- Ces messieurs assistent à
l’assemblée générale annuelle de leur association, monsieur Pandolfi. Ils viennent de toute la France. Il y a même des membres venus de Belgique et
de Suisse. Chaque année ils se
consacrent à l’étude d’une espèce particulière.
C’est la troisième fois qu’ils se réunissent à Montpellier, car cette
Académie dispose d’une importante section botanique. Savez-vous que la création du Jardin des
Plantes de Montpellier remonte à Henri IV ? Notre comité,lui, est plus récent et plus
restreint.
- La police me semble très bien
informée sur ces amoureux des végétaux.
Compteraient ils dans leur rang quelques comploteurs ? Des anarchistes se cachent-ils à présent dans
les herbiers de la Société Botanique de France ?
- La police, monsieur Pandolfi,
s’informe sur toutes les sociétés, y compris celles des ingénieurs et des géologues, répondit François Le Villard en
m’adressant un franc sourire.
- Je suis donc connu des services
de police ! dis-je, agacé par cette
idée.
- Tous les hommes ne gagnent-ils
pas à être connus ? ironisa le
commissaire en abordant un nouveau couloir.
Vous n’échappez pas à la règle.
Auriez-vous publié votre ouvrage sur les mines de Corse pour demeurer
discret et oublié ? Avouez
donc : la notoriété ne vous effraie pas.
- Touché ! Est-ce en
flattant le coupable que l’on obtient ses aveux, monsieur Le Villard ?
- Quelques fois, oui. Entre nous, il est préférable que votre fiche
de renseignement précise vos talents de géologue et la liste de vos
publications scientifiques plutôt que d’autres spécialités, croyez-moi, dit-il en marquant un arrêt. Venez, c’est par ici.
Nous tournâmes dans un couloir
plus étroit et un peu sombre au bout duquel une grande porte entrouverte
laissait filtrer une lumière artificielle.
Le commissaire Le Villard l’ouvrit largement et m’invita à entrer le
premier. Dans le fond de la pièce
dépourvue de fenêtre se tenait Sherlock Holmes, au centre du petit groupe
d’hommes que j’avais déjà remarqué. Le
détective s’interrompit et se dirigea vers moi en me saluant.
- Bienvenue, Pandolfi ! Venez, je vais vous présenter à nos amis.
J’étais tendu. Je répondis un bonjour confus à Holmes,
prenant garde de ne pas prononcer son nom, ni celui de Sigerson. Tout en avançant vers ce groupe d’inconnus
aux âges si divers, je remarquai que le commissaire Le Villard, derrière moi,
venait de fermer la porte d’un tour de clé.
-Messieurs, dit Sherlock Holmes
sans élever la voix, je vous présente l’ingénieur Ugo Pandolfi, dont je vous ai
dit qu’il pouvait apporter une aide précieuse à mon expédition.
Par ces mots, Holmes venait de me
faire entrer dans un cercle dont j’allais enfin connaître les membres. Ceux ci se présentèrent à leur tour avant de
prendre place autour d’une table suffisante pour accueillir l’aréopage de douze
adeptes que nous formions. J’étais bel
et bien au sein d’une sorte de secte !
La liste de mes voisins dont la renommée de certains ne m’était pas
inconnue, est édifiante.
Face à Holmes se tenait le
professeur Cesare Lombroso, de Pavie.
C’était lui, grand seigneur et théâtral, le plus âgé du groupe que
j’avais remarqué avant que le commissaire Le Villard ne me conduise à travers
les dédales de cette bibliothèque.
Lombroso est célèbre dans toute l’Europe pour ses recherches sur le rôle
joué par l’hérédité chez les sujets criminels. A sa droite, un autre italien, beaucoup plus
jeune, Enrico Ferri. Très brillant, ce jeune collaborateur de Cesare Lombroso est
également une personnalité reconnue dans cette science que l’on appelle
l’anthropologie criminelle. A la gauche de Cesare Lombroso se tenait le
jeune homme qui sortait à peine de l’adolescence. Il avait les cheveux coupés ras, ce qui mettait en valeur le
développement de son crâne et de ses oreilles, qui n’étaient pas petites. Ce garçon, qui venait de Lausanne, s’appelle
Rodolphe Archibald Reiss. Il s’intéresse à la chimie ainsi qu’à la
photographie. Reiss était assis à la
droite d’un policier français venu, comme Le Villard, de Paris, et dont les
journaux ont beaucoup parlé ces temps-ci.
Cet homme n’était autre qu’Alphonse Bertillon qui, durant l’été dernier,
a reçu le titre de chef du service de l’identité judiciaire de la Préfecture de
police. Placé à ma gauche, il arborait
une moustache noire qui tranchait avec une barbe blanche et pointue, et avait
des cheveux quasiment hérissés brossés en arrière. Il est l’inventeur d’un système permettant de
classer et de reconnaître, à partir de photos signalétiques, des personnes
ayant déjà été arrêtées et condamnées.
Sa technique, si l’on en croit la presse, repose sur l'énumération de
onze caractères physiques invariables chez l'adulte, qui sont ensuite consignés
sur une fiche.
Un inconnu pour moi, hormis le
fait que je l’avais vu venir en bicyclette, se tenait à ma droite : le docteur Philippe Tissié, un aliéniste de
Bordeaux, dont j’avais cru comprendre grâce à Holmes au moment où nous avions
été présentés, qu’il traitait, avec les aliénés du type « voyageurs », une sorte de maladie
nouvelle, les fugues, dont la folie se répandait comme une épidémie.
Venait ensuite le docteur Hanns
Gross-Ransbach, un substitut de justice autrichien, qui avait déjà eu le temps
de me confier qu’il possédait des origines lorraines, du côté de Grundviller,
qu’il avait été militaire et avait participé à l’occupation de la Bosnie et à
l’attaque de Sarajewo. A la
gauche de ce magistrat autrichien à l’air borné et autoritaire, le commissaire
Le Villard avait pris place et se trouvait à la droite de Sherlock Holmes.
Enfin, trois français
complétaient l’assemblée : le professeur Alexandre Lacassagne, responsable
du service de médecine légale de Lyon, monsieur Emile Durkheim, professeur en
sciences sociales et monsieur Gabriel Tarde, juge d’instruction. Ce dernier, qui se trouvait ainsi à la droite
de l’italien Enrico Ferri, était un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux
longs et au regard doux protégé par d’étroites petites lunettes. Il portait une moustache retombante qui
accentuait fortement le caractère accablé et attentif de sa physionomie.
Le professeur Lacassagne, assis à
la gauche de Sherlock Holmes, avait lui aussi la cinquantaine, mais son allure
était toute autre. Ce spécialiste des
autopsies et de l’identification des cadavres avait un immense front dégarni et
de longues moustaches peignées vers le haut, qui donnaient à son visage un air
épanoui et bon vivant.
Entre le médecin légiste lyonnais
et le juge Tarde, Emile Durkheim paraissait avoir à peine trente cinq ans. Holmes me l’avait présenté en précisant que monsieur
Durkheim venait de terminer sa thèse sur la division du travail social et qu’il
travaillait à présent à l’établissement d’une méthode sociologique.
Tels étaient donc les membres de
la réunion à laquelle Holmes m’avait
convié. Mais que pouvaient donc bien
avoir à faire ensemble ces onze hommes (douze avec moi, qui n’avais
vraiment rien de commun avec eux), enfermés dans cette salle de la bibliothèque
de l’Académie des sciences ? Cela
restait pour moi un parfait mystère.
- Garofalo sera absent, commença
Holmes en s’adressant à notre petite assemblée. Nous avons reçu son câble il y a une
heure. Il est à Paris, mais il ne lui
est pas possible de nous rejoindre. Il
vous prie de l’excuser.
- C’est parce qu’il ne veut plus
fréquenter des criminologues, comme il nous appelle ! lança Alexandre
Lacassagne en déclenchant une hilarité générale dont je ne compris pas la
raison.
- Ou parce qu’il a rencontré une
belle criminelle, renchérit Cesare Lombroso.
- Bertillon doit l’avoir dans ses
fiches, risqua le juge Tarde au milieu des rires.
- C’est qu’il faut du temps pour
prendre les mesures, dit Lombroso.
Surtout avec les femmes !
-
C’est bien justement l’un des problèmes que nous avons, répliqua très
sérieusement Alphonse Bertillon.
- Messieurs, messieurs, je vous
en prie ! Vos plaisanteries font rougir de curiosité scientifique notre
jeune recrue, intervint Holmes en désignant Rodolphe Reiss dont, effectivement,
le visage s’était empourpré jusqu’à la pointe de ses larges oreilles. Nous devons aller vite ! Je vous propose
donc, chers amis, d’obéir sans tarder à notre ordre du jour en abordant en
premier la question de nos fiches de police.
A vous, Bertillon.
- Messieurs, commença le
chef de l’identité judiciaire, depuis la décision de notre comité de doter
la police de fichiers anthropométriques, nos progrès sont certains. Ma toute récente nomination à la tête de ce
nouveau service de la Préfecture, nous permet, vous le savez, de vérifier avec
efficacité le bien fondé de nos propositions en matière criminelle. Il y a deux ans, l’identification dans
l’affaire Ravachol-Koenigstein ...
- Cherchez le juif !
interrompit en riant le voisin jusque là fort discret du commissaire Le
Villard.
- Docteur
Gross ! s’insurgea Emile Durkheim en se levant. Apprenez que je suis né d’une famille de
rabbins et que vos propos sont tout à fait déplacés !
-
Messieurs ! cria Sherlock Holmes.
De tels propos sont effectivement inadmissibles, Gross ! Professeur Durkheim, au nom de notre comité
je vous présente toutes nos excuses pour cette attitude. Elle ne se reproduira plus !
-Pardonnez-
moi, professeur Durkheim... dit alors le magistrat autrichien en se
levant. Veuillez accepter mes
excuses. Je suis vraiment désolé,
messieurs. Cette affligeante plaisanterie m’a échappé.
-
L’incident est clos, messieurs ! conclut Holmes péremptoire. Poursuivez Bertillon. Vous disiez que l’identification de cet
anarchiste en 1891...
- Oui, répondit Bertillon sans quitter Holmes du regard. Elle nous a beaucoup aidé... Je veux dire que
l’importance que nous lui avons donné dans la presse...Enfin, disons qu’aux
yeux de l’opinion populaire, nous avons fait progresser nos idées. Les journaux affirment maintenant volontiers
que nos méthodes sont un rempart contre le crime et l’anarchie. Cela arrange bien nos demandes auprès du
ministère. Le gouvernement nous accorde
quelques moyens nouveaux, nos hommes politiques s’en félicitent, les
journalistes ont de quoi épiloguer et l’opinion publique nous regarde comme de
providentiels sauveurs de l’ordre et de la loi.
- Vous
faites la preuve que les théories de notre ami Tarde sont efficaces, dit très
vite Enrico Ferri en désignant son voisin de droite.
- Je
vous le répète depuis nos premières réflexions sur cette question, confirma
prudemment le juge Tarde en ôtant son pince-nez. L’imitation est une constante du fait
social. Notre problème réside dans les
moyens d’agir sur les voies multiples de sa propagation.
- Nous
n’avons pas si mal réussi jusqu’à présent, dit à son tour le professeur
Lacassagne.
- Je
dois avouer, intervint mon voisin, l’aliéniste bordelais, qu’au début je ne
croyais guère à votre idée. Mais
j’admets que les succès de nos projets de feuilletons autour de notre ami
Holmes ont bouleversé mon opinion.
-Messieurs,
nous parlerons de mes aventures plus tard.
Laissons poursuivre Bertillon.
Son problème est urgent. Il faut
résoudre ses difficultés au plus vite.
- En
effet, messieurs, reprit Bertillon, les améliorations que nous avons apportées
depuis 1888 avec les vues de face, de profil et de trois-quarts sont
insuffisantes et la description
analytique des caractères du visage ne l’est pas moins. Sur les conseils de notre cher Holmes,
j’impose à présent la fixation des constatations effectuées sur le lieu du
délit. Mais nous ne pouvons pas en
rester là, quels que soient les éloges de nos dévoués journalistes. Nos fiches, chers amis, permettent
naturellement de distinguer deux individus dissemblables. Elles ne nous permettent pas d’affirmer que
deux séries de renseignements identiques désignent la même personne. Voilà le problème !
- Je me
permets d’ajouter, dit le commissaire Le Villard, en prenant la parole pour la
première fois depuis le début de la réunion, que ce n’est pas la seule limite
de la méthode. Nos mesures sont
inapplicables aux enfants, du fait de leur croissance, et aux femmes, dont la
chevelure peut tout fausser. Sachez
également que nos supérieurs laissent dire au plus haut niveau que nos fiches
sont aussi coûteuses en matériel qu’en personnel.
- Je
confirme vos remarques, Le Villard, ajouta Lacassagne. Nous devons apporter une réponse à
Bertillon !
-
Confiez moi vos clients ! plaisanta
le professeur Lombroso. Vous
économiserez les magistrats et je vous promets de restituer les crânes.
- Je
vous assure, Lombroso, reprit Bertillon, qui était le seul à n’avoir pas souri,
que nous avons un sérieux problème à Paris.
Je ne suis pas certain de nos chances en France si nous n’apportons pas
au plus vite une amélioration décisive.
- Si vous-même, Bertillon, êtes dans
l’embarras, dit sur ma gauche le docteur Tissié, en fixant Holmes, nous sommes
tous dans une impasse.
- Ce
n’est pas sur ce point que la littérature nous aidera, prononça doucement le
juge Tarde.
Enrico
Ferri et Cesare Lombroso l’approuvèrent en hochant la tête à plusieurs
reprises. Un grand silence s’établit
dans la salle.
J’étais
moi-même, depuis les interventions de Bertillon et de Tarde, totalement occupé
par cette sorte de climat studieux où la pensée se fraie un chemin d’un esprit
à l’autre et pénètre tout un groupe, y compris lorsque certains de ses membres allégent
le sérieux des débats par quelques bons mots.
J’observais tour à tour ces modernes chevaliers de la Table ronde,
devenue ovale, avec une curiosité toute nouvelle, et sans plus m’étonner désormais
de figurer parmi eux. Cette ambiance ne m’était pas inconnue : dans cette
assemblée policière, je retrouvais autant la jeunesse de mes années à l’Ecole
des Mines que l’enthousiasme que montrait Maupassant durant nos soirées animées
chez Zola, avec les habitués de Médan.
- Il y
a aussi loin de l'art à la science que de la peinture à la photographie,
dit Enrico Ferri, dont la voix dissipa mes souvenirs.
- Il faut peut être rapprocher
Paris du Bengale, dit calmement Sherlock Holmes.
- Que voulez vous dire,
Holmes ? De quoi parlez vous
donc ? interrogea Bertillon en
s’agitant sur son fauteuil.
- Des crêtes papillaires,
répondit le célèbre détective. De
l’extrémité de nos doigts.
- Vous disposez donc d’éléments
nouveaux sur ce point ? demanda Bertillon.
Je croyais que vous vous désintéressiez de cette piste.
- J’avais besoin d’une
confirmation. L’administration anglaise du Bengale nous l’offre,
Bertillon. C’est encore très empirique, mais
je crois que c’est la solution que nous cherchons.
- Expliquez nous, Holmes. Quelle est la méthode que pratiquent au
Bengale vos compatriotes ?
interrogea Lombroso. Nous sommes
aussi pressés que notre ami Bertillon de connaître vos secrets.
- Il n’y a plus rien de secret à présent, répondit Holmes en souriant. Galton et Henri classent depuis 1886 les
empreintes des doigts. Ils sont certains
aujourd’hui que les crêtes papillaires fournissent une marque
d’identification. C’est là que se trouve
votre solution, Bertillon. Il faut l’appliquer et l’étendre. Il vous suffit pour cela d’ajouter ces
empreintes digitales à vos fiches anthropométriques.
-
Une dactyloscopie…c’est cela ? Une empreinte qui n’est pas
altérable et qui serait propre à chaque être humain ! réfléchit à haute voix Alphonse Bertillon,
comme si brusquement il n’y avait plus personne autour de lui.
- Très exactement, dit
Holmes. Avec un autre
avantage : l’empreinte peut
subsister après le passage du criminel.
- Vraiment ? Vous voulez dire qu’il...serait...
possible...
- Qu’il est indispensable de
mettre au point une méthode et un procédé assurant la relève des empreintes sur
des surfaces lisses.
- C’est fantastique !
s’exclama Bertillon. Les perspectives
sont immenses.
- Vous n’allez pas manquer de
travail, cher ami, affirma le professeur Lacassagne.
- Holmes vous conseillera pour
vos achats de loupes, j’en suis sûr, dit en riant Lombroso. Votre ministre va encore dire que vous coûtez
cher !
- Lacassagne, poursuivit Holmes,
si Bertillon réussit, le procédé devra être étendu à l’examen post mortem
avant toute manipulation du cadavre.
- Je ne serai pas le seul à
m’effondrer sous la besogne, gloussa Bertillon en saluant son ami lyonnais.
- Si vous adoptez ce procédé,
Bertillon, répondit le professeur Lacassagne, je vous assure que nos clients
seront encore plus bavards qu’aujourd’hui ! Donnez moi la technique, nous ferons parler
les parties lisses !
- Toutes les peaux
lisses ! Rien que les peaux lisses !
s’écria tout à coup Gross, en provoquant
quelques petits rires gênés dans
l’assemblée.
- Docteur Gross, dit le
professeur Durkheim avec un fin sourire, vos calembours sont dignes d’un Parisien !
- Messieurs, il nous reste encore
du travail, reprit Holmes, avec sérieux.
Nous allons passer maintenant à notre dossier Moriarty. Notre ami Le Villard est le mieux placé pour
faire le point.
- Comme vous le savez, messieurs,
commença l’énergique commissaire, depuis 1891, tout le monde croit que Sherlock Holmes et notre ennemi public numéro
un, le professeur Moriarty, ont disparu à jamais dans le ravin de
Reichenbach. Holmes avait décidé alors
de mettre à profit l’annonce de cette double disparition pour œuvrer plus
efficacement contre le cerveau de cet empire criminel dont les ramifications ne
cessent de s’étendre. Nous avions donc
décidé d’interrompre jusqu’à nouvel ordre le travail de nos hagiographes en
Angleterre afin d’augmenter la crédibilité de l’échec de notre détective. Mais depuis maintenant deux années et demi,
nos investigations n’ont jamais cessé de se poursuivre. Nous avons accumulé en trente mois une somme
considérable d’informations sur l’organisation criminelle particulièrement
complexe que dirigent les Moriartini.
- Aux faits, aux faits, Le Villard ! Nous savons tout cela ! s’exclama Enrico
Ferri.
-
J’y arrive, messieurs, reprit le commissaire en m’adressant un discret
sourire. Mais ce rappel est
indispensable pour notre ami Pandolfi, qui découvre aujourd’hui l’existence de
notre comité. N’est-ce pas,
Holmes ?
- C’est exact, commissaire,
approuva Holmes. Un peu de patience, mes
amis ! Laissons poursuivre Le
Villard !
- Les Moriartini, enchaîna Le
Villard, sont vraisemblablement deux frères, dont les origines nous sont encore
obscures. Nous ignorons tout de l’un de
ces hommes. Nous ne savons même pas à
quoi il ressemble. La seule chose dont
nous soyons assurés, c’est que celui que notre cher Holmes dut affronter à
Reichenbach est incontestablement le chef de ce clan criminel. Il voyage sans cesse et parcourt le monde
sous l’honorable identité anglaise qu’il s’est choisi depuis toujours. Un an après Reichenbach, en dépit de la large
diffusion de son signalement, nous désespérions de retrouver la trace du
professeur James Moriarty. Nous
progressions bien chaque jour un peu plus dans la connaissance des réseaux
tentaculaires de son organisation, mais nous ne parvenions pas pour autant à
localiser l’empereur du crime. Nous
avons ainsi établi dès 1892 une liste impressionnante de ses complices directs
et de leurs hommes de paille, tant en Angleterre, où Holmes avait eu le temps
d’œuvrer, qu’en Italie, en France et même en Amérique. La puissance de cette organisation est
monstrueuse. Ses ramifications dépassent
de loin les sphères traditionnelles du crime organisé que nous connaissions
jusqu’ici. Elles touchent des milieux
économiques, des entrepreneurs, des banques qui lui assurent parfois une
respectable vitrine. Elles souillent
même à présent des personnalités du monde politique. Cette société criminelle menace tout
l’édifice des nations qu’elle traverse sans scrupule, et le cerveau de
Moriartini ignore les frontières.
François Le Villard marqua un
bref temps de pause pour boire un peu d’eau minérale que Gross venait de lui
servir.
Le caractère jovial du commissaire
avait disparu. Son visage volontaire
n’était plus qu’énergie farouche. A sa
gauche, Holmes était immobile, calé dans son fauteuil, le regard fixé sur ses
mains jointes. Tous, autour de la table,
attendaient les révélations de Le Villard.
Impatient moi aussi de savoir la suite, je regardai le commissaire avec
un mélange d’inquiétude et d’excitation.
Tout ce qu’il venait de dire
m’était destiné. La pièce qui se jouait
dans cette salle discrète de l’Académie des sciences ne visait qu’un seul
spectateur : moi ! Qu’avais-je donc à voir avec ce grand
complot ? Quelle sorte d’initiation étais-je en train de vivre au milieu
de ces criminalistes ? Tout cela me semblait à la fois irréel et terrible.
Le commissaire Le Villard reprit la parole.
- Il y a quelques mois, dit-il,
les efforts accomplis ces dernières années, ont été récompensés. Nous savions
depuis 1892 que le frère de Moriarty était installé en Corse et qu’il n’en
sortait jamais. Nous avons inscrit l’île
sur la liste des destinations éventuelles de notre dangereux voyageur. J’ai pour ma part sollicité les gendarmes sur
place, malgré les réticences des ministères concernés et les difficultés que
nos militaires connaissent là-bas avec un grand nombre de bandits. Holmes, de son côté, par une voie toute
diplomatique, a obtenu de Londres qu’un discret réseau d’informateurs travaille
dans l’île. En juin dernier, messieurs,
cette piste s’avérait être la bonne :
le professeur Moriarty s’est bien réfugié en Corse ! Cette île est son vrai repaire.
- La source de cette information
est-elle fiable ? interrogea le docteur Gross.
- Il s’agit d’un de nos meilleurs
informateurs, répondit simplement Le Villard.
- Gross a raison, dit à son tour
Bertillon. Nous devons être certain de
sa fiabilité. Nos indicateurs nous mènent trop souvent sur de fausses
pistes !
- Il ne s’agit pas d’un
indicateur, messieurs ! intervint Sherlock Holmes. Celui qui a déclenché l’alertes est un de nos
agents, l’un des meilleurs spécialistes du renseignement en eau profonde.
- Quelques-uns s’y sont noyés,
mon cher Holmes ! dit Cesare Lombroso, perplexe.
- Beaucoup nous ont bien déçus,
ajouta le professeur Lacassagne.
- Beaucoup en effet, dit Le
Villard. Mais pas lui, jamais !
- Il s’agit de Réouven, dit
Holmes, très calmement. Ce nom de code
vous suffit-il, messieurs ?
- Il fallait commencer par là, Le
Villard ! dit Bertillon. C’est du
sérieux, ça ! On ne discute même
pas !
- Que dit Réouven ? s’enquit, impatient, Gabriel Tarde.
- Deux choses, reprit posément le
commissaire Le Villard, vers qui tous les regards convergeaient. La première
n’est au départ qu’une de ces hypothèses qui déplaisent tant aux disciples de
notre ami Lombroso. Réouven a toujours
pensé qu’on entre dans le crime comme on entre en religion. Pour mettre la main sur le criminel, il faut
donc chercher aussi dans son passé, retrouver les traces de ses années
d’apprentissage, savoir quelles ont été les pernicieuses influences qui ont
fait de lui un dangereux prédateur.
Moriarty est peut être né criminel, mais ce n’est pas un génie du crime
de naissance.
- Je suis d’accord avec lui,
interrompit Lombroso. Pour trouver un
pape, il faut bien sélectionner dans toute la hiérarchie, de l’oblat au monsignore .Et
la vocation ne suffit pas, il faut encore apprendre son métier.
- Lombroso a raison, dit, à son
tour, Enrico Ferri. Le crime comme la
religion a ses degrés, ses écoles, sa hiérarchie et ses dogmes.
- C’est dans cette voie,
justement, que Réouven s’est engagé, reprit Le Villard. Il est remonté dans le temps, jusqu’aux
sociétés criminelles du début du siècle, en
vérifiant tous les chemins ouverts par les historiens, en particulier la
piste de Paul Féval concernant l’organisation secrète
des Habits noirs et leur chef, le colonel Bozzo.
- Quel rapport avec notre
Moriarty peut bien avoir le Fra Diavolo de Féval ? interrogea le juge Tarde.
- Le rapport qui existe entre un
maître et son élève, répondit Sherlock Holmes.
- Autrement dit, dialectique et
dynamique ! s’exclama Emile Durkheim. Cette histoire a tout pour séduire
notre juge philosophe. N’est ce pas,
cher ami ? ajouta-t-il en se
penchant vers son voisin de gauche.
- Une dialectique du Mal,
exactement, reprit Holmes sans laisser au juge Tarde le temps d’esquisser une
réponse. Et qui a pour terrain la Corse.
C’est là que la découverte de Réouven nous conduit. Continuez, Le
Villard. Nos amis s’impatientent !
- Réouven est convaincu que
Moriarty a suivi les enseignements de Bozzo, dit le commissaire Le
Villard. Après avoir disparu de Naples,
Fra Diavolo, vous le savez, a pris différentes identités, dont celle du colonel
Bozzo. Il contrôle plusieurs sociétés
secrètes, parmi lesquelles les Compagnons du Silence, la Camorra de Naples et des Frères de la Merci. Or, c’est justement, cette dernière secte qui
se tient derrière l’école du crime de Sartène, en Corse, où Réouven a découvert
les traces d’un certain Bozzo di Borgu et du jeune Moriartini.
- Moriarty est issu de l’école de
Sartène, enchaîna Holmes. Quand il en
sort, c’est un maître du crime !
- La thèse de Réouven ressemble à
un feuilleton. Mais elle colle
parfaitement aux travaux de Féval, remarqua Gabriel Tarde.
- Messieurs, poursuivit Holmes,
je vous rapporte fidèlement le câble que notre agent nous a fait
parvenir : après l’école de Sartène,
Moriarty a été, je cite Réouven, « investi
de l’autorité suprême en matière de délinquance pour toute la Grande-Bretagne ».
- Notre homme était à bonne
école, soit, dit Lombroso. Mais Réouven
nous apprend-il autre chose ?
- J’allais y venir, répondit Le
Villard, visiblement agacé d’être régulièrement interrompu. A partir de cette découverte, Réouven et
Holmes, qui avaient mis chacun en place un réseau de surveillance sur l’île,
ont concentré les recherches sur l’arrondissement de Sartène. Et en juin dernier, comme je vous l’ai dit,
les signaux d’alarme ont retenti.
Réouven nous a prévenu de la présence de Moriarty dans le sud de la
Corse, tandis que Holmes, de son côté,
recevait les mêmes indications de son réseau d’espions. Voilà, messieurs, les éléments à partir
desquels nous devons décider !
conclut le commissaire.
- La situation est simple,
intervint le docteur Gross. Nous sommes
tous d’accord sur la fiabilité de la première source. Si l’exactitude de l’information est confirmée
une seconde fois, il ne nous reste plus qu’à nous rendre à l’évidence.
- Fort bien, dit Lacassagne. Mais la question est de savoir comment agir
dans cette île ? Il ne faut à aucun
prix que Moriarty s’en éloigne.
- Il est surveillé en permanence,
répondit Le Villard. Mais il peut
toujours nous échapper. De grossières
mesures de sûreté mettraient en péril tous nos plans. L’arrêter serait une erreur. De plus, du
point de vue légal, nous n’avons rien à lui reprocher de sérieux. Holmes estime avec raison que ses avocats et
ses relations lui rendraient immédiatement sa liberté et que l’oiseau nous
échapperait à jamais.
- Si telle est notre analyse, dit
Cesare Lombroso, notre marge de manœuvre n’est pas grande.
- Certes, la décision n’est pas facile à
prendre, intervint le juge Tarde.
Pourtant, je n’en vois qu’une seule !
-Quel est votre plan,
Holmes ? interrogea Enrico Ferri.
Holmes ne répondit pas
immédiatement. Un grand silence régnait
dans notre salle. Depuis un moment déjà, je comprenais que les onzes personnages
réunis autour de cette table, avaient bien d’autres préoccupations que la seule
assurance des progrès de la science criminelle.
Brusquement, une certitude se fit jour en moi : ces hommes de lois, ces hommes de sciences,
ces policiers composaient un jury ; je siégeais avec les membres d’une
chambre d’exception qui s’apprêtait à rendre une terrible sentence. Et Holmes, Holmes
le détective, était lui aussi un justicier ! Car ce comité n’agissait pas
seulement au mépris des frontières : il se mettait également au dessus des
lois ! Le plus étonnant, à cet instant, c’est que cette invraisemblable extravagance
dont j’étais témoin ne suscitait en moi aucun sentiment d’horreur. Je me retrouvais complice malgré moi de ces
hommes, et cependant je n’éprouvais aucun doute, ni aucune crainte.
- Chers amis, commença alors
Sherlock Holmes, nous devons effectivement prendre une décision radicale,
conforme à la détermination qui nous anime tous depuis que nous travaillons
ensemble. Mon plan consiste à me rendre
en Corse et à éliminer Moriarty. Une
fois décapitée, sa bande en France offrira peu de résistance à vos gendarmes,
Le Villard. Il me restera, si
l’expédition corse réussit, à rentrer enfin à Londres pour m’occuper du colonel
Sebastian Moran.
- Sommes nous assurés que ce
tireur de gros gibier, interrogea Bertillon, ne vous empêchera pas d’éliminer
son maître ?
- Soyez tranquilles de ce
côté-là, répondit Holmes. L’ami de cœur
de Moriarty a bien trop à faire en Angleterre.
Il n’en bougera pas. Et notre
vieil ami Lestrade, de Scotland Yard, veille sur ses déplacements. Moran ne me préoccupe pas. Nous aurons tout notre temps pour le piéger.
- Comment aller vous opérer en
Corse, Holmes ? demanda Lombroso.
- Vous serez totalement à
découvert dans cette île, mon cher ami !
intervint le juge Tarde. Vous
savez que le maquis méditerranéen ne protège que les autochtones. Vous allez vous mettre en danger et vous
faire capturer par ces bandits qui vous revendront à Moriarty !
s’exclama-t-il en rajustant son pince-nez.
- J’ai lu avec un grand intérêt
vos considérations sur la philosophie pénale, Tarde, répondit Holmes en
souriant franchement au juge. Et je ne vous cache pas que je viens de relire
très attentivement vos chapitres sur la classification sociologique des criminels
et les différences entre le criminel rural et le criminel urbain. Votre analyse du brigandage rural en Corse et
en Sicile est passionnante. Mais ne vous inquiétez pas, je...
- Cessez de me flatter, Holmes,
je vous en prie ! coupa vivement Gabriel Tarde. Ferri disait tout à l’heure qu’il y a loin de
l’art à la science. Je vous dis, moi,
qu’il y a loin de la fiction à la vie, et qu’il n’y a que dans les romans
que nous faisons écrire à Watson ou à Conan Doyle que vous n’êtes pas en
danger. Voilà, la réalité, mon cher. Ne faites pas semblant de l’ignorer !
- Ne vous énervez pas, intervint
Lacassagne. Holmes fera ce que nous
déciderons.
- Lacassagne a raison, Tarde, dit
à son tour Lombroso. Je partage tout à fait vos inquiétudes sur cette expédition,
mais il ne sert à rien d’agresser notre détective.
- Je ne suis pas agressif :
j’aimerai simplement que notre ami britannique cesse de se prendre pour le
personnage que nous avons fabriqué. Nous sommes tous des esprits rationnels,
messieurs, et Holmes n’est pas un détective de papier. Quand il aura reçu une décharge de fusil à
loups dans le ventre, Moriarty pourra
se vanter d’avoir triomphé de nous !
Voilà ce que je dis, Holmes !
-Messieurs ! Messieurs ! intervint à ma droite Alphonse Bertillon.
Abordons notre problème avec un peu de méthode. Nous sommes tous d’accord et
depuis longtemps, sur l’élimination de Moriartini, de même que nous qu’il nous
faut absolument éviter de renouveler l’imbécile expérience de Reichenbach. Il est en effet hors de question de prendre
les risques auxquels nous nous sommes exposés en Suisse.
- Je suis en accord avec vous,
dit Holmes. En 1891, j’ai eu une chance
inouïe. Moriarty aussi, du reste. Je ne crois pas qu’une telle probabilité se
reproduise. Et très sincèrement, Tarde,
je ne tiens pas à faire cette expérience.
- Les informations présentées par
Le Villard, reprit Bertillon, exigent que nous passions à l’action. Nous sommes, je crois, unanimes, sur ce
point. En vérité, vous l’avez dit vous-même,
Tarde, nous n’avons pas d’autre choix.
Dans son île, autrement dit dans l’endroit du monde où il se croit le
moins vulnérable, Moriarty nous offre sans s’en douter une occasion
inespérée. Une île est un lieu
clos. Si Holmes parvient à s’y fondre,
le plan a des chances de réussir. La
seule condition que nous devons imposer à notre ami, est qu’il mène cette
affaire en observant une extrême prudence. Vous me comprenez,
Holmes ? Vous agissez, mais vous
agissez sans risque. Nous vous sommons
de ne jamais vous mettre en danger.
- Cela signifie, ajouta le juge
Tarde, que vous prenez toutes les mesures nécessaires pour ne jamais avoir à
vous approcher physiquement de Moriarty.
- Je vous promets, messieurs,
répondit Holmes, que je ne prendrai aucun risque inutile. Pouvons-nous considérer notre décision comme
défintivement arrêtée ajouta-t-il en
parcourant l’assemblée de son regard
intense.
- Le Villard vous
accompagnera-t-il en Corse ? s’enquit
Hanns Gross.
- Non, docteur Gross, répondit le
commissaire Le Villard. C’est
impossible. La crainte des attentats est
grande à Paris. Tous les services de la
préfecture sont mobilisés. Savez-vous
que nous avons reçu, l’an dernier, plus de trois mille neuf cents lettres de
menaces anonymes ! Mais Holmes
veut nous présenter le détail de son plan, je crois.
De nouveau, le silence s’empara
de notre assemblée. Presque tous les
regards étaient tournés en direction de Sherlock Holmes. Je remarquai cependant que Gross, Tarde et
Durkheim regardaient dans ma direction, et que
Holmes lui-même avait les yeux fixés sur moi. J’allais sans doute enfin comprendre le rôle
que je devais tenir dans cette pièce dramatique. Etait-ce moi ce détail dans
les plans de Holmes ?
Oui, jen étais sûr à
présent ! A l’évidence, Holmes
avait besoin de mon aide pour passer inaperçu en Corse. Il ne cherchait pas un guide : il avait
besoin d’un masque. Sherlock Holmes voulait se rendre invisible !
- Mon plan, chers amis, commença-t-il,
repose sur la décision que prendra notre invité, l’ingénieur Ugo Pandolfi. Si tous nos débats ne l’ont pas effrayé et
si, comme je le pense, la qualité de notre assemblée l’a convaincu du bien
fondé de nos actions, notre ami géologue fera découvrir dans quelques jours à
un certain Sigerson, la richesse des gisements granitiques dans
l’arrondissement de Sartène. Il sera
alors, comme on dit dans les cercles très fermés de la diplomatie, ma
couverture… Que pensez-vous de tout
cela, Pandolfi ? finit-il par me
demander, tandis que tous les yeux étaient posés sur moi depuis d’interminables
secondes.
Je ne regardais plus Holmes. Mes
yeux étaient occupés à vérifier sur chacun des visages de mes voisins de table
que mon tour était bien venu de prendre la parole. Tous, à l’exception du détective qui, de
nouveau contemplait se longues mains, m’ordonner de parler, tous exprimaient
l’attente de ma décision ou, plutôt, reflétaient l’espoir que Holmes ne s’était
pas trompé en me choisissant.
- Je pense, messieurs,
commençai-je en assurant ma voix, qu’en m’acceptant parmi vous, vous avez dû
estimer que je ne pouvais qu’approuver votre volonté de combattre le crime et,
avant même de me rencontrer, que j’accompagnerais forcément Sherlock Holmes
dans mon île. Toutefois, avant de vous
répondre, messieurs, j’aimerais connaître les raisons sur lesquelles se fondent
votre confiance ? En d’autres termes, comment des esprits aussi posés que
les vôtres peuvent-ils faire reposer les chances d’une expérience aussi risquée
sur un postulat tel que moi ?
- Votre question mérite une vraie
réponse, Pandolfi, répondit Holmes en souriant.
Je pense que c’est notre ami Tarde qui peut vous la fournir, et sans plus
rien vous cacher à présent.
- Je dois d’abord blesser votre
fierté de géologue, mon cher ami, dit lentement le juge Tarde avec une grande
douceur dans la voix. Votre ouvrage sur les roches de Corse est, parait-il,
excellent. Mais votre science n’est pour
rien dans les espoirs que nous plaçons en vous, même s’il n’est pas négligeable
pour le succès de notre expédition que notre ami, Holmes voyage en compagnie
d’un savant authentique et reconnu.
J’espère ne pas trop vous décevoir.
- C’est pire ! répondis-je en m’efforçant de paraître
ironique. Je crains en effet de n’avoir
point d’autres qualités que celle dont vous n’avez que faire !
- Pour nous, reprit Gabriel
Tarde, vos qualités les plus précieuses sont ailleurs ! Avant d’être plus précis, il vous faut savoir
que notre comité a pris au fil de son histoire des formes plus ou moins larges,
selon nos besoins. Vous avez compris
tout à l’heure, à travers nos échanges un peu vifs, que nous avions eu recours
à des conseillers littéraires. Avant de
commander à des auteurs tels que John Watson ou Conan Doyle des œuvres
romanesques destinées à instruire le plus grand nombre et capables de graver profondément
dans les esprits la frontière qui sépare l’honnêteté du crime, nous devions
définir le personnage de notre héros. Emile
Zola d’abord, puis votre ami Guy de Maupassant ont été nos conseillers. Tous deux ont fourni à notre comité cette
indispensable réflexion qui précède, toujours, discrètement, la fabrication de
nos légendes modernes.
- J’ignorais totalement cette
part de l’œuvre de Maupassant, dis-je, avec émotion, au souvenir de Guy.
- C’est que notre comité exige la
discrétion, poursuivit Tarde. Monsieur
de Maupassant reconnaissait lui-même le caractère impératif de cette règle. Il a travaillé avec nous jusqu’à ce que sa
terrible maladie le terrasse. Monsieur
Zola, par contre, n’avait pas la même rigueur.
Il a bien failli nous mettre dans l’embarras, tant il prétendait
sérieusement au rôle du savant.
- Il est vrai, coupa Enrico Ferri
en riant, que son Lantier étrangleur de femmes doit beaucoup à notre ami
Lombroso !
- Zola est un clinicien ès lettres,
affirma Lombroso.
-Son Lantier est tout à fait
convaincant, reprit le juge Tarde. Le
problème, mon cher Lombroso, c’est que nous avions une autre littérature à
écrire ! Mais revenons à la
question de notre ami géologue. Comme je
vous le disais, monsieur de Maupassant était des nôtres. Holmes, je crois, vous a dit combien il ne
tarissait pas d’éloges sur votre personne.
C’est notre cher disparu qui nous garantit votre sens moral. Nous savons
par lui que vous êtes convaincu, comme moi, comme mon voisin Durkheim, comme
nous tous ici, que le vieux Thomas Hobbes a
toujours raison : l’être humain est fondamentalement égoïste et les désirs qui l’animent sont infinis. Vous pensez également que seul le droit, défini
comme un impératif social capable de fixer à l’individu des bornes à ses
désirs, doit sanctionner le manquement aux règles. Or, même si nous avons tous ici des opinions
différentes sur ce qu’il convient de faire pour rendre possible une vie sociale
cohérente, nos divergences ne sont rien au regard de la moralisation de la
société que nous souhaitons réaliser. Au
pire elles nous opposent, au mieux elles
nous enrichissent. Votre qualité
essentielle réside dans la morale que nous partageons. C’est la seule vertu, cher ami, qui fonde
notre confiance. Que vous l’ayez,
jusqu’au bout, partagée avec notre ami commun ne fait renforcer notre
conviction.
Le juge Tarde s’était tu su. Je restais abasourdi, sans voix. Cette longue intervention m’avait plongé
loin, très loin, dans le souvenir de maintes conversations que j’avais eues
avec Maupassant sur la société et son organisation morale. Nous parlions souvent des idées socialistes,
de la pensée d’Auguste Comte et surtout de l’influence des saint-simoniens. Or,
l’allusion directe que Tarde venait de faire à la philosophie de Hobbes avait
fait remonter à ma mémoire des bribes de nos dialogues passés. Je suis avec Maupassant au sommet d’une
montagne…Nous parlons de ses personnages à l’abri d’une crique…Je m’entends
citer Hobbes sur le pont de son Bel Ami. De nous deux, ce n’est pas Guy le plus pessimiste.
Et voilà que je me retrouvais
face à une assemblée de criminalistes qui attendaient de moi que je les aide,
alors que mon cerveau était à mille lieues de la là, en étroite conversation
avec un écrivain disparu ! Holmes vint à mon secours en rompant le silence
dans lequel je restai figé.
- Messieurs, je pense, dit-il,
que notre ami Pandolfi a eu suffisamment d’émotions pour la journée. Souhaitez-vous, mon cher, que nous
suspendions un instant la réunion?
- C’est une excellente idée, renchérit le professeur Lacassagne. Une petite pause s’impose...
- Non,Messieurs !
m’écriai-je alors. La pause est inutile,
je vous assure ! Votre discours,
Tarde, m’a quelque peu bouleversé, voilà tout. Je
suis...messieurs...Holmes...je suis à votre disposition...Je suis avec vous.
Nous irons en Corse quand vous le déciderez, Holmes !
J’avais à peine terminé que onze
paires de mains applaudissaient discrètement, emplissant la pièce d’un lent
roulement, doux et feutré, qui ne fit qu’ajouter à mon émotion. Mes yeux se mouillèrent. Une fois encore, Holmes m’épargna en
détournant l’attention de mes compagnons.
- Il se fait tard, messieurs,
dit-il d’une voix passablement impérieuse.
Nous devons évoquer, avant de nous séparer, le prochain Congrès
international d’anthropologie criminelle qui doit se tenir à Genève en 1896.
Les paroles du détective se
perdaient dans la salle. Une lassitude
générale gagnait les esprits. Autour de
la table, beaucoup parlaient entre eux en chuchotant. Personne ne s’occupait plus de moi. Holmes, de son côté, continuait comme s’il
s’adressait aux seuls murs. Il parlait
d’une meilleure coordination des participants au congrès de Genève, des
querelles stériles qui avaient eu lieu à Bruxelles l’année précédente, du rôle
que devait tenir le comité entre chacun de ces congrès. Tout
cela cessa brusquement lorsque, se levant, Holmes rétablit son autorité sur
l’assemblée.
- Chers amis ! dit-il d’une
voix forte, en attirant de nouveau sur lui l’attention de tous. Je propose que Ferri, d’ici Genève, se charge
du rapprochement de vos écoles de pensée.
Vous en êtes d’accord ? Avec
vous, Tarde, de façon à ce que l’on progresse dans la thèse du criminel professionnel ?
- Nous y travaillons,
Holmes, nous y travaillons, répondit le
juge Tarde en touchant le bras de son voisin Enrico Ferri.
Quelques instants plus tard, nous
nous séparions. Notre assemblée se
dispersa, discrètement. Lombroso, Gross,
Ferri, Tissié, Durkheim, Bertillon, Lacassagne, Reiss et Tarde partirent les
premiers, conformément à la décision de Le Villard, qui attendait que les
membres de la Société botanique de France quittent eux aussi la bibliothèque de
l’Académie des sciences, offrant ainsi à nos amis une occasion de se glisser
dans la foule.
Le Villard et Holmes m’entraînèrent ensuite le long d’un
couloir, jusqu’à une lourde porte devant laquelle Holmes me donna ses consignes
en présence du commissaire.
- Je dois vous laisser retrouver
seul votre hôtel, Pandolfi, me confia Holmes à voix basse. Le Villard et moi avons quelques affaires à
mettre en ordre avant notre expédition.
Je vous retrouve demain, à 17 heures, dans le même salon que lors de
notre première rencontre, pour vous faire connaître les dispositions de notre
départ. A demain, mon ami.
Holmes me serra la main tout en tenant mon bras un court instant. Sa poigne était ferme, énergique et
chaleureuse en même temps. Le Villard
ouvrit la porte qui donnait sur une ruelle étroite et sombre, tandis que Holmes restait dans l’ombre du couloir. Le commissaire me salua en souriant.
-Ne vous perdez pas ! A bientôt, cher ami ! me dit-il en refermant la porte.
Il était tard. La nuit était
fraîche. Un fort sentiment d’irréalité m’envahissait. J’ai marché longtemps sans savoir exactement
dans quelle direction j’allais. Après avoir divagué d’une rue à l’autre,
j’arrivais sur la place de la Comédie. Je passais devant Aglaé, Euphrosine et
Thalie sans le moindre émoi. J’ai
commandé un verre de lait avant de gagner ma chambre. Voilà quel a été ce dimanche. J’ai déjà hâte
de retrouver le détective que je viens de quitter. J’ai hâte aussi de reprendre
le chemin de mon île. Ce que j’ignore en
revanche, depuis la fin de cette journée, c’est ce qui m’attend désormais chez
moi…
Montpellier
- Lundi 20 novembre 1893
J’ai dormi, longtemps. Jusqu’à un rêve, non, un cauchemar
qui m’a étreint. Quelqu’un s’approchait
de moi, me regardait, me palpait, montait sur mon lit, s’agenouillait sur ma
poitrine, me prenait le cou entre ses mains et serrait...serrait...de toute ses
forces pour m’étrangler.
Sherlock Holmes était dans ce songe. Il tenait un livre et lisait à haute voix le
passage d’une nouvelle de Maupassant. Je
voulais crier, mais ne le pouvais pas.
J’essayais avec des efforts désespérés, en haletant, de me tourner, de rejeter
cet être qui m’écrasait, qui m’étouffait lentement ! Je ne le pouvais pas ! Puis, soudain, je
m’éveillai en sursaut, en proie à une angoisse folle, le corps entiérement
couvert de sueur. J’allumai une bougie à
la hâte...J’étais seul.
Après cette crise, je dormis enfin, avec calme, bien au delà
de l’aurore.
Je passais le reste de la journée à tourner dans mon esprit
toutes les questions qui se pressaient en moi depuis mon engagement
d’hier. Ma promenade en ville ne
m’offrit aucune distraction. J’étais seulement impatient de retrouver Holmes et
de l’interroger. Je décidai de
l’attendre, comme convenu, dans le salon de l’hôtel du Midi. Holmes m’y retrouva à l’heure exacte. Il tenait un étui à violon qu’il posa devant
moi avant même de me saluer.
- Nous avons peu de temps, Pandolfi, dit-il sans ôter son
manteau, d’où il sortit une épaisse enveloppe.
Vos billets sont à l’intérieur.
Nous embarquerons à Marseille, vendredi, sur le Cyrnos. C’est un steamer en
fer.
- Holmes, dis-je, il faut que...
- Plus tard, cher ami. Plus tard ! Vous m’interrogerez à loisir durant la
traversée. Pour l’heure, promettez-moi seulement d’embarquer, quoiqu’il arrive,
sans poser de question. Prenez également le plus grand soin de cet étui.
- Mais, Holmes, d’ici vendredi...
- Avez-vous un problème de bagages ?
- Non, répondis-je.
Il ne s’agit pas de cela. Mes
malles sont en route depuis mon départ de Paris. Je retournais en Corse avant de répondre à
votre invitation. Non. C’est qu’il nous
faut parler...avant...
- Désolé, cher ami. Le temps nous manque. Ne vous inquiétez pas, dit Holmes en prenant
ma main. Si le tabac fort et l’odeur de
la pipe ne vous dérangent pas, vous faites un compagnon tout à fait
inestimable.
Holmes allait partir. Il se tournait déjà vers la sortie. Je devais en savoir plus sur notre voyage, je
devais lui parler !
-N’oubliez pas, Pandolfi, dit le détective. Ma boîte à
violon et le Cyrnos. Vendredi !
Holmes traversa le salon et sortit. De nouveau, j’étais seul.
Marseille- Vendredi 24 novembre 1893
J’attends ! Je
ne fais que cela depuis cinq jours.
Holmes a décidemment juré de mettre ma patience à l’épreuve. Notre dernière entrevue, où il ne m’a même
pas laissé dire un mot, m’avait plongé dans une indicible irritation. Fort heureusement, le voyage jusqu’à Marseille
et les retrouvailles avec cette métropole fascinante ont calmé ma nervosité. Le port
bruit, remue, palpite sous une pluie de soleil, et le bassin de la
Joliette, où des dizaines de paquebots projettent sur le ciel leur fumée noire
et leur vapeur blanche, est plein des cris et du mouvement annonciateurs des
prochains départs.
Marseille, cette ville nécessaire, comme l’appelait
Maupassant, n’est pas pour moi cette sorte de fumier humain échoué de l’Orient qu’a décrit mon ami dans
sa nouvelle consacrée à la patrie de Colomba.
Non, cette ville est bien autre chose.
Elle est une porte. La porte du
sud ! Certes, la description qu’en
fit Maupassant, voilà treize ans maintenant, serait bien pire aujourd’hui. Des Arabes, des nègres, des Turcs, des Grecs,
des Italiens, d'autres encore, presque nus, drapés en des loques bizarres,
mangeant des nourritures sans nom, accroupis, couchés, vautrés sous la chaleur
de ce ciel brûlant, rebuts de toutes les races, marqués de tous les vices,
êtres errants, sans famille, sans attaches au monde, sans lois, vivant au
hasard du jour dans ce port immense, prêts à toutes les besognes, acceptant
tous les salaires, grouillant sur le sol comme sur eux grouille la vermine. Ils
sont, tous, bien là, toujours, et en plus grand nombre encore !
Quelles discussions sans fin n’aurions nous pas avec Guy, si
seulement il était là avec moi, au milieu de cette foule grouillante, de ces
parfums, mélangés du monde entier, au seuil de cette porte ouverte à tous ces
étrangers ? Oui, à tous ces autres
de nous-mêmes dont la misère supporte autant nos richesses qu’elle attise nos
peurs. Nos débats, je m’en souviens, ont
souvent été vifs à ce sujet.
Maupassant n’était guère tendre avec ces banquiers qui commandent à nos
ministres des colonies d’étendre notre empire et font, dans le même temps, crier,
dans la presse à leur solde des injures aux races qui traversent nos
frontières !
Le temps étant venu de me rendre à bord du navire, j’allais
à l’embarquement, cherchant partout autour de moi la svelte silhouette de
Sigerson. Un long moment, dans la file
qui patientait à l’ombre de l’imposant Cyrnos,
j’observai nos voyageurs. Quelques
familles. Des hommes austères. Deux prêtres.
Plusieurs couples. De jeunes
officiers. Deux ou trois
vieillards. Un groupe plus animé. Holmes, j’en étais sûr maintenant, n’était
pas sur le quai. Plus loin, la file des passagers les plus modestes, embarquait
également. Je pris mon tour dans la rangée des voyageurs du pont supérieur. Holmes
devait m’y attendre. Sans doute, pensais-je,
était-il, déjà installé à bord.
Devant moi, un couple de jeunes mariés qui se rendait en
Corse en voyage de noces. L’épouse
s’émerveille de tout ; l’époux a l’air d’un pingre. A les croire, ma
parole, sortis tout droit de la plume de l’auteur d’ Une vie !
A ma suite, un petit groupe de touristes anglais venait de
se retrouver. Ils échangeaient, dans leur langue impossible leurs impressions
sur l’hôtel de Beauvau, qu’ils venaient de quitter, en espérant trouver à
Ajaccio un confort similaire. Parmi eux,
une élégante et belle jeune femme tenait dans une main un petit ouvrage relié
que ses compagnons commentaient. En
faisant un effort pour rassembler mes piètres connaissances en anglais, je
prêtai une oreille attentive à leur conversation. Je compris qu’ils allaient en Corse rejoindre
leurs amis. Ceux-ci avaient organisé une
série d’excursions vantées par Miss Thomasina Campbel dans l’ouvrage que cette
voyageuse écossaise a publié il y a quelques années. Son livre sur son petit périple en Corse, qu’agitait en
permanence l’exquise personne dont mon regard avait quelque mal à se détacher,
était un journal de voyage fort aimable, rempli d’anecdotes charmantes et de
détails souvent inexacts sur les natives de mon île. Lors de nos premières rencontres, Maupassant
avait beaucoup raillé la prose de miss Campbell. Mais le carnet de voyage de cette Ecossaise, dont
visiblement la mode n’est point encore passée,
a assuré aux beautés naturelles de ma terre une promotion comparable à
celle dont James Boswell gratifia, il y
a plus de cent vingt ans, les audaces
politiques de Pascal Paoli . A
la différence du journal de Boswell, celui de miss Campbel a cet avantage qu’il
fait vivre aujourd’hui nos commerçants d’Ajaccio et nos marins. Et n’en déplaise à Jean-Jacques Rousseau, les
louanges de cette Ecossaise valent pour cela bien plus que toutes les
justifications du père de la patrie corse.
Mon peuple, qui se passionne autant pour les héros que pour les martyrs,
après avoir étonné l’Europe par son légendaire babu, s’émanciperait
franchement s’il remplaçait le troc par le commerce, la divagation des animaux
par la libre circulation des hommes et des marchandises, et ses chemins de
mauvaises pierres par des routes dignes de notre temps.
J’étais encore loin de mon île, mais ses dures réalités
s’emparaient déjà de moi. Quel fossé
séparait les campagnes que je venais de traverser en chemin de fer des sauvages
montagnes de nos bergers ! Qu’allait donc en dire, à son retour en
Angleterre, cette charmante lectrice de miss Campbel ? Je pensais à nos
paysans misérables, habitués depuis toujours aux tyrans militaires qui les
massacrent. Quels yeux seront les leurs
au passage de cette femme élégante et de ses amis impeccables ? Pourront-ils seulement profiter un peu de
cette vague britannique et nourrissante ?
Je ne sais pas si ces voyageurs anglais ont la même folie
que les fugueurs aliénés du docteur Tissié.
Mais je crois comprendre, aux propos qu’ils échangent, qu’ils
n’économiseront rien pour leur plaisir.
Et ma foi, si cette belle étrangère à la peau claire est une victime de
l’épidémie de la fugue, je veux bien pour
elle m’inoculer ce mal nouveau !
Je fis en sorte, au moment de franchir la passerelle, de
m’écarter et de laisser la politesse au petit groupe entourant ma belle
anglaise, me risquant même à tourner un
compliment dans ce que je pensais être la langue de Shakespeare. Tous me remercièrent, et la jeune femme aux
yeux bleus me gratifia personnellement d’un adorable sourire, dont la raison
tenait plus, certainement, à ma prononciation de l’anglais qu’à mon ostensible
french
galanterie.
Après cet épisode et avoir vu disparaître les sujets de la reine
Victoria, je cherchai de nouveau Holmes dans la foule du quai. Ne le trouvant pas, je montai à mon tour à
bord du navire. Le pont réservé aux premières classes est superbe et le Cyrnos, un magnifique bâtiment
moderne. Je le découvrais peu à peu, à
mesure que je m’efforçais de retrouver mon compagnon de voyage. L’absence de Sherlock Homes commençait à
m’inquiéter. Mais peut être était-il tout simplement malade et s’était-il
réfugié dans sa cabine ? Quant à moi, j’avais l’espoir que les moteurs et les hélices du Cyrnos qui mettaient ma patrie à moins
de dix huit heures de Marseille, m’épargneraient cette souffrance. Quel progrès
incroyable ! pensai-je, en m’apercevant, m’étant une nouvelle fois perdu,
que je me trouvais dans un confortable salon.
Si les machines continuent ainsi à se perfectionner, mon île cessera
bientôt d’en être une !
- Puis-je vous renseigner, monsieur ? demanda un
officier du bord.
- Je cherche mon...ma cabine ! Voilà mon billet, répondis-je.
- Monsieur Pandolfi...oui, dit l’officier après avoir
consulter ses listes. Suivez-moi. Je vais
vous conduire.
Nous longeâmes deux couloirs et l’homme m’indiqua que ma couchette
disposait d’une vue sur le tribord.
- Votre single est ici,
monsieur, dit l’officier en ouvrant la porte.
Vous disposez d’une communication avec la cabine de votre voisin,
monsieur Sigerson, ainsi que vous l’avez souhaité
- Monsieur Sigerson est-il déjà installé ?
- Je ne le pense pas, monsieur, répondit l’officier.
Voulez-vous que je me renseigne ou que le fasse chercher?
- Non, non, c’est inutile, répondis je. Merci beaucoup. Nous allons vite nous
retrouver, je ne m’inquiète pas,
ajoutai-je maladroitement, en entrant à reculons dans ma cabine.
L’officier parti, je fermai la porte et posai mon bagage sur
une large couchette. Après quoi, j’installai
l’étui à violon que Holmes m’avait confié bien calé entre la paroi de la cabine
et mon sac de voyage. Contrairement à ce
que je venais d’affirmer à l’officier de
bord, mon inquiétude était extrême,. Je
frappai plusieurs fois à la porte séparant nos deux cabines, mais sans obtenir
de réponse.
Où donc Holmes pouvait-il être, et comment pouvait-il me
laisser ainsi, à me ronger d’inquiétude à son sujet ? Pourquoi me laissait-il sans
nouvelle ? Un événement s’était-il
produit qui changeait ses plans ?
Soudain, une sorte de cri de bête, une voix formidable
sortit du ventre du navire. Je sursautai.
Puis je compris que le Cyrnos annonçait son départ. Notre
paquebot quittait lentement son point d'attache…A cet instant, je réalisai avec
effroi que Holmes ne m’avait pas rejoint, que nous partions sans lui ! Non, il fallait que je sorte au plus vite. Holmes
devait certainement se trouver quelque part à bord.
Comme j’étais dans un état d’énervement extrême, l’air frais
du pont supérieur me soulagea un peu. Je
jetai fiévreusement mes regards de tous côtés.
La totalité des passagers était là, tranquillement accoudée au
bastingage, à suivre la manœuvre et à contempler la ville, mais je ne vis
Sherlock Holmes nulle part. Le navire passa
tout doucement au milieu de ses frères, eux aussi prêts à partir et dont les
flancs étaient pleins de rumeurs. Puis brusquement, comme pris d'une soudaine
ardeur, le Cyrnos s'élança, ouvrit la
mer, laissant derrière lui un sillage immense, tandis que les côtes
s’effaçaient rapidement et que Marseille disparaissait à l'horizon.
Puisque je n’avais pas trouvé Holmes sur le pont supérieur,
je retournai à ma cabine. Là, je frappai
de nouveau, quoique sans illusion, à la porte de Sigerson. Personne. Je sentis
que j’allai être malade. Insidieusement,
la mer et le désespoir s’emparaient de moi et je dus m’allonger pour ne pas
vomir. J’entendais encore Maupassant se
moquer de moi. Du moins son voilier
était-il plus confortable que ce monstre de fer, car les hélices du Cyrnos me vrillaient les entrailles et le bruit de ses moteurs me
soulevait littéralement le coeur.
Je restai ainsi un très long moment, jusqu’à ce qu’une
clochette et une voix, dans les coursives, n’annoncent l’ouverture du restaurant. J’eus un instant l’idée de m’y rendre dans
l’espoir de retrouver Holmes, et peut être un peu aussi pour apercevoir cette Anglaise
aux yeux clairs qui m’avait souri. Mais
à la seule pensée de devoir me déplacer, et à celle, encore pire, de
m’attabler, je fus pris d’un hoquet terrible. J’eus à peine le temps de me
rendre dans l’étroit cabinet de toilette de ma cabine. Après m’être abondamment mouillé le visage,
je respirai mieux.
J’allais regagner
mon lit, tout en ayant soin, par précaution, de conserver ma serviette de
toilette, lorsqu’on frappa à ma porte.
J’hésitais à répondre, quand les coups redoublèrent. J’entrebâillai la porte et découvrit alors un
vieux monsieur dont, à ma très grande surprise, je reconnus aussitôt la
figure. Le vieil acheteur de houilles
qui, à Montpellier, m’avait bousculé dans les établissements Lamouroux se
trouvait devant moi.
- Que cherchez vous, monsieur ? demandai-je sur mes gardes, incrédule. Qui êtes-vous ?
- Vous êtes sans doute surpris de cette rencontre,
monsieur ? me répliqua-t-il d’une
voix qui grinçait bizarrement.
J’admis le fait.
-Eh bien, monsieur, c’est que j’ai une conscience,
voyez-vous ! Quand je vous ai
aperçu, embarquant avec moi, pour le même voyage, je me suis dit que le hasard
était vraiment singulier, et que je me devais d’aller dire un mot à ce monsieur
que j’avais un peu brusquement dépassé à Montpellier, l’autre jour, afin d’être
le premier servi. Il ne faut pas m’en
vouloir, monsieur. N’est-ce pas...
-N’en parlons plus, répondis-je. Puis-je simplement vous demander comment vous avez
trouvé ma cabine ?
-Ma foi, monsieur, je suis un peu votre voisin. Vous êtes, je crois, passionné de
géologie ? Vous pratiquez également
un instrument, je vois !
Je tournai la tête pour regarder l’étui à violon que venait
d’apercevoir le vieil homme, puis la tournai de nouveau vers mon importun et...Sherlock
Holmes était devant moi, souriant.
Je fis un bond. Holmes
entra dans la cabine et referma la porte derrière lui. Je le contemplais,
stupéfait. Pour la première fois de ma vie, je dus m’évanouir. En tous cas, un brouillard gris tourbillonna
devant mes yeux, et quand il se dissipa, je m’aperçus que mon col était
déboutonné et que j’avais encore sur les lèvres un vague arrière-goût de
cognac. Holmes était penché au dessus de
ma couchette, une flasque dans la main.
-Mon cher Pandolfi, me dit-il, je vous dois mille
excuses. Je ne pensais pas que vous
étiez aussi sensible.
Je lui saisis le bras.
- Holmes !
m’écriai-je, que signifie cette mascarade ?
- Attendez un peu, mon ami ! Etes-vous sûr d’être en état de
discuter ? Les voyages en mer ne
semblent pas vous réussir. Et puis mon
apparition vous a fortement secoué.
- Non, non, je vais très bien, dis-je en me redressant. J’étais inquiet en raison de votre
absence...Je me préparai à me rendre au restaurant pour...
- Pour faire la cour à l’une de mes concitoyennes, peut
être ? dit Holmes avec un large sourire.
- Mais comment…Holmes, de qui... ?
- Ne vous défendez pas, Pandolfi. Vous avez fort bon goût, mon cher. Cette
jeune femme est parfaite et ses amis sont tout à fait respectables. De plus, comme son titre l’indique, miss Bell
n’est pas encore mariée.
- Mais enfin, Holmes !
m’écriai-je confus, de quoi parlez vous ? Qui est cette mademoiselle Bell ?
Holmes s’assit face à moi.
Il avait posé sa perruque blanche sur la couchette et enlevé sa
redingote. Il alluma une cigarette. Il paraissait plus mince et son profil plus
aigu.
- Je suis ravi de pouvoir m’étirer, Pandolfi ! Figurez vous que ce n’est pas drôle, pour un
homme de ma taille, de se raccourcir plusieurs heures de suite d’une trentaine
de centimètres.
- C’est le moment de me donner des explications, je crois,
dis-je en remettant un peu d’ordre à mon col.
- Vous ne préférez donc pas en savoir un peu plus sur miss
Bell ?
- Je vous en prie, Holmes, implorai-je.
Je suis la curiosité en personne. Votre déguisement d’abord, mademoiselle
Bell, ensuite !
- Comme vous voudrez, dit-il en nous servant une nouvelle
rasade de cognac. Moriarty a des hommes partout. Marseille en fourmille. Je ne pouvais pas prendre le risque
d’attitrer l’attention sur Sigerson avant même de parvenir en Corse. Aussi, à Montpellier, comme à l’embarquement,
cette perruque et quelques centimètres de moins m’ont assuré une plus grande
liberté de mouvement. J’ai réservé sous
ce déguisement une cabine à bâbord qui porte le numéro 13, afin que votre
voisin, Sigerson, puisse dormir tranquillement sur le tribord.
- Je comprends ! Sigerson...je veux dire vous
même...n’est donc jamais monté à bord !
- Exactement. Vous êtes le seul à m’avoir vu. C’est pour
cette raison, du reste, que nous n’irons pas dîner ce soir. Tant pis pour le restaurant et pour miss
Bell ! Quant au vieillard qui vient
de frapper à votre cabine, il ne débarquera pas.
- Bien sûr ! Et
vous arriverez à Ajaccio sous une nouvelle identité ! C’est fort habile,
dis-je, admiratif.
- Non, Pandolfi, corrigea Holmes, en souriant. Sigerson, votre ami scandinave, débarquera à
vos côtés. Vous serez attendu et ferez
tout votre possible pour nous faire remarquer, ajouta-t- il le plus
sérieusement du monde.
- Je ne comprends plus rien, Holmes. Je croyais que vous
recherchiez la discrétion ?
- Se faire remarquer, répliqua-t-il, énigmatique, est
quelque fois un excellent moyen de passer inaperçu.
- Holmes, vous avez déjà une manie qui est bien de mon île. Vous
dites sans dire. Vos manières élusives
sont insupportables !
Holmes se leva et prit sa redingote, ainsi que le léger
bagage qu’il tenait en entrant.
- Vous allez
jouer votre premier rôle dans le premier acte, mon ami, dit-il en se dirigeant
vers la porte qui séparait nos cabines.
- Holmes ! criai-je pour le retenir. Expliquez vous donc !
- Tout à l’heure, Pandolfi ! Il se fait tard. Vous êtes aussi épuisé que moi. Réveillez moi, s’il vous plait, à l’approche
de la côte, dit-il en disparaissant dans sa cabine.
Après un moment, cependant, il reparut. J’avais eu peur
qu’il n’en reste là de ses explications, mais je venais de le convaincre
apparemment de m’en dire plus. N’était-il pas en effet très important que je
sache ce qui nous attendait à Ajaccio ? Holmes se mit à parler dans
l’entrebâillement de sa porte.
- C’est une première pour moi aussi, cher ami. N’oubliez donc
pas de me réveiller à temps. Je tiens à découvrir votre île de la haute mer. Il parait qu’on en respire les odeurs avant
même de la voir !
- C’est vrai, Holmes.
C’est ce que disait votre grand ami Napoléon, répondis-je dépité,
certain à présent qu’il ne me donnerait plus aucune explication cette
nuit. Au fait, Holmes, ajoutai-je en
manière d’agacerie, mademoiselle Bell, qui est-elle ? Et comment savez-vous que cette jeune femme a
en effet retenu mon attention ?
-Elle est la fille du docteur Joseph Bell. Son père est un très remarquable professeur
de médecine d’Edimbourg. Mais nous en
reparlerons demain, Pandolfi. Bonne
nuit, mon ami. Et n’oubliez pas de me
réveiller le moment venu, répéta-t-il en refermant la porte de sa cabine.
Cet homme est véritablement impossible. Chaque réponse qu’il donne à l’une de mes
questions en soulève cent autres
auxquelles il ne répond jamais. Je vais aller me coucher avec, pour seul
réconfort, l’image de miss Bell. Cette
écossaise était donc la fille d’un médecin.
Elle voyage, comme moi, vers mon île.
Elle a de très beaux yeux bleus.
Elle n’est pas mariée et elle m’a offert son sourire.
Corse – Ajaccio- Samedi 25 novembre 1893
L’horizon pâlissait vers l’orient. Enveloppés dans l’ombre, nous sommes, Holmes
et moi, les uniques passagers à l’avant du pont supérieur. Seuls le ronflement précipité de l’hélice et
le remous des flots troublent notre silence.
Holmes scrute l’horizon, et je suis moi-même plongé dans la
contemplation, à l’approche de la terre que je vais bientôt fouler de nouveau. Ma montagne dans la mer, disait
Maupassant. L’envie de questionner
Holmes sur notre arrivée est aussi forte que ma nostalgie, mais je n’ose rompre
notre silence. Dans la clarté douteuse
du jour levant, une tâche grise apparaît au loin sur l’eau. Elle grandit, comme sortant des flots, se
découpe, festonne étrangement sur le bleu naissant du ciel. Nous distinguons enfin une suite de montagnes
escarpées, sauvages, arides, aux formes dures, aux arêtes aiguës, aux pointes
élancées.
- La Corse ! murmura mon compagnon. La terre de la vendetta ! La patrie
des Bonaparte ! Respirez, Pandolfi, sentez !
Oubliant les odeurs que portaient les embruns, je
l’interrogeai.
- Holmes , osai-je, il est temps que vous m’informiez
de vos plans. Que dois-je faire en
débarquant ?
- Vous avez raison, mon ami, répondit-il à voix basse. Vos montagnes sont superbes vues d’ici. Votre
grand petit homme a raison. Les parfums sont réels, on sent la terre et
les odeurs de la végétation.
- Durant l’été, cette sensation est encore plus forte,
dis-je avec impatience.
- Bien sûr, avec la chaleur…A part ça, à notre arrivée,
c’est vous qui rencontrerez les journalistes. Je serai simplement à vos côtés.
- Quels journalistes, Holmes ?
- Eh bien, ceux de votre île, évidemment ! Ils sont fort nombreux, paraît-il. Ils se battent même entre eux parfois.
- Holmes, je ne comprends rien, dis-je en haussant les épaules. Expliquez vous.
- C’est simple, mon ami.
A notre arrivée, les journalistes vous attendent. La réputation de votre ouvrage publié à Paris
est parvenue jusqu’à eux. Ils veulent
connaître votre opinion sur les mines et les concessions qui s’achètent
aujourd’hui, les raisons de votre retour, vos projets et mille autres choses
sans importance. Vous savez bien comment
sont ces gens, Pandolfi.
- Mais, Holmes, je n’ai rien à leur dire. Et comment
savent-ils que je suis sur ce navire ?
Cela n’a pas de sens !
- Oh ! pardonnez
moi, j’ai oublié de vous dire que nous les avons prévenus. Ne vous inquiétez pas. Ils seront tous là.
-
Prévenus ? De mon arrivée ? Par
qui ? Pourquoi, Holmes ? Ces
journalistes auront autre chose à faire.
-Les journalistes, Pandolfi, ont rarement autre chose à faire
que ce qu’on leur commande, affirma Holmes avec un sourire glacé. C’est moi qui me suis occupé de leur communiquer
la date de votre arrivée, par l’intermédiaire de notre réseau d’informateurs à
Ajaccio. La seule chose que vous aurez à
faire sera de répondre à leurs questions, en précisant simplement que vous
comptez accompagner votre ami scandinave dans toutes ses excursions afin de lui
faire découvrir votre beau pays.
-Et si la presse vous interroge, Holmes ? demandai-je, alarmé.
- La belle affaire !
Je mentirai, Pandolfi. Je parlerai de notre vieille amitié, de notre
passion commune pour les roches, de vos merveilleuses descriptions qui m’ont
donné le goût de votre île. Ce ne sera
pas la première fois, ni la dernière, que des journalistes publieront des
mensonges.
- Fort bien. Mais, ne craignez vous pas qu’en attirant
ainsi l’attention sur Sigerson, les hommes de Moriarty le démasquent et vous
reconnaissent ?
- Non, Pandolfi, c’est impossible. A la différence de notre ami Maupassant qui
détestait les portraits et les photographes, tout en se laissant séduire par votre
fameux Nadar, il n’existe fort heureusement aucun portrait de moi. Seul Moriarty connaît mon véritable visage.
Les descriptions qu’il aura pu fournir à ses complices, si par malchance il
doutait encore de ma mort, n’ont aucune chance de me démasquer sous mon déguisement
scandinave d’aujourd’hui. Etes vous
rassuré ?
- En partie seulement, répondis-je. Votre plan est viable, sauf si Moriarty en
personne se promène sur les quais à notre arrivée.
- N’ayez aucune crainte. Moriarty est un serpent. Il a des yeux vifs, mais il ne quitte jamais
son repaire. Je suis assuré de ce
côté-là !
- D’accord, Holmes. Mais pourquoi ces journalistes pour
attirer l’attention sur Sigerson ?
- Le meilleur des camouflages, mon cher. Sigerson, je viens
de vous l’expliquer, ne craint rien.
Seul un face à face avec Moriarty peut me mettre en danger. Donc, Sigerson ne se cache pas. Mieux, il se montre avec vous, son ami
géologue. Qui donc soupçonnerait ce
voyageur scandinave d’usurper une identité quand il s’offre ainsi à la
curiosité de la presse ? Vous ai-je
convaincu à présent ?
J’admis que l’idée me paraissait en effet plutôt bonne. Nous
restâmes un moment silencieux. Au loin, les Sanguinaires, de petits îlots
surmontés de plusieurs phares, apparaissaient au-dessus de la mer, indiquant
l’entrée du golfe d’Ajaccio. Holmes se remit à parler le premier.
- Savez-vous, Pandolfi, ce qui fait la qualité d’un bon
compagnon de voyage ? C’est sa capacité à garder le silence. Je pense
que vous avez, comme moi, cette vertu.
- Vous devez pourtant me trouver fort bavard.
- Vous aviez beaucoup de questions à me poser, j’en conviens,
répondit Holmes en souriant. Je suis étonné, du reste, que vous ne m’ayez pas
encore interrogé au sujet de mademoiselle Bell.
Vous ai-je dit qu’elle n’avait pas de fiancé ? Pour l’instant !
- Riez donc, monsieur le détective ! rétorquai-je.
Dites moi plutôt ce qui vous fait croire que j’éprouve un intérêt pour
cette jeune personne ?
-Je ne crois jamais rien, mon cher. J’observe !
- Vous observez ?
Et comment ?
Quand ?
- Dans la file d’attente, à l’embarquement à Marseille. J’étais à quelques mètres derrière ce groupe
d’Anglais où vous ne faisiez que regarder miss Bell, avant de faire votre
galant en lui cédant le passage. Votre
anglais, à ce propos, est fort correct, Pandolfi. Je vous ai entendu et miss Bell vous a très
aimablement souri. Pourtant, ajouta
Holmes, votre formule de politesse était assez banale.
- Messieurs les Anglais, passez les premiers ! répondis-je, vexé. Cette formule vous aurait paru plus
originale ?
Holmes me regarda en souriant. Le profond golfe d’Ajaccio se creusait au
milieu de collines charmantes couvertes de bois d'oliviers que traversent
parfois comme des ossements de granit d'énormes rochers gris, plus hauts que
les arbres. Puis, après un détour, la
ville toute blanche, assise au pied de la montagne, avec sa grâce méridionale,
mira dans le bleu violent de la Méditerranée ses maisons italiennes à toit
plat.
- Venez, me dit-il.
Nous n’allons pas tarder à parer au mouillage. Allons nous préparer. Je vous présenterai à miss Bell à la première
occasion.
-Vous avez donc déjà fait sa connaissance ?
- Non, je n’avais jamais vu cette jeune femme avant notre
départ. Il se trouve, tout simplement,
que, comme vous, à Marseille, j’ai écouté sa conversation. J’ai découvert à ma très grande surprise,
lorsqu’un de ses amis lui parla de son père, qu’il s’agissait de la fille du
docteur Joseph Bell. Or, j’ai moi-même rencontré
le professeur Bell à plusieurs reprises, à une époque où votre élégante jeune
femme ne devait être encore qu’une enfant ou, tout au plus, une jeune pensionnaire.
- Ce médecin est donc de vos amis ? demandai-je fort intéressé.
- Il était avant tout le professeur de notre ami Arthur
Conan Doyle qui, maintenant, s’occupe de coucher par écrit le roman de mes
aventures, comme vous l’avez compris à Montpellier. Doyle trouvait que mes déductions policières
ressemblaient beaucoup aux diagnostics toujours très pertinents du docteur
Joseph Bell. Il estimait également que
nous avions une certaine ressemblance physique. Bref, il décida un jour de nous réunir. J’avoue, Pandolfi, que ce médecin est un
remarquable observateur. Nous avons échangé nos expériences et sommes restés en
contact. Je suis même allé passer
quelques jours chez lui à Edimbourg. Son
épouse est charmante, elle aussi. Mais
je ne pense pas qu’elle soit écossaise.
- Vous aviez donc aperçu la très jeune mademoiselle
Bell ?
- Non, mon ami. Fort
heureusement. Je vous ai dit que cette
enfant devait être à l’âge où l’on est en pension. En tous les cas, elle ne m’a jamais vu. Nous
pourrons l’aborder ensemble sans qu’elle me reconnaisse.
- Quelle coïncidence, tout de même, dis-je en m’imaginant
déjà en présence de l’adorable miss Bell.
-Oui, c’est un fait qui était hautement improbable. Pour tout vous dire, mon ami, je pense que
les coïncidences n’existent que dans les mauvais feuilletons et seulement pour
les écrivains ou les policiers paresseux.
Je n’y crois absolument pas, conclut-il, catégorique.
- J’imagine, Holmes, qu’il en est de même des
invraisemblances ?
- Non, Pandolfi. L’invraisemblable, c’est autre chose. J’ai pour maxime qu’une fois l’impossible
exclu, tout le reste, même l’improbable, est vrai.
- C’est là votre dogme ?
- Oui. Lorsque dans une enquête vous avez éliminé tout ce
qui est impossible, il ne reste plus que la vérité, quelque improbable qu’elle
paraisse. Venez, maintenant. La pièce commence bientôt. Vous savez votre rôle à présent, dit Holmes
en m’entraînant à l’intérieur.
Nous allâmes dans nos cabines, prendre nos légers bagages et
l’étui à violon dont Holmes s’empara, puis nous rejoignîmes la foule des
passagers qui se pressait sur les ponts.
-Aimez vous le théâtre, Holmes ? J’entends le vrai théâtre : la tragédie,
Shakespeare.
- Ne le répétez jamais, Pandolfi, mais étant jeune, j’ai
joué à Londres le rôle d’Horatio dans Hamlet.
- Avec succès, j’en suis sûr.
- Je suis devenu Hamlet dans la compagnie Sasanof. Notre tournée aux Etats-Unis a duré dix huit
mois. Vous savez tout.
- Holmes, dis-je soudain inquiet, je crains que Hamlet ne soit pas un personnage bien recommandable
dans mon île de Corse !
- Comment cela, Pandolfi ? interrogea Holmes en s’arrêtant, intrigué.
- Gregorovius, Holmes !
répondis-je. Un voyageur, lui
aussi, un Autrichien. Il écrit que notre
Hamlet passerait en Corse pour le plus misérable sujet.
- C'est-à-dire ?
- Le rimbecco*, la vendetta, Holmes !
Hamlet est celui qui ne parvient pas à se pénétrer de l’esprit de
vengeance.
- C’est bien son personnage, en effet, dit mon
compagnon. C’est un homme qui ne peut
pas choisir la vengeance...
- Et un tel personnage, Holmes, n’est pas un homme dans mon
île !
- C’est ce que vous pensez, vous-même, Pandolfi ?
- Non, bien au contraire.
C’est Gregorovius qui dit cela.
Mais il a vu juste : l’esprit de la vendetta, le rimbecco, est une réalité de cette terre.
Le Cyrnos avait
jeté l’ancre à deux cent mètres du quai.
Le représentant de la Compagnie transatlantique mettait en garde les
voyageurs contre la rapacité des mariniers qui opèrent le débarquement.
- Pandolfi, nous reparlerons de votre opinion sur la vendetta. Cela m’intéresse beaucoup. Mais nous devons
aller à terre, à présent. Il est
temps. Regardez, miss Bell et ses amis
sont déjà dans une chaloupe.
Nous débarquâmes enfin.
Tout se passa conformément aux prévisions de mon compagnon, comme si
Holmes avait organisé tous les détails de notre arrivée. Sur le quai, un homme nous attendait avec une
calèche. C’est Holmes qui se dirigea
vers lui, comme s’il le reconnaissait.
L’individu, un jeune et solide gaillard d’une trentaine d’année, nous
salua et se présenta. Il s’appelait
Orso-Anto Giudicci, Ours-Antoine Giudicci.
Prononcé à la manière des habitants des montagnes de mon île, ce prénom
sonna étrangement aux oreilles de Sigerson.
- Ors’Anto, monsieur, dit l’homme. C’est moi, monsieur Sigerson, qui suis chargé
de vous conduire à l’hôtel des Orangers avec votre ami quand vous en aurez fini
avec ceux là, fit-il en désignant d’un coup de menton un petit groupe de
messieurs qui se dirigeait vers nous. Je
reviendrai plus tard récupérer vos malles.
Nous lui confiâmes nos bagages et Holmes lui abandonna son
étui à violon.
-Vos journalistes sont là, Pandolfi, murmura Holmes à mon
oreille. Allons à leur rencontre. Ils vous attendent.
Holmes ne s’était pas trompé. Le journaliste du quotidien
Le Petit Ajaccien n’était
pas seul : ses confrères des hebdomadaires républicain, orléaniste et
bonapartiste l’accompagnaient. Un
cinquième journaliste, correspondant du quotidien Le Petit Bastiais, était également présent. Leurs questions étaient sans surprise et ces
messieurs étaient pressés. Je leur fis
des réponses d’autant plus banales que tout notre échange correspondait
exactement à la description qu’ Holmes m’en avait donnée quelques heures
auparavant.
Cette rencontre terminée, nous nous dirigeâmes vers la calèche.
Ors’Anto nous conduisit, à travers la ville. Je retrouvais avec plaisir Ajaccio, jolie et
propre, dont les rues sont toutes plantées de beaux arbres. Malgré l’heure matinale, il faisait doux sous
le soleil de mon île.
- Il y a dans l’air comme un sourire de bienvenue, dit
Holmes, la mine épanouie. Quels parfums,
quels arômes ! J’aime cette odeur
sauvage !
- Vous êtes dans l’île du grand Napoléon, monsieur Sigerson,
lui répondis-je, en me moquant un peu.
- On reconnaît tout de suite que c’est ici dans la patrie
des Bonaparte ! s’exclama Holmes.
Partout des statues, des bustes, des images, des médaillons du Premier Consul et de l’Empereur ; sans
même parler du nom des rues ! Vous ne risquez pas, mon cher, d’oublier le
souvenir de cette race.
- Il parait qu’à sa manière Londres ne manque pas non plus de
références à notre grand homme ?
- C’est vrai, Pandolfi. L’arrogance est la chose du monde la
mieux partagée. Vous avez toutefois, ici,
un avantage certain sur la ville de Londres !
- Lequel ?
demandai-je, curieux de voir quelle nouvelle pointe Holmes allait me décocher.
- Les Anglais ne pourront jamais réaliser à Londres ce que
les habitants de la ville d’Ajaccio pourraient facilement entreprendre.
- De quoi
s’agit-il ? dis-je intrigué.
- Quelques indispensables travaux, répondit Holmes, feraient
de cette ville la plus charmante station d’hiver de toute la Méditerranée.
- C’est curieux, Maupassant disait exactement les mêmes
choses
- Votre île est très en retard, affirma Holmes. Vos hommes politiques sont-ils paresseux ou
sont-ce les ingénieurs qui manquent ?
Qu’en disait notre ami ?
- Vous n’avez encore rien vu de nos retards,
répondis-je. Attendez que nous
parcourions la montagne. Nos hommes politiques se querellent plus qu’ils ne
délibèrent. Quant aux ingénieurs, le
mépris qu’avait pour eux Maupassant n’avait pas de limites.
- Il était pourtant votre ami, s’étonna Holmes. Que reprochait-il donc à votre caste ?
- Si vous voyez un ingénieur près de votre propriété,
tuez-le ! Voilà dans quelle estime
Maupassant tenait mes compagnons de compas.
J’avoue que, parfois, ses sarcasmes n’étaient pas sans fondement.
- Que leur reprochait-il ?
- Regardez ce golfe magnifique, Sigerson. Il existait tout
le long une adorable promenade ombragée d’arbres. Le soir, les gens venaient y prendre le frais
en contemplant la mer. Les ingénieurs
sont venus. Ils ont construit un mur, un
mur de trois kilomètres, deux fois plus haut qu’un homme, entre le golfe et le
chemin. Lors de notre venue à Ajaccio,
avec Maupassant, on circulait du coup dans un couloir et la ville n’avait plus
de promenade. Et pourquoi cela, je vous
prie ? Tout simplement parce que des ingénieurs avaient jugé bon de faire
un mur coûtant très cher. Heureusement,
l’indignation des habitants fut telle que la maçonnerie fut détruite.
- Si l’on passe ici son temps à détruire ce que l’on vient
de construire, je comprends mieux vos retards ! commenta Holmes, visiblement perplexe.
- Maupassant, à l’époque où il s’était indigné des projets
de certains ingénieurs concernant le Mont Saint Michel, était revenu d’Ajaccio
en affirmant partout que ces gens étaient plus dangereux que le choléra. Ce mal, disait-il, ne détruit que les hommes,
tandis que les ingénieurs détruisent la nature elle-même, après l’avoir rendue
grotesque.
- Maupassant n’était guère tendre avec ses ennemis. Mais je
crois que nous sommes rendus à notre hôtel.
Vous convient-il, Pandolfi ?
- L’hôtel des Orangers est le seul établissement digne de
nos visiteurs de marque, dis-je, réjouis à l’idée de jouer les touristes sur ma
propre terre. Je suis sûr que nous allons y revoir mademoiselle Bell.
- Je le pense également, dit Holmes en descendant de notre
calèche. Mais qu’est ce qui vous faire dire cela, Pandolfi ?
- Un petit livre, Sigerson. Mademoiselle Bell, ainsi que ses
amis, voyage en suivant les conseils qu’une journaliste écossaise, miss Campbel,
a réunis dans une sorte de petit guide qu’elle tenait entre ses mains à
Marseille. Or, ce magnifique hôtel a été
lancé, il y a quelques années par miss
Campbel elle-même. Il y a fort à parier
que la fille du docteur Bell ne dormira
pas ailleurs. J’en suis certain, dis-je
avec vivacité.
- Il est étonnant de constater combien vous devenez
brusquement un excellent observateur de petits riens. Vous êtes sur la bonne voie, Pandolfi. Je confirme vos déductions, mon cher, ajouta
Holmes en riant franchement, tout en
m’indiquant du regard la direction du perron
de l’hôtel.
Miss Bell et deux de ses amis en sortaient. Ils passèrent derrière nous et s’en allèrent
dans les jardins débordant d’une profusion d’orangers, de figuiers, d’oliviers,
de lauriers et d’eucalyptus. Je suivis
Holmes dans le hall, furieux d’avoir ainsi manqué une occasion de saluer la
jeune femme et vexé d’avoir fourni à Holmes une nouvelle occasion de se moquer
de moi.
Nous fûmes conduits dans un appartement retenu au nom de
Sigerson. Il se composait d’un très
confortable salon ouvrant sur la mer et les jardins, et de deux chambres lumineuses. Holmes me demanda laquelle avait ma
préférence. Je n’en avais point. Il
m’attribua la plus grande.
- Pandolfi, dit Holmes en s’installant dos à la fenêtre dans
l’un des fauteuils du salon. Nous aurons
dès demain de longues journées. D’ici
là, nous ne pouvons rien faire d’autre que prendre un peu de repos. Que diriez vous d’un bon déjeuner en ville,
pour commencer ?
- Il me semblait que c’était moi votre guide, répondis-je,
un peu trop sèchement.
- Ne soyez pas si susceptible, mon cher ami, dit Holmes en
bourrant sa pipe. Je reconnais que le
programme de notre arrivée a des raisons de vous déconcerter. Vous comprendrez dès demain pourquoi nous
sommes ici et quels sont nos plans. Et,
croyez moi, Pandolfi, vous y tenez un rôle qui est loin d’être secondaire.
- Je ne me plains pas, Holmes. Je suis simplement étonné de
vos imprudences.
- Par exemple ? demanda Holmes, faussement inquiet.
- Notre cocher, par exemple ! Il n’a pas dit un mot de toute la
course ! Il semble en savoir plus
que moi sur votre venue !
- C’est donc ça ? s’exclama Holmes, en riant de bon
coeur. Ne vous inquiétez pas, mon
ami . Notre cocher, Ours-Antoine, je crois, est un homme de
confiance. C’est un agent de Le Villard,
mon ami !
- Un policier ? fis-je,
ébahi.
- Un policier, en effet.
Bien discret, n’est ce pas ? dit Holmes en allumant sa pipe. Le Villard l’a chargé d’assurer nos
déplacements dans l’île et de veiller sur notre sécurité. Êtes-vous désormais mieux disposé à son égard
?
- Certes !
répondis-je. Mais comment saviez
vous que c’était bien notre homme sur le quai ?
- Elémentaire, mon cher Pandolfi. Il se tenait auprès de la seule voiture qui
portait l’enseigne de cet hôtel, peinte sur les portières. Et surtout, il était le seul cocher à avoir
épinglé au revers de son veston le signe de reconnaissance que Le Villard
m’avait indiqué.
Holmes tirait sur sa pipe de longues bouffées qui embrumaient
fortement l’athmosphère du salon. Il se
leva et ouvrit la fenêtre qui donnait sur un large balcon.
- Je me retire dans ma chambre, dit-il. Appelez moi quand vous jugerez bon que nous
allions déjeuner. Ma seule exigence est que vous choisissiez une table où je
puisse goûter votre fameux vin blanc du Cap corse. Il est, paraît-il, délicieux. Je vous fais confiance, Pandolfi.
A midi, Ors’Anto nous conduisit au restaurant que je lui
indiquai. J’avais choisi le
Solférino. Il fait face au café du Roi
Jérôme et son cuisinier, républicain comme toute sa clientèle, a acquis une
solide réputation à laquelle Maupassant lui-même ne fut pas étranger. Nous
déjeunâmes fort agréablement d’un magnifique loup au beurre, avant de nous
promener longuement dans la cité. Le
soir, Holmes décida de dîner à l’hôtel.
Nous reprîmes de cet excellent vin blanc de Rogliano que Holmes apprécie
sans réserve. Plus tard, nous avons
longtemps causé, tout en fumant, sous les orangers du jardin, et puis encore un
peu, autour d’un cognac, dans le salon feutré de l’hôtel, avant de nous retirer
dans notre chambre. Nous nous couchâmes
enfin d’assez bonne heure.
Je n’ai pas revu mademoiselle Bell de toute la journée.
Ajaccio- Dimanche 26 novembre 1893
Café, miel et œufs au jambon pour
Holmes, café et tartines pour moi. Nous
écoutions le vacarme des clochers de la ville pour la messe dominicale,
lorsqu’après avoir frappé à notre porte, Ours-Antoine entra en compagnie d’un
homme, fort différent de notre policier conducteur de fiacre. Autant notre protecteur Ours-Antoine est brun
et a la peau mate, autant l’homme qui l’accompagnait était pâle et blond. Quand il s’approcha de nous pour se présenter
à Holmes, je remarquai que son visage était constellé de petites taches de
rousseur. Il devait être âgé, comme Ors’Anto, d’une trentaine d’années.
- O’Near, monsieur, annonça-t-il. Stephen Wilson O’Near.
- Je vous présente mon ami Ugo
Pandolfi, qui m’accompagnera durant mon séjour, dit Holmes en le priant de
s’asseoir. Vous êtes de Belfast, je
crois ?
- Oui, monsieur Holmes, répondit
le jeune homme.
- Ravi de l’apprendre, O’Near.
Mais libérons d’abord notre ami Ours-Antoine, ajouta-t-il en direction de notre
ange gardien. Reposez vous un peu, mon ami.
Nous ne quitterons pas cet hôtel avant demain. Soyez tranquille.
Ors’Anto, toujours silencieux,
nous salua et disparut.
-Très bien ! s’exclama
Holmes en se calant dans un fauteuil, je vous écoute. Quelle est la situation, O’Near ? Où se trouve notre cher professeur
Moriarty ?
- Nous avons localisé avec
précision deux endroits, monsieur, commença Stephen Wilson O’Near. Le premier, comme vous le savez déjà, se
trouve dans l’arrondissement de Sartène.
Il s’agit de la maison et de la ferme où son frère réside en
permanence. Le second repaire est
beaucoup plus loin de nous, dans le Golo, tout à fait au nord de l’île, dans
l’arrondissement de Bastia, au début du Cap corse.
- Il peut ainsi gagner plus vite
la Toscane s’il le veut ! dit Holmes.
Il se tient, comme toujours, prêt à disparaître promptement et s’est
ménagé deux issues de secours, l’une au sud, l’autre au nord. Continuez, O’Near. Comment avez-vous obtenu ces précision ?
- Grâce à votre agent français, monsieur
Holmes. Celui que vous nous avez désigné sous le nom de Réouven. Et c’est lui, monsieur, le seul point qui
m’inquiète depuis que nous sommes sur cette enquête.
- Expliquez-vous,
O’Near ? Soyez plus clair.
- Eh bien voilà : Reouven a disparu, monsieur ! Il n’a
plus donné signe de vie, nous avons
perdu le contact.
- Reprenez les choses depuis le
début, O’Near, dit très calmement Holmes après une pause. Retracez nous le déroulement de votre
enquête.
- Pardonnez-moi, monsieur, je suis
un peu confus, dit le jeune Irlandais.
C’est que depuis des mois, nous travaillons avec une fièvre à laquelle
je ne suis guère habitué. Voyez vous, jusqu’à
présent, mon travail d’officier ne concernait que le renseignement
militaire. Je suis un marin et la traque
de ce civil nous a contraint à modifier toutes
nos habitudes et...
-
Et vous ne receviez plus vos ordres de votre hiérarchie, continua Holmes. Je sais cela, lieutenant O’Near. Rassurez vous, les choses vont être plus simples
désormais. Racontez moi d’abord comment
vous avez localisé les repaires de Moriarty, au sud et au nord ? Grâce à Réouven, disiez vous ?
- Oui, monsieur ! Au début, lorsque Londres, à partir de 1892,
nous a demandé simplement de surveiller les arrivées suspectes, nous nous
sommes limités à renforcer notre coopération discrète avec les douaniers locaux
et les policiers qui surveillent habituellement les ports. Ils avaient eux aussi reçus des ordres en ce
sens et disposaient des mêmes informations que nous : le nom de Moriarty, sa nationalité anglaise,
son titre de professeur et un signalement assez vague. Nous n’avions rien d’autre.
- Et nous n’avions pas mieux à
vous offrir à cette époque, O’Near.
- A la fin de l’hiver 1892, en
février, si je me souviens bien, nous avons eu quelque chose à nous mettre sous
la dent. C’était un hasard, au départ,
monsieur Holmes. Une vraie chance, en
vérité.
- Expliquez nous cela,
lieutenant, l’encouragea Holmes.
- Eh bien voilà, monsieur. Un
soir, en rencontrant l’un des policiers avec qui nous étions en relations sur
le port, il me dit en riant qu’à part un Chinois personne n’a débarqué du
bateau qui venait d’arriver. « Si
ce Chinois est anglais et professeur, moi je suis le pape », a-t-il, même
ajouté, moqueur, à cause des questions
que j’avais pris l’habitude de lui poser régulièrement. Je crois cependant que ce brave homme ne doit
pas avoir eu souvent l’occasion de voir des Asiatiques, monsieur. Il est natif d’ici. Sa famille est de l’arrondissement de Sartène,
de Santa Lucia de Tallano plus exactement.
Je m’en souviens bien car...
- Au fait, mon ami, au fait, coupa
Holmes, pensant, comme moi sans doute que, pour un marin, cet officier de
renseignement avait une fâcheuse tendance à perdre son cap.
- Ce détail est très important,
monsieur, répondit O’Near pour se justifier. Vous allez comprendre. Sans intention particulière, par simple
réflexe professionnel, je demandai à ce policier s’il savait où était allé son
Chinois. Et là, il me répond qu’il était
sûr qu’il était parti du côté de Sartène, parce qu’un homme, que ce policier
connaissait de son village et qui travaillait à la ferme Moriartini, attendait
l’Asiatique sur le quai pour le conduire.
Or, lorsque je l’ai entendu prononcer ce nom deMoriartini, j’ai pensé
que ça ressemblait beaucoup à Moriarty.
Du coup, j’ai interrogé un peu plus le policier sur cette ferme et ses
occupants. Mais il ne savait pas
grand-chose, sauf que la ferme était
vaste et riche et que Moriartini était une sorte de grand propriétaire que
personne ne voyait jamais.
- C’est donc à partir de là que
vous vous êtes mis sur cette piste ?
interrogea Holmes en allumant sa pipe.
- Oui. Et aussi à cause de ce que
le policier m’avait dit au sujet de l’homme qui attendait le voyageur asiatique. Il m’avait affirmé qu’il avait très mauvaise
réputation dans son village. C’est un
violent qui a été soupçonné d’avoir incendié des fermes dans le Sartenais et
dans le canton de Bonifacio. A Porto-Vecchio,
les gendarmes le soupçonnent également d’avoir tué du bétail sur les terres des
Rocca-Serra, une famille très influente dans cette partie de l’île, monsieur
Holmes.
- Et qu’avez-vous fait
ensuite ? demanda Holmes.
- Eh bien, j’ai eu envie de
savoir quelle tête pouvait avoir ce Moriartini et ce qu’il pouvait faire
entouré d’un incendiaire et de son invité asiatique. Nous avons commencé à réunir toutes les
informations possibles sur lui, puis nous avons mis en place une surveillance
très discrète dans les environs de sa demeure.
C’est à ce moment là que j’ai reçu le premier cryptogramme de Réouven
évoquant l’existence d’une école du crime à Sartène et la possibilité que
celle-ci ait un rapport avec Moriarty.
Son message suggérait qu’il fallait explorer cette piste : j’étais
donc bien sur la bonne voie. Quelques
jours plus tard, Londres m’informait que nous allions disposer secrètement de
l’aide des services français.
- Une collaboration officielle
était difficile, O’Near, coupa
Holmes. Et de plus, il y avait un risque
qu’une fuite alerte la bande de Moriarty.
C’est le commissaire Le Villard, de la police judiciaire, qui dirige
cette enquête pour tout ce qui concerne son côté français. C’est lui qui a sélectionné notre ami
Ours-Antoine et l’officier de la gendarmerie qui sont venus vous prêter main
forte, lieutenant. Je peux vous dire à
ce propos que c’est la première fois que policiers et gendarmes français
travaillent sous un même commandement. Notre ami Le Villard a surmonté les
pires difficultés pour convaincre son ministre. L’accord n’a été obtenu qu’au
prix du secret le plus absolu.
- Je peux vous assurer, monsieur
Holmes, que nous nous entendons parfaitement.
Depuis leur arrivée, nous avons fait du bon travail, ensemble, et dans
les derniers mois, nous avons vraiment progressé. Surtout à partir du second message de
Réouven, qui en fait s’est avéré être le dernier, monsieur. En juin dernier...
- Quelles sont les pistes où vous
avez progressé ? demanda Holmes.
-
Nous avons découvert tout d’abord que notre Chinois se déplaçait sans
cesse, et toujours en compagnie de la brute de Santa Lucia. Au début, nous ne l’avons pas suivi, car nous
ne nous occupions que de Moriartini.
Mais celui-là, monsieur, il ne se promène jamais plus loin que son
jardin. Alors, nous nous sommes mis à
espionner l’Asiatique, lequel en réalité est Annamite, et qui, comme nous
l’avons appris plus tard, venait
d’Angleterre, via Paris, quand il a débarqué à Ajaccio. Très vite, nous nous sommes aperçus que cet
individu voyageait beaucoup dans l’île, au nord comme au sud. Son guide l’a
conduit en quelques mois à Bocognano, puis à Corte, puis à Calenzana. Ils sont
même allés à Calacuccia, dans le Niolo, au milieu de l’été, ainsi que dans la
plaine d’Oletta, aux environs de San Fiorenzo. Et aussi au bout du Cap, à Luri
d’abord, puis à Rogliano, tout à la pointe.
- Cet Asiatique a fait un véritable
tour de Corse ! dis-je, en
intervenant pour la première fois dans l’exposé du lieutenant O’Near. C’est effectivement un grand voyageur.
Savez-vous pour quelles raisons ces personnages se déplacent autant ? osai-je demander directement à l’officier,
tout en surveillant Holmes du regard.
- Non, monsieur, répondit O’Near,
en se tournant un court instant vers moi.
Pas plus que nous ne savons à quoi ressemble l’hôte de la maison de
Sartène. Il ne sort jamais. Nous n’avons aucun signalement sur le
deuxième Moriartini. Quant à l’Annamite,
nous l’avons un peu oublié dès que le second message de Réouven nous demanda
d’étudier les déplacements des notaires…
- Des notaires ? Comment cela ? demandai-je, un peu gêné de reprendre la
parole. Excusez moi, Holmes, mais j’ai du
mal à suivre.
- Expliquez donc à Pandolfi,
lieutenant. Quelle était la consigne de
Réouven ? dit Holmes, simplement.
- Ce message n’était pas comme le
premier, monsieur. Il s’agissait d’un
ordre. Les codes d’urgence et d’action
par lequel il commençait ne laissaient aucun doute. Réouven nous ordonnait de surveiller les
déplacements de tous les notaires de l’île, dans le nord comme dans le
sud. Il demandait aussi une étude
approfondie des achats de terres depuis les dix dernières années.
- Eh bien ! Qu’avez-vous obtenu ? intervint Holmes, brusquement intéressé.
- Tous les notaires de l’île se
rendent réguliérement en deux endroits, monsieur. Leur ballet a la régularité d’une horloge,
une fois qu’on y prend garde. Ceux du
sud rendent visite à la demeure de Moriartini, à Sartène, que nous surveillions
déjà, tandis que ceux du nord de l’île, le notaire de Calvi sur la côte ouest
et celui de Corte, fréquentent à intervalles plus ou moins longs un domaine,
situé sur les hauteurs de Bastia, à Cardo.
C’est ce deuxième repaire que nous avons découvert et fait également
espionné. Mais le seul problème, c’est
que nous n’avons jamais pu observer un déplacement de Moriarty lui-même entre
Bastia et Sartène.
-
Etes-vous certain, O’Near, que notre homme se trouve tantôt à Sartène et
tantôt sur les hauteurs de Bastia ? demanda Holmes en fronçant ses
sourcils. Etes vous sûr qu’il s’agit du
même homme ?
- Oui, monsieur Holmes. Nos rapports de surveillance se
recoupent. Et c’est bien le signalement
du même homme que donnent nos agents. A
Cardo et ensuite à Sartène.
- L’homme de Cardo correspond-il
au signalement de Moriarty ?
interrogea Holmes, l’air soucieux.
- Oui, monsieur. Grand, mince,
front élancé, yeux enfoncés, imberbe, visage ascétique, pâle, épaules
voûtées...tout correspond. Plusieurs
rapports sur Cardo mentionnent même que l’homme a quelque chose d’un
serpent. C’est bien Moriarty, n’est ce pas ? Il n’y a pas de doute possible !
- Cela correspond bien en effet
aux renseignements que nous vous avons fournis, lieutenant ! dit Holmes,
le regard perdu dans les volutes de fumée qu’il tirait de sa pipe. Où se trouve le serpent en ce
moment ? interrogea-t-il brusquement.
- A Sartène, monsieur. Depuis plusieurs jours. Nous en sommes certains. J’aurai demain matin le dernier rapport. Mais, hier, notre homme était toujours à
Sartène.
- Et vos rapports de Bastia ne
mentionnent rien de suspect ? Sur
la même période, les rapports se recoupent ? Parlez, O’Near, rassurez moi ! cria
Holmes, brutalement, en proie à une nervosité que je ne lui avais jamais vue.
Holmes avait jailli de son
fauteuil. Tout son corps était tendu
vers ce pauvre O’Near, qui était pâle comme un linge. Il se penchait vers l’officier comme s’il
voulait lui extirper un redoutable aveu.
La violence et la fureur que je découvrais sur le visage de Sherlock
Holmes m’effrayèrent.
- Eh bien, monsieur...c’est à
dire que...se mit à balbutier l’Irlandais. C’est plus difficile pour Bastia. Je...Nous
avons organisé la collecte des rapports de façon à ce que....
- O’Near ! Vous recevez tous les jours les rapports de
Sartène ! Ce n’est pas le cas pour
Bastia, c’est cela ? hurla presque le détective avec un regard fou.
- Pas tous les jours, monsieur.
En moyenne, un jour sur trois seulement...réussit à articuler, tête baissée, le
lieutenant de marine. C’est long en berline, monsieur Holmes, entre Bastia et
Ajaccio. Et nous avions peur de confier
ces rapports à la diligence. C’est un gendarme qui effectue la livraison...Ils
ne sont pas disponibles tous les jours.
Ils ont beaucoup à faire avec les bandits, vous comprenez...
- Non, O’Near ! Non !
Je ne comprends pas une telle erreur ! répondit Holmes, faisant un
effort visible pour se calmer. C’est
stupide !
- Monsieur Holmes, souvent, les
rapports...
- Taisez vous,
lieutenant ! Laissez moi
réfléchir ! dit Holmes en se levant.
Un grand silence régna dans le
salon. Holmes arpentait la pièce comme
s’il voulait la mesurer de ses grandes enjambées. O’Near me jeta un regard abattu et inquiet
avant de s’absorber tout entier dans l’observation du tapis qui recouvrait le
parquet. De longues minutes s’écoulèrent
ainsi. Brusquement, Holmes tapa d’une
main sur l’épaule du lieutenant et revint s’asseoir dans son fauteuil.
- Pardonnez mon emportement,
O’Near, dit Holmes en souriant à l’officier.
Réfléchissez bien aux questions que je vais vous poser avant de me
répondre.
- Oui, monsieur. Je vous écoute.
- Lorsque vous receviez les rapports de Bastia, vous
les compariez avec ceux de Sartène. C’est exact ?
- Oui, chaque fois. De manière systématique, monsieur.
- Avez-vous eu le sentiment
qu’ils pouvaient se contredire ?
Ces différents rapports recelaient-ils une seule chose qui vous soit
paru suspecte ? interrogea Holmes.
- Non, je ne crois pas, répondit
O’Near, après un court instant d’hésitation.
Je tiens depuis le début de nos surveillances un tableau très précis de
nos observations. Comme je vous l’ai dit
à l’instant, nos rapports se recoupent.
Moriarty passe plusieurs jours à Sartène, durant lesquels il ne sort
absolument pas de sa maison, avant de reparaître au bout d’un certain tems dans
son jardin. Notre surveillance est aussi étroite que possible, monsieur
Holmes. Nos rapports sont fiables. Je vous le répète, monsieur, nous ne l’avons
jamais vu quitter son repaire et s’en aller quelque part. C’est la seule chose qui pourrait être
suspecte.
- Et à l’inverse, que disent vos
rapports de Bastia ? demanda Holmes qui avait retrouvé tout son calme.
- Rien de contradictoire,
monsieur. Nous avons observé les mêmes
comportements. Moriarty s’enferme durant
plusieurs jours et se promène parfois, sur son domaine, mais il ne s’éloigne
guère de sa demeure. Il ne sort jamais
la nuit tombée et ne va jamais à Bastia.
Comme à Sartène, les notaires sont ses seuls visiteurs. Et pas plus à Cardo qu’à Sartène, nous ne
l’avons jamais surpris se préparant à prendre la route. Croyez moi, monsieur Holmes, cet homme se déplace
sans qu’on l’aperçoive. C’est un serpent,
monsieur, un véritable serpent !
-
O’Near, dit Holmes d’un ton grave, votre Irlande natale est comme la
Corse : elle ignore l’existence des serpents venimeux.
- Monsieur Holmes a raison,
lieutenant, glissai-je, afin de détendre un peu l’esprit de mes deux
compagnons. Nous n’avons que des
couleuvres dans notre île. Elles sont
superbes. Très élégantes, vertes et
jaunes, elles ont pour nom Coluber
viridiflavus viridiflavus, identifiée par Lacépède en personne en 1789, et Coluber
viridiflavus carbonarius, découverte il y a dix ans seulement par le Prince
de Canino, Charles Lucien Bonaparte. Les
vipères, dangereuses, évitent la Corse, messieurs ! Mais cela ne débrouille pas notre
énigme ! Pardonnez moi, cet aparté.
Holmes souriait et O’Near
paraissait un peu plus à son aise. J’avais pleinement réussi ma petite manœuvre
de diversion sans attirer sur moi les feux glacés du regard de Sherlock Holmes.
- Nous voilà à présent
complétement rassurés, cher ami, me répondit le détective. Quand cette affaire sera terminée, nous irons
parcourir votre île et nous allonger dans l’herbe en toute insouciance. Pour l’instant, continua Holmes, je dois
encore poursuivre votre interrogatoire, lieutenant O’Near.
- Je vous écoute, monsieur
Holmes.
- Admettons, comme vous le dites,
que vos rapports ne sont pas contradictoires.
Nous sommes d’accord, maintenant, sur ce point. Nous sommes également convaincus, continua
Holmes, que les observations de nos agents, à Sartène et à Bastia, sont
identiques. C’est bien cela,
lieutenant ?
- Oui, monsieur Holmes. C’est ce que je dis.
- Y-a-t-il un seul détail qui
fasse une différence, aussi petite soit-elle, entre les rapports du sud et ceux
venant du nord ? Réfléchissez le
temps qu’il faut, mon ami. Ne vous
pressez pas pour me répondre.
Le lieutenant O’Near obéit. Il ferma les yeux, se concentra. Ses efforts se traduisaient par une sorte de
grimace comique qui déformait son visage. Après un petit moment, il rouvrit les
yeux et dit :
- Non, monsieur Holmes, je ne
vois pas. La seule différence, peut être, qui existe entre le nord et le sud,
c’est qu’il y a une fille.Mais je ne crois pas…
- Expliquez-vous ! Quelle fille, O’Near ?
- Cela concerne uniquement Cardo,
monsieur. Les rapports en provenance du nord précisent qu’à plusieurs reprises
Moriarty a reçu chez lui une très jeune femme.
Elle ne reste jamais bien longtemps et nous ne l’avons jamais vue passer
une nuit. Après vérification, nous savons que ce n’est pas une prostituée
fichée. Elle est d’ailleurs vraiment
très jeune. Mais ses visites sont plutôt
régulières. Elle ne vient jamais le
matin et se fait toujours conduite par la même voiture, en début d’après
midi. Ils passent parfois, ensemble un
moment dans les jardins. Voilà, la seule
différence que je vois avec Sartène, monsieur Holmes.
- Et quelle conclusion en tirez
vous, O’Near ?
- Elle me parait évidente,
monsieur, pardonnez moi. A Cardo,
Moriarty s’offre une fille à l’heure de sa sieste ; à Sartène, il fait pénitence,
répondit l’officier en étouffant un petite rire.
Holmes, lui, ne souriait
pas. Ses lèvres étaient serrées. Sur son cou allongé, les veines saillaient
comme les mèches d’un fouet ; ses narines se dilataient. Holmes semblait être sous l’emprise d’une
passion animale. Il me faisait penser à
un chien d’arrêt de bonne race prêt à s’élancer. Holmes était en chasse, il était sur une piste.
- Une dernière question, O’Near,
dit-il enfin. Auriez-vous par hasard
effectué une recherche sur le rapport que pourraient avoir entre elles les
dates où Moriarty se trouve à Cardo et celles où il se trouve à
Sartène ? Suis-je compréhensible,
lieutenant ?
- Pas trop, monsieur, répondit
timidement O’Near, s’attendant une nouvelle colère du détective. Je ne comprends pas bien votre question,
monsieur Holmes.
- Je veux savoir, lieutenant, si
vous avez remarqué une répétition, une fréquence dans les absences et les présences
de Moriarty à Bastia et à Sartène.
Autrement dit, je veux savoir si ses absences et ses présences dans un
endroit donné obéissent à un principe, à une loi, à un nombre si vous préférez,
qui se répèterait ? Vous
comprenez ?
- Je crois, monsieur ! Comme si, par exemple, Moriarty était à Cardo
les jours pairs et à Sartène les jours impairs.
C’est bien cela, monsieur Holmes ?
- Tout à fait, O’Near. Vous m’avez compris, dit Holmes avec un petit
sourire. Alors, lieutenant, avez-vous
effectué une recherche en ce sens ?
- Non. J’avoue que cette idée ne
m’a jamais effleuré, monsieur. La seule
chose qui...Je peux immédiatement rechercher dans mes fiches cette fréquence,
monsieur.
- Qu’alliez vous dire,
O’Near ? coupa Holmes. La seule chose qui... quoi,
lieutenant ? Parlez !
- Une seule chose m’intrigue,
monsieur Holmes. C’est sa vitesse. Je ne comprends pas comment il est possible
que nous n’ayons encore jamais observé Moriarty en déplacement entre Sartène et
Bastia. Mais ce n’est pas tout, car à
cela s’ajoute le fait qu’à cinq reprises au moins il a fait le voyage avec une
incroyable rapidité. Trois fois, mes fiches
indiquent qu’il était à Sartène en fin d’après midi et à Cardo le lendemain à
l’heure du déjeuner. Cela n’a rien
d’impossible, c’est vrai. Pourtant, dans les faits, nous n’avons rien remarqué d’une telle
précipitation. C’est d’autant plus embarassant
que, par deux fois, Moriarty était avec sa belle Bastiaise et le lendemain, dès
l’aurore, dans ses terres de Sartène.
Voilà, monsieur, ce qui me tracasse dans cette enquête. Ses déplacements sont trop rapides. Et ils sont surtout parfaitement
invisibles.
- Vous avez très bien travaillé,
lieutenant, dit Holmes en se calant tout au fond de son fauteuil et en nous
adressant un large sourire. J’ai été
injuste tout à l’heure à votre égard.
Vos observations sont excellentes.
Seules vos conclusions sont erronées, mon cher O’Near. Qu’en pensez-vous, Pandolfi ? Est-ce
également votre avis ?
J’étais incapable de dire quoique
ce soit. La collection de détails que venaient d’examiner Holmes et son patient
officier plongeait mon esprit dans un état d’agitation totalement dépourvu
d’ordre et de cohérence. Pour tout dire,
je n’y comprenais goutte, exactement
comme cela m’était arrivé parfois à Paris devant les tableaux de ces
peintres à la mode où l’on ne voit rien d’autre qu’une multitude de petits
points de couleur. Au lieu de m’enrager,
ce constat faisait naître en moi un doute sérieux et profond sur ma propre intelligence. Etais-je donc
privé de ces facultés de l’esprit qui permettent à d’autres de débrouiller facilement
ce qui paraît le plus abscons, le plus confus ? Face à moi, souriant dans son
fauteuil, Holmes affichait à l’évidence la mine satisfaite d’un homme pour qui le
mystère est en passe d’être résolu.
- J’avoue, messieurs, balbutiai-je,
que vos échanges m’ont épuisé. La seule
chose qui m’apparaisse avec clarté, c’est que vous avez, vous Holmes, l’air
réjoui de celui qui a la clef de
l’énigme. Je m’en remets donc à vous,
cher ami. C’est à vous de nous éclairer.
- Vous avez raison, Pandolfi,
répondit Holmes en se tournant vers O’Near.
Cette discussion est épuisante.
Si nous commandions de quoi nous restaurer ? Qu’en pensez vous, mes amis ?
Sans attendre la réponse, Holmes
se leva en demandant au lieutenant de se charger de nous faire monter notre
déjeuner et s’en alla dans sa chambre.
- Commandez le même vin blanc
qu’hier, Pandolfi, dit-il, avant de s’enfermer.
Il est fameux !
Lorsque nous déjeunâmes un peu
plus tard, il fut impossible d’obtenir du détective le moindre éclaircissement
sur l’affaire qui nous préoccupait. Holmes mangea de fort bon appétit. Les seules paroles qu’il nous adressa au
cours de ce repas se limitèrent à un nouvel éloge du vin blanc de Rogliano et à
une étude des rouges et des blancs qu’il avait bus en France, en Angleterre ou
aux Etats-Unis. O’Near et moi-même
apprîmes à cette occasion que notre ami détective appréciait fort le vin de
Beaune, le claret du Bordelais, ainsi
que le Montrachet de Bourgogne. Holmes
nous affirma même avoir goûté une fois un vin qui avait été récolté en 1811,
l’année de la Comète.
De Moriarty, de son frère sans
visage, de son Annamite voyageur, des cryptogrammes de Réouven et de son sort
mystérieux, du refuge de Cardo, du repaire de Sartène, il ne fut pas touché un
mot de tout le repas. Holmes avait pris
un grand plaisir à déjeuner en notre compagnie, mais j’avais, moi, une foule de
questions à lui poser qui me restaient au travers de ma gorge.
- Messieurs ! commença
Holmes en se levant de table, nous allons enfin pouvoir agir. Nous irons à Sartène mardi. Mais d’ici là, O’Near, il faut me fournir
tous les détails sur le repaire de Moriarty à Bastia et ses habitudes quand il
se montre au nord. Il me faut surtout
pouvoir étudier une carte précise de cet endroit. Qu’en dites vous ?
- Holmes, dis-je, avant même que
le lieutenant O’Near, abasourdi, n’ouvre la bouche, je crois que vous nous
devez auparavant quelques explications.
Il me semble qu’il...
- Je vais trop vite pour vous,
Pandolfi ? me coupa Holmes en
souriant. Pour vous aussi peut être,
lieutenant ?
- Je pense, monsieur, dit
l’officier mal à l’aise, que monsieur Pandolfi est comme moi. Nous sommes un peu... désorientés. Vous
semblez si sûr de vous, monsieur Holmes, alors que nous n’avons pas...
- Nous avons, tous les trois tous
les éléments de l’énigme, O’Near. Seulement,
nous n’en faisons pas le même usage, dit théâtralement le détective, en
s’installant de nouveau dans le fauteuil qui tournait le dos à notre
balcon. Vous souvenez vous, Pandolfi, de
la conversation que nous avons eue sur le pont du Cyrnos à propos des invraisemblances et de l’impossible ?
- Parfaitement, Holmes ! Je peux même vous citer avec
précision. Vous m’avez exposé votre
règle d’or de l’enquêteur : une fois l’impossible écarté, tout le reste,
même l’improbable, est vrai. J’ai retenu
la leçon.
- Appliquez là donc à notre affaire, Pandolfi. Et vous aussi, lieutenant. Réfléchissez, messieurs.
- Je vous assure, Holmes, que je ne distingue rien de plus
qu’un épais brouillard digne de votre pays, dis-je accablé.
- Je réfléchis à différentes hypothèses, se risqua à son
tour le lieutenant O’Near, j’envisage toutes les possibilités. Mais je ne me trouve pas plus avancé,
monsieur.
- Qu’imaginez vous, O’Near ? Dites nous !
- D’abord, que notre homme dispose d’un mystérieux moyen
pour se déplacer sans que nos agents l’aperçoivent. Ensuite, comme vous l’avez suggéré, que
Moriarty respecte, par mesure de sécurité, une sorte de règle suivant laquelle
il ne se montre pas à Cardo quand il est à Sartène, et inversement. Mais je ne suis pas très convaincu moi-même
par ce raisonnement monsieur Holmes.
- Excluez l’impossible, mon ami, vos raisonnements cesseront
de marcher sur la tête, ironisa le détective, en proie à une satisfaction de
plus en plus évidente.
- Holmes, je vous en prie ! protestai-je. Mettez un
terme à cette torture. Vous jouez avec
nous comme un maître pervers avec ses élèves.
Donnez nous la clé de l’énigme sans nous harceler davantage !
- Perversion, vraiment ? rétorqua Holmes. Vous ne croyez pas si bien dire. Ce mot ne
vous donne qu’une toute petite idée de ce dont le professeur Moriarty est
capable. Le plus grand intrigant de tous
les temps est un être vil qui souille tout ce qu’il touche ; mais c’est en
même temps un génie, Pandolfi. Cet homme qui règne sur le crime, possède un
cerveau de premier ordre. A vingt et un
ans, Moriarty écrivait sur le binôme de Newton un traité qui lui valut de
décrocher la chaire de mathématiques dans l’une de nos meilleures
universités. C’est un génie ! répéta Holmes avec emportement. C’est un philosophe, un penseur de
l’abstrait. Plus qu’un serpent, c’est
une araignée qui demeure immobile au centre de sa toile ! Vous entendez, messieurs ? Une araignée guettant sa proie !
- Une araignée qui se déplace très vite alors ! remarqua
le lieutenant O’Near.
- Non, lieutenant !
Justement, c’est là votre erreur !
cria Holmes, en pointant en direction du lieutenant un index menaçant. Votre logique repose sur des bases
fallacieuses. Voilà pourquoi elle ne tient pas.
L’araignée est immobile, mon ami.
Moriarty ne se déplace pas.
Comprenez vous ce que cela signifie ?
- Mais monsieur, c’est impossible ! explosa O’Near. Moriarty ne peut pas être au nord et au sud
sans se déplacer!
- Excluez une fois encore l’impossible, lieutenant. Je vous ai mis sur la bonne voie. Ne retombez pas dans les mêmes ornières, gardez
le cap, O’Near !
- Pitié, Holmes ! intervins-je. Nous faisons des efforts surhumains pour vous
suivre, mais, pour ma part, j’abandonne cette lutte inégale. Exposez nous votre théorie ou livrez nous les
secrets que vous gardez dans votre manche, mais, de grâce, cessez ce jeu
cruel !
- Soit. Comme vous voudrez, messieurs, répondit Holmes,
déçu. Vous n’entrevoyez donc rien,
Pandolfi ?
- Rien, Holmes. Sauf à penser que…votre Moriarty ou Moriartini,
peu importe son nom, utilise quand il n’est pas là un mannequin qui lui
ressemble, une marionnette destinée à nous tromper.
- Un sosie ! s’écria O’Near. Ce ne peut être que cela, monsieur Holmes. Moriarty a un sosie !
-Un jumeau, messieurs !
Un frère jumeau ! trancha
Holmes, ravi de nous apporter la délivrance.
- Son double, son double parfait…murmurai-je, en tentant de
prendre la pleine mesure de cette révélation.
C’est donc ça...
Silencieux, Holmes nous regardait, souriant. Le visage du lieutenant O’Near avait repris
sa grimace comique. Il réfléchissait,
s’efforçant, comme j’étais en train de le faire, de débrouiller l’écheveau en
suivant le fil que Holmes venait de nous mettre en main. O’Near sortit du labyrinthe avant moi. Ses premières paroles eurent sur moi l’effet
d’une libération.
- Deux jumeaux, monsieur ! Evidemment ! Du coup, Cardo et Sartène s’expliquent. Ils ont l’air
de se déplacer si vite parce qu’en réalité ils ne quittent jamais leur terrier.
Oui, tout s’explique !
- En effet, lieutenant, répondit Holmes. L’existence de jumeaux explique tout, y
compris le fait que vous n’ayez jamais pu fournir un signalement du frère de
Moriarty. Vous l’aviez sous les
yeux et vous pensiez que c’était son frère ! ricana Holmes.
- Mais Holmes, dis-je, vous seul saviez que le frère
de Moriarty était son jumeau. Pourquoi
ne pas l’avoir dit avant ? Depuis
quand le savez vous ?
- Depuis peu, répondit Holmes, quelques instants seulement avant
que vous nous commandiez cet excellent vin blanc !
- Voulez-vous dire, Holmes, que ce que vous nous affirmez
est le pur résultat de vos déductions ?
fis-je, incrédule. Vos jumeaux
ont donc pris forme entre le déjeuner et le café ?
- Exactement, mes amis. Grâce à vos observations et à vos
réponses, lieutenant O’Near. Mais là n’est plus la question. Notre problème est
de savoir maintenant à quel Moriartini nous avons à faire. Lequel des jumeaux se trouve à Sartène,
lequel à Cardo ?
- La surveillance, monsieur ! A partir de maintenant,
répondit O’Near, nos agents vont pouvoir rechercher lequel est le professeur
Moriarty. Nous allons désormais être
attentifs à toutes les différences de comportement...
- Trop tard,
lieutenant, l’interrompit Holmes. Nous
n’avons plus le temps d’attendre que vos rapports établissent lequel des deux
jumeaux est Moriarty. Vous avez fait l’essentiel. A présent, c’est à moi de trancher. Je dois intervenir au plus vite. Nous irons à Sartène dès mardi.
- Pardonnez moi, mais pourquoi Sartène en premier
lieu ? Votre Moriarty peut tout
aussi bien être l’homme qui se trouve à Cardo ?
- Ne vous excusez pas, Pandolfi, répondit Holmes. Votre question n’est pas idiote. Je ne sais
pas si l’araignée que je dois éliminer se terre à Sartène ou à Cardo, vous avez
raison. Mais ce dont je suis sûr, c’est que quelle que soit la toile où elle se
cache, il faut l’empêcher de nuire sans plus attendre. Elle et son double ! Je commence par Sartène parce que nous sommes
à Ajaccio, et que l’homme de Sartène est l’araignée la plus proche de nous.
- La malmignatte !
lançai-je. La veuve noire est la
seule araignée de cette île qui ait un venin suffisamment toxique pour
provoquer un accident mortel. Latrodectus
mactans tredecimguttatus, c’est son nom depuis 1790, mon cher Holmes, est très agressive et abandonne rarement sa
retraite.
- Nous redoublerons de prudence, mon ami, répliqua le
détective en me fixant de son pénétrant regard.
Croyez moi !
Ces dernières paroles de Sherlock Holmes et l’insistance de
son regard me firent comprendre que la discussion sur ce qui nous attendait à
Sartène ou à Cardo était terminée.
Holmes venait de prendre une décision qui était un arrêt. Il n’y avait pas d’appel possible, ni de
commentaire à ajouter. D’une certaine
manière, il me semblait qu’Holmes m’était reconnaissant d’avoir moi-même
accepté ce verdict en évoquant le
caractère venimeux de la malmignatte.
- Je pense, monsieur Holmes, dit, soudain, le lieutenant
O’Near rompant le silence, que pour étudier les hauteurs de Bastia avec
précision, la meilleure solution serait de vous rendre dès demain au Conseil Général. Ils disposent là-bas d’une carte excellente
que vous pourriez consulter sans attirer l’attention.
- Êtes-vous bien sûr, lieutenant, que cela soit sans risque ?
- Tout à fait sûr, monsieur Holmes. Qu’un géologue et son
ami voyageur consultent les cartes du plan terrier dont disposent les archives
du Conseil général n’étonnera personne.
Ce document est ancien mais il est à une échelle qui vous surprendra,
monsieur. Et s’il vous manque un détail,
nous le compléterons avec nos propres documents.
- Le lieutenant dit vrai, Holmes, ajoutai-je. Je connais bien ce plan terrier pour avoir
travaillé sur lui il y a quelques années.
C’est une carte remarquable. Les géomètres ont mis plus de vingt ans
pour la réaliser. Elle a été établie à
l’échelle d’une ligne pour douze toises et demie. A cette échelle d’un dix mille huit centième,
vous aurez, cher ami, le sentiment d’être un oiseau survolant la Corse.
- Fort bien. Pensez vous pouvoir organiser cette visite pour
demain matin, Pandolfi ?
- Non, dis-je en me souvenant des lenteurs des archivistes
du Conseil général. J’irai demain matin
rencontrer le secrétaire du conservateur des archives. Cet homme est fort aimable et a grandement
facilité mon travail quand, en 1887 j’ai voulu étudier ces cartes. Si, comme je l’espère, il est toujours au
même poste, nous obtiendrons les rouleaux qui nous intéressent dans l’après
midi.
- Voilà qui est parfait, conclut Holmes. Auriez-vous d’autres questions à soulever,
messieurs ?
- Les notaires, dis-je.
Que viennent faire ces notaires dans les repaires de
Moriarty ? Pourquoi votre agent
secret a-t-il eu l’idée de faire surveiller les déplacements de ces gens
là ?
- Le lieutenant O’Near va nous l’expliquer, dit Holmes en se
tournant vers l’officier. Vous disiez ce
matin que cette piste avait été la bonne, lieutenant, n’est ce pas ?
- Oh oui, monsieur. Au début, l’ordre de Réouven n’avait pas
grand sens pour moi. Jusqu’au jour où
nous avons eu la certitude que ces notaires, comme une armée, obéissaient aux
mêmes ordres, autrement dit qu’ils se rendaient tous, à intervalles réguliers
et fréquents, aux domaines de Cardo et de Sartène. Sans la demande de Réouven nous n’aurions
jamais soupçonné le repaire de Cardo, monsieur Holmes.
- Mais pour quoi faire ? demandai-je.
A quoi riment ces allées et venues ? C’est cela que je ne comprends pas, Holmes.
- Coontinuez, O’Near !
Soyez précis.
- Eh bien, Réouven avait vu juste, monsieur, poursuivit
O’Near. Il s’agit bien des terres. Les
notaires vont tout simplement remettre aux Moriartini des titres de
propriétés. Ces dernières années, les
actes de ventes n’ont cessé de se multiplier.
Au nord comme au sud de l’île, la plus grande partie de ces actes est
enregistrée au profit des Moriartini ou de personnages qui leur prêtent leur
nom. Dans le Niolo, dans la région de Corte, dans les hautes vallées en général
et au Cap corse, les terres communales n’ont pas encore été trop touchées par
ces transactions. Mais sur la côte, en Balagne ou dans le Nebbio, les terrains
communaux disparaissent. Certains
villages de la Castagniccia et de la Casinca n’en possèdent plus aucun.
- Ces brigands achètent donc tant ? demandai-je, sans comprendre.
- Ce n’est pas tellement qu’ils achètent, monsieur, répondit
O’Near, c’est surtout qu’ils obligent à vendre ! Les Moriartini sont passés maîtres dans l’art
de profiter du morcellement des propriétés en parcelles minuscules. Dans le canton de San Martino, ils sont
devenus propriétaires en quelques années des 22 611 lots qui partageaient
un domaine de moins de 3 000 hectares.
Sous des noms de complaisance, et grâce aux mêmes méthodes, ils
possèdent maintenant quatre hectares de plus à Sisco, au Cap corse, qui avaient
été divisé en 114 parcelles. Et tout
laisse à penser, messieurs, que leurs appétits ne se limitent pas aux seuls
petits domaines. Les Moriartini
s’attaquent aussi à la noblesse et aux bourgeois de Bastia ou d’Ajaccio qui
sont à la tête de grands domaines. Dans
le Sartenais, les Moriarty lorgnent sur les 1500 hectares des Rocca Serra. Ils s’en prennent aussi aux meilleures terres
côtières des principali * de Serra di Scopamène et de
Sorbolano.
- Les Moriartini font main basse sur l’île ! C’est
monstrueux ! dis-je, frappé de
stupeur. Comment cela esy-il possible ?
- Par la contrainte, monsieur. Par la terreur, quand c’est
nécessaire Et vous avez raison, les
Moriartini font main basse sur la Corse.
Ils seront bientôt, avec l’Eglise de Rome, le plus grand latifondiaire
de cette île.
- Comment peuvent ils ?
demandai-je encore, sous le choc.
C’est impensable ! Tous nos
propriétaires ne sont pourtant pas à vendre ?
- Ils les contraignent par le chantage ou les menaces.
Certains sont tellement endettés auprès des Moriartini qu’ils ne peuvent plus
rien leur refuser. Tout sert leurs appétits.
Ils savent user de tous les moyens, des plus légaux aux plus
ignobles. Et lorsqu’ils rencontrent des
résistances, ils font allumer des incendies par leurs sbires ou bien abattre le
bétail. Il n’est pas impossible même qu’ils raniment certaines vendettas oubliées à seule fin de
ruiner l’économie d’un village, d’empêcher les récoltes ou faire nommer un
maire à leur convenance. Voilà, messieurs, ce qui se cache sous le ballet des
notaires.
Je demeurai sans voix, atterré. Holmes observait mon silence. Il devait lire sur mon visage l’effroi que
ces révélations venaient de produire. J’étais accablé, meurtri. Je me sentais
faire corps avec ma terre, avec mon île, comme elle blessé à mort par la
violence et la corruption des Moriartini.
Le lieutenant O’Near, en reprenant la parole, me sortit de
cette impression douloureuse. C’est lui, cette fois, qui interrogeait Holmes.
- J’ai, monsieur, une dernière question, dit-il en fixant le
détective.
- Je vous en prie, lieutenant. Il nous reste encore un peu
de temps avant le service du thé, j’imagine.
- C’est à propos de votre agent français, monsieur, dit
Stephen Wilson O’Near, d’une voix inquiete.
Pourquoi n’avons-nous plus aucun signe de lui ? Qu’est devenu ce Réouven, monsieur
Holmes ?
- Pourquoi dites-vous qu’il s’agit d’un agent français,
lieutenant ? Réouven peut tout
aussi bien être le nom de code de l’un de nos hommes. Quelque chose, un détail, peut être, vous
permet de penser qu’il est français ?
suggéra le détective.
O’Near ne répondit pas tout de suite. Il était surpris. Il ne s’attendait visiblement pas à ce que
Sherlock Holmes réponde à sa question par une autre question. Le lieutenant
O’Near se mit de nouveau à grimacer à force de réfléchir. Mais son visage n’avait rien de comique cette
fois. O’Near était réellement inquiet.
- Son chiffre, monsieur Holmes, répondit enfin le
lieutenant. Réouven utilise le code de
Sittler !
- Et, selon vous,
cela fait de lui un français, O’Near ? dit Holmes, impassible.
- Excusez-moi, messieurs, intervins-je. Pourriez m’expliquer de quoi vous
parlez. Qui est ce Sittler ? Et quel est ce code ?
- Pardonnez-nous, Pandolfi, dit Holmes, en souriant. Il est
vrai que nous parlons un langage effectivement codé, ajouta-t-il en riant franchement cette
fois. Le code télégraphique chiffré de
Sittler, cher ami, est un dictionnaire chiffré extrêùeùent pratique. C’est
un petit volume de cent pages comprenant chacune
deux colonnes de cinquante lignes. Les
cent lignes ainsi obtenues sont numérotées de 0 à 99. Seules, les pages ne sont
pas numérotées. Ce petit dictionnaire
contient à peu près tous les mots et
expressions d'un usage fréquent et il permet très facilement la rédaction et la
traduction de dépêches secrètes. Suis-je
exact, lieutenant O’Near ? demanda Holmes en terminant son explication.
- Oui, monsieur, c’est tout à fait cela. Le Sittler est très commode pour la correspondance
secrète, confirma l’officier.
- Et pourquoi, demandai-je, l’usage de ce
dictionnaire vous fait-il penser que cet agent est français, lieutenant ?
- Pour trois raisons, monsieur, me répondit O’Near. La première, c’est que ce dictionnaire est en
langue française. La deuxième, c’est que
depuis que votre gouvernement a autorisé la correspondance en chiffres par
télégraphe, l’usage du Sittler s’est beaucoup répandu en France. La troisième raison, enfin, c’est que nos
services utilisent un système de chiffrement différent. Voilà pourquoi, monsieur Holmes, continua le
lieutenant en se tournant vers le détective, je pense que Réouven est un agent
français. Si ce nom de code protégeait
l’un de nos hommes, ses messages seraient chiffrés selon nos procédures.
- Sauf si
notre homme souhaite qu’on le prenne pour un agent français, objecta
Holmes.
- Je n’avais pas envisagé cette hypothèse, dit
le lieutenant. Mais dans tous les cas,
monsieur, je suis inquiet sur le sort de cet agent. Depuis son message concernant les notaires,
il n’a plus donné signe de vie.
- Je vous rassure, lieutenant. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, répondit
très calmement Holmes en quittant son fauteuil.
Je ne puis vous dire si notre agent est anglais ou français, mais je
sais que le commissaire Le Villard n’est pas le moins du monde inquiet à son
sujet. Et moi non plus. A mon avis, Réouven a dû se voir confier une
autre mission après vous avoir alerté sur Sartène. Croyez moi, lieutenant, il n’est pas en
danger. Pouvons nous descendre à présent, messieurs ? Il me semble que
l’heure du thé approche.
Le lieutenant Stephen Wilson O’Near nous quitta
afin d’aller préparer avec Ours-Antoine notre départ de mardi, et Holmes et moi
allâmes marcher un court instant dans les jardins de l’hôtel, avant que son
directeur, monsieur John Greene, nous installe lui-même très confortablement à
l’une des meilleures tables du salon et nous abandonne aux soins de Graham
Leron, le très British
maître d’hôtel de cet établissement. C’est à cette occasion que je compris à
quel point le cérémonial du thé de l’après midi revêt pour nos amis anglais une
majesté certaine.
Holmes paraissait lui-même agréablement surpris
par le luxe des accessoires et des gourmandises qui s’accumulaient autour de
nous : une théière en argent, ainsi qu’un haut présentoir à gâteaux à
plusieurs plateaux, pareil à un temple chinois ; deux sortes de pain
beurré, un blanc et un brun ; des sandwichs au concombre et à la tomate,
minces comme des feuilles de papier à cigarette ; une multiplicité de
cakes, aux raisins, à la savoyarde, au cumin.
Holmes demanda de surcroît un pot de miel.
Rendu rêveur par tant de merveilles, je songeais
à ce que m’aurait dit Maupassant sur la force de l’empire britannique si nous
avions fréquenté cet endroit lors de nos séjours ajacciens.
- Ces cakes, messieurs, sont un peu
particuliers, dit le maître d’hôtel en déposant un ultime plateau. La première sorte, qui est à base d’olives
vertes de Sainte Lucie de Porto-Vecchio, est véritablement excellente,
messieurs. L’autre est une nouveauté de
notre cuisinier. Elle contient de fins
morceaux de joues de porc que les habitants de l’île ont l’habitude de fumer. C’est
très original, messieurs, je vous le recommande, conclut le maître d’hôtel en
nous quittant.
- Goûtons la joue de porc, se réjouit Holmes en
déposant deux cuillères de miel brun au fond de sa tasse.
- La boulagna *. C’est ainsi que
l’on appelle cette charcuterie dans nos campagnes, dis-je en m’emparant d’un
sandwich au concombre. Je ne savais pas
que l’on pouvait l’accommoder de si élégante manière.
- C’est excellent, répondit Holmes qui venait
d’engloutir sa première part de cake à la joue de porc.
Ce thé fut notre dîner. Holmes me quitta assez tôt pour regagner
notre chambre. Je restai un long moment
dans les salons à l’entrée de l’hôtel, dans l’espoir d’apercevoir la fille du
docteur Joseph Bell, qui ne se montra pas. Je m’accordai une dernière chance
d’entrevoir la jeune femme en allant marcher sous les orangers, sans cesser de
surveiller du coin de l’œil l’entrée du parc de notre hôtel, mais je ne fus,
hélas, pas plus heureux de ce côté-là. Ma seule distraction fut de voir s’en
aller ensemble, à ma grande surprise, le directeur de l’hôtel accompagné du
lieutenant O’Near et du policier Ors’Anto.
J’ai
regagné discrètement ma chambre à une heure fort avancée. Je doute cruellement à présent de jamais
revoir miss Bell, malgré la promesse que m’a faite Holmes de me présenter à cette délicate jeune
femme.
Ajaccio-Lundi 27 novembre 1893
Ce matin, j’ai interrogé Holmes
sur le caractère vraiment très étrange et très britannique de notre hôtel. Le cérémonial du thé et surtout les habitudes
qu’ont dans cet établissement des hommes tels que le lieutenant O’Near et le
policier Ours-Antoine m’intriguaient fort depuis la veille. A moitié
sérieusement, j’ai demandé à Holmes si l’hôtel des Orangers était une résidence
tout à fait ordinaire ou si, au contraire, il s’agissait d’un établissement
particulier, privilégiant des clients enclins au secret.
Holmes s’amusa beaucoup de mes
questions. Il me demanda d’abord s’il y
avait dans le service de l’hôtel quelque chose qui ne me convenait pas, me promettant que si le thé de l’après midi
était insuffisant, nous dînerions désormais à la française. Après quoi, il ajouta qu’il partagerait
d’autant plus volontiers une telle préférence qu’elle lui donnerait l’occasion
de goûter de nouveau le vin blanc de
Rogliano, lequel, précisa-t-il, était tout à fait recommandable à l’heure du
dîner. Il me confia enfin que notre
hôtel, qui avait une excellente réputation auprès des touristes anglo-saxons,
réservait effectivement depuis toujours un accueil privilégié à certains agents
britanniques, qu’ils soient ou non en mission diplomatique. En guise de conclusion, Holmes m’assura
également qu’il n’était pas nécessaire pour l’heure que j’en susse beaucoup
plus sur ce sujet.
Conduit en calèche par Ors’Anto,
je me suis rendu ensuite au Conseil général où j’ai pu sans difficulté obtenir
pour l’après midi la consultation des rouleaux numérotés 5, 35, 36 et 37 du plan
terrier de la Corse.
Plus tard, j’ai déjeuné, seul,
entouré de bonapartistes, au Roi-Jérôme,
dont le responsable des cuisines est tout aussi bon maître queux que celui du
républicain Café de Solferino. J’ai retrouvé Holmes en début d’après midi
devant la préfecture, où le Conseil général tenait sa session. Mon compagnon détective remarqua, comme Maupassant
quelques années auparavant, qu’il y avait sur l’avenue plus de gens décorés
qu’à Paris sur le boulevard des Italiens.
Comme nous étions en avance sur
notre rendez-vous avec l’archiviste, nous sommes allés assister un moment à la
séance plénière du Conseil général. Le
public entrait par une porte réservée, comme à l’époque où, en compagnie de
Maupassant, j’avais découvert l’arène dans laquelle s’affrontaient les
champions de l’Empire et ceux de la République.
A quelques années d’intervalle, le spectacle qui s’offrait à nous
n’avait pas changé. Tous les conseillers
généraux, représentants les cantons de Corse, étaient là : cinquante-huit
hommes, occupant deux longues tables couvertes de tapis verts. Des crânes luisaient exactement comme
lorsqu’on regarde de haut la Chambre des députés. Vingt-huit étaient assis à droite, trente à
gauche. Les Républicains avaient des
chances d’être encore une fois victorieux.
Holmes, curieux et impassible,
observa leur manége. Tous étaient
debout, tous parlaient en même temps. De petites voix grêles perçaient le
chahut, des voix de taureaux beuglaient des discours dont pas un mot n’était
entendu.
Qui avait raison ? Qui avait
tort ?
Le gouvernement déclara
péremptoirement que, toute discussion sur ce sujet étant illégale, il se
verrait obligé de quitter la salle si l’on passait outre. C’est Sherlock Holmes
qui décida de quitter la séance avant que le préfet n’exécute sa menace.
- Quand donc fera-t-on de
la politique de bonne foi, au lieu de faire uniquement de la politique de
parti ? me dit Holmes dans un
grognement, tandis que nous nous dirigions vers le bureau des archives.
-Jamais, sans doute, répondis-je,
mortifié d’avoir fourni à mon compagnon l’occasion de subir l’une de ces
séances qui vous emplissent de colère et de mépris pour la politique et pour
tous ceux qui la pratiquent.
- Le seul mot de politique, dit
Holmes, comme s’il lisait dans mes pensées, semble être devenu le synonyme de
mauvaise foi, d’arbitraire, de perfidie, de ruse et de délation.
Dans une pièce où s’entassaient
les archives, le secrétaire du conservateur nous avait préparé les quatre
rouleaux que j’avais demandés. Pour
répondre à l’étonnement de Sherlock Holmes devant les dimensions de ces cartes,
je racontai brièvement à mon compagnon l’histoire des deux exemplaires du plan terrier de mon île, commandé par Louis
XV en 1770 et achevé en 1795 sous le Directoire.
Holmes fut très amusé d’apprendre
qu’en 1796 l’un des deux exemplaires du terrier fut remis au gouvernement
britannique et transféré à Londres, qui le conserva bien après que le royaume
anglo-corse eut cessé d’exister.
Holmes rit franchement lorsqu’il
comprit que les rouleaux qui étaient devant nous, après avoir été rachetés aux
Anglais, avaient été revendus en 1829 au Conseil général de la Corse, pour la
somme de 5.000 francs, par le ministère de la Guerre.
Holmes s’étonna également du
mauvais état de conservation des quatre rouleaux que nous avions mis à plat à
même le sol. Chacun de ces plans, aquarellés
et marouflés sur une toile de lin ou de coton, mesurait 78 centimètres en
largeur et entre 3,4 et 5
mètres en longueur. Ils étaient tous fortement endommagés. Selon Sherlock Holmes, qui les examina à la
loupe, les nombreuses fissures et épidermages, ainsi que l’affadissement des
couleurs, témoignaient que ces cartes avaient fait l’objet d’une consultation intense
et souvent irrespectueuse.
Holmes, à ma grande surprise, ne
s’attarda pas longtemps sur les trois rouleaux concernant l’arrondissement de
Sartène. En revanche, il examina
longuement le rouleau numéroté 5 où figurent les communautés de Bastia, Cardo, Pietrabugno, San Martino di
Lota, Patrimonio et Farinole, ainsi qu’une partie d’Olmeta, de Santo-Pietro et
San-Gavino. Sherlock Holmes consigna plusieurs notes dans son calepin, puis
m’indiqua qu’il était temps pour nous de rejoindre Ors’Anto qui nous attendait
avec la calèche.
A notre arrivée à l’hôtel, Holmes,
O’Near et Ours-Antoine eurent un long entretien avec un grand et bel homme à
l’allure militaire qui les attendait dans le bureau du directeur de
l’établissement. Holmes me retrouva ensuite pour le dîner, que nous prîmes à la
française, avant d’aller fumer à l’abri d’un bow-window qui
s’ouvrait sur l’orangeraie. Il fut décidé d’un commun accord qu’il était
impératif de se coucher tôt. Nous
gagnâmes donc notre appartement de fort bonne heure. Je vais m’endormir une
nouvelle fois sans avoir revu mademoiselle Bell, et demain, avant le lever du
jour, nous partons pour les environs de Sartène !
Ajaccio - Plateau de Cauria - Mardi
28 Novembre 1893
Bien avant l’aube, tandis que
nous nous préparions, Holmes m’expliqua que le lieutenant O’Near, ainsi que le
troisième homme que j’avais aperçu la veille, étaient déjà partis pour Sartène.
- S’il ne s’est pas présenté,
hier, me confia Holmes, c’est qu’il
tient à la plus grande discrétion, vous l’imaginez. Il s’agit de l’officier supérieur de gendarmerie en qui notre ami Le Villard a
toute confiance. Lui et le petit groupe
d’hommes qu’il a sélectionné surveillent le repaire de Moriarty. Ils sont également chargés d’assurer notre
sécurité, ajouta-t-il en sortant de sa chambre avec une sorte de long et étroit
étui de cuir marron qu’il portait en bandoulière sur une épaule.
- Qu’avez-vous donc là,
Holmes ? Votre équipement de géomètre ?
- Non, mon ami, répondit Holmes,
impassible. Là où nous allons, Pandolfi,
ce bagage est seulement plus pratique et plus discret que mon étui à violon.
- Ce dernier ne contenait donc
pas d’instrument ? demandai-je en examinant
la forme cylindrique de ce tube de cuir et en m’interrogeant sur ce qu’il
pouvait bien contenir.
- Un instrument ? répéta
Holmes. Bien sur, Pandolfi, qu’il s’agit d’un instrument. Oui, mais il n’est pas à cordes : il est
à vent.
- A vent ! m’exclamai-je. Avez-vous l’intention de jouer de la flûte
pour apprivoiser votre serpent de Sartène, Holmes ?
- Modérez votre curiosité,
Pandolfi, répondit Holmes en m’invitant à quitter notre appartement. Vous comprendrez avant notre arrivée à
Sartène.
Il faisait nuit encore lorsque
nous retrouvâmes Ours-Antoine à l’entrée de l’hôtel. Toujours silencieux, le policier nous
installa dans une haute et lourde voiture fermée attelée de quatre chevaux, qui
remplaçait l’ordinaire calèche, impropre pour un tel voyage. Nous quittâmes Ajaccio aux premières lueurs
de l’aube.
Depuis que nous avions franchi
les grilles du parc de notre hôtel, je songeais que ma dernière chance
d’apercevoir mademoiselle Bell se dissipait avec cette nuit. Je ne savais pas
ce qui nous attendait à Sartène, mais j’étais sûr que lorsque nous reviendrons
à l’hôtel des Orangers, miss Bell aurait terminé ses excursions et serait loin
de mon île. Face à moi, silencieux, confortablement avachi sur sa banquette,
Holmes s’enveloppa dans son manteau. Je l’imitai et m’endormis pour un bon
moment.
Il faisait grand jour lorsque
l’arrêt de la voiture me réveilla. Nous
avions quitté Ajaccio depuis plus de trois heures. Holmes était déjà à l’extérieur de la
voiture, faisant quelques exercices, pour se dégourdir. Le ciel était nuageux. Ors’Anto tenait l’étui de cuir cylindrique
dans ses mains et l’apporta à Holmes.
- Je pense que cet endroit
convient parfaitement à la halte que vous m’avez demandée, monsieur Holmes, dit
le policier. Je me suis un peu éloigné
de la route impériale et nous sommes encore bien loin de Sartène. Personne ne
nous dérangera à cette heure. Vous
pouvez être tranquille pour vos essais, monsieur.
- Merci, mon ami, répondit Holmes
en ouvrant le tube de cuir. Pandolfi, êtes-vous
toujours curieux de mon instrument à vent ? Etes vous bon tireur ?
Tandis que je m’approchai, en
proie à une vive curiosité, Holmes retira de son cylindre de cuir bouilli une
sorte d’étrange fusil.
- Votre violon a pris une
curieuse forme, Holmes ! dis-je,
aussi intéressé qu’Ors’Anto, qui ne quittait pas des yeux l’arme insolite que
Sherlock Holmes tenait entre ses mains.
- Un fusil à vent, messieurs, déclara le détective. Une arme admirable et
puissante qui ne fait pas de bruit.
- D’où provient cet instrument silencieux
? demandai-je.
- Cette arme est unique en son
genre, répondit Holmes. C’est la copie
presque conforme de celle que l’ingénieur allemand von Herder a construite, il
y a plusieurs années, à la demande du professeur Moriarty. Voici les projectiles qui s’y adaptent,
conclut-il en nous montrant une poignée de balles de gros calibre.
- Cette arme est faite pour la
chasse aux fauves d’Afrique, monsieur Holmes ! dit en hochant la tête à
plusieurs reprises le policier Ors’Anto.
Sa crosse est bien étrange.
- Vous ne croyez pas si bien dire,
Ours-Antoine. Moriarty l’avait commandée à von Herder pour l’offrir à son second, le colonel Moran, grand amateur d’armes et
auteur, en 1881, de La chasse aux fauves dans l’Ouest himalayen.
-Ce Moran, c’est le bras
droit de Moriarty, n’est ce pas ?
demandai-je, en me souvenant des paroles du détective à Montpellier au
sujet de ce criminel.
- Le colonel Sebastian Moran,
Pandolfi, est le dangereux numéro deux de Moriarty à Londres, répondit Holmes en introduisant une balle
dans la culasse de l’arme. La vieille
souche de ce chêne brûlé, en face de nous, là bas, messieurs, ajouta-t-il en refermant la culasse.
Holmes visa, immobile. Sa cible se trouvait à plus d’une centaine de
mètres. Son doigt pressa la gâchette, j’entendis
un bruit sourd, suivi d’un sifflement ; puis Holmes s’en alla vérifier son tir. Nous le suivîmes et contatâmes que la balle
s’était enfoncée profondément dans le vieux tronc desséché.
- Auriez vous une lame à me
prêter, Ors’Anto ? demanda Holmes qui examinait à la loupe les dégâts de
son projectile. J’ai laissé mon couteau
suisse dans la voiture.
Ors’Anto n’ayant sur lui aucun
couteau, je sortis de mes poches un canif tout neuf que j’avais acheté à Paris
à la veille de mon départ. Je l’ouvris
et le tendis à Sherlock Holmes. Celui-ci
retira la balle et l’examina longuement en silence avant de la mettre dans la
poche de son manteau.
- Votre petit couteau est bien
pratique, dit Holmes en le refermant avant de me le remettre.
- Son inventeur est
français ; il s’appelle Jules Opinel, et son canif se vend partout depuis
quelques temps, répondis-je.
- Cet Opinel ne manque pas de
génie ! dit Holmes en rechargeant son fusil. A vous, Pandolfi. Essayez donc cette invention allemande, ajouta-t-il en me tendant l’arme à vent. Gardons la même cible.
Nous reprîmes notre position de
départ et j’essayais à mon tour l’invention de l’ingénieur von Herder. Holmes me félicita, emprunta à nouveau mon Opinel et retira ma balle. Ce fût ensuite le tour d’Ors’Anto.
-Comment ce fusil peut-il avoir
assez de puissance pour tirer trois fois avec du vent, monsieur
Holmes ? interrogea le policier
tandis que nous marchions en direction de notre cible.
-Venez, messieurs, je vais vous
expliquer le fonctionnement de ce fusil, dit-il en s’en allant vers notre
berline.
Holmes retira de l’étui de cuir
une sorte de canne métallique qu’il posa soigneusement au sol. Il s’absorba ensuite dans une opération qui
se termina sur un bruit sec, comme si un ressort ou un verrou s’était
déclenché. Toujours agenouillé sur le sol, il se courba en avant et appuya de
toute sa force et de tout son poids sur un levier. J’entendis un long grincement, qui se termina
encore par un déclic. Holmes se redressa
alors, tenant d’une main son fusil à vent par son étrange crosse.
- L’inventeur de cette arme était
aveugle, messieurs, dit Holmes. Lorsque
l’ingénieur von Herder accepta de me
fabriquer le même fusil à vent que Moriarty lui avait commandé deux ans
auparavant, il que ses recherches avait progressé depuis cette date, et que
l’arme qu’il me proposait offrait un grand avantage sur celle que possède
aujourd’hui le colonel Sebastian Moran.
Ce fusil, messieurs, peut, comme vous venez de l’expérimenter, tirer
trois fois sans faiblir. Le fusil de
Moran, lui, perd toute sa puissance au deuxième tir. Cette arme est vraiment
admirable.
- Terrible, oui ! Et terriblement discrète ! dis-je, impressionné.
- Cette arme est extraordinairement
dangereuse, monsieur Holmes, dit à son tour, Ors’Anto, soudain loquace. Si les criminels en disposent, nous ne
trouverons plus aucun témoin des coups de feu.
C’est comme si tout le monde devenait sourd à l’heure du crime. Et quand on a un témoin qui a entendu tirer,
c’est quand même bien pratique pour connaître l’heure à laquelle ça a eu lieu,
n’est-il pas vrai monsieur Holmes ?
- Vous n’avez pas tort Ours-Antoine, répondit
Holmes, en souriant. C’est pour cela,
mon ami, que nous devons sans cesse adapter l’enquête aux méthodes des
criminels et à l’évolution de plus en plus rapide des moyens dont ils
disposent.
Sur ces mots, Holmes rangea avec
beaucoup de soins son surprenant fusil à vent et alla se réinstaller
confortablement dans la berline. Il nous
attendait en fumant le plus tranquillement du monde.
- Combien de kilomètres nous
reste-t-il à parcourir, Ours-Antoine ? demanda Holmes.
- Il ne faut pas compter comme ça
ici, monsieur, répondit Ors’Anto. Il nous faut encore six bonnes heures pour
arriver à Sartène.
- Notre ami a raison, Holmes. C’est le temps qui mesure l’espace dans notre
île et non les distances.
- Je m’en étais aperçu,
Pandolfi ! dit celui-ci en riant.
Nous repartîmes en direction de
Sartène. Holmes s’absorba un long moment
encore dans l’étude des trois projectiles que nous avions tirés, puis nous
eûmes une longue conversation sur le caractère susceptible des habitants des
îles, Anglais compris. Nous déjeunâmes au bord de la route, près d’une
fontaine, en savourant les cakes salés et les friandises que notre ami Ors’Anto
avait pris soin de nous faire préparer par les cuisines de l’hôtel des
Orangers. Holmes apprécia beaucoup le vin blanc du Cap, dont une bouteille se
trouvait dans notre panier. Nous
goûtâmes aussi de très précoces et curieuses mandarines sans pépins qu’Ors’Anto
avait emportées. Elles provenaient, nous
dit-il, du jardin de l’une de ses cousines, dont le mari, passionné par la
culture des agrumes, tentait toutes sortes d’expériences et rêvait à présent
d’aller s’établir en Algérie pour y installer une plantation. Holmes trouva que ces drôles de fruits
étaient excellents et méritaient d’être sur toutes les bonnes tables de nos
capitales.
- Ces petits fruits sont
merveilleux, Ors’Anto, assura le détective.
Présentés ainsi, avec leurs petites feuilles vertes autour, ils sont de
surcroît du plus bel effet. Ne trouvez
vous pas, Pandolfi ?
J’expliquai à mon compagnon de
voyage que ce qu’il était en train de savourer n’avait strictement aucun
rapport avec la succulence subtile et le délicat parfum de nos véritables
mandarines. Celles-ci, venant plus tardivement dans la saison, sont, elles, de
véritables gourmandises. Comme le cédrat
confit, du reste, dont Holmes reconnut, pour en avoir déjà mangé, qu’il était
délicieux.
Nous parvînmes enfin au relais de
Sartène après quatre heures de l’après midi. Ors’Anto, pendant que nous
changions nos chevaux pour la troisième fois, nous prévint alors que nous allions
prendre une mauvaise route au sud du chef-lieu, en direction de Tizzano, puis
une piste assez difficile. Holmes
profita de cet arrêt pour empocher quelques hybrides de mandarines, qu’il
mangea jusqu’à ce que nous quittions la route principale.
Ainsi que notre conducteur nous
l’avait annoncé, il nous fallut près de deux heures pour parcourir ces derniers
kilomètres de mauvais chemin. Le jour
s’achevait lorsque nous descendîmes de voiture.
-Cauria, monsieur
Holmes ! Nous sommes arrivés. Voilà
notre observatoire, dit Ors’Anto en montrant la construction devant laquelle
nous nous trouvions.
La petite bâtisse était ancienne
et totalement isolée. Elle dominait des
collines peu élevées que nous devinions à peine dessinant leurs courbes au
dessus d’une vague plaine qui avait l’air d’avoir une certaine étendue. Sur le
seuil de la maison, O’Near nous attendait avec une lanterne sourde.
- Bienvenue à Cauria,
messieurs ! dit-il en nous saluant.
Entrez vite ! Vous aurez,
demain tout le temps d’admirer le paysage.
Il fait trop sombre à présent.
A l’intérieur, dans la pièce
principale où nous pûmes nous réchauffer, le lieutenant O’Near avait dressé une
table où le dîner nous attendait devant une bonne flambée. O’Near nous indiqua alors nos chambres, et
Holmes s’empressa d’y ranger son fusil à vent, cependant qu’Ors’Anto s’occupait
de remiser les chevaux. Lorsqu’il nous rejoignit, chargé de bûches, nous
dînâmes enfin, et de fort bon appétit.
O’Near expliqua à Holmes que
l’officier de gendarmerie était resté à
la sous-préfecture de Sartène et qu’il viendrait, accompagné par l’un de ses
hommes de confiance, nous ravitailler tous les deux jours. Depuis plusieurs mois que la surveillance
était en place, O’Near et l’officier français avaient organisé un va-et-vient
régulier et permanent qui n’attirait pas l’attention. Pendant plusieurs années, la maison où nous
nous trouvions avait été occupée par des savants et des géomètres travaillant à
des fouilles. Dès que la surveillance
rapprochée de Moriarty avait été décidée, la gendarmerie avait discrètement
réquisitionné la bâtisse, et les agents du lieutenant O’Near et les hommes de
Le Villard s’étaient substitués aux topographes et aux arpenteurs.
Le lieutenant O’Near et Ours
Antoine nous expliquèrent que nous étions dans la maison qu’avait occupé en 1889
l’archéologue Etienne Michon, pendant qu’il travaillait sur des sortes de menhirs
qui venaient tout juste d’être mis à jour. Michon relevait les alignements de
ces étranges pierres levées. Il avait dénombré soixante à soixante-dix menhirs
répartis en deux groupes.
Le lieutenant O’Near assura
Holmes que ce poste d’observation offrait une vue imprenable sur le repaire de
Moriarty et que le spectacle de ces pierres levées était d’une beauté
grandiose. Ors’Anto, visiblement moins
sensible que son compagnon irlandais au romantisme des mégalithes, nous affirma
que cet endroit était parfait pour notre surveillance, mais qu’il s’agissait
d’un lieu maudit, où seules les mazzeri* pouvaient se réunir . Selon
Ors’Anto, il y avait, au milieu des pierres levées, une sorte de chambre de
pierre géante dont il ne fallait pas s’approcher.
- Votre grande chambre
serait-elle maléfique ? demanda Holmes en fixant notre compagnon.
- Oui, monsieur Holmes, c’est
sûr ! Et croyez moi, je ne suis pas
superstitieux ! répondit Ors’Anto.
- Mais quelque chose semble
pourtant vous effrayer, mon ami ?
- A stazzona di u Diavulo !
La Forge du Diable, monsieur Holmes ! C’est comme ça qu’on appelle cet endroit par
ici, répondit Ors’Anto en se levant de table.
Sans plus dire un mot, Ors’Anto
gravit une sorte d’échelle menant à l’étage du dessus, à le plancher de châtaignier
qui formait le plafond de la pièce où nous étions. Nous restâmes silencieux, écoutant un court
moment les pas d’Ors’Anto au dessus de nos têtes. Nous l’entendîmes ensuite se
mettre au lit pour dormir.
Nous nous couchâmes à notre tour.
Nous étions tous bien trop épuisés par ce voyage pour débattre plus longtemps
de la place du rationnel et de l’irrationnel dans l’organisation des choses de
ce monde.
Plateau de Cauria - Mercredi
29 Novembre 1893
Lorsque je me suis éveillé, il
faisait jour et gris. Holmes était
debout depuis longtemps. Ors’Anto me
servit un café fumant. Sans rien dire,
il m’indiqua en levant son pouce vers le plafond de châtaignier que nos
compagnons étaient à l’étage. Là, après
avoir gravi l’échelle meunière, je vis Holmes, les yeux rivés à une énorme
jumelle à trépieds. O’Near, lui, avait
un œil collé à une lunette d’astronome. Tous deux faisaient face à d’étroites
embrasures.
- Moriarty n’aime pas la pluie,
Pandolfi, dit le détective en se retournant pour m’accueillir. Venez voir, mon ami, le paysage est
magnifique et tout à fait surprenant.
Ce que je découvris alors me
sembla irréel. Au-delà des petites
collines que nous surplombions s’étendait une vaste plaine fertile au bout de
laquelle était bâtie une belle demeure. Mais entre celle-ci et nous, la plaine
était comme plantée de pierres droites qui regardaient le ciel. Des nappes de brumes masquaient certaines
d’entre elles. On distinguait cependant
deux groupes de menhirs nettement différents, et au milieu de ce champ de
mégalithes, des blocs plus énormes encore, composés d’une dalle géante reposant
sur d’énormes montants de pierre. Cette
construction d’un autre âge faisait un angle droit avec les menhirs alignés, comme
un tombeau au milieu d’une armée de vivants.
J’étais sans voix.
- Le diable a bon goût, n’est ce
pas ? me dit Holmes en prenant mon
épaule. Moriarty sait choisir ses
voisins ! ajouta-t-il en riant.
- L’avez-vous aperçu, ce
matin ? demandai-je.
- Hélas, non, répondit le
détective en allumant une cigarette. Je
n’ai vu qu’un chien qui rôde en permanence devant la maison.
- Le bougre est pourtant du
matin ! lâcha le lieutenant O’Near, sans cesser son observation. Nous l’avons toujours aperçu aux premières
heures de la journée. Très rarement le
soir. Mais c’est vrai, monsieur Holmes,
que c’était toujours par beau temps.
-.Les araignées détestent
l’humidité, dis-je en contemplant à nouveau le champ des mégalithes.
- Avez-vous observé, Pandolfi,
que ces menhirs sont tous orientés nord-sud ? dit Holmes, entre deux bouffées
de fumée.
- Tous en effet, répondis-je, en
observant encore plus attentivement l’étrange paysage de pierre. Seule la
chambre du diable est tournée différemment,
remarquai-je.
-
C’est un dolmen. Il est orienté est-ouest. Il fait face au soleil
levant. Celui-ci est d’une régularité
étonnante. Vous le connaissiez,
Pandolfi ?
- Non, j’en avais seulement
entendu parler. Je sais que c’est Prosper Mérimée qui l’a découvert dans les
années 1840. Cependant, je n’étais jamais venu sur ce
plateau. J’ai vu plusieurs de ces
constructions lorsque je travaillais sur les granits de la région de
Porto-Vecchio, mais celle-ci est
vraiment remarquable. Les monolithes sont immenses.
-
Ce dolmen doit bien mesurer deux mètres et demi de long ! estima Holmes. Je suis certain de tenir presque debout à
l’intérieur.
- Vous êtes très grand, Holmes, remarquai-je. Vous aurez du mal. Il faudra vous raccourcir un peu, comme à
Montpellier, de quelques centimètres.
- Nous enverrons Ours-Antoine à
ma place, rétorqua Holmes à voix basse, en riant légèrement.
-Je ne crois pas qu’il partage
votre goût pour les maisons de démons, cher ami, murmurai-je à mon tour.
- Ça bouge, monsieur, ça
bouge ! dit soudain O’Near, toujours collé à téléscope.
Holmes se précipita sur les
jumelles et se concentra sur ce qu’il voyait dans le plus grand silence.
-Ce n’est pas notre
homme ! grogna le détective.
- C’est leur fournisseur de
Sartène, monsieur Holmes, dit O’Near, l’œil toujours rivé à sa lunette. Je le connais. Il vient avec sa charrette deux ou trois fois
la semaine. Le chien le connaît. Regardez, il le caresse.
- Qui est cette vieille femme qui
l’accueille ? demanda Holmes. Elle paraît être infirme.
- C’est la bonne à tout faire de la maison,
monsieur Holmes. Elle est au service de
Moriartini depuis toujours. La pauvre
femme est une Geronimi. Elle s’appelle
Gracieuse et est d’un hameau perdu du Niolu.
On ne l’aperçoit presque jamais.
Elle ne sort qu’à l’arrivée des provisions.
- Cet épicier ambulant vient toujours
seul ? demanda Holmes.
- Oui, monsieur, répondit O’Near,
observant toujours. Cet homme a deux
enfants. Un garçon d’une quinzaine d’années et une fille plus âgée, qui tient
sa boutique en ville. Il est veuf. Son petit gars l’aide souvent dans ses
livraisons, sauf quand il vient ici.
- Vous tenez diablement bien vos
fiches, lieutenant ! le félicita Holmes.
- Ce sont les gendarmes,
monsieur. Ils savent tout ce qu’ils
veulent savoir. Du moins, quand ils le veulent...
- Que voulez vous dire, lieutenant ?
- Eh bien, monsieur, il arrive
souvent que les gendarmes d’ici ne
veuillent pas trop savoir. Ils ferment
un peu les yeux et font comme si de rien
n’était. Ils laissent aller, pourrait-on
dire.
- Avez-vous aussi ce sentiment,
Pandolfi ? interrogea Holmes, tout
en continuant à observer avec ses jumelles.
- Le lieutenant O’Near connaît
bien mon île, dis-je en m’approchant de l’ouverture devant laquelle se tenait
le détective. Ce qu’il décrit est un mal insulaire dont Montesquieu dirait
qu’il tient à notre climat, Holmes.
- Et vos gendarmes y sont
sensibles ? Ce mal se transmet
donc ?
- Nos fonctionnaires en sont souvent
les premières victimes, répondis-je. Certains
résistent quelques temps, mais tous finissent par succomber et la maladie se
répand. Elle a depuis longtemps franchi
nos frontières naturelles.
- Et quel est le nom de cette
curieuse pandémie, je vous prie ?
- Le lieutenant O’Near a
parfaitement traduit les mots par lesquels nous l’appelons : le lascia
gora, le « laissez aller ».
L’expression décrit bien les symptômes de ce mal, qui se caractérise par
une absence totale de fièvre.
-
Je crois savoir de quoi vous parler, Pandolfi, enchaina Holmes. Votre lascia
gora oscille, tel un pendule, entre une philosophie de l’abandon et un
éloge de la paresse. Je me trompe, cher
ami ?
- Non, il y a de ça. Mais vous avez de cette maladie incurable une
vision optimiste. Je penche, pour ma
part, pour l’inverse de votre définition.
- Un éloge de l’abandon et une
éthique de la paresse. Ce n’est pas
pire, Pandolfi, et cette façon d’envisager la vie me conviendrait même assez.
Puis soudain, il s’écria :
- Notre épicier s’en va,
O’Near ! Moriarty aura du poisson à
son menu.
- J’ai bien peur que Moriarty ne se montre pas, monsieur. Voulez-vous prendre un peu de repos pendant
que je continuerai la surveillance ?
- Non, merci, O’Near. Je préfère rester seul, ici, pour bien
observer les lieux, même s’il ne s’y passe plus rien de la journée. Apportez moi du cake et, s’il en reste, quelques
unes de ces mandarines à l’heure du déjeuner, répondit Holmes sans quitter un
instant ses jumelles.
- Bien, monsieur, dit O’Near en
s’engageant dans la descente. Frappez le
plancher du pied quand vous voudrez nous alerter, monsieur Holmes.
Je restai seul avec Holmes un
long moment. Profitant de la lunette astronomique,
j’observai en détail la demeure de Moriarty et m’attardai, plus longuement
encore sur chacun des menhirs, qui semblaient dresser comme une herse de
pierres entre notre abri et le repaire de ce dangereux criminel. Longtemps encore, jusqu’à ce que mon œil
droit me fasse souffrir, j’examinai avec passion le gigantesque dolmen.
Dans un léger contre jour, la
Forge du Diable se détachait sur un fond de ciel gris et voilé, comme une masse
énorme surgie des ténèbres. Soudain, un
long trait de lumière, un mince rayon de soleil pâle troua la morne désolation
du ciel et tomba droit sur cette forge de l’Enfer. C’était magnifique !
- Holmes, quel
spectacle ! m’écriai-je. C’est...
- C’est effectivement grandiose, acquiesça
doucement, Holmes, sans lever les yeux de son instrument. Mais voyez-vous, en ce moment, c’est le
repaire de Moriarty qui retient toute mon attention.
- Oh, pardonnez moi, Holmes. C’est
que le spectacle était vraiment sublime...
-
Laissez moi la lunette, Pandolfi, me dit-il en abandonnant son
guet. Essayez donc ces jumelles de
marine. Elles sont parfaites.
- Merci, Holmes, mais je crois
que je vais aller faire quelques pas dans les environs, répondis-je, conscient
de soulager mon compagnon qui, à l’évidence, ne souhaitait plus être dérangé.
Holmes se posta à la lunette et
me demanda seulement de m’informer auprès du lieutenant O’Near des conditions
dans lesquelles je pouvais me promener dans les parages.
- N’allez jamais vers cette
vallée et ne vous approchez pas de ces pierres levées, Pandolfi !
m’ordonna-t-il. Allez vous promener vers l’ouest. C’est la seule direction qui
nous est permise.
Il ne se passa plus rien de toute
la journée, à part l’arrivée en voiture, au début de l’après midi, de
l’officier supérieur de gendarmerie accompagné de l’un de ses hommes. Habillés en civil, ils nous apportaient nos
provisions. O’Near et Ours-Antoine
aidèrent au déchargement du véhicule, tandis que l’officier allait s’entretenir
avec Sherlock Holmes une bonne trentaine de minutes d’affilée. Les deux hommes repartirent aussitôt après. Je mis à profit cette première journée
d’attente pour commencer à mettre un peu d’ordre dans les notes que je prenais
depuis Montpellier.
Holmes abandonna sa garde une bonne
heure après la tombée de la nuit. Une fois qu’il fut redescendu, nous pûmes
enfin dîner. Holmes mangea très peu et
nous laissa très vite pour gagner sa chambre. O’Near, Ors’Anto et moi
continuâmes à nous régaler en silence d’une pulenta* et d’une savoureuse
daube de sanglier accompagnées d’un excellent vin rouge du Sartenais que nos
gendarmes avaient su choisir.
Quand nous nous couchâmes, de
fort bonne heure, Holmes ne dormait pas.
Je sentis la forte odeur de son tabac à pipe qui s’échappait de sa chambre.
Plateau de Cauria – Jeudi 30
Novembre 1893
Comme la veille, il a fait un
temps maussade toute la journée. Holmes
était à son poste d’observation avant le lever du jour. O’Near et lui ont aperçu très tôt la brute de
Santa Lucia aller et venir, avec le chien de la maison servilement attaché à
ses basques. Après l’heure du déjeuner,
une voiture est arrivé chez Moriarty.
Ors’Anto et O’Near ont confirmé à Holmes qu’il s’agissait du notaire de
Sartène. L’homme est reparti moins d’une
heure plus tard. Ce furent les seuls événements du jour. Nos gendarmes ravitailleursviendront
demain. Holmes n’a pas dit un mot de
toute l’après midi et n’a pas dîné. Aucun de nous n’ose l’interroger ou le
distraire. Il s’est enfermé dans sa chambre.
Avec Ors’Anto et O’Near, nous avons
fait rôtir des châtaignes, puis nous avons dîné d’un beau jambon et d’un
savoureux fromage. Il nous est
impossible de faire une petite promenade nocturne, ni de fumer dehors en
regardant les étoiles, car il pleut maintenant à torrents.
Plateau de Cauria - Vendredi 1er
Décembre 1893
La pluie n’a pas cessé. Holmes guette depuis l’aube. Nous montons à tour de rôle lui tenir
discrètement compagnie, tout en respectant son silence. Ors’Anto est certainement celui d’entre nous
qui supporte le mieux l’humeur de notre compagnon détective. Et, inversement, Ors’Anto est le seul de nous
trois avec qui Holmes rompt parfois son terrible mutisme. Ce midi, alors que le policier était monté
apporter à Holmes quelques tranches de jambon et des châtaignes chaudes, nous
pûmes entendre le détective s’excuser.
- L’attente me rend
insupportable, Ours-Antoine ! lui confia Holmes. Dites à nos amis qu’ils pardonnent ma
mauvaise humeur et qu’ils ne s’inquiètent pas.
Dans l’après midi, nos gendarmes en
civil vinrent nous approvisionner.
L’officier supérieur monta s’entretenir un court instant avec Holmes,
avant de repartir aussitôt.
La pluie cessa avec le jour. Notre
abri était maintenant enveloppé de brumes épaisses. Ors’Anto réchauffa un ragoût de gros
haricots, dont la sauce était délicieusement parfumée aux herbes. Nous
mangeâmes avec elle la moitié de notre provision de pain frais. Le vin rouge de Sartène fut notre unique
dessert.
Dehors, les étoiles demeuraient invisibles. La brume s’installait pour la nuit. Je suis resté un long moment, seul dans
l’obscurité humide. Je pensais à
Holmes. Cet homme est en quête de son
Moriarty comme si sa propre vie était en jeu.
Son acharnement à poursuivre ce criminel a quelque chose de surnaturel. Comme si Holmes voulait atteindre, au-delà du
monstre, un autre lui-même qui le terrifie.
Un monstre ? Peut-être. Comme ce Horla de Maupassant. Un démon qui le ronge, qu’il refuse de fuir,
qu’il doit affronter coûte que coûte ! Je ne m’explique pas autrement
l’état dans lequel se trouve Holmes depuis que nous sommes ici : son
silence, sa tension extrême, son refus de se nourrir et, par-dessus tout, cette sourde colère. Combien de temps Holmes tiendra-t-il dans
cette attente ?
Cela fait seize jours aujourd’hui que cet homme est
entré dans ma vie, mais c’est depuis cette nuit seulement que Holmes me fait
peur et que j’ai peur pour lui.
Plateau de Cauria - Samedi 2
Décembre 1893
Je relisais les notes de mon
calepin confortablement installé devant la cheminée. Il bruinait depuis le petit jour. Holmes était seul à l’étage. O’Near et Ors’Anto buvaient leur café, quand,
soudain, des coups résonnèrent sur le plancher.
Holmes donnait l’alerte ; il se passait enfin quelque chose. Nous grimpâmes à l’échelle en toute hâte.
- Dites-moi de qui il
s’agit ! Vite ! ordonna Holmes, rivé à la lunette
astronomique.
- C’est l’Annamite,
monsieur ! Je ne sais pas qui est l’autre dans la charrette, répondit le
lieutenant O’Near, lui-même fixé à ses jumelles.
- L’Annamite n’est pas sorti par
la porte principale, dit Holmes. Il a
surgi de la façade nord. L’épicier était
passé depuis longtemps. Vous voyez la porte grande ouverte, lieutenant ? Le chien vient d’y entrer...L’Asiatique est
sorti par là...
- Oui, monsieur Holmes. C’est une
grande remise. Une voiture y est toujours rangée. La charrette s’y dirige, je crois.
- Vous n’avez jamais vu ce
véhicule, O’Near ? Distinguez-vous
quelque chose sous la bâche ?
- Non, monsieur. On dirait qu’ils s’apprêtent à décharger. L’Asiatique attend à l’arrière de la
charrette...La brute ! Vous avez
vu ? Il a chassé le chien d’un coup
de pied dans le ventre !
- Je le vois, O’Near. Je reste sur lui. Surveillez l’entrée
principale. Moriarty va peut être les
rejoindre...
- Rien à signaler, dit le
lieutenant.
-Des moutons ! Ils sortent des moutons de la
charrette ! cria Holmes.
- Des brebis, monsieur Holmes,
dit Ors’Anto qui, muni d’une longue-vue, s’était collé à l’étroite meurtrière
située entre les deux ouvertures que Holmes
et O’Near occupaient. J’en ai compté
quatre, monsieur.
- Cinq avec celle-ci. Ils ont terminé, je crois. L’Annamite s’enferme avec les bêtes. Rien de nouveau à l’ouest, O’Near ?
- Rien, monsieur Holmes. Même pas le chien.
- L’homme attend, on dirait. Il s’installe, il se met à l’abri dans sa
charrette, dit Ors’Anto.
- Regardez le chien ! dit
Holmes. Derrière la charrette. Il s’enrage après la porte. Il a flairé la viande. Ils doivent tuer les brebis à l’intérieur.
- Ce n’est pourtant pas le moment
d’abattre les brebis, affirma Ors’Anto. Nous
sommes dans la saison de l’agnelage.
- C’est bientôt l’époque de
saigner les cochons, dis-je, à mon tour. Ors’Anto a raison, Holmes. Personne n’abat les brebis en décembre.
- Et puis la tumbera*, cela
ne se fait pas à l’intérieur, ajoua Ors’Anto ; on travaille dehors. C’est pareil
pour les moutons : ça met du sang partout.
- La quoi ? demanda Holmes,
sans quitter sa lunette.
- A tumbera, monsieur
Holmes. C’est quand on tue les cochons.
C’est un moment important dans les villages. Tout le monde s’y met, car c’est beaucoup de
travail. On prépare toutes les
charcuteries pour l’année ; on fait la fête aussi. Il faut bien manger
toutes les parties qui ne se conservent pas.
- Toujours rien à l’entrée
principale, O’Near ? interrogea Holmes.
-Toujours rien, monsieur.
- Ours-Antoine, dit Holmes, vous
allez prévenir vos gendarmes. Il faut
faire suivre ce livreur de brebis dès qu’il repartira.
- Bien, monsieur. A cheval, je n’en ai pas pour longtemps. Que dois-je leur dire, monsieur ?
- Surtout qu’ils ne l’arrêtent
pas ! Qu’ils le suivent partout et qu’ils se renseignent sur tous ses
déplacements, rien de plus.
- Je serai de retour dans moins
de deux heures, monsieur Holmes. Le
temps de rejoindre la route impériale où nos hommes attendent et de
revenir ! dit Ors’Anto qui, après m’avoir confié sa longue-vue, commençait
à descendre l’échelle.
- Une chose encore, mon ami, dit
Holmes. Demandez à leur officier de nous
faire livrer quelques pots de miel et du lait, si possible.
Nous gardâmes un moment le
silence. J’observai à mon tour les
façades du repaire de Moriarty avec la lorgnette que m’avait laissée
Ors’Anto. Je distinguai parfaitement la
silhouette de l’homme qui attendait dans la charrette. Derrière le véhicule, la porte à double
battant de la remise était close. Un
gros chien s’énervait en grattant devant le seuil.
- Je ne sais pas ce que cet
animal renifle, dis-je, mais il
s’acharne contre cette porte.
- Si l’Annamite ressort, ajouta
le lieutenant O’Near, ce stupide cabot va encore prendre un mauvais coup.
- L’Annamite ressortira, dit Holmes
à son tour. C’est évident. La question est de savoir avec qui ou avec quoi. Soyons attentifs, messieurs. Cette charrette n’attend pas en vain. Rien ne doit nous échapper.
- Je surveille toujours l’entrée
principale, monsieur ? interrogea O’Near.
- Oui, lieutenant. Pandolfi et
moi nous nous occupons de l’Asiatique.
D’interminables minutes
s’écoulèrent. Il y avait largement plus
d’une heure que Sherlock Holmes avait donné l’alerte. Rien d’autre que ce chien
furieux ne bougeait. La bruine s’était
arrêtée et la brume avait disparu, cependant qu’un petit vent humide s’engouffrait
dans notre abri. Immobile devant mon
étroite fenêtre, je sentais le froid qui me gagnait. Dans la hâte qui s’était
emparé de moi au moment où Holmes nous avait alerté, je n’avais pas pris le
soin de revêtir mon manteau. A présent,
je grelottais, sans oser quitter mon poste de crainte de m’attirer les foudres
de mon irascible compagnon.
Soudain, la porte de la remise
s’ouvrit. L’Annamite se précipita
aussitôt sur le chien et lui asséna plusieurs méchants coups de bâton. La
pauvre bête poussa un hurlement aigu qui déchira l’espace, avant de détaler
en gémissant. De son côté, l’homme de
la charrette s’agita. Avec l’Annamite,
ils sortirent une première bête de la remise et la chargèrent dans le
véhicule. Quatre autres brebis suivirent
le même chemin. Les animaux étaient bien
vivants. Ils se débattaient. L’Asiatique assura lui-même la fermeture de
la bâche à l’arrière du chariot, salua son complice et disparut dans la remise
en refermant les portes. La charrette
reprit le chemin par lequel elle était arrivée et s’éloigna. Le chien la suivit un moment, puis finit par
renoncer.
- Il n’y a plus qu’à laisser
faire nos gendarmes, dit Holmes en abandonnant son poste d’observation. En
espérant qu’ils seront plus persévérants que ce pauvre chien, ajouta-t-il en
étirant les longs bras au-dessus de ses épaules. Gardez un œil sur l’entrée, lieutenant.
- Quelle brute, ce Chinois ! dis-je, en m’éloignant de la fenêtre pour me
réchauffer un peu. Vous avez vu comme il
l’a frappé avec son gourdin ?
- Quelle conclusion en tirez
vous, Pandolfi ? demanda Holmes qui poursuivait sa gymnastique.
- Qu’il n’est pas étonnant que
cette race cruelle mange les chiens !
répondis-je hors de moi. Ce sont
des sauvages !
- Pour les Chinois, monsieur,
c’est exact, dit le lieutenant O’Near.
Mais je ne suis pas certain que les Annamites apprécient autant le
chien. Je ne crois pas qu’ils le
cuisinent, monsieur.
- Ils sont peut être comme les
Français, Pandolfi : il est possible qu’ils préfèrent les grenouilles et
les escargots, lança Holmes en
retrouvant son sourire.
- Ma parole, Holmes, vous avez
retrouvé votre ironie ! dis-je
avant d’éternuer à plusieurs reprises.
- Et vous, Pandolfi, vous avez
mérité une bonne rasade de cognac pour réchauffer vos humeurs, répondit Holmes
en me tendant la flasque gainée de cuir qu’il avait sortie de son manteau. Ce n’est pas le moment de tomber malade, mon
ami. Avalez donc une bonne dose de ce
médicament.
- Allez vous réchauffer devant la
cheminée, messieurs, intervint
O’Near. Je garde l’oeil sur Moriarty,
monsieur Holmes, et je vous alerte au moindre mouvement.
-Ce n’est pas de refus, lieutenant.
Venez Pandolfi, allons auprès du feu, dit Holmes en m’invitant à descendre le
premier.
Nous restâmes, Holmes et moi,
près de deux heure devant la cheminée, jusqu’au retour d’Ors’Anto très
précisément, dont nous entendîmes le cheval faire sonner ses sabots sur la
route pierreuse. Ors’Anto entra et
déposa sur la table ses deux sacoches de selle d’où il sortit diverses
provisions.
- C’est pour vous, monsieur
Holmes, dit Ors’Anto tout fier, en montrant quatre grands pots de miel. J’ai
pris le temps de pousser mon cheval, sur la route impériale, jusqu’à la ferme
où s’approvisionnent nos gendarmes. Ils
font du miel et un brocciu* qui avait l’air tout frais. J’ai pris aussi une bonne mesure de lait de brebis
et ce pot de confiture. C’est de la confiture de figues, monsieur Holmes.
- Tout cela me parait excellent, dit
Holmes en s’attablant. Et ce miel a l’air parfait, ajouta-t-il en plongeant sa cuillère
dans l’un des pots.
Je servis du café bien chaud à
tous mes compagnons, sans oublier O’Near.
Holmes mangea de très bon appétit.
Ors’Anto lui expliqua ce qu’était le brocciu et comment on le
fabriquait. Holmes lui posa ensuite
plusieurs questions sur le miel et la culture des abeilles. Ors’Anto, ravi d’être ainsi l’objet d’une
telle attention, dit tout ce qu’il savait au détective concernant sa sœur et
son mari qui avaient des ruches au Cap corse, et qui les déplaçaient suivant
les différentes essences de fleurs qu’ils voulaient faire butiner à leurs blondes
ouvrières. Sherlock Holmes l’écouta longtemps avec un intérêt certain.
Ors’Anto nous interrogea à son
tour pour savoir ce qui s’était passé avec l’Annamite depuis qu’il avait dû
nous quitter pour prévenir les gendarmes.
Holmes allait lui répondre lorsqu’O’Near frappa un coup sur le
plancher. Holmes bondit. Il grimpa à l’échelle meunière comme un
diable, suivi de près par Ors’Anto et moi.
- Que se passe-t-il,
O’Near ? dit Holmes en se
saisissant vivement de la lunette.
- Il n’y a rien à signaler,
monsieur Holmes, dit à voix basse, le lieutenant. C’est simplement qu’il me faut aller satisfaire
un besoin pressant, messieurs, et qu’il est nécessaire que l’on me relève. Je vous prie de m’excuser.
Nous rîmes tous un bon moment. Ors’Anto
remplaça le lieutenant O’Near. Nous
passâmes le reste de la journée à nous relayer, tantôt aux jumelles, tantôt
auprès du feu. Toujours est-il qu’à
chacun de mes éternuements, Ors’Anto répondait par un salute* que Holmes
lui-même finit par reprendre à son tour.
Nous mangeâmes tous ensemble de
fort bonne heure. Ors’Anto avait fait
réchauffer un délicieux ragoût de veau que les gendarmes nous avaient déposé la
veille. A notre très grande surprise,
Holmes termina un vieux et odorant fromage de brebis qui nous restait, en
l’accompagnant d’une épaisse couche de confiture de figues. Holmes trouvait ce
mélange à son goût, affirmant que la douceur particulière de cette confiture
mettait bien en valeur le caractère un peu sauvage de ce fromage et son arôme
chanci. Holmes nous conseilla d’essayer son affreux mélange. Ors’Anto refusa, indigné. O’Near promit de le faire un jour prochain,
car pour ce soir, affirma-t-il, il
n’avait vraiment plus faim. J’acceptai
pour ma part de tenter cette expérience sacrilège et dus reconnaître, devant
Ors’Anto incrédule, que l’idée saugrenue de notre compagnon détective ne
manquait pas d’intérêt.
Plateau de Cauria - Dimanche 3
Décembre 1893
Ce dimanche fut sinistre jusqu’au
soir. Il plut du matin jusqu’à une heure avancée de la nuit. Holmes passa
l’essentiel de la journée à guetter derrière ses jumelles. Notre seule distraction vint avec la
livraison de nos gendarmes. Holmes parla
peu avec l’officier. Quand ils
partirent, Ors’Anto nous annonça que le menu de la soirée serait copieux. Les gendarmes nous avaient apporté une
marmite de lentilles en sauce, de nouveaux fromages, des oranges, quelques
bouteilles de leur délicieux vin rouge de Sartène, ainsi que des figatelli* en
quantité. Les premiers figatelli
de la saison, assura Ors’Anto, tout content.
Nous les fîmes griller dans la cheminée, et Ors’Anto et moi commençâmes
à en manger avant même que Holmes ne descendit de son poste d’observation.
O’Near n’apprécia que modérément le goût du foie de porc. Holmes mangea pour sa part en silence tous
les morceaux qu’Ors’Anto lui préparait avec soin. Il les lui présentait sur une
tranche de pain blanc, pleine de bon jus.
Mais, si Holmes avait retrouvé son appétit, il demeurait taciturne. Il nous quitta d’ailleurs très vite pour aller enfumer sa
chambre. O’Near rendit plusieurs fois
hommage à la cuisinière inconnue qui avait si savamment préparé nos lentilles. Nous
nous couchâmes repus.
Plateau de Cauria - Lundi 4
Décembre 1893
Moriarty s’est enfin montré. Holmes, O’Near et moi observions le départ de
l’épicier de Sartène, pendant qu’Ors’Anto profitait du beau temps revenu pour
s’affairer dehors. En face, le livreur du repaire avait déchargé toute sa
marchandise avec l’aide de la servante, qui claudiquait derrière lui. Lorsque la charrette s’en alla, la femme se
mit à nettoyer le seuil de l’entrée principale.
Elle venait tout juste d’achever son ménage, qu’une silhouette
parut sur le perron de la demeure.
- Voilà notre homme !
s’écria Sherlock Holmes, l’œil à la lunette astronomique.
Moriarty se tenait droit, les
mains dans le dos. Il marcha sans but
devant la maison ; puis brusquement, comme s’il obéissait à un calcul
déterminé, il se dirigea droit dans notre direction.
- Bon sang, Holmes ! dis-je
en m’éborgnant presque avec ma longue-vue.
Il vient vers nous !
- Je ne crois pas, Pandolfi, que
nous ayons cette chance, murmura très calmement le détective. Mais il vaut mieux l’observer en silence. Lieutenant,
allez prévenir Ours-Antoine qu’il reste discret.
Une fois de plus, Holmes avait
raison. Moriarty ne s’intéressait pas à notre colline. Il allait simplement dans la direction du
dolmen. Ses pas n’étaient pas
pressés. Il faisait, en raison de sa
taille, de grandes enjambées. Ses
épaules étaient légèrement voûtées et il marchait en regardant le sol. Comme il parvenait à l’énorme table de
pierre, je vis distinctement les traits de ce criminel. Il était grand et
extrêmement mince. Son front était totalement dégarni. Les yeux s’enfonçaient
profondément dans un visage imberbe et ascétique. Sa tête oscillait sans cesse
d’un côté à l’autre. Il y avait bien du
serpent dans cette araignée.
- C’est bien notre homme, murmura
Holmes. Mais un détail me gêne.
- Quel détail, monsieur ?
demanda à voix basse le lieutenant O’Near.
- Son teint, lieutenant.
- Expliquez-vous, monsieur
Holmes. Je ne comprends pas.
- Moriarty est pâle comme un
cadavre ! proféra-t-il avec une sorte de grognement. Et le Moriarty que je vois, là, en train de
contourner ce mégalithe, a la peau du visage hâlée. Voilà ce qui ne va pas.
- Vous pensez, Holmes, qu’il s’agit
de son jumeau ? demandai-je
timidement.
- C’est impossible à dire,
Pandolfi, grogna de nouveau le détective.
- Moriarty est ici depuis des
mois, dit O’Near. Ce temps suffit à
expliquer le teint qu’a pris son visage.
- Vous avez peut être raison,
murmura Holmes. Je vous avoue,
messieurs, que la chose est indécidable !
Moriarty avait fait le tour du
dolmen. Nous ne voyions plus que son dos
voûté. Il s’en retournait à présent par
où il était venu. Holmes, cloué à sa lunette, ne semblait même plus respirer,
tant était grande son attention. En bas,
dans la plaine, Moriarty avait déjà regagné sa demeure. Il rentra dans son antre en refermant la
porte derrière lui, puis plus rien ne se passa.
O’Near et moi regardions notre
compagnon qui continuait à observer en silence.
Holmes était totalement immobile.
On aurait dit l’un de ces monolithes jailli des ténèbres, debout pour
l’éternité. Seuls les os de sa mâchoire marquaient un mouvement imperceptible
et régulier, comme si Holmes rythmait une lente incantation magique.
- Que faisons nous,
Holmes ? osais-je enfin, demander
après d’interminables minutes.
- Observer, Pandolfi !
répondit-il en se redressant et en
étirant ses membres supérieurs.
Observer, sans cesse, encore et toujours !
- Pensez-vous parvenir à
identifier lequel des jumeaux se trouve ici, monsieur Holmes ? interrogea le lieutenant O’Near.
- Non, mes amis. Je vous l’ai
dit, c’est indécidable, répondit Holmes en sortant un calepin de l’une de ses
poches.
Holmes se mit à écrire quelques
notes. Il semblait tracer des lignes et inscrire des nombres. O’Near et moi
l’observions sans dire un mot.
-
Si nous déjeunions, messieurs ?
lança Holmes en rangeant son carnet. Le spectacle de ce matin m’a ouvert
l’appétit. Allons voir ce que notre ami
Ours-Antoine peut nous proposer, ajouta-t-il en s’engageant sur l’échelle.
- Je veille jusqu’à la relève,
monsieur Holmes. Bon appétit, messieurs ! dit le lieutenant O’Near.
Après notre déjeuner, Holmes s’en
alla seul prendre un peu d’exercice. Il
partit marcher à l’ouest de notre colline.
Ors’Anto remplaça le lieutenant, avec qui j’eus une longue conversation
sur son Irlande natale. Ensuite, nous montâmes ensemble tenir compagnie à
Ors’Anto jusqu’à ce que celui-ci nous quitte pour s’occuper du dîner. Il faisait nuit depuis plus de deux heures
lorsque Sherlock Holmes nous rejoignit.
Nous mangeâmes une copieuse soupe de légumes avec des haricots
qu’Ors’Anto tenait réchauffée depuis plusieurs heures.
- La cuisinière de nos gendarmes
mériterait d’être décorée, dit O’Near en
se resservant pour la troisième fois.
- Vous avez raison, lieutenant, renchérit
Holmes. Cette soupe est vraiment
excellente. Et quel parfum !
Ors’Anto nous expliqua comment sa
mère, elle, préparait la soupe corse en y incorporant un os de jambon et en la
laissant réduire de longues heures à petit feu.
Nous accompagnâmes ensuite
Holmes, à qui il prit fantaisie de sortir pour contempler le ciel étoilé. Il
demanda à Ors’Anto si, selon lui, le beau temps allait se maintenir. Le policier affirma seulement qu’il ne
pleuvrait pas cette nuit. Là-dessus, nous
allâmes nous coucher.
Plateau de Cauria - Mardi 5
Décembre 1893
Comme hier, Moriarty s’est
montré. Nous avons tous observé sa montée
matinale vers le dolmen, puis le retour vers son repaire, selon le même rituel
que la veille. Ensuite, comme hier
encore, Holmes est resté longtemps à sa lunette après la disparition de
Moriarty, et comme la veille, il a inscrit quelques notes dans son carnet. Il est resté à l’étage pendant que nous déjeunions.
En début d’après midi, nos gendarmes en civil sont venus nous
approvisionner. Holmes et O’Near ont dit
à l’officier supérieur de féliciter notre cuisinière. O’Near a précisé qu’il n’avait jamais mangé
d’aussi bonnes lentilles.
Nous avons dîné d’un ragoût de
sanglier.
Plateau de Cauria - Dimanche10
Décembre 1893
Depuis une semaine, toutes les
journées se ressemblent. Il fait beau
temps depuis lundi. Il pleut parfois
dans la soirée. Moriarty s’est montré tous les matins, fidèle à son rituel. Holmes observe, observe sans cesse.
Mercredi, l’épicier de Sartène a
effectué sa livraison. L’Annamite et la
brute de Santa Lucia l’ont aidé à décharger sa charrette.
Jeudi, c’est nous qui étions
livrés par nos deux gendarmes déguisés.
Ils nous ont ramené de la soupe, des lentilles à la panzetta*, un
énorme panier de châtaignes, des fromages, du vin, du miel, des oranges et du
pain blanc et noir.
Vendredi, après la sortie de
Moriarty, l’Annamite et la brute de Santa Lucia ont attelé une voiture légère
et sont partis. Ors’Anto, avant leur
départ, est allé prévenir les gendarmes afin qu’ils soient suivis. Ors’Anto a rapporté du lait de brebis pour
Holmes.
Samedi, Moriarty a accompli une
nouvelle fois son rite matinal. Mais
curieusement, Holmes n’était pas là pour y assister. Seuls Ors’Anto, O’Near et moi avons surveillé
le manège habituel du criminel jusqu’au dolmen, puis sa redescente vers son
repaire.
Je me suis étonné de l’absence de
Sherlock Holmes. O’Near et Ors’Anto me
rassurèrent en m’affirmant que notre compagnon avait décidé d’expérimenter un
autre point de vue, qu’il était allé se mettre en poste avant le lever du jour
et qu’il ne rentrerait qu’à la nuit tombée.
A l’heure du déjeuner, l’Annamite
et la brute de Santa Lucia étaient de retour et remisèrent leur fiacre. En
début de l’après midi, l’officier supérieur et son soldat nous apportèrent nos
vivres. L’officier nous informa que l’Annamite et la brute étaient simplement
allés jusqu’à Sartène, où ils avaient passé la nuit dans une maison close.
Comme moi, l’officier de la
gendarmerie s’inquiéta de l’absence de Sherlock Holmes. O’Near et Ors’Anto le rassurèrent.
Holmes revint enfin, alors que
nous avions décidé de ne plus l’attendre pour dîner. Il était affamé et visiblement mort de froid,
mais il ne nous fournit aucune explication sur ce qu’il avait fait de sa
journée. En allant se coucher, il
emporta dans sa chambre un grand bol de lait chaud et un pot de miel entier.
Ce matin, à l’aube, Holmes était
à son poste à l’étage avant tout le monde, l’œil rivé, comme à son habitude, à
la lunette astronomique. Moriarty fut
fidèle à son rendez vous. Il marcha
lentement, tête baissée, jusqu’au dolmen, en fit le tour et redescendit vers sa
demeure, en gardant constamment ses regards baissés vers le sol.
- Puis-je savoir, Holmes, quelle
expérience vous avez tentée hier ?
demandais-je lorsque mon compagnon eut achevé son observation.
- Une expérience positive,
Pandolfi, tout à fait positive, répondit-il en m’accordant un mince sourire.
- Est-il indiscret de vous
demander si cette expérience était risquée et dangereuse pour vous ?
- Toute expérience implique un
certain risque pour l’expérimentateur. Vous le savez bien, vous êtes
vous-même un scientifique, ajouta-t-il avec froideur.
- Je comprends à votre ton,
Holmes, que vous n’avez pas l’intention de me dire où vous avez disparu, dis-je
en m’efforçant de provoquer une réaction chez cet homme impassible.
- Il est trop tôt, Pandolfi, me
répondit-il. Soyez patient, mon ami, et ne vous inquiétez pas.
O’Near et Ors’anto nous
rejoignirent à cet instant. De toute la
journée, je ne fus plus un moment seul avec Holmes. Ce n’est qu’après dîner,
alors que nous tentions de digérer les figatelli que nous avions mangés,
que Holmes m’invita à venir admirer le ciel étoilé et à lui rappeler ce que
Gregorovius disait à propos d’Hamlet, de mon île et de l’esprit de
vengeance.
- La voûte étoilée au dessus de
moi... prononça Holmes en regardant le
ciel.
- Et la loi morale en moi,
complétai-je, en me souvenant de la formule kantienne.
- Je savais que votre Napoléon
avait été sensible à la philosophie du droit de Kant, dit Holmes en allumant sa
pipe, mais j’ignorais que les géologues se passionnaient pour la métaphysique
des mœurs.
- J’avoue que de mon côté, mon
cher Holmes, j’ignorais jusqu’à ce soir qu’Emmanuel Kant faisait partie des
prolégomènes au métier de détective, répondis-je.
- Je ne suis pas toujours mon
personnage, Pandolfi, m’objecta-t-il en prenant mon bras.
- Que voulez vous dire ?
- Que ce sont mes hagiographes,
Watson en particulier, qui me décrivent comme une nullité en littérature ou en
philosophie.
- Alors que l’homme qui tient ce
rôle cite Kant aussi bien que Shakespeare et que vous connaissez autant
Maupassant que Zola !
m’exclamai-je. Pourquoi donc vos
biographes ignorent-ils à ce point votre véritable personnalité ?
- Allez savoir, mon ami. Par
facilité, par jalousie aussi peut être. Mais
cela n’a pas d’importance. Reparlons
plutôt de notre Hamlet au pays de la vendetta. Vous m’expliquiez en arrivant à Ajaccio que
celui qui ne sait pas choisir la vengeance n’est pas un homme sur cette île.
- Oui, je me souviens. Miss Bell
était en train d’embarquer sur la chaloupe et je vous citais Ferdinand
Gregorovius. C’était un voyageur. Il a parcouru la Corse au milieu du siècle.
- Et que dit ce brave homme, mon
ami ?
- Il pense qu’en Corse, comme
dans toutes les autres sociétés primitives, l’homme est à ce point environné de
dangers que c’est la famille elle même qui devient un Etat et s’arroge le droit
d’exercer la justice, laquelle prend la forme de la vendetta.
- Ce Gregorovius fonde donc cet
esprit de vengeance sur une cause noble. C’est bien cela, Pandolfi ? interrogea mon compagnon.
- C’est exactement ce qu’il
affirme. La vendetta est une forme barbare de la justice.
- Une forme à laquelle Hamlet ne
peut se résoudre.
- Hamlet se déshonore aux yeux
des vrais Corses, Holmes.
- Parce qu’il refuse la
vengeance.
- Parce qu’il supporte une injure
sans la venger ! précisai-je. C’est ce qu’on lui reprochera
publiquement. C’est cela le rimbecco.
C’est le chant de vengeance qui monte du chœur des femmes penchées sur le
cadavre de la victime. C’est la chemise
ensanglantée de son mari que la veuve brandit devant ses enfants.
- Vous voulez dire que ce sont
les femmes qui poussent les hommes à la vengeance ?
- C’est ce que pense Gregorovius.
Mais sa remarque n’est pas sans
fondement.
- Vous m’avez confié à bord du Cyrnos, Pandolfi, que vous ne partagiez
pas cet esprit de vengeance. Résisteriez
vous à cet appel des femmes ?
- Votre question m’embarrasse, répondis-je.
Toutes les femmes n’excitent pas au meurtre.
Hamlet lui-même...
- Hamlet n’était pas corse que je
sache, mon ami. Seriez vous comme
lui ?
- Et vous-même,
Holmes ? Pouvez vous être Hamlet ? demandais-je à mon tour, agacé par les
questions de mon compagnon.
- Je crois vous avoir tout dit
sur ce point, Pandolfi. J’ai joué le
rôle d’Hamlet. C’était au théâtre. Et je
vous ai dit à l’instant que je n’étais pas que mon personnage. Mais répondez moi, mon ami. Qu’est ce qui vous fait pencher du côté
d’Hamlet ?
- Une femme. Une femme, Holmes, justement ! dis-je avec une grande émotion.
- Une femme ? me demanda Holmes avec une voix dont je ne
connaissais pas la douceur. Puis-je
savoir ce qu’elle est pour vous, si je ne suis pas indiscret ?
- C’était ma grand-mère, la mère
de ma mère, répondis-je. Voyez-vous,
Holmes, cette femme m’a élevé lorsque mes parents ont tous deux disparu dans un
terrible accident qui tua également l’enfant que ma mère portait en elle. Je n’étais encore qu’un gamin alors. Je n’avais pas neuf ans. J’étais son seul petit-fils ; ses deux jeunes frères ne s’étaient jamais
mariés. Elle était veuve et elle m’a
recueilli. Elle habitait un village du
Niolu où j’ai grandi. Ma grand-mère
était borgne, Holmes. Elle avait été défigurée à l’âge de vingt ans par une
balle qui avait crevé son œil droit. Le tireur était un jeune homme de son
village qui l’avait blessé à la suite d’une maladresse. Ma grand-mère interdit à son père, à ses
frères et à son jeune mari de la venger.
Elle menaça de se tuer elle même si l’un des siens s’engageait dans une vendetta pour son œil perdu.
- Œil pour œil…Votre grand-mère
refusa la justice barbare !
- Elle fit mieux. Quinze années
plus tard, celui qui l’avait défigurée mourut en laissant orphelin un jeune
garçon de huit ou neuf ans. Ma
grand-mère le recueillit et l’éleva comme si cet enfant était son propre
fils. Telle était la femme qui a fait
mon éducation, Holmes. C’est à son école
que j’ai appris la force du choix d’Hamlet.
- Comment s’appelait votre
grand-mère ?
- Rose-Adelaïde. Elle avait deux prénoms.
- Je n’ai pas connu mes
grands-mères, dit simplement Holmes en reprenant mon bras. L’une d’elles, la
mère de ma mère, était la fille du peintre Carle Vernet.
- Vous avez donc une grand-mère
française ? demandais-je, étonné et curieux d’en savoir plus sur la
famille de mon compagnon.
- Et des cousins français
également. Le frère de ma grand-mère
Vernet était peintre lui aussi. Lorsque j’étais
enfant, mes parents séjournèrent à Pau, ainsi qu’à Montpellier, où résidaient
de nombreux cousins de ma mère.
- Je comprends mieux votre
parfaite maîtrise de notre langue, Holmes.
Et Montpellier vous était donc...
- Venez, mon ami, coupa Holmes. Nous
devons aller dormir, il se fait tard.
Plateau de Cauria - Lundi 11
Décembre 1893
Aujourd’hui, Moriarty ne s’est
pas montré. Le temps est détestable. Il
tombe une pluie est fine, que balaient réguliérement de violentes rafales. Le matin, Holmes, O’Near et moi avons observé
l’arrivée de l’épicier de Sartène. La
vieille boiteuse l’attendait. Ors’Anto a préparé notre déjeuner avec un
succulent jambon. Holmes et le lieutenant
O’Near sont restés à leur poste jusqu’à l’arrivée en début d’après midi de nos
deux gendarmes. L’officier supérieur
nous a appris qu’une bombe avait explosé samedi à la Chambre des députés. Il a
été informé de cet attentat anarchiste dimanche par un câble. L’un de ses amis, un lieutenant qui faisait
partie du piquet de service dans l’hémicycle, a eu deux doigts de la main arrachés. Plus d’une soixantaine de personnes ont été
blessées. Notre gendarme n’en savait pas
plus. Il a promis de nous faire
connaître tous les détails de cet horrible attentat dès que la presse parisienne
parviendrait à Ajaccio.
Nous mangeâmes d’assez bonne
heure. Au cours du dîner, nous eûmes une longue et sérieuse discussion sur la
terreur grandissante que faisait naître, ces derniers temps, la multiplication
de ces attentats. Ors’Anto estimait que depuis les trois bombes de Ravachol au
domicile de magistrats, la terreur avait franchi un seuil d’une extrême
gravité.
- Savez-vous, monsieur Holmes,
affirma Ors’Anto pour étayer son propos, que l’an dernier, à Paris, une feuille
anarchiste a osé publier le programme des explosions prévues pour le 1er mai ?
Le lieutenant O’Near était moins
inquiet que notre compagnon policier. Le
lieutenant ne contestait pas qu’il y ait eu en France, ces dernirs temps, une
recrudescence des attentats, mais il convenait de relativiser leur
importance. Selon lui, même si les anarchistes du monde entier avaient
décidé, à Londres, en 1881, de remplacer leur propagande par des bombes, leurs
violences ne menaçaient pas l’ordre établi.
Il y avait, affirmait-il, au-delà des événements qui pouvaient se
produire dans chacun des grands pays, une sorte de cycle qui, en s’alimentant
lui-même, garantissait le maintien de l’ordre aussi bien en France qu’en Russie
ou aux Etats-Unis.
- A mon avis, affirma O’Near, une
organisation qui menace un système de l’intérieur de ce système n’a aucune
chance.
- Et pourquoi donc ? interrogea Ors’Anto. Deux bombes ont explosé à Lyon en plein
centre ville il y a six ans ; l’année
derniere, Ravachol a exécuté sa vendetta
contre le Procureur Bulot ; maintenant, ils jettent une bombe au Palais
Bourbon ! Que vous faut-il de plus, O’Near ? Demain, si ça se trouve, ils tueront le
Président de la République !
- Je suis d’accord avec vous,
Ours-Antoine, répondit le lieutenant.
Mais vous oubliez que c’est la répression qui l’emporte toujours. Plus
les anarchistes posent des bombes, plus on peut les réprimer !
- Peut être, O’Near. Mais chaque répression est suivie de représailles,
dit Ors’Anto. C’est un cercle
infernal !
-
C’est ce qui fait sa force, répondit le lieutenant. La répression suit toujours les
représailles. C’est un cycle,en effet, infernal
peut être, mais au final c’est toujours l’ordre qui est le vainqueur, et cela
tout bonnement parce que le système perfectionne sans cesse ses moyens de répressions.
- Je pense, intervint Holmes, que
la thèse du lieutenant est fondée, Ours-Antoine. Je me demande même parfois si, au fond, la
mise en cause de l’ordre social par la terreur n’est pas le moyen le plus
efficace de dévoyer la contestation sociale.
- C’est exactement ce qui s’est
passé à Chicago il y a sept ans, monsieur Holmes, renchérit O’Near.
- Que s’est-il passé là
bas ? demanda Ors’Anto, ébranlé par
la remarque de Sherlock Holmes.
- Une simple grève ouvrière de
l’entreprise McCormick en 1886, expliqua
le lieutenant, suivie d’une répression policière très brutale qui a provoqué un
rassemblement de protestation et une manifestation pacifique organisée par les
anarchistes de Chicago. La police a
interrompu la manifestation jusqu’à ce qu’une bombe d’origine inconnue sème la
panique parmi la foule. Les policiers se
sont alors mis à tirer dans tous les
sens. Il y a eu des morts et des blessés
des deux côtés. L’un de mes cousins
était policier là bas à l’époque et il m’a tout raconté. Ce n’était pas beau à voir, paraît-il. Le pauvre garçon a quitté la police depuis et
est revenu chez nous.
- La panique a fait plus de
dégâts que la bombe ! s’exclama Ors’Anto.
C’est ce que vous voulez dire ?
- Pas seulement, répondit
O’Near. Les morts et les blessés de
Chicago ont fourni l’occasion d’une répression encore plus violente. La bombe et ses effets ont facilité la
condamnation à mort de nombreux anarchistes.
Autrement dit, le cycle a parfaitement fonctionné.
- Si je vous comprends bien,
O’Near, une bombe en pleine Chambre des Députés ne met pas en danger la
République ! dit Ors’Anto.
- Moins que votre Commune de
Paris, répondit le lieutenant. Elle s’est terminée, elle aussi, dans un bain de
sang. N’est-ce-pas, monsieur
Holmes ?
- Il est un peu tard, messieurs,
pour un tel débat, répondit Holmes. Je crois que des criminels organisés comme
Moriarty sont plus dangereux pour nos institutions qu’une bande de poseurs de
bombes qu’il est toujours facile de manipuler.
-Moriarty n’organise pas
d’attentats contre les députés, monsieur Holmes, s’entêta Ors’Anto.
- Non, effectivement, mon ami, répondit
Holmes. Moriarty préfère favoriser
l’élection de ceux dont il est certain qu’ils voteront des lois convenant à ses
intérêts. Mais je ne suis pas sûr pour
autant que ce criminel délaisse le florissant marché de la vente des armes et
des explosifs.
- Soupçonnez-vous Moriarty de
fournir des bombes à ces anarchistes, monsieur ? demanda O’Near.
- Je n’en sais rien, lieutenant,
mais tout est possible, répondit Holmes.
Vous savez, O’Near, que les attentats de Paris ont au moins un point en
commun avec les bandits du maquis de cette île.
- Et lequel, monsieur
Holmes ? interrogea Ors’Anto. Je ne
vois pas...
- C’est simple, mon ami. Les
bandits de vos montagnes, de même que les attentats à Paris, ont cet avantage
d’occuper en permanence tous vos gendarmes, tous vos policiers et tous vos
magistrats. Et pendant ce temps, des
hommes comme Moriarty manoeuvrent tranquillement et font fructufier l’argent de
leurs crimes. Bonne nuit, messieurs !
Plateau de Cauria – mardi 12
Décembre 1893
Il pleut depuis l’aube. Moriarty
ne s’est pas montré. Ses complices ont à
peine mis le nez dehors. Holmes n’a pas
desserré les mâchoires et a passé toute sa journée à guetter avec O’Near et
Ors’Anto, qui se sont relayés auprès de lui.
J’ai relu toutes les notes prises
depuis le début de mon voyage avec Holmes et je commence à les retranscrire de
manière fidèle, tout en m’efforçant de soigner mon style, qui souffre de
certaines lourdeurs parfois. Je regrette
de n’avoir pas emporté avec moi un recueil de Maupassant. Je suis certain que la lecture de ses
nouvelles m’aiderait beaucoup à trouver les mots et le ton justes qui me font
trop souvent défaut.
Plateau de Cauria – mercredi
13 Décembre 1893
Le soleil est de retour. Le
livreur de Sartène aussi. Moriarty est
allé jusqu’au dolmen, et Holmes se montre de meilleure humeur. La brute de Santa Lucia a fendu du bois
devant la remise toute la matinée. L’Annamite
ne s’est pas montré, pas plus que la vieille domestique.
Dans l’après midi, l’officier
supérieur de gendarmerie nous a annoncé que les députés votaient depuis hier
des lois spéciales pour empêcher les poseurs de bombes de répandre leurs
idées. Il nous a apporté également l’édition
du Figaro du 10 décembre qu’il avait
reçue le matin même à Ajaccio. Le
journal fournissait tous les détails sur l’attentat qui avait fait plus de
soixante blessés à la Chambre, parmi lesquels on comptait une dizaine de
députés. La bombe avait été lancée d’une
tribune publique du second étage. Elle
avait éclaté avant de toucher le sol, et dispersé autourd’elle toutes sortes de
projectiles, allant de clous à tête carrée jusqu’à des morceaux de ferraille.
Par le quotidien d’Ajaccio, plus
récent, que l’officier nous avait également apporté, nous apprîmes le nom de
l’auteur de cet attentat. Il s’agit d’un ouvrier parisien de Choisy-le-Roi
converti à l’anarchisme du nom d’Auguste Vaillant. Il a lui-même été blessé au nez et à la jambe
droite par l’explosion de sa machine infernale.
Holmes accorda peu d’intérêt à
ces nouvelles qui étaient pourtant bien effrayantes. En revanche, il fut très intéressé par la
relation que l’officier lui fit de la filature de la charrette dans laquelle
nous avions vu l’Annamite charger les moutons le 2 décembre. Selon les rapports
qu’il avait reçus de ses hommes, l’officier nous assura qu’il n’y avait rien de
particulièrement suspect dans le comportement du conducteur de la charrette,
sinon peut être la manière assez singulière dont il s’était débarrassé des
moutons qu’il transportait.
En réalité, l’homme, un certain
Petru Brossiacci, était connu dans la région de Porto-Vecchio comme une sorte
de colporteur. Il vendait toutes sortes d’objets et de marchandises dans les
villages reculés qu’il sillonnait avec sa charrette. C’était un dragulinu*, comme on
appelle par ici ces marchands ambulants et saisonniers. Selon les gendarmes qui
l’avaient discrètement suivi après son départ de Cauria, Brossiacci s’était
rendu dans le canton de Levie et dans le canton de Serra di Scopamene, avant de
reprendre la route pour arriver chez lui, à Porto-Vecchio, six jours plus
tard.
Après que Holmes l’eut interrogé
pour savoir très précisément ce qu’avait fait cet étrange colporteur et ce
qu’il était advenu des cinq brebis qu’il transportait, l’officier exposa
sobrement les faits tels qu’ils étaient présentés dans le rapport qui lui avait
été remis. Dans les environs de Levie,
l’individu s’était engagé sur une mauvaise piste conduisant à des pâturages, où
il avait libéré deux moutons. Il avait
ensuite rejoint l’une des quatre communes du canton, où il a acheté deux gros
sacs de noix à un habitant chez qui il était resté dormir. Le lendemain, il était reparti en direction
de Quenza rejoindre les immenses pâturages du plateau du Coscione, où il avait
de nouveau libéré trois brebis à proximité d’un troupeau. La charrette avait ensuite pris le chemin de
Serra di Scopamene, où l’individu était resté deux jours et avait acheté du vin
en quantité. Le colporteur avait regagné Porto-Vecchio le 6 décembre.
Selon les gendarmes du chef-lieu de canton qui
avaient été interrogés à son sujet, Brossiacci était un individu tranquille et
sans histoire qui n’avait pas de mauvaises fréquentations. Il avait travaillé
plusieurs années à la grande saline avant de devenir colporteur. Ses affaires allaient bien. Il avait même ouvert une petite boutique que
tenait son épouse quand il partait sur les routes. La boutique qu’il louait à Porto-Vecchio
appartenait à un honnête et très riche commerçant installé à Bonifacio, dont la
seule particularité, selon les gendarmes, était d’être franc-maçon et membre de
la Loge de la Fraternité.
L’officier conclut en disant que c’était là tout ce que ses hommes avaient pu
savoir sur le conducteur de la charrette aux brebis.
Holmes nota plusieurs détails et
vérifia sur une carte le parcours du colporteur. Il demanda ensuite à
l’officier supérieur qu’on veuille bien rassembler tout ce que l’on savait des
endroits où l’Annamite s’était rendu depuis son arrivée. Le lieutenant O’Near
rappela au gendarme qu’il disposait déjà d’un rapport sur ces
déplacements. Holmes consulta son
calepin et cita le compte rendu que lui avait fait, oralement le lieutenant
O’Near à Ajaccio. L’Annamite, conduit par la brute de Santa Lucia, s’était
rendu à Bocognano, à Corte, à Calenzana, dans le Niolu à Calacuccia, puis à
Oletta, près de San Fiorenzo, et enfin au Cap, à Luri et à Rogliano. Holmes
voulait savoir si toutes ces destinations, auxquelles il ajoutait maintenant
Quenza et le plateau du Coscione, avaient un quelconque point en commun, quel
qu’il fût.
Après le départ de nos deux
gendarmes, qui nous avaient apportés de la soupe ainsi que de superbes côtes
plates, Ors’Anto s’activa pour préparer dans la cheminée un grand lit de
braises. Nous mangeâmes tous de fort bon appétit et allâmes nous coucher dans
une atmosphère parfumée de cochon grillé que la fumée de la pipe de Sherlock
Holmes ne parvint à aucun moment à faire oublier.
Plateau de Cauria – dimanche
17 Décembre 1893
J’ai passé les trois derniers
jours à retranscrire avec précision mes souvenirs de notre traversée et de nos
premières journées à Ajaccio. Je pense
que mademoiselle Bell est à présent retournée dans son Ecosse natale. L’adorable jeune femme est bien loin de nous
et surtout… bien loin de moi.
Holmes, qui m’avait promis de
nous présenter, est resté en permanence à ses jumelles. Jeudi, vendredi et
samedi, Moriarty a fait sa promenade sans rien changer à ses habitudes.
Vendredi, en apportant nos provisions, l’officier gendarme nous a appris que
les députés avaient voté le 12 une première loi concernant la presse. Cette
mesure législative, en déférant les
délits d'opinion à la justice correctionnelle, permet désormais
de condamner tout article pouvant être considéré comme une incitation à
l’anarchie.
Cet après midi, l’officier est
revenu avec un panier rempli de champignons et des charcuteries. Il nous a annoncé que demain, à Paris, les
députés devaient examiner une nouvelle loi sur les associations de malfaiteurs
et leurs desseins criminels.
Moriarty ne s’est pas montré ce
dimanche.
Ors’Anto, de l’avis de tous, sait
préparer les bolets de manière excellente.
Notre dîner a été fort agréable.
Plateau de Cauria – lundi 18
Décembre 1893
Le livreur de Sartène est passé
tôt le matin. Moriarty a promené sa sinistre figure jusqu’au dolmen. Dès que Moriarty eut regagner sa tanière,
Holmes abandonna la surveillance à Ors’Anto pour aller faire sa
gymnastique. Notre compagnon estimait
que nous mangions trop depuis vingt jours que nous étions sur ce plateau. Il
nous conseilla de prendre comme lui un peu d’exercice en plein air. Seul le
lieutenant O’Near a suivi les conseils du détective. J’ai choisi pour ma part de poursuivre mes
travaux d’écriture, alors que ma mémoire conserve un souvenir encore vif des
paroles de Sherlock Holmes. De plus, même si le soleil n’est pas voilé
aujourd’hui, il fait quand même froid maintenant hors de notre refuge. Ce matin,
le thermomètre indiquait une température de huit degrés Celsius.
La journée s’achève sans autre
événement remarquable.
Au dîner, Holmes s’est contenté
d’un peu de miel et d’un morceau de fromage. O’Near, Ors’Anto et moi avons
savouré une omelette aux cèpes qui était fort goûteuse.
Plateau de Cauria – mardi 19
Décembre 1893
La pluie est revenue. La
température est plus douce. Moriarty
n’est pas sorti. Holmes a fait sa gymnastique devant la cheminée. Après midi,
nos deux gendarmes en civil ont apporté nos provisions, sans oublier du café et
du tabac dont nous n’allions pas tarder à manquer. Dans un des sacs, il y avait
aussi une grande boite en métal pleine de petits gâteaux secs parfumés et
croquants. L’officier informa Holmes
qu’il avait chargé deux de ses hommes de rassembler tous les éléments sur les
déplacements de l’Annamite. Holmes devait être patient car, précisa l’officier
supérieur, il s’agissait d’un gros travail, exigeant de longs trajets et pour
lequel il ne pouvait pas détacher plus de deux hommes de confiance.
L’officier nous informa également
que, grâce à des documents internes à l’état-major de la gendarmerie qui lui
étaient parvenus ce matin, il en savait un peu plus au sujet de la deuxième loi
que la Chambre des députés avait vraisemblablement adoptée la veille, suite à
l’attentat d’Auguste Vaillant. Selon lui,
cette loi sur les associations de malfaiteurs, si elle était votée, allait
permettre de poursuivre toute forme d’entente établie dans le but de préparer
ou de commettre des attentats contre les personnes et les biens. Et elle pourrait s’appliquer, toujours selon
notre gendarme, quand bien même il n'y
aurait pas un début quelconque de mise
en exécution.
Ors’Anto qui nous proposa de
goûter les gâteaux secs avec le café qu’il venait de préparer et demanda à l’officier
si une telle loi avait des chances d’être votée. Il s’interrogeait sur les
dangers qu’il y avait à ne pas définir de manière plus précise la notion
d’entente. Ne prenait-on pas ainsi le
risque de faire tomber sous le coup de la loi des personnes dont la
participation à une association de malfaiteur serait tout à fait occasionnelle
ou involontaire ?
Pour l’officier, ce risque
existait bel et bien. Le gendarme
affirma même que certains radicaux accusaient déjà les républicains de porter
atteinte aux libertés. Mais,
assura-t-il, si cette loi voit le jour, elle aura l’avantage de permettre
désormais aux autorités de pouvoir
frapper de la peine des travaux forcés quiconque aurait été mêlé d'une manière
ou d'une autre aux activités anarchistes.
Le lieutenant O’Near qui, parmi
les gâteaux secs, préférait ceux qui contenaient des morceaux d’amandes ou de
noisettes, fit remarquer que ces lois nouvelles vérifiaient sa théorie du cycle
répressif. Selon lui, la loi sur l’association
de malfaiteurs serait adoptée aussi facilement que la loi sur les délits
d’opinion. L’attentat du 9 décembre avait préparé le terrain. O’Near estima même que c’était là, pour la
majorité des députés, républicains ou radicaux, que l’affaire de Panama
discréditait depuis plusieurs mois, une occasion inespérée de regagner la
confiance de l’opinion publique.
Holmes ne fit aucun commentaire
sur toutes ces informations. Il insista simplement, avant que les gendarmes ne
s’en retournent, pour qu’ils nous réapprovisionnent en gâteaux secs. Holmes était de l’avis du lieutenant
O’Near : les croquants aux amandes
étaient exquis. Il donna même à tous le
conseil de les napper de miel.
L’officier nous promit de ne pas revenir sans une nouvelle boite de ces
friandises.
Dans la soirée, après le dîner,
comme la pluie avait cessé, nous allâmes tous marcher un peu avant de nous
coucher.
Plateau de Cauria – mercredi
20 Décembre 1893
Il fait doux et gris. Le soleil est voilé, mais le vent a chassé la
pluie. J’étais avec Holmes lorsque Moriarty effectua sa promenade matinale. Ors’Anto
et O’Near s’occupaient à soigner nos chevaux.
L’épicier de Sartène était en retard par rapport à ses
habitudes : il déchargeait sa
charrette alors que Moriarty tournait tout juste le dos au dolmen qui nous séparait
de son repaire. Pour la première fois
depuis que nous l’observions, Moriarty n’alla pas directement vers sa
maison. Il prit, en descendant la petite
colline sur sa gauche, la direction du groupe de menhirs qui se dressaient au
nord du dolmen, et se promena parmi les pierres levées. En réalité, il paraissait évident que, sans
avoir l’air d’y prêter attention, Moriarty attendait pour rentrer, que la charrette
de l’épicier s’éloignât.
- Notre homme n’apprécie guère
les visiteurs, dis-je sans lever les
yeux des jumelles.
- Moriarty déteste les gêneurs,
Pandolfi. Quand il ne peut pas les éviter, il les supprime ! me répondit Holmes, en continuant de regarder
avec sa lunette.
-Holmes, depuis combien d’années
fréquentez vous ce criminel ?
demandai-je en profitant de cet instant où nous étions seuls.
-Pourquoi cette question, mon
ami ?
-Parce qu’il me semble que vous
avez de cet individu une approche très particulière, répondis-je.
Chaque fois que vous en parlez, j’ai le sentiment qu’il vous est familier, comme si vous aviez de lui, de ses pensées,
de son comportement, une sorte de connaissance intime. Suis-je dans le vrai, Holmes ?
-L’étude des roches ne vous
suffit pas, mon ami, voudriez- vous aussi sonder les âmes ?
-Si ma demande vous dérange, n’en
parlons plus, répondis-je avec la
crainte de voir mon compagnon se refermer pour longtemps.
-Non, Pandolfi, au contraire,
déclara Holmes, sans cesser son observation. Dites moi, par exemple, quel autre
sentiment vous inspire ma vieille relation avec cette crapule ?
-Eh bien, je crois, dis-je, gêné à mon tour par ce
registre nouveau dans lequel, brusquement, mon compagnon me demandait de jouer,
je crois...enfin...j’ai le sentiment que vous avez pour cet homme...à la
fois...une attirance et une répulsion. Je veux dire que lorsque vous en parlez, je
ressens une haine intense en vous. Or,
je crois que la haine est toujours un sentiment double.
-Vous voulez dire ambigu, équivoque ? C’est bien cela, Pandolfi ? appuya Holmes d’une voix neutre.
-Oui, répondis-je, tout en me
disant qu’avec ma franchise quelque peu brutale, j’étais sans doute allé trop
loin.
Le détective resta un moment
silencieux. Comme lui à sa lunette, je
scrutais à travers mes lourdes jumelles de marine la plaine fertile qui
s’étendait au bas de notre colline. Un
seul mouvement suspect autour de la demeure de Moriarty aurait suffit à cet
instant à lever la pesanteur et le trouble que ce silence créait en moi. Mais
il ne se passa rien. Rien d’autre que cette impression de d’orageux apaisement
qui règne entre deux personnes lorsqu’un silence insolite succède à des paroles
ayant outrepassé certaines limites, violé certaines frontières.
- Savez vous, Pandolfi, déclara
soudain Holmes, que certains Indiens d’Amérique ont un mot pour désigner notre
planète qui signifie Terre et Mère à la fois ! Nous avons beaucoup à apprendre des croyances
de ces Indiens. Ils ont sur les jumeaux
toutes sortes de légendes fort instructives.
-Sur les jumeaux ? demandai-je, sans savoir s’il avait décidé de
changer de conversation ou si, au contraire, il la poursuivait par quelque
détour subtil. Et que disent ces Peaux-Rouges
de Castor et Pollux ?
-Ils ne les imaginent pas comme
nous, répondit Holmes. C’est là
justement la richesse de leurs légendes.
Pour eux, la paire est toujours antithétique, et l’écart qui existe
entre les gémeaux, aussi infime soit-il, s’élargit toujours de manière fatale.
-Comme c’est le cas chez Romulus
et Remus ; dis-je, peu sûr d’avoir
compris en quoi les Peaux-Rouges avaient de la gémellité une conception plus
riche que nos classiques grecs ou romains.
- Oui, vous avez raison. Mais ils
sont une exception. Toutes nos croyances relatives aux jumeaux forgent le
mythe d’une identité complète ou d’une union indivisible. La mythologie grecque fonde l’origine de ces
frères étranges sur la souillure ou la démesure, l’imagination populaire les dote de pouvoirs
surnaturels plus ou moins maléfiques ; mais la plupart de nos traditions
préfèrent l’égalité, voire l’indistinction des jumeaux et rejettent leur différence.
-Et ce n’est pas ce que font vos
Indiens d’Amérique ? demandai-je,
curieux d’en savoir davantage après ces explications de mon compagnon.
-Je crois, Pandolfi, que leurs
légendes englobent les nôtres et les dépassent, dit Holmes. Ces Indiens se transmettent depuis la nuit
des temps des histoires de coyotes et de lynx qui s’affrontent sans fin, comme
le soleil, chaque jour, cannibalise la lune ou comme le vent chasse le
brouillard. Et lorsque le lynx féconde
une femme à son insu, elle donne naissance à des frères, souvent des jumeaux,
que tout oppose et dont les disparités grandissent avec eux.
-Quelle singulière conception ! Tout
s’oppose donc toujours ?
-Le vent et le brouillard ne sont
pas faits pour vivre ensemble, mon ami.
-Rien n’est donc jamais stable
dans l’univers de ces Indiens, dis-je en songeant combien une telle philosophie
dualiste n’avait rien à envier à la sagesse sceptique de notre bon vieux
Montaigne.
-Un géologue pourrait-il ne pas
donner raison à ces habitants des forêts ? Eux étaient persuadés, bien avant
l’arrivée de Christophe Colomb, que le démiurge qui les avait créés Indiens
avait aussi donné au monde le non-Indien qui les massacrerait. Et comme eux, Pandolfi, vous n’avez pas
besoin d’une grande science pour savoir que s’il y a des nuits sans lune, il
n’y a pas de jour sans lumière.
-Pardonnez-moi, Holmes, dis-je
après un court instant de réflexion. Mais quelles conclusions pratiques peut-on
tirer de tels mythes pour l’affaire qui nous occupe ici ?
- C’est une vieille légende qui
répond à votre question. Elle décrit la
seule manière possible de détruire un être surnaturel, répondit Holmes d’une
voix apaisée. Si on le décapite, la tête
et le corps du monstre se ressoudent.
Mais si on le fend de manière verticale, il suffit de placer une grande
pierre de meule entre les moitiés pour l’exterminer. L’être surnaturel se moud lui-même en quelque
sorte et se réduit en poudre.
Toujours fixé à mes jumelles, je
restai un moment sans bien comprendre. Puis brusquement, la vérité
m’apparut. Tout s’éclaira. Je savais ce que Holmes allait faire.
- Les mégalithes, le
dolmen ! m’exclamai-je en bondissant vers mon compagnon. La chambre de pierres, n’est-ce-pas, c’est
cela que vous avez prévu ? C’est là
que vous avez disparu le 9 décembre. Voilà
donc en quoi consistait votre expérience positive !
- On ne peut rien vous cacher,
cher ami, répondit simplement Holmes.
Etant donné la portée de mon fusil, vous comprenez bien qu’il me faut
réduire la distance entre le tireur et sa cible. Et votre dolmen est parfait pour cet exercice
de simple arithmétique.
-Elémentaire, Holmes.
Elémentaire, mais totalement fou ! Et si Moriarty vous avait surpris, qu’auriez
vous fait ? criai-je à mon
compagnon qui continuait son observation comme si de rien n’était.
-J’imagine que nous nous serions
battus, Pandolfi. Comme le coyote et le
lynx des légendes indiennes.
-Le dolmen n’est pas une meule,
Holmes, c’est une tombe ! dis-je,
excédé. Et que je sache, vous n’êtes pas
la moitié jumelle de Moriarty.
Holmes, abandonnant sa lunette, se
redressa et me fit face.
-Détrompez-vous sur ce point, mon
ami, objecta Holmes en me fixant d’un regard d’acier. Moriarty et moi avons beaucoup de choses en
commun. Nous nous ressemblons. C’est pour cela que je peux le haïr avec une énergie
qui ne vous a pas échappé.
Holmes, sur ces mots, toucha mon
bras pour me faire comprendre qu’il avait amplement satisfait à ma
curiosité. Il s’apprêtait à descendre
l’échelle meunière, lorsque je ne pus me retenir de lui poser une dernière
question.
-Pardonnez moi, Holmes, dis-je
très vite. Pourquoi la Terre-Mère ?
Je veux dire...pourquoi m’avez-vous parlé d’abord de la Terre-Mère des
Indiens ?
- Oh ! c’est vrai, répondit-il en esquissant un
petit sourire. C’est moi qui vous dois des excuses, Pandolfi. La Terre-Mère, c’était pour vous attaquer. Et puis j’ai renoncé, j’ai accepté vos
questions. Oubliez cela !
-Je vous en prie, Holmes, dites
moi tout à présent. De quelle attaque parlez vous ?
-D’un coup de griffe contre un géologue
trop curieux, dit Holmes, à moitié engagé dans la descente. Le coup de patte du
lynx, si vous préférez.
-Eh, bien, donnez-le
Holmes ! Nous serons tous deux soulagés.
-Puisque vous y tenez… Je vous
préviens, cher ami, qu’il s’agit d’une explication quelque peu barbare de votre
vocation de géologue !
-Allez-y, Holmes ! l’implorai-je.
-Vous étiez enfant, m’avez-vous
dit, lorsque votre mère est morte alors qu’elle était enceinte.
-C’est exact. J’allais avoir neuf
ans. Mes parents attendaient un second enfant quand ils ont péri dans un
accident. Mon père conduisait ma mère qui était sur le point d’accoucher. Le
cheval s’est emballé et leur voiture s’est renversée dans un ravin.
- La Terre-Mère de la légende
indienne explique ce que cherche le géologue, mon ami. Ce que vous voulez connaître, c’est le secret
de cette Terre-Mère, le mystère de son ventre.
Votre recherche, votre quête, dans les entrailles de la Terre correspond
au besoin de savoir ce que votre mère avait dans son ventre. Un secret, Pandolfi, que vous ne découvrirez
jamais puisqu’elle est morte avec lui.
-Quel aurait été ce frère ou cette
sœur que je n’ai pas connu… murmurai-je, ému et bouleversé. Oui, Holmes, vous avez raison. Il m’est
souvent arrivé de me poser cette question.
Et je me la pose encore…
Nous restâmes silencieux. Holmes
me regardait, tranquillement, avec une grande douceur. Je me sentais
singulièrement remué. Au bout d’un moment, nous éclatâmes de rire sans raison.
-Je vous confie la surveillance,
Pandolfi, dit Holmes en disparaissant.
J’ai besoin d’exercice.
-Ne vous inquiétez pas,
répondis-je. Le lynx n’a fait que
m’égratigner.
Le reste de la journée se passa
dans la plus grande monotonie. J’eus
tout le temps de retranscrire dans mon carnet notre entretien de ce matin. Ors’Anto
et le lieutenant se remplacèrent aux jumelles jusqu’à la fin du jour. Quant à Holmes, il ne rentra d’une longue
promenade solitaire qu’à l’heure du dîner, lequel consista en une modeste soupe
aux blettes et au brocciu qu’Ors’Anto avait préparée avec le fromage que
l’on nous avait apporté la veille.
Plateau de Cauria – jeudi 21
Décembre 1893
Dans la plaine, ce matin, toute
la vilaine ménagerie qui habite en face semblait avoir décidé de s’ébrouer.
C’est ainsi que nous vîmes sortir de leur tanière la brute de Santa Lucia et
l’Annamite, suivis un peu après de Moriarty et de la domestique infirme. La
brute a soigné ses chevaux, tandis que l’Annamite transportait du bois à
l’intérieur et que Moriarty faisait son habituel aller et retour jusqu’au
dolmen. La vieille servante s’est assise
au soleil pour plumer une poule.
L’évènement de la journée a été l’arrivée
de nos deux gendarmes en civil. Ils nous
apportaient un ventru* avec nos provisions, sans oublier une nouvelle
boite de gâteaux sablés et de croquants.
Holmes a conseillé à Ors’Anto de la mettre en réserve.
L’officier supérieur nous a
ensuite donné les nouvelles. La loi sur
les associations de malfaiteurs avait bien été adoptée le 18 décembre, mais
c’étaient surtout les récents événements de l’arrondissement qui préoccupaient
la gendarmerie. A Sartène, toute la
ville était en émoi depuis que les bonapartistes avaient fait à Ajaccio un très
méchant accueil au député du Sartenais, Emmanuel Arène. Il y avait eu des
bagarres entre républicains et bonapartistes.
C’est le scandale du canal de Panama, nous expliqua l’officier, qui n’en
finit pas d’éclabousser les parlementaires.
En ville, la rumeur s’était répandue que le Rè Manuelo, comme on appelle ici le député républicain de
Sartène, était sur la liste des chéquards .
-La rumeur est-elle fondée ?
demanda Ors’Anto.
-Ce n’est pas impossible,
répondit le gendarme. Vous savez comme moi que monsieur de Lesseps a corrompu
une bonne centaine de ministres et de députés pour obtenir le droit d’émettre
son emprunt.
-Oui, mais Arène n’a pas été
inquiété lors du procès.
-Cela vous étonne, cher
ami ? ironisa l’officier supérieur.
-Ce procès était une
mascarade ! dis-je à mon tour, me
souvenant encore de la fureur de mes amis parisiens, dont Emile Zola, lorsque
nous apprîmes qu’une prescription allait épargner Ferdinand de Lesseps et
Gustave Eiffel.
-Quelle est votre opinion, monsieur
Holmes, sur cette scandaleuse affaire ?
demanda O’Near.
-La loi peut parfois jouer contre
nous, répondit le détective. Tout aussi dangereusement que les criminels.
Ce jugement mit un terme à nos
débats. Ors’Anto annonça qu’il devait préparer l’eau pour mettre à cuire la
tripe pleine. Le ventru, indiqua
le policier, exigeait quatre heures de cuisson à feu doux. Holmes sortit avec nos visiteurs et
s’entretint un moment en tête à tête avec l’officier, après quoi les deux
gendarmes s’en allèrent. Holmes partit
de son côté faire sa promenade solitaire.
O’Near assura la surveillance jusqu’au soir. Holmes rentra au moment où
Ors’Anto sortait la tripe du bouillon dans lequel elle avait mijoté.
Ors’Anto et moi, ravis de
savourer un tel plat à quelques jours de la Noël, expliquâmes à nos compagnons
que l’estomac de porc farci avec son sang était une tradition propre au mois de
décembre, période où l’on tuait les cochons.
Holmes et O’Near apprécièrent beaucoup
le raffiné mélange d’herbes sauvages qui parfumait ce boudin si
particulier. Ors’Anto raconta par le
détail quelles plantes sa mère avait l’habitude de cueillir dans la nature pour
farcir la tripe pleine. Nous parlâmes longuement du mélange des saveurs et de
cet art véritable que peut atteindre une cuisinière quand elle parvient à doser
avec une telle subtilité des ingrédients aussi divers que le sang de porc et l’amer
pissenlit.
A la fin du repas, Holmes raconta
une légende indienne, sans faire la moindre allusion à la discussion que nous
avions eue ensemble la veille. Holmes
nous expliqua qu’au nord des Etats-Unis, certaines tribus croient que
lorsqu’une femme voit en songe un ours grizzly, ce rêve annonce qu’elle va
donner naissance à des jumeaux. Dans la
même région, d’autres peuplades appellent même les jumeaux « enfants de grizzly » ou
« pattes velues ».
Elles sont persuadées que ces derniers sont des ours ayant forme humaine.
-Ces Indiens ont des recettes
rituelles pour cuisiner certaines victimes de leur chasse, continua Holmes en
m’adressant un sourire complice. Pour les saumons comme pour l’ours, dont ils
mangent les entrailles, ils ajoutent toujours dans le feu des racines, des
herbes ou des branchages au goût amer.
-C’est un peu comme m’a appris ma
mère ! s’exclama Ors’Anto. Pour que
le bouillon du ventru soit bon, il faut jeter dedans du thym, des
feuilles de lauriers et un brin de romarin.
Plus tard, comme nous nous
trouvions dehors, ayant abandonné Ors’Anto et O’Near à leurs tâches ménagères,
j’ai demandé à Holmes d’où il tenait une telle connaissance de ces mœurs curieuses
des Indiens d’Amérique du Nord.
-Je vous ai dit, Pandolfi, que
j’avais passé dix huit mois aux Etats-Unis avec une compagnie shakespearienne,
me répondit-il. Nous avions des jours de relâche. Vous savez, mon ami, il est impossible d’être
Hamlet tous les jours.
Plateau de Cauria – vendredi
22 Décembre 1893
Comme hier, le soleil est au
rendez vous. L’air est vif, mais le ciel
et la lumière sont d’une extraordinaire pureté.
Moriarty a effectué de bonne heure son petit tour jusqu’au dolmen. Lorsqu’il
eut regagné son repaire, nous observâmes une agitation inhabituelle du côté de
la remise. Là, la brute de Santa Lucia et son complice annamite préparaient la
voiture à laquelle ils attelèrent deux chevaux.
-Les deux compères
s’apprêtent à rendre visite aux
filles, dis-je, l’œil collé à la
longue-vue.
-Je ne crois pas, monsieur, dit
le lieutenant O’Near. Regardez, l’Annamite vient de charger un sac de
voyage. Ils n’avaient pas de bagage lors
de leur dernière visite au bordel.
-O’Near, dit à son tour Holmes,
qui surveillait le manège à la lunette astronomique, allez dire à Ours-Antoine
de prévenir les gendarmes. Il faut suivre ces deux-là où qu’ils aillent.
Le lieutenant quitta son poste et
descendit alerter Ors’Anto. Holmes resta
fixé à sa lunette en silence. En face, la brute de Santa Lucia avança la
voiture jusque devant l’entrée principale de la bâtisse, puis s’installa et
attendit.
-Que faisons nous si Moriarty
part avec eux ? demandai-je.
-Espérons que ce ne sera pas le
cas, répondit sobrement le détective.
-Vous attendez pour agir que
Moriarty soit seul. C’est bien cela, je ne me trompe pas, Holmes ?
-C’est exact, Pandolfi, me
répondit-il. Tout mon plan repose
là-dessus. Moins il y aura de monde dans son repaire, mieux cela vaudra.
A cet instant précis, l’Annamite
sortit par la porte de la remise. Il
portait sur son dos une sorte de besace, qu’il installa dans la voiture, puis
alla s’asseoir aux côtés du conducteur.
La brute de Santa Lucia lança ses chevaux.
-Heureusement, Pandolfi, votre
hypothèse était fausse, dit Holmes en abaissant sa lunette tandis que la
voiture s’éloignait. Nous allons sans
doute pouvoir agir sous peu.
- Comptez-vous vous rapprocher cette nuit de votre
cible ? demandai-je avec inquiétude.
Vous ne devez pas aller seul dans le dolmen, Holmes ! Laissez moi vous accompagner.
-Ce n’est pas encore pour cette
nuit, mon ami, me répondit mon compagnon d’une voix parfaitement calme. Il me faut d’abord être certain que ces deux
là sont suffisamment éloignés.
-Et la vieille domestique ? demandai-je.
Ne vaut-il mieux pas attendre
qu’elle s’en aille aussi ?
-Non, cette femme n’est pas
dangereuse, sa présence n’a aucune importance. Rassurez-vous, je respecterai ma
parole de Montpellier. Je ne prendrai
aucun risque.
-Holmes, me laisserez-vous vous
accompagner ?
-Pour l’instant, Pandolfi, restez
à vos jumelles ! J’ai besoin
d’aller faire mes exercices, me répondit-il en s’engageant dans la
descente. Je retiens votre proposition
et je vous en remercie, mais nous en reparlerons le moment venu. Songez tout de même que ce dolmen est glacial
en cette saison.
-Je saurai bien me couvrir,
Holmes. Ne vous inquiétez pas !
-Ce sont vos éventuels éternuements
qui m’inquiètent, Pandolfi, dit Holmes en souriant. J’ai remarqué, mon cher ami, que vous étiez
assez sensible aux courants d’air.
Je n’eus plus à subir les railleries
de mon compagnon de toute la journée. O’Near me tint compagnie jusqu’au retour
d’Ors’Anto. Nous attendîmes ensuite jusqu’au dîner le retour de Sherlock
Holmes. Celui-ci se contenta, comme nous, de la soupe de pain cuit à l’ail
qu’Ors’Anto avait préparée, de quelques belles tranches de prizuttu* et
d’un morceau de fromage. Nous nous
couchâmes de très bonne heure.
Plateau de Cauria – samedi 23
Décembre 1893
L’épicier de Sartène est venu tôt
ce samedi. Après son départ, la vieille
domestique sortit des tapis qu’elle battit au soleil, avant de donner quelques
coups de balai sommaires devant l’entrée principale. Holmes, O’Near et moi observions la maison
depuis le lever du jour. Il était près
de onze heure lorsque Moriarty sortit pour sa promenade. Comme à son habitude, il se dirigea lentement
vers le dolmen, le regard fixé au sol, remuant sans cesse sa tête de gauche à
droite, à la manière d’un serpent. Il fit le tour du dolmen et redescendit la
pente vers sa demeure.
-Messieurs, déclara Holmes à
haute et intelligible voix, si le baromètre reste au beau fixe, j’agirai demain
à la première heure.
-Et si la pluie se met à tomber
dans la nuit ? demandai-je, plus
inquiet que jamais, et certain à présent que l’affrontement entre Holmes et son
pire ennemi n’était plus qu’une question d’heures.
-C’est une possibilité, répondit
Holmes sans quitter sa lunette. Nous
essayerons alors de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde.
-Que signifie ce soudain
stoïcisme, Holmes ? Vous ne
renoncerez pas à vos projets ?
-Vous savez, comme moi, pourquoi
nous sommes ici, me répondit-il. S’il pleut demain matin, nous attendrons
encore que Moriarty se montre. Nous
patienterons le temps qu’il faudra. Je
n’ai pas d’autre choix.
-Si vous voulez prendre un peu de
repos, intervint le lieutenant O’Near, je m’occupe de la surveillance,
monsieur.
-C’est une excellente idée,
lieutenant, répondit Holmes en s’étirant. Alertez moi au moindre mouvement
suspect. A plus tard.
Tout en remuant de sombres
pensées, j’observai longuement à l’aide de la lunette astronomique le dolmen
dans lequel mon compagnon projetait de se cacher pour accomplir sa mission.
-Ne craignez rien, monsieur, me
dit alors le lieutenant O’Near. Monsieur
Holmes sait ce qu’il fait, il a calculé tous les risques. Et puis nous serons
là pour le couvrir si, par malchance, quelque chose tournait mal.
-Il faut absolument que
quelqu’un, Ors’Anto ou vous-même, l’accompagne, lieutenant !
-Notre participation est exclue,
monsieur, répondit O’Near. Monsieur
Holmes ne tient pas à ce qu’un policier français soit directement impliqué dans
le règlement final de cette affaire.
Quant à moi, je dois obéir aux ordres de ma hiérarchie, et pour cette
mission, c’est monsieur Holmes qui commande.
Je ne peux pas lui imposer ma présence, monsieur. C’est à lui seul de décider.
-Et nos gendarmes ? demandai-je.
Ne pourraient-ils pas se mettre en position et intervenir ?
-Hors de question, monsieur. Vos
gendarmes ne sont là, à titre officieux, que pour fournir des renseignements et
un appui logistique à la mission de monsieur Holmes. Officiellement, il n’existe aucune
implication de militaires français dans cette opération. En d’autres termes,
ils n’interviendront qu’après coup, monsieur.
Si monsieur Holmes réussit, vos gendarmes s’occuperont d’arrêter le
reste de la bande. C’est là tout ce que prévoit l’accord diplomatique qu’ont
passé nos deux gouvernements. Rien de
plus.
-C’est scandaleux, rétorquai-je. Holmes
prend tous les risques, et nos gendarmes attendent en faisant nos courses pour
ne pas s’ennuyer. Je trouve cela extrêmement choquant, lieutenant, je vous le
dis !
-Je vous comprends, monsieur
Pandolfi, me répondit calmement le lieutenant O’Near. Mais comprenez aussi que nos services de
sécurité, militaire ou policier, n’ont pas du tout l’habitude de travailler
ensemble. Nos deux pays font l’essai, avec cette délicate mission, d’une
expérience tout à fait nouvelle. Chacun de nos gouvernements est donc très
prudent. Et laissez moi vous dire que je
trouve que votre commissaire Le Villard a obtenu de son ministre une liberté de
manoeuvre que nos meilleurs policiers ne
sont pas prêts d’obtenir de Londres.
- Que voulez vous dire ?
- Eh bien, c’est tout simple. Vos
gendarmes, officiellement, n’existent pas dans cette mission. Et ni vous, ni moi, ni monsieur Holmes ne
connaîtront jamais le nom de l’officier supérieur qui nous est si précieux
depuis le début de cette opération. En
revanche, certains de vos policiers font partie de la mission dès le
départ. C’est le cas de l’agent Ours
Antoine et de quelques autres policiers triés sur le volet par le commissaire
Le Villard. Ces hommes ont été recrutés et formés pour ce genre de mission afin
d’infiltrer des réseaux criminels pour mieux les combattre. Je vous assure que nous n’avons pas cet
avantage dans notre police, monsieur Pandolfi.
-Vous voulez dire, lieutenant,
que les policiers français possèdent une certaine avance sur les vôtres, tandis
que le renseignement militaire français,
lui, est en retard par rapport aux services secrets britanniques ?
-Je le crois, répondit simplement
le lieutenant O’Near. Cela tient peut être à nos différences de culture, mais c’est
dû aussi à ce que nous avons acquis une grande expérience de la gestion de
notre Empire.
-Vous avez sans doute raison,
lieutenant. Il est vrai que nos conquêtes coloniales sont encore un peu jeunes.
Mais si je vous comprends bien, lieutenant, Ors-Anto peut parfaitement assurer
la protection de notre ami, y compris dans le dolmen ? Pourquoi Holmes refuse-t-il cette mesure de
sécurité ?
-Les hommes du commissaire Le
Villard feront tout ce que monsieur Holmes demandera, déclara le
lieutenant. Mais comme je vous l’ai dit,
il fera tout pour ne pas mettre un policier français dans une situation
délicate. Sherlock Holmes veut éviter
que son ami Le Villard soit dans l’embarras.
Il agira seul.
-Et si, moi, je l’accompagnais ? demandai-je.
Pensez- vous, lieutenant, que notre ami accepterait de se rendre à cette
éventualité ?
-Lui en avez-vous déjà parlé,
monsieur ?
-Oui, pas plus tard qu’hier.
-Que vous a-t-il répondu ? s’enquit le lieutenant O’Near.
-Que nous en reparlerions le
moment venu, mais...que...qu’il craignait mes éternuements dans le
dolmen !
-Dans ce cas, dit en riant le
lieutenant O’Near, nous avons peut être une chance qu’il ne refuse pas votre
aide. S’il accepte que vous
l’accompagniez, je vous fournirai une arme efficace. Mais surtout, monsieur, ne lui parlez plus de
rien. Attendez que monsieur Holmes ait
pris lui-même sa décision. Cela vaut
mieux.
-Mais comment saurai-je que sa
décision est prise ?
-C’est simple, me répondit O’Near. S’il ne vous en parle plus, c’est qu’il aura
exclu votre présence. Si, par contre, il
vous interroge à nouveau sur cette éventualité, c’est qu’il aura retenu votre
proposition. Croyez moi, ajouta le lieutenant, monsieur Holmes a un tempérament
très dominateur. Ce caractère, tout
autant que sa prudence professionnelle, le pousse à surprendre son
entourage. Il aime ça, monsieur. Et il vaut mieux pour nous que nous ayons toujours
l’air surpris si nous voulons lui plaire.
-Faut-il feindre en permanence
d’être ignorant de tout pour satisfaire les tendances dominatrices de notre
ami, lieutenant ? dis-je, tout à
fait conscient que le lieutenant O’Near avait sur Sherlock Holmes un jugement aussi
sévère que.
-Monsieur Holmes ne choisira
jamais un compagnon qui prévoit ses conclusions, monsieur Pandolfi.
-Je crois que vous avez raison, répondis-je.
Je vais suivre vos conseils, en espérant que Holmes voudra bien
s’encombrer de ma présence.
-Je l’espère comme vous monsieur,
répondit le lieutenant O’Near.
Tard dans l’après midi,
l’officier supérieur et son gendarme vinrent nous approvisionner. Holmes, que
j’avais rejoint au rez-de-chaussée, les
attendait depuis un long moment. L’officier
expliqua qu’il avait attendu d’avoir des informations sur l’Annamite et la
brute de Santa Lucia. Il nous apprit que les deux complices de Moriarty avaient
pris la veille la direction de Bonifacio et que, ce matin, ils s’apprêtaient à
embarquer pour la Sardaigne. Par
précaution, l’officier avait décidé de son propre chef de les faire suivre par
deux de ses hommes, déguisés en voyageurs de commerce. Pour éviter d’attirer l’attention, les deux
gendarmes affectés à cette filature en pays étranger avaient déjà traversé le
détroit. Holmes félicita l’officier supérieur pour son audacieuse initiative et
s’entretint ensuite un moment avec lui à l’extérieur.
Lorsque nos deux gendarmes furent
partis, Holmes demanda à Ors’Anto de nous faire dîner le plus tôt possible et
de préparer également un repas pour le milieu de la nuit. Ors’Anto hocha la tête en signe d’approbation,
comme s’il attendait cet ordre depuis longtemps. Après quoi, Holmes disparut dans sa chambre.
Le jour venait à peine de finir
qu’Ors’Anto nous appela pour dîner. Nous
mangeâmes en silence. Ors’Anto avait
soigneusement fait réchauffer les plats cuisinés que les gendarmes venaient de
nous livrer. La soupe à la courge était
excellente et le ragoût de mouton aux pommes de terre était délicieusement
parfumé au thym et aux clous de girofle. J’allais me resservir de ce
merveilleux ragoût, lorsque Sherlock Holmes se leva pour rejoindre sa chambre.
-Nous continuerons ce repas après
minuit, messieurs, dit-il très calmement. Pandolfi, si vous tenez toujours à me
tenir compagnie, je vous conseille à présent d’aller dormir. Notre nuit sera courte et nous avons besoin
d’être en bonne forme demain.
Holmes quitta la pièce. Ma
surprise était totale. J’étais sous le choc et n’avais nul besoin de feindre la
stupeur : celle-ci devait suffisamment
se lire sur mon visage. O’Near me fit un
petit signe de tête encourageant, tandis qu’ Ors’Anto, silencieux comme à son
habitude, se contentait de me donner une tape amicale sur l’épaule.
-Obéissez, monsieur Pandolfi !
dit le lieutenant O’Near en riant. Allez
vite dormir. Je prépare votre arme. Nous vous réveillerons à minuit.
Plateau de Cauria – dimanche
24 Décembre 1893
Notre repos, cette nuit là, fut
effectivement de courte durée. Les premières minutes de ce dimanche mémorable
commençaient à peine à s’écouler que j’étais attablé avec mes compagnons.
Holmes but lentement une grande tasse de café brûlant, puis engloutit une
copieuse assiette de ragoût de mouton aux pommes de terre qu’Ors’Anto avait
réchauffé. J’étais, moi, trop agité par ce que nous allions entreprendre pour
avaler, à cette heure de la nuit, autre chose que du café. Holmes me conseilla néanmoins d’avaler
quelque chose d’un peu plus substantiel.
Lorsque j’eus fini de grignoter quelques gâteaux secs, Holmes m’équipa
d’une sacoche dans laquelle il mit une boite de sablés, un pot de miel, ainsi
que deux grandes gourdes d’eau. Holmes
s’occupa ensuite de vérifier son fusil à vent, tandis que le lieutenant O’Near
me confia une arme de bon calibre. Il
s’agissait d’un revolver Webley 450 qui équipait les membres de la police
royale irlandaise, me précisa O’Near.
-Le British Bulldog est une arme excellente. J’ai le même dans ma poche. Venez, mon ami,
suivez-moi en silence, me dit Holmes en ajustant sur son épaule la bandoulière
de son étui à fusil et en se dirigeant vers la porte. Nous allons vérifier le confort de notre
chambre de pierre.
Dehors, l’air était vif. Il
faisait froid et sec. Le ciel d’hiver
était extraordinairement étoilé. Pas un seul
nuage. Sans un mot, sans bruit, uniquement
éclairés par un blanc et mince croissant de lune, Holmes et moi contournâmes
notre abri et commençâmes notre descente vers le dolmen. Celui-ci se détachait sur la plaine en
contrebas comme l’entrée blafarde d’un gouffre géant. Nous parcourûmes très vite les cinq à six
cent mètres qui nous séparaient du mégalithe.
Arrivé sur la face ouest du dolmen, Holmes se plaqua contre la pierre
cyclopéenne. Je l’imitai en reprenant mon souffle, tout en évitant de respirer
trop fort. Holmes se pencha vers moi.
-L’entrée est à l’est, chuchota
Holmes à mon oreille. Elle est très étroite.
Donnez-moi votre sac. Vous passez en premier. Je vous donnerai nos affaires quand vous
serez à l’intérieur. Et surtout, ne
faites aucun bruit.
Holmes me guida jusqu'à la dalle
qui scellait l’entrée de la chambre funéraire.
Elle s’était en partie effondrée et un énorme fragment du monolithe
obstruait le seuil du dolmen. Je me glissai à l’intérieur. Holmes me passa
d’abord l’étui à fusil, puis la sacoche de provisions. Il se faufila enfin entre les pierres
géantes.
Nous nous assîmes à même le sol. Holmes
rangea aussitôt son étui dans l’angle de l’entrée où il s’était installé. Il
repoussa la sacoche vers moi. Je transpirai, ma gorge était sèche et je
commençai à peine à reprendre une respiration plus régulière. Dans l’obscurité de notre abri, je devinais
le profil de mon compagnon qui, telle une ombre chinoise, se découpait comme
une feuille de métal, ou plutôt comme une lame d’acier dont seul le vif
tranchant se laissait découvrir sur le fond sombre de la nuit. Holmes était
totalement immobile. Il paraissait être
l’un de ces Peaux-Rouges dont il m’avait vanté les légendes, impassible et
possédé par l’esprit farouche et silencieux de l’aigle qui attend sa proie.
Avec mille précautions, j’ouvris
la sacoche pour prendre une gourde afin d’adoucir la sécheresse de ma
bouche. Lentement, sans faire le moindre
bruit, je donnai à mon compagnon la première gourde que j’avais trouvée à
tâtons. Holmes tendit son bras en
silence et saisit l’objet qu’il plaça près de lui. Après avoir mis la main sur le second bidon,
je bus quelques gorgées qui m’apaisèrent.
Nous restâmes ainsi de longues
heures. A intervalles réguliers, Holmes modifiait imperceptiblement sa
position. Il étirait lentement ses bras,
l’un après l’autre, ou dépliait et
repliait ses longues jambes. J’en profitais chaque fois pour dégourdir à mon
tour mes membres qui s’ankylosaient.
Brusquement, alors qu’une torpeur
certaine commençait à s’emparer de moi, Holmes recula et prit mon bras en
m’invitant à me redresser.
-Prenez nos provisions, murmura-t-il très bas. Et faites attention à votre tête en vous
levant.
Holmes, sans quitter l’entrée du
regard, se réfugia au fond de la chambre funéraire. Il se tenait debout, mais
courbé et la tête penchée, car la dalle qui était au dessus de nous faisait un
plafond bien trop bas pour mon compagnon.
M’étant relevé avec prudence, je m’aperçus, en tenant ma main au dessus
de ma tête, qu’à la différence de Sherlock Holmes j’étais tout à fait à mon
aise debout sous l’énorme mégalithe. Nous
étions tout au fond du dolmen. La chambre de pierre devait bien mesurer plus de
deux mètres et demi de long sur au moins 1,50 m de large. Sans bruit, Holmes
fouilla dans la sacoche. Il en sortit la boite métallique qu’il me confia et se
réserva le pot de miel que nous avions emporté.
-Donnez-moi quelques uns de ces
sablés, murmura Holmes en plongeant la lame de son canif dans le miel épais.
Nous mangeâmes en silence,
accroupis dans l’obscurité du dolmen.
Devant nous, face à l’est, la dalle qui
scellait en partie l’entrée laissait apercevoir une trouée de moins en
moins noire, annonçant la fin de la nuit. Une fois que nous eûmes achevé de
nous restaurer, Holmes alla reprendre son guet près de l’anfractuosité de
l’entrée.
Quand les premières lueurs de
l’aube pénétrèrent dans notre tanière, Holmes sortit son fusil de l’étui et
vérifia son arme. Il ouvrit la culasse, introduisit une balle à l’intérieur et
la referma. Holmes déposa ensuite délicatement le fusil à vent contre la paroi,
en prenant soin de protéger la sortie du canon qu’il enveloppa d’un linge de
couleur sombre.
Le jour se leva enfin. De l’endroit
où je me trouvais, je ne voyais rien d’autre que le profil gauche de mon
compagnon. Holmes se tenait légèrement en retrait par rapport à l’ouverture de
l’entrée, de manière à ce que son visage demeurât dans l’ombre. Les traits aquilins de son profil se
détachaient de plus en plus nettement sur le fond étonnamment régulier d’un des
six montants qui supportaient la gigantesque dalle monolithique au dessus de
nos têtes. Il resta ainsi longtemps,
dans une immobilité totale, comme s’il s’était figé à jamais, à l’image des
pierres qui nous entouraient.
Soudain, Holmes s’empara de son
fusil à vent. Je ne voyais rien de ce qui se passait à l’extérieur. Je devinais seulement, j’imaginais. Les images de ce que j’avais vu si souvent à travers les jumelles
se présentèrent alors à mon esprit : l’entrée principale du repaire de
Moriarty, la porte qui s’ouvre, Moriarty franchissant le seuil de sa demeure,
ses premiers pas vers la colline, son allure mesurée, le mouvement permanent de
sa tête dégarnie, sa lente montée vers le dolmen. Je vis Holmes reculer,
épauler son arme, viser.
Ensuite, tout alla très vite. Holmes,
le temps d’un éclair, relâcha sa position, puis, brusquement, il réajusta son
fusil, leva le canon, reprit sa visée et s’immobilisa. Un bruit sec et étouffé
parvint à mon oreille, et au même instant, Holmes bondit comme un tigre hors du
dolmen. Je m’élançai à mon tour.
Le détective se penchait déjà sur
le cadavre de Moriarty quand j’arrivai à sa hauteur. Sous le choc de la balle
meurtrière, Moriarty s’était effondré face contre terre. Holmes, accroupi près du corps, l’examina
ainsi un court moment, puis retourna le cadavre. Le projectile avait
littéralement fait exploser la boite crânienne. Un affreux rictus tordait les
lèvres minces du criminel. Le spectacle
était effrayant. Intact, à peine souillé
par les herbes et la terre humide dans lesquelles il s’était abîmé, le visage de Moriarty apparaissait d’autant plus livide qu’à partir
de son large front s’ouvrait une plaie
béante et dégoulinante de sang et
de matière cérébrale. Derrière nous, des pas se précipitèrent. Ors’Anto et O’Near nous avaient rejoints.
-Ce n’est pas notre homme !
s’écria soudain Holmes en se retournant vers nous. Les mains ne trompent
pas ! Regardez, messieurs, cet individu a de la terre sous ses ongles et
ses mains sont rugueuses comme celles d’un paysan. Le professeur Moriarty, lui, a toujours
apporté un soin maniaque à l’entretien de ses mains. Je n’ai éliminé que la doublure de notre
ennemi ! dit Holmes en se levant.
-Que faisons-nous,
monsieur ? demanda le lieutenant O’Near.
-Nous n’avons pas un instant à
perdre, lieutenant ! répondit Holmes. Nous partons immédiatement pour
Cardo. Il faut que nous arrivions avant que Moriarty apprenne la mort de son
frère. Ours-Antoine nous conduira. Vous,
lieutenant, vous restez sur place jusqu’à l’arrivée des gendarmes. Venez, Pandolfi ! Nous avons une longue route à faire.
Ors’Anto, Holmes et moi
remontâmes la colline jusqu’au dolmen.
Holmes récupéra l’étui de son fusil et rangea méticuleusement ce dernier,
tandis qu’Ors’Anto se dépêcha d’atteindre la maison afin de préparer notre
attelage.
Nous quittâmes le plateau de
Cauria avant onze heures. Lorsque nous
atteignîmes, à proximité de la route impériale, l’endroit où nos gendarmes en
civil étaient en poste, Holmes donna ses consignes à l’officier supérieur. Celui-ci dépêcha aussitôt deux cavaliers, qui
avaient pour mission de nous précéder au plus vite sur la route de Bastia et
faire tenir prêts nos chevaux de relais. Ils avaient également pour consigne de
faire arrêter quiconque paraîtrait susceptible d’alerter Moriarty et, enfin, de
prévenir de notre arrivée imminente les agents qui surveillaient le repaire de
Cardo. L’officier supérieur de gendarmerie demanda à Sherlock Holmes s’il
pouvait désormais procéder, dans les arrondissements de Sartène et d’Ajaccio, à
l’arrestation de tous les membres présumés de la bande des frères
Moriartini. Holmes répondit affirmativement,
en exigeant que ces arrestations se déroulent dans la plus grande discrétion.
- Tant que l’affaire de Cardo
n’est pas résolue, colonel, vos interventions doivent absolument rester
secrètes ! déclara Holmes,
catégorique, en remontant dans la voiture.
-Cela n’est pas facile, monsieur,
répondit l’officier, dont Holmes venait de me révéler le grade. Dans cette île, les nouvelles vont vite. Si nous passons à l’action, je ne peux pas
vous garantir longtemps le secret, monsieur.
-Faites pour le mieux, colonel,
répliqua Holmes. Et déchargez au plus vite le lieutenant O’Near de son
encombrant fardeau. Il doit me rejoindre à Bastia. D’autres questions ?
-Que faisons-nous, monsieur, pour
l’Annamite et le Corse qui sont en Sardaigne ?
-Ne les perdez pas de vue !
répondit Holmes. Et arrêtez-les dès qu’ils remettront les pieds dans l’île.
-Et la vieille domestique de
Cauria, monsieur ?
-Elle est sous votre juridiction,
colonel ! répondit Holmes, agacé. Allons-y maintenant, Ours-Antoine !
Fouettez ! Nous avons toute une
nuit de route.
Ors’Anto, qui avait refusé la
proposition de l’officier supérieur de lui adjoindre un conducteur, ménagea
notre attelage jusqu’à la grande route, puis augmenta l’allure en direction
d’Ajaccio dès que nous eûmes rejoint la route impériale. A l’intérieur de la
voiture, Holmes s’installa confortablement, avec l’intention bien marquée de
réserver notre long voyage au silence et au repos. Comme je me souvenais parfaitement de ce
qu’il m’avait dit, lors de notre traversée à bord du Cyrnos, à propos du caractère silencieux que devait avoir un
compagnon de qualité, je m’abstins de prononcer la moindre parole. Qu’aurions
nous pu dire ? Ce n’était ni le lieu, ni le moment de parler. Ce que nous venions de vivre ensemble était
terrible. Holmes venait d’assassiner un homme et j’étais son complice. Seul le silence s’imposait.
-Il faut nous reposer, Pandolfi, déclara soudain Holmes très calmement, comme
s’il avait suivi le cours de mes pensées.
La seule chose que je peux vous dire, mon ami, c’est que j’avais dix-huit
ans lorsque j’ai rencontré Moriarty pour la première fois. Mon père, Siger
Holmes, qui voulait obstinément faire de moi un ingénieur, l’avait engagé pour
être mon précepteur. C’était en 1872,
durant l’été.
-Cela fait plus de vingt
ans ! dis-je, troublé. Votre haine
envers lui remonte-t-elle à cette époque ?
-Oui. Mais il y a vingt et un
ans, le professeur Moriarty n’était pas encore à la tête d’un vaste empire
criminel. C’était un mathématicien
brillant. Il avait vingt six ans et son caractère
ascétique ne laissait guère prévoir ses futures infamies.
-Mais vous-même, Holmes, l’avez
détesté depuis le début, insistai-je, de plus en plus troublé par les
confidences de mon compagnon.
-Je le hais depuis vingt et un
ans, Pandolfi ! Et cette vieille
haine est réciproque. Ne me demandez pas pourquoi, pas maintenant, mon
ami. Peut être un jour vous le dirai-je. Mais pour le moment essayons de dormir. Nous
avons besoin de repos, acheva Holmes en remontant le col de son manteau.
Si Holmes n’eut aucune difficulté
pour s’endormir, j’avais, pour ma part, l’esprit beaucoup trop agité pour
pouvoir trouver le sommeil aussi facilement.
Les cahots de notre voiture, qu’Ors’Anto menait maintenant à brides
abattues vers Ajaccio, la longue attente de la nuit passée, l’horreur de ce matin, les paroles que Holmes
venait de prononcer, tout cela m’avait communiqué
une sorte de fièvre que rien ne
parvenait à calmer. Trop de questions se pressaient dans ma tête. Parfois, je
tentais de me distraire en regardant le paysage qui défilait. J’écartais
discrètement les rideaux de la portière que Holmes avait tirés avant de s’endormir ;
mais, loin de m’apaiser, de toutes ces beautés de la campagne que j’apercevais
en coup de vent, je ne voyais que notre
course folle vers un autre crime. Et de terribles questions m’assaillaient à
nouveau. De quelle autre indicible horreur allions-nous être témoin à
Cardo ? Jusqu’à quel point Holmes conserverait-il son sang froid face à
son ennemi de toujours ? Et Moriarty ? Ce monstre froid n’attendait-il pas son heure,
lui aussi ?
Je dus m’endormir avant le
dernier relais qui nous séparait d’Ajaccio.
J’étais épuisé. Le jour montrait déjà des signes de déclin. Holmes, je
crois, dormait paisiblement.
Bastia - lundi 25 Décembre
1893
Les cloches qui sonnaient en
pleine nuit me réveillèrent alors que nous étions au relais de Bocognano. Holmes
fumait une cigarette à l’extérieur de la voiture, tandis qu’Ors’Anto se
restaurait pendant que l’on changeait nos chevaux. L’immense feu qui brûlait sur la place du
village et les carillons du clocher me rappelèrent que nous étions la nuit de
Noël. Nous eûmes juste le temps de nous réchauffer un peu aux flammes de cette
veillée traditionnelle où les habitants du village partageaient pulenta
et figatelli. Déjà, Ors’Anto était remonté sur son siège et annonçait
que nous aurions peut être la chance de ne pas avoir de neige à Vizzavona. Nous partîmes sur-le- champ. Holmes et moi mangeâmes en silence et
sans appétit quelques unes des provisions qu’Ors’Anto avait pris soin de placer
sous notre banquette.
Nous voyageâmes tout le reste de
la nuit, tantôt mangeant, tantôt somnolant, mais sans jamais interrompre notre
silence. Seuls les relais de postes que nos gendarmes avaient préparés, à la gare
de Vizzavona, à Vivario, à Venaco, à Corte, puis à Ponte Leccia et à Casamozza, donnaient un sens à la folle course de cette
étrange nuit de Noël.
Nous franchîmes au matin l’octroi
de Bastia aux environs de onze heures. Là, un landau à trois chevaux nous
attendait avec deux cavaliers civils pour nous ouvrir la route. L’un des deux
hommes était un policier que connaissait Ors’Anto. Le deuxième cavalier était
un gendarme. Ils expliquèrent à Holmes
que leurs collègues qui surveillaient Moriarty avaient été prévenus de notre
arrivée. Nous montâmes dans le landau et
sortîmes très vite de la ville par le boulevard de Cardo pour gagner la route
nationale de Saint Florent.
Lorsque nous arrivâmes à la
hauteur du chemin de Cardo, un cantonnier arrêta notre convoi.
-C’est l’un de nos hommes, prévint
Ors’Anto.
Sans se préoccuper des deux
cavaliers qui, devant nous, venaient de mettre pied à terre, l’homme se dirigea
avec nonchalance vers notre voiture. Il salua discrètement Ors’Anto et s’appuya
sur le véhicule comme pour se reposer.
-Il est préférable de continuer à
pied, messieurs, dit-il. Je vais vous conduire.
Holmes prit l’étui de son fusil à
vent, vérifia les poches de son long manteau et m’invita à le suivre. Resté
seul, Ors’Anto engagea lentement le landau sur le chemin conduisant au
village. A l’embranchement de la route
nationale et du chemin de Cardo, nos deux cavaliers firent mine de s’installer
confortablement sous un arbre pour laisser reposer leur monture. Holmes et moi suivîmes le policier déguisé en
cantonnier. L’homme jeta sa pelle dans le fossé et nous entraîna à travers un
maquis clairsemé. Nous longeâmes longtemps
le chemin communal jusqu’à l’angle d’un immense mur de pierres, dont le sommet
était partout hérissé de tessons de verre.
A partir de cet endroit, notre guide commença à se frayer un chemin à
travers un maquis de plus en plus dense, prenant de l’altitude par rapport au
sentier qui conduisait au village de Cardo.
Holmes, gêné par la longueur de l’étui de son arme silencieuse,
progressait avec difficulté devant moi qui fermais la marche.
Nous arrivâmes après de longs
efforts devant une portion du haut mur d’enceinte où se trouvait une sorte de
poterne étroite et rouillée. Notre guide
s’immobilisa, en nous intimant d’un geste l’ordre de garder le silence. Le temps était superbe. Dans le ciel sans aucun nuage, le soleil avait
déjà largement dépassé la moitié de sa course.
Les seuls bruits qui nous parvenaient étaient ceux qu’un léger vent
d’ouest, fréquent dans cette partie de l’île, faisait entendre en agitant les
eucalyptus, les mimosas, les chênes verts, les cistes et les arbousiers qui
nous entouraient.
Soudain, tout près de nous, comme
une alarme plaintive, nous entendîmes une sorte de sifflement singulier : tchoc-tchoc...tship, qui se répéta à trois reprises. Je compris presque
immédiatement, en voyant notre policier faire une curieuse grimace tout en
gardant les mains devant sa bouche, qu’il s’agissait d’un signal de
reconnaissance. Notre guide imitait Monticola
solitarius ou Turdus merula, l’un des deux merles, le bleu et le
noir, qui font chez nous la réputation de trop nombreux fabricants de pâtés. La réponse ne tarda pas. Un tictictictic,
tchouc suivi d’un srîh
étiré nous parvint par deux fois d’au-delà du mur. Le policier nous fit comprendre que la voie
était libre et nous invita à franchir la poterne. Il poussa l’étroit et vieux portail de fer,
qui n’émit curieusement aucun grincement, comme si les gonds avaient été huilés
la veille. Holmes et moi franchîmes l’ouverture, derrière laquelle nous
attendait un autre policier. D’un geste,
l’homme nous salua et nous invita en silence à le suivre le long d’une allée de
grands lauriers. Nous étions sur les hauteurs d’un grand et magnifique parc
dont nous découvrions toute l’étendue.
Loin de nous, en contrebas, une demeure imposante que surplombait le
domaine détachait sur le gris bleuté de la mer au loin où l’on devinait les
îles italiennes du canal de Corse.
Notre nouveau guide abandonna
très vite l’allée de lauriers pour une sente plus étroite et moins soumise à la
fréquentation régulière des jardiniers.
Nous progressâmes à l’abri d’une végétation plus dense jusqu’à une
grande roche artificielle où avaient été aménagées des cascades qui n’étaient
plus alimentées depuis longtemps. Ecaillé par endroit, en partie recouvert de
mousses, ce curieux édifice de jardin était traversé par un étroit couloir que
nous empruntâmes. Ce tunnel d’une bonne dizaine de mètres, encombré d’outils
abandonnés et de céramiques ébréchées, débouchait sur une grotte toute aussi
artificielle et envahie de lierres géants. Le policier s’arrêta et se tourna
vers Holmes.
-C’est là, messieurs, dit-il à
voix basse. L’endroit est étroit, mais il offre une vue excellente sur l’entrée
de la maison. On domine le kiosque où
notre client à l’habitude d’aller. Vous verrez venir de loin quiconque s’avance
dans la grande allée. En cas d’urgence,
vous pouvez sortir de la grotte sans revenir par ce chemin. Il y a une vieille échelle scellée dans la
paroi qui mène au niveau du jardin immédiatement inférieur au nôtre.
-Qui est avec vous dans la
grotte ? demanda Holmes.
-Nous ne sommes que deux,
monsieur, répondit l’homme. Mon camarade
est un gendarme. Moi je suis de la
Sûreté, comme Ours-Antoine.
-Vous connaissez vos
ordres ? interrogea Holmes.
-Oui, monsieur. On vous installe
et on vous laisse la place. De toute
façon, monsieur, même pour deux la grotte est petite.
-Que fait Moriarty à cette heure-ci ? interrogea encore Holmes.
-En principe, il est en train de
finir son déjeuner. La Noël n’a pas changé ses habitudes. Il est toujours seul. Il n’a pas eu de visites ce matin, à part le
traiteur qui le livre tôt. Et la fille
n’arrive jamais avant trois heure de l’après midi. Hier, c’était dimanche, elle n’est pas
venue. Vous allez la voir arriver tout à
l’heure.
-Comment cela se
passe-t-il ? demanda Holmes.
-Vous avez lu nos rapports,
monsieur. C’est le ciel qui décide, répondit le policier. L’arrivée est
toujours la même. Le fiacre monte la
grande allée, laisse la fille sur le perron, et revient deux heures après, sans
exception, attendre à l’entrée du parc.
Quand il fait mauvais temps, tout se passe à l’intérieur. Quand il fait
beau, notre homme s’amuse en plein air. C’est un pervers, monsieur. On a tout consigné
dans nos rapports. Il a même fait souder des chaînes dans le kiosque.
-Je sais, mon ami, j’ai lu. Vous avez
bien travaillé. Conduisez-moi à votre
grotte, je n’ai plus de questions.
- A vos ordres,
monsieur ! Si rien ne se passe
aujourd’hui, nous viendrons vous relever au septième coup de sept heures. C’est moi qui viendrai vous chercher. Ne quittez pas la grotte. Vous pouvez vous
dégourdir les jambes dans ce tunnel, et vous trouverez dans les deux grandes potiches
renversées qui sont là de quoi vous nourrir et vous désaltérer. Suivez moi.
Le policier guida d’abord Holmes
jusqu’à l’étroite cavité. Un homme en
sortit dans le plus grand silence en me faisant signe d’avancer à mon
tour. Puis les deux hommes me firent
pénétrer dans la grotte où Holmes avait déjà sorti son fusil de son étui. Nous avions une vue parfaite sur les
alentours et la cascade de lierre nous protégeait totalement. J’eus
l’impression d’être avec mon compagnon dans l’une de ses cabanes de chasse
perchées dont Maupassant m’avait fait découvrir les ingénieuses
architectures. Holmes extirpa de l’une
de ses poches une paire de jumelles d’artilleur, avec laquelle il observa
attentivement les différents éléments du décor qui s’étageait au dessous de
nous.
Nous n’attendîmes pas très
longtemps. Comme l’avait annoncé notre policier, un fiacre monta soudain la
grande allée plantée d’eucalyptus. Il tourna largement devant l’entrée de la
demeure avant de s’arrêter. Une jeune femme en sortit, gravit rapidement le
perron et disparut à l’intérieur du
repaire de Moriarty.
D’interminables minutes
s’écoulèrent. Holmes, impassible, immobile, rigide, ne quittait pas le perron
des yeux. Il avait une main posé sur son
fusil et tenait dans l’autre ses jumelles militaires. Nous attendions depuis
près d’une bonne demi-heure lorsque la porte se rouvrit et Moriarty apparut sur le seuil. Holmes l’aperçut et, tenant à présent ses
jumelles à deux mains,semblait vouloir les enfoncer dans ses orbites tant il
aspirait à se rapprocher de son ennemi.
Moriarty s’avança lentement sur
le perron. Sans un mot, Holmes me tendit
brusquement ses jumelles et s’empara de son arme. L’homme descendit quelques. Muni des jumelles de Holmes, je distinguai
nettement Moriarty à présent. C’était
bien le même homme qu’au plateau de Cauria.
Son double exactement, la pâleur en plus. Holmes épaula et visait déjà sa cible, quand…
-Attendez, Holmes ! m’écriai-je.
Il n’est plus seul !
-Quoi ? Que dites vous ? Je le vois...
-Elle va le rejoindre,
Holmes ! La jeune femme...
-Diable ! Qu’importe ! grommela Holmes, sans cesser de viser. Quelle femme ?
-Holmes, c’est presque une
enfant ! La voyez-vous à présent ?
dis-je en baissant mes jumelles pour regarder mon compagnon.
Holmes faisait corps tout entier avec
son arme. Sa concentration était extrême.
Tendu, mais sans crispation, il semblait ne plus respirer. Les muscles
de son visage s’étaient immobilisés. Il
guettait le moment propice.
Je repris aussitôt mes jumelles
et découvris que Moriarty, tout en marchant, embrassait furieusement la jeune
femme. Il se collait à elle de manière obscène. La malheureuse ne montrait
guère d’entrain, mais paraissait soumise et apeurée. Moriarty continua ses infâmes assauts. Soudain, il s’arrêta, saisit les poignées de
la fille et l’attira contre lui. Le monstre, faisait de sa victime un véritable
bouclier de chair humaine qui empêchait Holmes, aussi fin tireur fût-il, de
tenter le moindre essai. Ignoble,
Moriarty continuait à s’acharner sur la jeune fille quand, brusquement, il la
jeta à terre. Tandis que l’infortunée se relevait sur ses genoux, Moriarty
commença à défaire sa ceinture…
J’entendis un son bref et sourd,
accompagné d’un léger sifflement.
Moriarty s’effondra en portant les mains à sa tête.
-C’est fini, mon ami, dit Holmes
en ouvrant et refermant la culasse.
Prés du kiosque, rien ne
bougeait. Il n’y avait aucun bruit. Moriarty gisait sur le dos, les bras en
croix. La jeune fille s’était enfuie, sans
un cri. Elle courait vers l’entrée de
l’immense parc.
Holmes finit par bondir hors de
la grotte. Il descendit très rapidement
l’échelle rouillée qui permettait d’accéder à l’endroit où se trouvait Moriarty.
Je le suivis aussitôt. Nous avançâmes de
plusieurs dizaines mètres en direction du kiosque, puis Holmes s’arrêta. Calmement,
froidement, il épaula son fusil à vent, ajusta lentement sa visée et tira une
deuxième fois sur le professeur Moriarty.
Sans un mot, Holmes laissa tomber
son arme et marcha vers sa victime. Je
ramassai le fusil du détective et suivis mon compagnon en tenant fermement dans
ma main gauche le Webley Ric 450 que le lieutenant O’Near m’avait confié.
Arrivé devant le cadavre, Holmes
ne se pencha même pas pour l’examiner. Il resta un moment devant sa victime,
puis, toujours silencieux, descendit vers l’allée centrale du parc. Je restai là un instant sans savoir ce qu’il
convenait de faire. J’eus le temps de comprendre que la première balle avait
bel et bien été fatale à Moriarty. Le
cerveau du crime avait eu, comme son frère, le front fracassé par le
projectile. Et dès que j’en découvris
l’impact, je compris aussitôt que le second coup de feu de Sherlock Holmes
tenait plus à la signature d’une vendetta
qu’à un tir de précaution. Le bas-ventre
de Moriarty n’était plus qu’une bouillie sanglante. Ses mains intactes étaient
par contre d’une blancheur extrême et portaient la marque visible d’une méticuleuse
attention. C’était bien là les seules différences que je pouvais constater
entre le cadavre d’hier et celui d’aujourd’hui.
Lorsque je pus rejoindre Holmes,
il se trouvait au bout de l’allée plantée d’immenses eucalyptus. Le lieutenant
O’Near et l’officier supérieur de gendarmerie étaient déjà là en compagnie d’Ors’Anto. Tous trois attendaient Holmes à l’entrée de
la vaste propriété. Plus loin, un groupe de cinq hommes, parmi lesquels le
policier et le gendarme qui nous avaient pris en charge à Cardo, attendaient
les ordres.
-Mon travail est terminé,
messieurs, annonça Holmes d’une voix claire et sans émotion. Vous pouvez commencer officiellement le
vôtre.
-Nous avons déjà intercepté la
jeune femme, monsieur, dit le lieutenant O’Near.
-Je doute que cette malheureuse
vous apprenne grand-chose, répliqua Holmes. En revanche, fouillez sérieusement
la maison. Ce repaire contient certainement des éléments qui compléteront nos
dossiers sur l’organisation du Napoléon du crime !
-Vous ne nous accompagnez pas,
monsieur Holmes ? demanda, étonné, l’officier supérieur.
-Non, cher ami, répondit Holmes
en s’appuyant sur le bras du colonel en civil.
Je vous fais confiance et je sais que vos rapports sont toujours des
plus complets. N’est-ce- pas
O’Near ?
-Vous pouvez comptez sur nous,
monsieur Holmes. Nous allons tout examiner en détail. Mais il me semble que votre aide serait
précieuse...
-Le lieutenant a raison, intervint
l’officier supérieur. Vous êtes le seul
à connaître aussi bien les habitudes de Moriarty et...
-C’est exact, messieurs, trancha
Holmes. Et c’est justement la raison
pour laquelle je ne tiens pas à vous accompagner. Je dois vous avouer, chers amis, que ces
dernières trente six heures m’ont épuisé.
J’ai besoin d’un bon bain, de linge propre et d’un lit confortable. Voilà
tout ce que je désire entreprendre.
-Nous comprenons, monsieur
Holmes, s’inclina sur-le- champ le lieutenant O’Near. Nous avons fait réserver plusieurs chambres à
Bastia, au Grand Hôtel de France. Ils
disposent de salles de bains. Ors’Anto va vous y conduire.
-Lieutenant, dit Holmes en se
tournant vers moi, désarmez donc notre ami Pandolfi. Le fusil de von Herder et votre Bulldog irlandais sont
désormais inutiles. Confiez le fusil à
vent à notre ami français, ajouta-t-il.
Il enrichira le musée de la gendarmerie.
Par une série de longs coups de
sifflets stridents, l’officier supérieur rassembla les gendarmes et les
policiers, qui attendirent que l’officier supérieur et le lieutenant O’Near les
rejoignent avant de s’engager dans l’allée d’eucalyptus. Deux des trois lourdes voitures fermées qui stationnaient
près du landau d’Ors’Anto s’engagèrent à
leur tour dans le parc. Holmes et moi
montâmes dans notre véhicule et Ors’Anto entama la descente vers Bastia.
A l’embranchement, lorsque nous
retrouvâmes la route principale, les deux cavaliers qui nous avaient ouvert la
route à l’aller surveillaient toujours le passage. Ils nous adressèrent un discret salut, après
lequel Ors’Anto fit prendre notre attelage une allure plus rapide. Holmes
observait le paysage en silence. Cette
terrible journée était encore belle, quoique nous fussions déjà recouvert par
l’ombre. Mais au loin, en plein à l’est,
l’île d’Elbe surgissait à l’horizon tout ensoleillée. Le vent d’ouest, le libecciu*, s’était
apaisé. La mer vers laquelle nous descendions semblait une étendue de soie que
seules quelques risées parcouraient de légers frissons.
Arrivés en ville, nous passâmes de
nouveau devant le palais de Justice et gagnâmes aussitôt notre hôtel, qui en
était voisin. Là, on nous conduisit à
nos chambres, qui offraient un confort satisfaisant. La mienne, entre la
chambre d’Ors’Anto et celle de Sherlock Holmes, ouvrait sur le boulevard Pascal
Paoli. Nous trouvâmes quelques vêtements
de rechange dans les bagages que le lieutenant O’Near avait pris soin de nous
faire apporter.
Holmes ayant annoncé dès notre
arrivée à l’hôtel qu’il ne comptait pas
nous revoir avant le petit déjeuner du
lendemain, je pris un long bain chaud dans une baignoire admirable, dont Maupassant
aurait certainement vanté l’exquise commodité.
Un peu plus tard, incapable de m’endormir alors que le jour finissait à
peine, j’entrepris de mettre par écrit au plus vite la chronologie et les
détails des différents événements survenus au cours des dernières quarante huit
heures. Je fis monter dans ma chambre une bouteille d’eau, ainsi que du lait,
et me mis à écrire. A une heure avancée
de la nuit, épuisé, par ce que je venais de vivre autant que par l’effort
qu’exigeait la tenue d’une pareille chronique, je m’allongeai enfin et
m’endormis aussitôt.
Bastia – mardi 26 Décembre
1893
Je retrouvai mon compagnon dans
un salon privé de l’hôtel. Holmes avait
déjà mangé ses œufs au jambon et bu son café. Attablé en compagnie du colonel
de gendarmerie et du lieutenant O’Near, il tirait lentement sur sa pipe. Tous trois me saluèrent en souriant.
-Nous vous attendions, monsieur, me dit le colonel. Nos hommes poursuivent la fouille de la
maison. Nous allons déménager dans
l’après midi une grande partie des documents que nous avons trouvés.
-Nous vous préparons un rapport,
monsieur, ajouta le lieutenant O’Near.
Mais il importe avant tout de mettre toutes ces pièces à l’abri. Nous les classerons et les étudierons
ensuite.
-Vous avez découvert de nouvelles
pistes, messieurs ? interrogea
Holmes.
-Oui, répondit le
lieutenant. Des confirmations de ce que
nous soupçonnions, mais aussi des nouveautés intéressantes.
-De superbes pistes financières,
monsieur, renchérit l’officier supérieur.
-Où comptez-vous archiver ces documents ?
demanda Holmes. Le procureur a-t-il
officialisé vos perquisitions ?
-Nous n’avons pas de problème de
ce côté-là, monsieur Holmes, assura le colonel de gendarmerie. Le procureur a reçu directement ses consignes
du ministre et nous lui avons exposé hier soir, à notre manière, les conditions
un peu particulières de notre intervention et le contenu des documents que nous
avions saisis. Il nous a lui-même
suggéré de ne pas utiliser les greffes de son palais de justice.
-Je ne comprends pas, dit Holmes
-Le procureur estime que les greffes
de Bastia ne sont pas sûrs pour une affaire de cette importance, expliqua
l’officier supérieur. Du coup, la
solution que je lui ai proposée lui convient parfaitement, d’autant plus
qu’elle laisse le parquet en dehors de l’affaire. Sauf évidemment, pour l’homicide...
-Vous voulez dire, colonel, que
le procureur ouvre une enquête sur la mort de Moriarty, précisa Holmes. Ma foi, c’est la moindre des choses. Mais vos
perquisitions n’auront aucun rapport avec cette instruction, c’est bien ce que
je dois comprendre ?
-Exactement, monsieur Holmes, répondit
l’officier supérieur. L’enquête sur
l’homicide de Cardo n’aboutira à rien.
La mort de Moriarty restera un mystère aussi épais que celui du plateau
de Cauria. Par contre, toutes les pièces
saisies seront gardées à l’abri dans les chambres fortes de l’état-major,
autrement dit loin des greffes de la justice.
-A quel endroit
précisément ?
-A Bastia même, monsieur. Au commandement militaire, répondit
l’officier de gendarmerie. Le général de
brigade a donné ce matin des ordres en ce sens.
-L’endroit est donc bien
gardé. C’est parfait. Et c’est vous seul qui avez accès à ces
documents ? s’enquit le détective en
secouant sa pipe.
- Le lieutenant O’Near et moi.
Nous allons nous partager le travail.
-Très bien, messieurs, conclut
Holmes. Tenez moi informé de vos investigations.
L’officier supérieur et le
lieutenant O’Near se levèrent.
-Une dernière chose, colonel. Avez-vous des nouvelles de notre Annamite ?
-Non, monsieur Holmes. Toujours rien.
Les deux hommes partirent. Holmes garda le silence et nous servit une
tasse de café. Nous restâmes un moment
dans le salon. Puis Holmes se leva et
m’adressa enfin la parole :
-Vous avez peu dormi, mon ami.
-Je dois vous avouer, Holmes, que
les événements de ces derniers jours m’ont fourni quelques sérieuses raisons d’être
perturbé.
-Je le conçois aisément, admit le
détective. Mais à partir d’aujourd’hui,
Pandolfi, nous sommes au repos. Et pour
commencer, que diriez vous d’accompagner votre ami Sigerson dans les rues de
Bastia ? J’ai lu ce matin dans une
brochure touristique que le climat de cette ville est tonique et excitant .
-Je m’offre bien volontiers à
être votre guide, répondis-je. Mais je pars à la découverte autant que vous,
Holmes, car vous savez qu’il y a plus de quatre ans que j’ai quitté
Bastia. La ville a dû bien changer.
-Allons voir ça,
Pandolfi ! J’essaierai de vous assister,
si nous nous perdons, ajouta-t-il en riant franchement.
Nous partîmes, insouciants, comme
deux simples touristes. Nous commençâmes
d’abord par le boulevard Paoli, parallèle à la rue de l’Opéra, où l’agitation
est toujours très grande. Cette ancienne
traverse, de la rue Miot jusqu’au boulevard du Palais de Justice, est plus que
jamais le centre des affaires et du mouvement. Nous
sommes ensuite allés sur la place de l’Hôtel de Ville où se tient le marché,
puis sur les quais qui conduisent au vieux port.
La vieille ville, que nous
décidâmes d’explorer un autre jour, était telle que je l’avais connue avant mon
départ pour Paris, en 1889. Les ruelles
tortueuses, avec leurs hautes maisons et leurs arcs-boutants, débordaient d’une
population bruyante et joyeuse qui avait toujours enchanté Maupassant. Les étalages des boutiques envahissaient les
rues. Des montagnes d’oranges et de
légumes étaient partout présentes comme les délicieux gâteaux qui sortaient des
fours pour séduire les passants gourmands.
Nous passâmes devant un marchand de fritures, de poissons frais et de
beignets tout chauds dont les odeurs nous mirent en appétit. Nous nous offrîmes quelques beignets que nous
mangeâmes en chemin, ainsi que des panizzi* que je conseillai à Holmes
de consommer très poivrés.
La partie moderne de la ville
vers laquelle nous nous dirigeâmes à l’heure du déjeuner n’avait pas cessé de
grandir avec le nouveau port et la place Saint Nicolas. Avenue Carnot, nous déjeunâmes au restaurant
de l’hôtel de l’Univers, d’où l’on jouit d’une splendide vue sur la mer, à deux
cent mètres à peine de la gare et des bateaux.
Holmes se montra enthousiasmé par cette première visite bastiaise. Il apprécia sans grande modération le vin
blanc de Rogliano que je commandai avec notre repas.
Holmes, avec une ironie un peu
bizarre, m’obligea ensuite à faire plusieurs fois le tour de la statue de
Napoléon en César qui se dresse sur la place Saint Nicolas. Nous nous promenions lentement sur cette
superbe terrasse au bord de la mer lorsque, apercevant la grande sculpture de
Bartolini, Holmes prit mon bras et ne me lâcha qu’après que nous eûmes tourné
trois fois au pied de ce Napoléon déguisé en empereur romain.
-Je crains vos sarcasmes,
monsieur le touriste, dis-je en
plaisantant. Sans doute aimeriez-vous avoir un aussi grandiose monument dans
votre capitale scandinave, mon cher Sigerson.
-Je ne me permettrais pas la
moindre ironie sur un tel chef d’œuvre, répondit Holmes. Mais j’ai bien peur que votre sculpteur ait
commis une toute petite erreur, mon ami.
-Il me parait évident que
Bartolini a fait une trop grande statue pour notre petit grand homme,
glissai-je, certain que Holmes allait se moquer de la taille de notre héros
national.
-Vous avez un très mauvais
esprit, Pandolfi. Je vous assure que cette statue impose un respect impérial,
affirma Holmes avec un malin sourire.
Même le touriste le plus étranger à l’histoire militaire de l’Europe ne
peut qu’être subjugué par un tel empereur.
-Vous voulez dire sous le
joug ? Tyrannisé ?
-Quel irrespectueux Corse vous
faites Pandolfi ! s’exclama Holmes en attirant, sur nous l’attention des
passants. Je veux simplement vous faire
remarquer un détail de cette imposante sculpture.
-De quoi s’agit-il donc,
Sigerson ? demandai-je en tentant
d’éloigner mon compagnon du monument.
- Voyez la tête de cette aigle. Dans
quelle direction regarde-t-elle ?
-Vers le sud.
-Vers le sud, en effet. Et la statue fait face à l’est. Donc cette aigle a la tête tournée à droite. Qu’en
déduisez vous, mon ami ?
-Rien...Rien de particulier,
répondis-je dans la plus grande confusion.
L’aigle regarde vers la droite, voilà tout.
-Pandolfi, enfin ! Faites appel à votre mémoire ! cria
presque Holmes, riant de plus belle.
-Sigerson, on nous regarde. Nous
ne sommes pas seuls, dis-je tout bas, en
essayant de calmer mon compagnon. Ce
cours Saint Nicolas est la passegiata*
obligatoire de tous les mondains de la ville. Je vous en prie, finissons en !
-Comment avez-vous dit que
s’appelle l’auteur de ce monument ?
m’interrogea Holmes
-Bartolini. C’était un sculpteur florentin.
-Votre Bartolini a représenté
votre Napoléon en César. Mais il n’a pas
respecté l’emblème de l’Empereur des Français.
Son aigle devrait avoir la tête tournée à gauche et non à droite.
-Expliquez-moi cette subtilité,
Sigerson. J’ignore tout de l’héraldique.
- Napoléon, lui, était très
attentif à la symbolique. Il définissait lui-même les emblèmes de son
pouvoir. Ainsi, quand il étendit son
empire sur l’Italie, il décida que son enseigne porterait la couronne de fer
comme Charles Quint et Charlemagne et une aigle regardant à droite. Or son emblème d’empereur des Français est
différent. L’aigle tourne la tête à
gauche. On peut donc dire que cette
statue ne représente pas l’empereur des Français ! conclut Holmes.
-Et que Bartolini était comme
moi. Il ne connaissait rien aux choix
symboliques de notre grand homme. Ou
alors, ajoutai-je, il a choisi une aigle romaine. Celles-ci regardent peut-être
sur leur gauche ?
-Je n’en sais rien, Pandolfi, mais
c’est une hypothèse qu’il faudrait vérifier, dit Holmes en m’invitant à
reprendre notre promenade. Ce qui serait
amusant, cher ami, c’est de savoir si votre sculpteur n’a pas volontairement
commis une telle erreur...
-Pour affaiblir l’Empire en se
jouant de ses propres symboles ?
-Avouez que l’artiste, si c’était
le cas, ne manquerait pas d’humour.
-Savez vous, Sigerson, quelle est
l’ironie que je trouve la plus cruelle dans cette statue ? C’est son emplacement,
face au soleil levant, dis-je, essayant d’imiter le talent de Sherlock Holmes
dans l’art de faire attendre son auditoire.
-En quoi cette orientation à
l’est est-elle cruelle, mon ami ? demanda Holmes. César voit ainsi le soleil se lever tous les
matins.
-Oui, et Napoléon contemple ainsi
pour l’éternité l’île d’Elbe sur laquelle nos amis Anglais lui avaient consenti
une dérisoire souveraineté. Je ne suis
pas un grand admirateur de notre Napoléon, Sigerson, mais je trouve cruel d’avoir borné
l’horizon de sa statue à la petite île où il fut prisonnier.
-C’est terrible, en effet !
estima Holmes en riant de bon cœur. Une
telle perfidie est digne d’un Anglais.
Après cet intermède napoléonien,
nous continuâmes à marcher. De même qu’à
l’hôtel où nous avions déjeuné, nous rencontrâmes sur la place plusieurs
personnes que j’avais connues avant 1889 et qui nous saluèrent. Chaque fois, je présentai mon compagnon,
monsieur Sigerson. Certaines de ces
rencontres, auxquelles nous accordâmes un peu plus de temps, s’avouèrent même
enchantées de faire la connaissance du célèbre voyageur norvégien dont les
journaux avaient annoncé l’arrivée dans l’île en novembre dernier. Sigerson et moi fûmes ainsi invités à dîner,
à chasser, à écouter un concert ou encore à danser à plus de trois reprises
entre notre départ du restaurant et notre arrivée, en haut de la place, devant
l’immeuble de la Banque de France. Prétextant à chaque fois l’importance de nos
travaux géologiques communs et les impératifs des excursions que nous devions
entreprendre, nous fûmes aux regrets de devoir décliner les invitations des
Bronzini de Caraffa, des Orenga de Gaffory et des Monti-Rossi. Je dus expliquer à Holmes, surpris par tant
de mondanités sur un espace aussi réduit, que la ville de Bastia avait beau
être la plus importante ville de Corse, elle n’en restait pas moins un petit
village où tout le monde se connaissait, et parfois même beaucoup trop.
Avant de rentrer nous réfugier à
notre hôtel, nous rendîmes visite à la grande et belle maison de commerce
Mattei, dont le vin apéritif connaît à présent une extraordinaire
notoriété. En quelques années, la maison
Mattei, ouverte dans les années 1870 sur la place Saint Nicolas, a pris une
extension considérable. Nous y fîmes des
achats en vue de nos soirées : tabac et cigares pour Holmes, cigares et
flacons de liqueur pour moi.
Durant le dîner, que nous prîmes
à notre hôtel, Holmes m’expliqua que nous allions devoir organiser notre
séjour. Il avait quelques projets
d’excursions bien précis, dont un qui concernait le village de Moïta où, me
confia-t-il, il désirait rendre visite à un luthier dont il avait entendu dire
le plus grand bien. Holmes exprima
également le souhait de rencontrer un apiculteur et me demanda de me renseigner
pour arranger la chose.
Après avoir savouré la liqueur de
myrtes dont j’avais acheté un flacon à la maison Mattei, nous terminâmes nos
cigares en silence dans un confortable salon privé et allâmes enfin
dormir. Notre première journée de
tourisme avait été aussi riche que reposante. Holmes et moi étions parvenu à
rejeter notre course criminelle de la
Noël et les cadavres des frères Moriarty dans les oubliettes du passé.
Bastia – mercredi 27 Décembre
1893
Très tôt, je retrouvai Holmes
dans l’un des salons de l’hôtel, où mon compagnon avait déjà commandé son
déjeuner matinal, toujours composé de café, de miel et d’œufs au jambon. Il était plongé dans la lecture du guide
Joanne consacré à la Corse. Il grommela
un vague bonjour dans ma direction sans cesser sa lecture. Lorsque le maître d’hôtel apporta mon café,
Holmes demanda qu’on lui fournisse des crayons de couleur : un rouge, un
bleu et un vert. Le maître d’hôtel
disparut et revint très vite présenter à Holmes tout un assortiment de crayons disposés
dans une large boite de métal. Holmes
s’empressa alors d’arracher l’étroite carte de Corse pliée en deux que
contenait son guide et entreprit un curieux coloriage dont j’observai
l’évolution sans prononcer une parole. Il
commença par la couleur rouge. Il coloria ainsi sept points précis sur la
carte, qui traçaient comme une sorte de verticale nord-sud partant de la pointe
du Cap corse pour se terminer en haut de la moitié sud de l’île, juste au
dessous de la pliure de la feuille.
Comme j’étais attablé face à lui, il m’était difficile de lire
précisément les noms des lieux que mon silencieux compagnon coloriait. Holmes ajouta ensuite deux marques de couleur
verte dans le sud de l’île, entre Sartène et Zicavo.
Enfin, Holmes inscrivit quatre
marques de couleur bleue, très éloignées l’une de l’autre. La première était voisine de la marque rouge
à l’extrémité nord de l’île ; la deuxième se situait à la hauteur de
Vizzavona ; la troisième, sur les hauteurs de la côte orientale, aux
environs de Pietra, devait certainement correspondre au village de Moïta ;
tout à fait à l’opposé, la quatrième marque
indiquait le golfe de Porto, à l’ouest de l’île.
Holmes observa longuement le
résultat de son travail, puis retourna la carte vers moi.
-La solution de notre problème se
trouve sur cette carte, Pandolfi, dit Holmes en allumant une cigarette.
-Expliquez moi, Holmes, je ne
comprends pas.
-Le problème est double, répondit-il. D’abord les lieux marqués en rouge et en
vert. Ils ont un lien entre eux et nous
devons trouver quel est ce lien. Nous
procéderons à rebours de l’ordre chronologique puisque nous sommes pour
l’instant au nord de l’île. Nous
visiterons d’abord les trois endroits les plus proches de Bastia. Nous verrons les autres plus tard, en
essayant de concilier notre itinéraire avec les trois lieux bleus restant à
visiter.
-Pardonnez moi, Holmes, mais je
n’y vois pas plus clair. A quoi
correspondent ces couleurs ?
demandai-je. Quel est ce lien
entre les signes rouges et verts, et que
signifient les marques bleues ?
-Les sept marques rouges correspondent
au déplacement de l’Annamite entre juin et septembre dernier, m’expliqua-t-il. Les deux traces vertes, en bas de la carte,
correspondent aux deux arrêts effectués par le transporteur de brebis que nous
avons observé ensemble le 2 décembre.
Ces neuf lieux ont un rapport entre eux, Pandolfi. L’Annamite s’y est rendu ou bien l’homme aux
brebis l’a fait à sa place. Ce que nous
devons découvrir, c’est en quoi consiste ce lien.
-Si vous considérez que les
voyages de l’Annamite peuvent avoir la même raison que les arrêts du colporteur
à Quenza et à Levie, vous supposez, j’imagine, que les brebis ont quelque chose
à voir dans tout cela ?
-J’en suis certain, Pandolfi, affirma Holmes. Et depuis le début. C’est pour cela que j’ai demandé que vos
gendarmes me communiquent tout ce qu’ils peuvent savoir sur ces neuf
localités. Mais, en attendant, nous
n’allons pas rester les bras croisés.
J’irai moi-même dans la plaine d’Oletta, ainsi qu’à Luri et à Rogliano.
-Et les marques bleues,
Holmes ? Je remarque que Rogliano
est marqué en rouge et en bleu à la fois.
-Les marques bleues n’ont rien
avoir avec notre enquête, cher ami, dit-il en souriant. Elles indiquent simplement les quatre
endroits que je tiens à visiter en votre compagnie avant de quitter votre
île. A vous de m’aider, Pandolfi, à
concilier notre itinéraire touristique avec la piste des transhumances de notre
Annamite.
-Nous pouvons nous rendre dans la plaine d’Oletta
aujourd’hui par la route de Saint Florent. C’est une magnifique promenade,
Holmes, et la journée s’annonce ensoleillée.
-C’est exactement ce que j’avais
prévu, mon ami. Ours- Antoine ne devrait pas tarder à venir nous chercher pour
nous conduire. Nous en sommes convenu
ensemble tôt ce matin.
Ors’Anto vint effectivement nous
rejoindre à neuf heures précises. Il tendit à Holmes un câble qu’avait reçu le
colonel de gendarmerie. Holmes le parcourut,
esquissa un très vague sourire et rangea le télégramme dans la poche intérieure
de sa veste.
-Le Villard et nos amis du comité
ne sont pas mécontents de nous, messieurs, dit simplement Holmes. Avez-vous pris le temps de déjeuner Ours
Antoine ?
Ors’Anto répondit par un
grognement affirmatif et nous proposa de partir sur le champ.
Contrairement à l’inutile
proposition que je venais de faire à mon compagnon, nous partîmes par la route
de Saint Joseph à travers les vignobles et les jardins. Ors’Anto avait délaissé le landau pour une
voiture confortable à trois chevaux.
Nous nous arrêtâmes au col de Saint Antoine afin d’admirer la vue sur
l’étang de Biguglia et la mer. Nous reprîmes
ensuite notre route, qui montait à présent au milieu d’épais maquis, et
pénétrâmes dans le pittoresque et rocheux défilé de Lancone. Au col de San Stefano, nous nous arrêtâmes
une nouvelle fois pour apprécier la vue sur le Nebbio, le massif de Tenda et la
haute vallée du Bevinco. Ors-Anto aborda
avec une extrême prudence la descente en lacets rapides jusqu’au col de
Tuda. Nous quittâmes peu après la route
menant à Saint Florent pour le chemin qui conduit à Oletta, chef-lieu de ce
canton entièrement sillonné par des collines couvertes de vignes et d’oliviers.
Arrivé au bourg, Ors’Anto et
Holmes se rendirent dans une imposante et riche maison, tandis que je
m’installais pour les attendre sur la charmante place du village. A leur retour, nous repartîmes aussitôt par
le même chemin et reprîmes la direction de Saint Florent jusqu’au pont de
Palmola. A cet endroit, Ors-Anto, qui
avait rangé la voiture sur le côté de la route, partit à la recherche d’un
berger. Une bonne demi-heure plus tard, il
revint avec un vieil homme à l’air bourru avec lequel il était en grande
conversation.
Ors’Anto nous présenta au
vieillard en lui demandant de nous raconter le tragique événement qui avait eu
lieu dans la plaine dans les derniers jours de novembre. Dans son langage, mélange de charabia corse,
patois graillonnant, bouillie de français et d'italien, le
vieil homme rapporta les faits suivants :
l’un de ses cousins berger, travaillant comme lui pour le sgiò* d’Oletta, avait mis fin à ses jours quelques
semaines auparavant. C’est notre
vieillard qui l’avait découvert un matin, pendu à un arbre près de la bergerie
qu’il occupait dans les environs du pont de Turcheltaccio, à cinq ou six
kilomètres de l’endroit où nous nous trouvions. Le malheureux s’était donné la
mort depuis plusieurs jours. Les
corbeaux avaient déjà attaqué son cadavre. Son troupeau, du moins ce qu’il en
restait, s’était dispersé depuis longtemps dans le maquis. Mais ce qui avait le
plus effrayé notre vieux berger, c’était l’épouvantable spectacle qu’il avait
découvert autour de la bergerie.
Plusieurs dizaines de bêtes gisaient, mortes depuis longtemps, dans les
endroits les plus inhabituels. La
bergerie était vide. Les brebis étaient
allées mourir n’importe où dans le maquis.
Certaines semblaient s’être enfouies pour mourir dans d’inextricables
buissons de ronces.
Holmes, à qui Ors’Anto ou moi
traduisions le récit du berger, demanda au vieil homme, par notre
intermédiaire, s’il avait remarqué autre chose d’anormal dans tout ce
carnage. Sans réfléchir, ni hésiter une
seule seconde, l’homme répondit aussitôt que toutes les brebis avaient la
toison déchirée. Comme si elles s’étaient grattées jusqu’au sang, affirma très
précisément le vieux berger. Il n’avait
jamais vu une chose pareille.
-Scrapie ! prononça Holmes dans un grognement à peine
audible.
Le vieil homme ajouta en pleurant
qu’avec l’aide d’autres bergers et l’autorisation des gendarmes il avait brûlé
toutes les carcasses du troupeau de son cousin, en priant tous les jours qu’un
tel malheur qui avait conduit son pauvre parent à se pendre épargne les autres bergers.
Avant de quitter le vieillard,
Holmes nous interrogea afin de savoir s’il était convenable d’offrir à ce
berger un peu d’argent en remerciement de son histoire. Ors’Anto et moi, nous
lui expliquâmes que nous pouvions en
effet, à peu de frais, donner à cet homme bien plus qu’il ne pouvait gagner en
une année de travail, mais qu’un tel geste ne manquerait pas de heurter son
sens de l’honneur. Ors’Anto affirma
qu’il serait plus judicieux, pour ne pas prendre le risque de le vexer, de lui offrir un paquet de
tabac. Holmes fouilla dans les poches de son manteau de voyage, s’avança vers
le vieil homme, le remercia pour son précieux témoignage et lui offrit une
pleine boite de son tabac. Le vieil
homme bourru serra chaleureusement la main que lui tendit Holmes. C’est alors que le détective proposa
également au berger d’accepter sa pipe en souvenir de leur rencontre. Holmes sortit de sa poche la petite Peterson
qui l’accompagnait partout et remit au vieillard ému la belle bruyère
irlandaise largement cerclée de métal.
Nous repartîmes en direction de
Saint Florent. Ors’Anto arrêta la
voiture juste après le pont de Turcheltaccio, en indiquant à Holmes que nous
étions près de l’endroit où le malheureux berger s’était pendu. Ors’Anto demanda à Holmes s’il désirait se
rendre sur les lieux ou visiter la bergerie.
-Inutile, mon ami, répondit
Holmes. Si un crime a été commis ici,
comme je le pense de plus en plus, les cadavres des victimes ne sont plus là
pour parler.
-Les cadavres, dites
vous ! Vous pensez donc aux brebis,
monsieur ? interrogea Ors’Anto.
-Oui, messieurs. Ce sont les
brebis qui m’intéressent, répondit Holmes.
Des brebis qui se sont grattées jusqu’au sang avant de mourir.
-Holmes, demandai-je à mon tour,
que signifie le mot que vous avez prononcé lorsque le berger vous a appris ce
détail ? Vous avez dit scrapie,
je crois ?
-C’est comme cela qu’on appelle
en Ecosse cette maladie du mouton, répondit-il. Parce que les pauvres animaux sont pris de
terribles démangeaisons et qu’ils arrachent leur toison quand ils se
grattent. En Angleterre, nous lui
donnons un autre nom, goggles, qui se rapporte à la sorte d’hébétude ou
d’agressivité dont sont atteints les animaux touchés par cette épidémie.
-Une épidémie ? me récriai--je. Il s’agit donc d’une maladie qui peut se transmettre ?
-En Angleterre, à la fin du
siècle dernier, cette maladie a fait des ravages considérables. Cela a duré prés de cinquante ans. Il y a eu des cas en Allemagne et en France, à
cause de moutons venus d’Espagne qui avaient contaminé les mérinos
français. Au début du siècle, jusque
dans les années 1820, de très nombreux propriétaires anglais se sont retrouvés
ruinés.
-C’est effrayant,
Holmes ! Si une telle épidémie se
répand dans l’île, c’est la mort pour tous nos bergers.
-C’est pour cela que le vieil
homme avait l’air si effrayé, dit soudain Ors’Anto. Il ne sait rien de cette épidémie dont vous
parlez, monsieur Holmes, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a peur comme du
diable que cela n’arrive à son troupeau.
Pour lui, c’est le mal’occhio* qui a tué les bêtes, parce que
quelqu’un a jeté un mauvais sort à son parent.
Et la preuve, c’est que le pauvre s’est pendu. C’est aussi pour cela qu’ils ont tout brûlé à
la bergerie, pour faire disparaître le mauvais esprit par le feu.
-Quelles que soient leurs raisons,
ces bergers ont en tout cas agi comme il fallait, affirma le détective. Si les
moutons ont cette maladie, il faut les abattre et les brûler, avant que le mal
ne se répande.
-Etes vous certain que nous
sommes bien en présence de cette épidémie ? demandai-je. Le cas de ce troupeau est peut-être tout à
fait isolé et rien n’indique qu’il soit en rapport avec le passage de notre Annamite.
-C’est bien ce que nous devons
savoir, Pandolfi. Il nous faut vérifier
chacun des endroits où lui ou le colporteur a pu aller. Rappelez vous, mon ami : les signes
rouges et les marques vertes. Je suis convaincu, depuis que j’ai entendu le
témoignage de ce vieil homme, que mon hypothèse a, hélas, des chances d’être la
bonne.
-Ce pauvre berger, dis-je, m’a également
bouleversé, mais je crois...
-Il ne s’agit pas d’émotion, mon
cher ! trancha Holmes. L’issue de cette maladie est fatale dans les
trois à six mois qui suivent la contamination.
Ces animaux sont morts à la fin novembre. Or, si ces brebis ont été contaminées, la
date de leur contamination se situe entre le mois d’août et le mois de septembre. Et en septembre, l’Annamite de Moriarty se
trouvait précisément dans cette plaine d’Oletta. Croyez-moi, Pandolfi, poursuivit le détective,
cette hypothèse est effrayante, et je souhaite autant que vous que mes signes
rouges la contredisent. Mais je crains
d’avoir raison…une nouvelle fois...
-Mais si cette piste est la
bonne, pour quelle raison Moriarty se serait-il attaqué au troupeau de ce
pauvre berger ? demandai-je. Cela n’a pas de sens. Tous ces bergers n’ont
rien. Ils sont pauvres, Holmes. Ils n’ont même pas de terre.
-Les bergers sont pauvres,
intervint Ors’Anto, mais les sgiò pour lesquels ils travaillent, eux,
sont riches. Très riches. Ce sont eux
qui possèdent la terre.
-Expliquez à notre ami, Ours
Antoine, ce que nous a raconté le grand propriétaire à qui nous avons rendu
visite ce matin à Oletta, dit Holmes en allumant une cigarette.
-Nous sommes allés le voir,
raconta Ors’Anto, parce que nous savions par les gendarmes qu’il s’était plaint
à plusieurs reprises. Des granges de ses
fermiers avaient été incendiées, on lui avait saccagé des vignes, ses métayers
retrouvaient régulièrement des vaches mutilées. Et tout cela a commencé après
qu’il eut refusé de vendre certaines de ses terres.
-A Moriarty, bien sur ! Tout s’éclaire ! dis je, réalisant soudain de manière précise
quelle sinistre ampleur pouvait avoir la stratégie de terreur qu’utilisaient
ces criminels pour s’emparer de l’île.
-Non, objecta Holmes, c’est un
peu plus compliqué. Rappelez-vous les
explications que nous a fournies le lieutenant O’Near dès notre arrivée à
Ajaccio. Les Moriarty n’apparaissent
jamais dans ces transactions. Ils
utilisent des hommes, et même parfois des femmes, qui servent de prête-noms, ou
alors des sociétés totalement anonymes, qu’ils contrôlent en réalité par le
biais d’autres sociétés dans lesquelles ils ne sont guère plus visibles. C’est là toute la force de cet empire
criminel, mon ami. N’est ce pas Ours
Antoine ? Ce matin encore, notre
grand seigneur d’Oletta affirmait ne rien savoir de précis sur les sociétés qui
s’intéressent à ses différents domaines.
-Il faut dire, monsieur
Holmes, répondit Ors’Anto, que la seule chose qui l’inquiète vraiment
celui-là, c’est qu’avec tous ses
accidents ses fermiers ont du mal à le payer.
Vous avez vu quand il nous a parlé du pendu et de la mort des
brebis ? Il ne pleurait pas son berger, il comptait ses pertes.
-Vous dites parfaitement les choses,
Ours Antoine. Le suicide de son berger
n’a pas dû lui coûter beaucoup de larmes, c’est évident, dit Holmes amèrement en
remontant dans la voiture
Nous reprîmes la route et
arrivâmes enfin à Saint Florent, où il nous sembla qu’une brève halte s’imposait
afin de nous désaltérer. Ors’Anto
réussit même à trouver de quoi manger malgré l’heure tardive. Nous visitâmes
rapidement le port et vîmes dans la rade un superbe trois-mâts, tout blanc.
Nous rentrâmes à Bastia par le
col de Teghime, où nous arrivâmes assez tôt pour apercevoir le soleil finir sa
course dans la mer. Le soir, à l’hôtel, avant de rejoindre nos chambres, Holmes
me demanda si, pour notre retour sur le continent, une croisière à la voile
serait à mon goût.
-Nous pourrions envisager de
rejoindre la Côte d’Azur en embarquant de Bastia, me dit Sherlock Holmes. Le Cyrnos est confortable, mais le voilier
que nous avons vu ce soir me donne des envies de mer plus authentiques. Qu’en pensez vous, cher ami ? Seriez vous d’accord pour organiser cette
équipée ?
J’expliquai à mon compagnon que
sa proposition me comblait doublement. D’abord, parce qu’en m’invitant ainsi à
le suivre, Holmes me laissait espérer que notre amitié dépasse les limites de
notre aventure dans l’île ; ensuite, parce que cette idée d’un voyage en mer me donnait l’occasion de vivre avec Holmes une
traversée que j’avais accomplie en compagnie de Maupassant, quatre ans plus tôt.
Bastia – jeudi 28 Décembre
1893
Jusqu’à une heure avancée de la
nuit, j’avais rédigé dans le détail les avancées que faisait notre
enquête. Aussi n’avais-je point entendu
sonner les heures par les nombreux clochers de la ville et personne n’avait
pris soin de me réveiller. Il était donc
fort tard lorsque je me présentai, ce jeudi matin, dans le hall de
l’hôtel. Le concierge m’informa que
monsieur Sigerson était parti promener en ville et qu’une personne m’attendait
dans le salon privé. Un peu désappointé
et en colère contre moi même d’avoir manqué de la sorte mon compagnon, je me
rendis dans le salon où la personne qui m’attendait n’était autre qu’Ors’Anto.
Le policier lisait le journal en
fumant une cigarette, confortablement installé à la place même où, la veille,
Holmes m’avait montré sa carte de la Corse et expliqué le sens des marques
rouges, vertes et bleues qu’il venait d’y tracer.
-Bonjour monsieur, me dit-il en
se levant à mon arrivée. Monsieur Holmes
m’a donné l’ordre de vous attendre.
Quelle que soit l’heure de votre réveil a-t-il précisé ! ajouta le policier en riant.
-Je suis confus, Ors’Anto. Vraiment. Vous auriez dû me faire
appeler. Holmes nous attend. Où devons-nous
le rejoindre ? demandai-je, vexé.
-Nulle part, monsieur, répondit
Ors’Anto, en riant encore. Monsieur
Holmes est en ville. Il m’a dit qu’il souhaitait visiter la vieille ville et
qu’il rentrerait tard dans la soirée. Ne
vous inquiétez pas, vous n’êtes nullement en retard, monsieur. Nous n’avons
aucun rendez vous. Monsieur Holmes nous retrouvera ici même demain matin à huit
heures.
-Mais alors...pourquoi vous
a-t-il ordonné de m’attendre ? balbutiai-je
avec confusion.
-Pour nous organiser, monsieur, répondis Ors’Anto en se réinstallant dans son
fauteuil. Monsieur Holmes m’a demandé
d’examiner avec vous ce que nous allions faire dans les jours qui
viennent. Il m’a montré une carte où il
a inscrit en rouge tous les déplacements de l’Annamite, et m’a expliqué que vous connaissiez cette carte,
ainsi que le sens des marques rouges et
bleues qu’elle contient, et que, dans l’immédiat, nous devions nous rendre à
Luri et à Rogliano. Il a simplement ajouté que c’était à vous de concilier le
bleu et le rouge. Ce sont exactement ses paroles.
-Concilier le bleu et le
rouge ! répétai-je en m’asseyant à
mon tour, face au policier. Holmes
a-t-il dit quand il voulait se rendre à Luri ?
-Non, monsieur Holmes n’a fixé
aucune date. Il a seulement précisé que
le lieutenant O’Near devait lui remettre le 3 janvier un rapport détaillé sur
les documents saisis chez Moriarty. Cela
nous laisse quatre jours.
-Dans ce cas nous pourrions nous
rendre à Luri dès demain, dis-je en me
servant une tasse de café que le maître d’hôtel venait d’apporter.
-Justement, monsieur, il nous
faut choisir, répondit Ors’Anto. Luri
d’abord, ou bien Rogliano puis Luri au retour.
C’est que les gendarmes de Rogliano m’ont fourni un contact à Macinajo,
le petit mouillage de Tomino. Et j’attends toujours la réponse des
gendarmes de Luri.
-Vous préféreriez donc aller
d’abord au bout du Cap ?
-Oui, monsieur. Et peut être, si
l’idée ne vous déplaît pas, pourrions-nous au retour faire une halte chez ma
sœur le 31 décembre, à Porticciolo, et aller à Luri le lendemain.
-Votre sœur est de
Porticciolo ? demandai-je, surpris,
car sans en savoir rien, j’avais toujours pensé qu’Ors’Anto était originaire du
sud de l’île.
-Non, monsieur, nous sommes
d’Ajaccio, répondit Ors’Anto. Mais ma
sœur est mariée à Porticciolo. Son mari
est un brave homme. Il est charpentier
de marine. C’est un Biaggini. Et j’ai pensé que monsieur Holmes et
vous-même ne seriez pas mécontents de passer la soirée de la fin de l’année avec ma
famille. Ce serait une belle surprise,
vous savez. Ma sœur ne sait même pas que
je suis à Bastia. Qu’en pensez vous,
monsieur ?
-Ma foi, cette idée me parait
excellente, Ors’Anto !
répondis-je. Nous pouvons être à
Rogliano demain et rencontrer votre contact sans perdre de temps. Holmes aura le temps de visiter les domaines
qui produisent ce vin blanc qu’il affectionne. Je pense même que nous pourrions
dormir chez les Luigi. Ils nous ferons
goûter le meilleur de leur cellier et nous pourrons acheter
du vin pour l’offrir à votre beau-frère.
-Quel programme magnifique,
monsieur ! s’enflamma Ors’Anto, tout
ému à l’idée de cette fête. Êtes-vous
bien certain pourtant que monsieur Holmes sera d’accord ?
-Ne vous inquiétez pas,
répondis-je. Notre ami détective est un
cerveau en perpétuelle agitation, mais il a également besoin de se
distraire. Il sera ravi de rencontrer
votre belle famille, et croyez moi mon ami, Holmes appréciera beaucoup de
commencer l’année 1894 dans les bouquets du vin de Rogliano.
-Je vais immédiatement faire
prévenir ma sœur, dit Ors’Anto, enthousiaste. Et demain, en passant à
Porticciolo, je pourrai l’embrasser.
Nous lui confirmerons notre venue.
Vous verrez, monsieur, comme elle sera heureuse de nous
accueillir ! ajouta le policier en
se levant pour partir.
-Ors’Anto, dis-je alors, essayez
donc aussi de savoir si là où nous allons se trouve un bon connaisseur de la
culture des abeilles. Holmes s’intéresse beaucoup à ces petites bêtes et
souhaite certainement en apprendre un peu plus sur la fabrication du miel.
-Est-ce possible,
monsieur ? aricula lentement Ors’Anto, avec l’air le plus ébahi du
monde.
-Voyons, Ors’Anto, qu’avez-vous ?
-Les abeilles, mais c’est la
passion de ma sœur, monsieur ! répondit le policier. J’en ai parlé une
fois avec monsieur Holmes. Elle a des ruches sur les hauteurs de Cagnano et
elle produit son miel.
-Quelle incroyable
coïncidence ! m’écriai-je à mon
tour, comprenant mieux la surprise du policier. Cela ne pouvait pas mieux
tomber, Ors’Anto. Holmes sera
comblé. Et dire que notre ami détective
ne croit pas au hasard...
Doublement rassuré et fort excité
par le programme que nous venions d’arrêter, Ors’Anto me quitta pour préparer
notre petit voyage. Je laissai au concierge de l’hôtel un message pour Sigerson
afin qu’il soit informé de nos décisions dès son retour. Je partis ensuite déjeuner et allai dans
l’après midi acheter quelques cadeaux pour nos hôtes de Porticciolo. Je choisis
un cédrat confit pour la sœur d’Ors’Anto, un flacon de cognac pour son époux,
ainsi qu’un étui de bons cigares pour Ors’Anto. Pour Holmes, je trouvai une
belle pipe de bruyère de bonne facture, destinée à remplacer la Peterson que mon compagnon avait
offerte au vieux berger de la plaine d’Oletta.
J’ai passé ma soirée à ordonner
mes notes et à rédiger mon journal jusque tard dans la nuit. Quand je me suis
enfin couché, Holmes n’avait toujours pas regagné sa chambre.
Rogliano – vendredi 29
Décembre 1893
Je fus le premier à commander nos
cafés ce vendredi matin. Ors’Anto,
occupé au chargement de nos bagages, avait déjeuné plus tôt. J’attendais Holmes lorsque le colonel de
gendarmerie me rejoignit. L’officier avait la mine réjouie de quelqu’un qui
apporte une bonne nouvelle. Nous
parlâmes du temps qu’il faisait et de l’exceptionnel ensoleillement que nous
avions en cette fin du mois de décembre.
J’expliquai au militaire que mon île avait l’habitude d’offrir en hiver un
climat particulièrement doux et agréable.
Lorsque Holmes arriva et dès que le maître d’hôtel eut quitté notre
salon, le colonel s’empressa de délivrer ses informations.
-Nous avons arrêté votre
Annamite, monsieur Holmes, dit fièrement l’officier. Lui et son complice
étaient de retour de Sardaigne. Ils ont débarqué à Bonifacio hier après
midi. Nos hommes les ont menottés avec
l’aide des douaniers dès qu’ils ont touché le quai.
-Où sont-ils à présent ?
demanda Holmes en ajoutant une seconde cuillerée de miel dans son café.
-Nous les transférons à Ajaccio
aujourd’hui, répondit l’officier. Ils seront à votre disposition à la caserne
jusqu’à nouvel ordre.
-Très bien, colonel, c’est
parfait ! se félicita Holmes. Vos hommes ont-ils trouvé quelque chose de
suspect dans leurs affaires ?
Qu’avaient-ils avec eux ?
-Je n’en sais encore rien,
monsieur Holmes. Le câble que j’ai reçu
hier soir ne me fournissait aucun détail.
J’en saurai plus dans la journée, assura le gendarme.
-Bien, colonel, dit Holmes en se levant d’un
bond après avoir avalé sa troisième tasse de café au miel. Nous partons
sur-le-champ pour Rogliano. Nous serons de retour mardi et ferons ensemble le point avec le
lieutenant O’Near ici même. Entre-temps,
faites-moi prévenir à la moindre découverte susceptible de nous mettre sur une
piste.
-Vous pouvez partir tranquille,
monsieur, assura l’officier.
Ours-Antoine m’a fourni tous les détails de votre excursion au Cap. Nous saurons toujours où vous joindre. Et j’ai fait donner des ordres pour que nos
hommes de la brigade de Luri soient un peu plus vigilants.
Notre voiture s’engagea, par le
nord de Bastia, sur la route qui suit les découpures de la côte. Nous passâmes
Pietranera, le pont de Griscione, la marine de Mi-Omo et
sa tour génoise sans échanger une seule parole.
Holmes, accoudé à la portière droite, contemplait la mer en silence,
jusqu’à ce que nous eussions dépassé l’église de Lavasina.
-J’ai découvert hier qu’une de
vos nombreuses églises possédait un Christ noir, déclara-t-il soudain. Il est
difficile de parcourir la vieille ville de Bastia sans rencontrer un oratoire, ajouta-t-il amusé.
-Vous êtes donc allé jusqu’à la
Citadelle ? demandai-je.
-Je suis allé partout, Pandolfi.
J’ai même visité l’église de la Conception où se tint la première assemblée du
parlement anglo-corse.
-Et moi qui me désolais de vous
savoir seul et sans guide dans ces étroites ruelles. Pendant ce temps, vous déambuliez
tranquillement dans nos églises. Les
chemins du roi des détectives sont décidemment impénétrables !
-Ne croyez pas, mon ami, que les
oratoires soient toujours sans danger, répondit Holmes en riant.
-Comment cela ? Que voulez vous dire, Holmes ?
-En 1609, votre église de la
Conception s’est écroulée en tuant le prêtre qui disait la messe et deux de ses
fidèles. Les lieux bien famés, mon ami,
ne sont pas toujours les plus sûrs.
-Vous avez préféré, je suppose,
quelques ruelles étroites et louches ?
-Toutes celles, cher ami, où les
lessives qui sèchent sur des cordes ou des roseaux donnent l’impression qu’elles
sont pavoisées, répondit Holmes avec un sourire bref.
-Seraient-ce nos belles
blanchisseuses qui expliquent l’heure tardive de votre retour cette
nuit ? demandai-je en prenant le
risque de plaisanter sur un sujet dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est
aussi éloigné des préoccupations de mon
compagnon que la Corse l’est des antipodes.
-Il y avait encore de la lumière dans votre
chambre quand j’ai regagné discrètement la mienne, répondit Holmes. Mais il est vrai que j’ai croisé hier à
plusieurs reprises des femmes d’une extraordinaire beauté, ajouta-t-il impassible.
-En prière dans quelque
oratoire ? demandai-je, encouragé
par la familiarité de mon compagnon maintenant que nous parlions de femmes.
-Non, Pandolfi. Dans les rues, là où se tient le marché, dans
les jardins qui surplombent le port, dans les ruelles malfamées comme dans la
ville moderne. Partout, cher ami. Votre
île regorge de belles femmes.
-C’est la vérité vraie,
Holmes. Mais attention, elles sont aussi
farouches que leurs frères ou leurs maris sont jaloux !
-Cela, mon ami, c’est peut être
ce que les femmes de votre île ont intérêt à vous faire croire le plus
longtemps possible, rétorqua Holmes en allumant une cigarette.
-Qu’entendez vous par là,
Holmes ? Auriez-vous des doutes
sur...
-Quel est ce village et cette
langue de terre qui pointe dans la mer ? demanda brusquement Holmes.
-Le hameau d’Erbalunga, la marine
de Brando. J’ai chassé ici avec Maupassant autrefois.
-Cette route offre une vue
superbe sur la mer ! dit Holmes, qui visiblement n’avait pas l’intention
de s’étendre davantage sur la gente féminine de ma terre natale. Comment s’appelle déjà l’île que nous voyons
au nord de l’Elbe ?
-Capraja, l’île des chèvres. Les Corses, il y a plusieurs siècles,
allèrent souvent la piller et y enlever des femmes.
Cette dernière allusion aux
femmes des îles fut vaine. Elle ne ranima
pas notre conversation. Mon compagnon, de nouveau silencieux, reprit sa
contemplation du canal de Corse. Nous
allâmes ainsi du cap Sagro, surmonté d’une tour génoise, jusqu’à notre arrêt à
Porticciolo, hameau de la commune de Cagnano.
La halte fut de courte durée, mais
elle fut pleine de tendre émotion. La
sœur d’ Ors’Anto guettait notre arrivée.
Dés qu’elle aperçut de la fenêtre de sa haute maison la voiture que
conduisait son frère, elle se précipita pour venir à notre rencontre sur la route, à
l’entrée du hameau. Ors’Anto arrêta
notre attelage devant la demeure du charpentier marin. Celle-ci se distinguait de toutes les autres
maisons du hameau par l’étroite et haute voûte qu’elle comportait sur l’une de
ses façades, et qui devait permettre le passage des immenses troncs de pins laricio*
avec lesquels on fabrique les mâts.
Ors’Anto bondit à terre pour embrasser sa sœur. Le couple réuni se tint
longtemps fraternellement enlacé, s’étreignant
et s’embrassant sans fin. Leurs retrouvailles offrait un charmant spectacle qui
attira bientôt tout un petit rassemblement de villageois dont nous partageâmes
la joyeuse émotion.
Ors’Anto prit sa sœur par la
main, l’entraîna vers nous et fit les présentations avec un fier
contentement.
-Nina ! Elle s’appelle Nina, fit Ors’Anto. C’est mon
unique sœur. Nous n’avons qu’une année
de différence.
-Mais c’est moi l’aînée, précisa
la jeune femme en nous adressant, avec un beau sourire, un clin d’œil complice
destiné à nous faire comprendre que pour elle Ors’Anto ne sera jamais que son
petit frère.
-Et c’est vous, madame, qui
élevez des abeilles ? demanda
Holmes d’un air aimable.
-Oui, monsieur Sigerson, répondit
la jeune femme. Chez nous, vous serez
contraint de goûter à mon miel.
Venez, ajouta-t-elle en indiquant
l’entrée de la maison. Je vous prépare
tout de suite une dégustation.
Aimez-vous le miel au parfum de mandarinier ?
-Plus tard, madame, c’est
promis, refusa Holmes. Nous devons
d’abord aller à nos rendez-vous. Mais je
tiens à connaître vos secrets. Tenez-vous
prête à me parler de vos abeilles. J’ai hâte de vous écouter.
Ors’Anto expliqua à son aînée que
nous devions nous rendre à Rogliano jusqu’à dimanche, mais que nous serions de
retour chez elle pour fêter ensemble le passage à la nouvelle année. Nina et
Ors’Anto s’embrassèrent encore une dernière fois et nous reprîmes enfin notre
route.
Moins de trois kilomètres après
Porticciolo, nous traversâmes Santa Severa, marine de Luri. J’expliquai à Holmes que cette commune, où
nous devions nous arrêter sur le chemin du retour, possédait plusieurs mines
intéressantes, dont certaines avaient de bons filons d’antimoine, mais ces précisions
géologiques ne semblérent guère passionner mon compagnon, qui resta silencieux.
Arrivé dans le petit port de
Macinaggio d’où Napoléon débarqua en 1793 pour échapper aux pièges des paolistes,
Ors’Anto se rendit directement au poste qu’occupaient les douaniers. Là, un homme qui nous attendait, nous salua
et monta sur le siège de la voiture à côté d’Ors’Anto. Nous partîmes en direction de Campiano, le
principal hameau du chef lieu de canton, en quittant très vite les rivages de
cette partie septentrionale de l’île, plantés de vignes, d’oliviers, de
figuiers et de palmiers. La voiture
quitta brusquement la route de Rogliano
pour emprunter un mauvais chemin, puis une piste plus mauvaise encore, au bout
de laquelle nous parvînmes à une longue et basse bergerie qui dominait la
plaine et offrait une vue merveilleuse sur la côte orientale et la mer de
Toscane.
Ors’Anto et son ami douanier
inspectèrent la bergerie, tandis que Holmes et moi contemplions le féerique
paysage. Holmes, nez au vent, tel un
chient d’arrêt, humait l’air en proie à un plaisir intense.
-Voilà notre homme, dit alors le
douanier en montrant au loin un individu qui venait dans notre direction.
-Pour quelles raisons pensez-vous
que cet homme peut nous intéresser ? demanda Holmes à notre guide.
-C’est à cause de ce que les
gendarmes nous ont dit l’autre jour, répondit le douanier. Ils nous ont expliqué qu’ils étaient à la
recherche de tout ce qui pouvait paraître suspect ou insolite concernant des
visiteurs étrangers au canton ou ayant un rapport avec les troupeaux. Moi, sur le moment, je n’avais rien de particulier
à signaler, jusqu’à ce que la semaine dernière, je rencontre Dominique en
faisant ma ronde du côté de la chapelle Santa Maria.
-Dominique ? interrogea Holmes. C’est cet homme ? Que vous a-t-il dit ?
-Au début, j’ai cru qu’il me
faisait une maccagne, monsieur, une plaisanterie comme on dit chez
nous. Il m’a raconté qu’une de ses
brebis avait attaqué les chiens. Je ne
l’ai pas pris au sérieux. Mais après, il
m’a dit que sa brebis était vraiment malade, qu’elle s’isolait du troupeau et
n’arrêtait pas de trembler. Et comme elle se grattait sans cesse et qu’elle
s’arrachait la toison, il a eu peur et il a décidé de la tuer. Le pauvre, il a eu pitié. Il disait qu’il ne supportait pas de la voir
souffrir comme ça. Voilà ce qu’il m’a
dit, monsieur. Je ne sais pas si c’est
vraiment suspect, mais je l’ai rapporté quand même aux gendarmes.
Comme le berger n’était plus qu’à
une centaine de mètres de sa bergerie, nous avançâmes dans sa direction. Le douanier le salua d’un grand geste et lui adressa
en criant un amical Dumè ! Ba bè * ! L’homme répondit en levant lentement son bras
jusqu’à la hauteur de son menton avant de le rabaisser avec la même lente
nonchalance. C’était un homme jeune, qui
devait avoir moins d’une trentaine d’années.
Il était leste et musclé. Son
visage était d’un brun très foncé, dû à une longue exposition à la lumière et
aux embruns de cette extrémité sauvage de l’île. Le jeune homme, qui était tête nue, avait les
cheveux frisés comme la toison de ses agneaux et noirs comme les plumes d’un
corbeau. Son regard était sombre et
méfiant.
Après que le douanier nous eut
présentés comme étant des agents du service de l’agriculture, le berger raconta
son histoire dans sa langue. Pour Holmes, le douanier et Ors’Anto traduisirent
à tour de rôle le récit du jeune homme.
Il raconta dans quelles circonstances, au début du mois de décembre, il avait
vu l’une de ses brebis charger les chiens avec une agressivité telle qu’il n’avait
osé en parler à personne de peur de passer pour un fou lui même. Quelques jours plus tard, l’animal était pris
de terribles tremblements. C’est à ce moment qu’il réussit à l’approcher et
prit la décision de mettre fin aux souffrances de la bête d’un coup de
fusil. Il avait ensuite jeté son cadavre
à la mer.
Holmes demanda au berger s’il
avait observé quelque chose d’autre de particulier sur cet animal. A cette
question, quand elle lui fut traduite par le douanier, le jeune homme hésita un
instant ; puis il affirma, en regardant franchement Holmes dans les yeux,
comme pour bien indiquer qu’il s’adressait directement à lui, que la bête avait
sous le ventre une petite plaie, mal cicatrisée et purulente. Il ajouta que cette plaie l’avait intrigué
car elle ne ressemblait pas aux blessures que les brebis pouvaient se faire
parfois en traversant le maquis ou des buissons de ronces. Holmes interrogea encore le jeune homme sur
le propriétaire des terres sur lesquelles il gardait ses brebis. Aux vagues réponses du berger, le douanier précisa
que la famille qui possédait ces terres était honorablement connue et que leurs
propriétés s’étendaient de Rogliano jusqu’à la pointe la plus extrême du Cap,
où elle comptait aussi un élevage important de vaches laitières et de très bons
veaux.
Nous quittâmes le berger après
qu’il nous eut fait promettre de ne pas ébruiter dans le canton le triste sort
qu’il avait du faire subir à sa brebis folle. Nous retrouvâmes la route qui
menait à Campiano, ramenâmes le douanier à Maccinagio, puis reprîmes la
direction de Rogliano où, comme je l’avais espéré, les Luigi nous accueillirent
dans la très belle demeure qui dominait leur admirable vignoble.
L’un des frères Luigi, dont
j’avais fait la connaissance avant mon départ à Paris, alors que je travaillais sur les minerais du Cap corse, m’embrassa avec chaleur et me
demanda immédiatement de lui écrire une dédicace sur l’exemplaire qu’il
possédait de mon guide des richesses
minières. Il avait appris, fin novembre,
mon arrivée dans l’île par le journal où il était aussi question de mon ami
scandinave. Comme nous n’avions pas
déjeuné, nos hôtes nous installèrent dans la cuisine familiale, où leur veille
tante nous intima l’ordre de nous mettre à table. Jambons, saucisses, fromages précédèrent une
délicieuse omelette au brocciu que la vieille femme se dépêcha de nous
préparer, tandis que les deux frères nous servaient les vins qui faisaient
depuis longtemps leur réputation.
Nous passâmes le reste de la
journée à visiter les caves et les réserves de la maison, jusqu’au dîner, que
nous prîmes dans une immense salle à manger dont les plafonds, peints a
fresca, représentaient
des anges, des oiseaux, des vignes et des raisins. Notre soirée fut des plus agréables. Avant de nous laisser nous retirer dans nos
chambres, nos hôtes nous invitèrent à les accompagner le lendemain au village
de Barretali, où ils devaient se rendre à une fête familiale jusqu’au lundi
suivant. Holmes, à la grande déception de nos hôtes, déclina l’invitation en mettant
en avant que nous devions nous rendre impérativement à Luri. Comme Ors’Anto, je compris que notre première
nuit à Rogliano serait la dernière, et que Sherlock Holmes, aux secrets
ancestraux de la culture du vin muscat, préférait les traces peut être encore
fraîches d’un maléfique Asiatique tueur de brebis.
Rogliano-Luri-Porticciolo –
samedi 30 Décembre 1893
Avant de quitter Rogliano et nos
hôtes généreux qui avaient déjà fait charger deux caisses de leurs meilleurs
vins dans notre voiture, Holmes demanda aux frères Luigi s’ils avaient
l’habitude d’expédier leur vin à l’étranger.
-Bien sûr, monsieur
Sigerson ! répondit fièrement le frère aîné. Savez-vous que le plus gros commerce du
canton consiste en vins cuits que l’on exporte à Livourne. Et que pensez-vous qu’ils deviennent ensuite, nos
muscats ?
-Je l’ignore, répondit
Holmes. Je suis curieux de le savoir.
-Eh bien, de Livourne on les
expédie dans le nord sous le nom de vin d’Espagne.
-Et justement, nous, c’est ce
qu’on évite de faire, ajouta le second frère.
Quand on vend du vin à l’étranger, on le fait en précisant bien qu’il
vient du Cap corse, et pas d’ailleurs.
-C’est tout à votre honneur,
répondit Holmes. Dans ce cas, messieurs,
accepteriez-vous ma commande pour un ami à Londres ?
-A Londres, monsieur ? Bien sûr ! répondit le frère aîné. J’avais peur que vous me donniez une adresse
en Scandinavie. Comment s’appelle votre
ami, monsieur Sigerson ?
-Holmes, répondit Holmes. Mycroft Holmes. Son adresse est Pall Mall...
-Inscrivez-la vous-même sur mon
carnet, monsieur, dit l’aîné des Luigi en tendant un calepin. Comme ça, il n’y aura pas d’erreur. Combien de bouteilles voulez-vous
envoyer ?
-Le plus possible. Du blanc avant tout, et du rouge aussi. Et également deux bonnes caisses de votre vin
d’Espagne. Disons six caisses en tout.
-Vous savez que le transport va
vous coûter plus cher que le vin, prévint le plus jeune des frères.
- Aucune importance, messieurs,
dit Holmes. Avoir le plaisir de boire de nouveau votre vin blanc quand je
retrouverai mon cher vieux Mycroft dans les brumes londoniennes est un luxe qui
n’a pas de prix.
L’affaire conclue, nous reprîmes
la route et parvînmes à Santa Severa de Luri à l’heure du déjeuner. Après avoir
fort bien mangé à l’hôtel Andreani, nous remontâmes la belle et pittoresque
vallée que rafraîchit un torrent,
jusqu’au principal village du canton.
A Piazza, Holmes demanda à Ors’Anto de s’enquérir auprès des gendarmes,
du curé et des autorités de la commune du meilleur moyen pour interroger au plus vite le plus grand
nombre d’habitants au sujet d’éventuels cas de
brebis agressives ou atteintes de tremblements. Ors’Anto s’éloigna dans
les rues du village, tandis que Holmes et moi visitions l’église, qui posséde
au dessus de son maître-autel de marbre blanc une belle copie d’une des plus
admirables têtes du Père Eternel de Raphaël.
Une quinzaine de minutes plus
tard, Ors’Anto, accompagné du maire et de deux gendarmes, nous retrouva devant
l’église. L’édile nous invita à nous
réunir à la mairie dans la salle des délibérations, où le curé, ainsi qu’un troisième
gendarme, nous rejoignit. Holmes exposa brièvement la situation en réclamant la
plus extrême diligence, afin de déterminer au plus vite si des cas de maladie
s’étaient déclarés dans les troupeaux du canton. Le maire demanda aux gendarmes d’alerter
immédiatement les quatre autres communes du canton de Luri. Le curé proposa de son côté de poser la
question à tous ses fidèles dès le lendemain matin à la messe du dimanche. Ces dispositions étant prises, nous convînmes
de nous retrouver tous le jour suivant, après la célébration de la messe, à la
mairie, où les éventuels témoignages seraient recueillis.
-Nous n’avons plus qu’à attendre
jusqu’à demain, dit Holmes en regagnant la voiture. Pensez-vous, Ours Antoine
que nous pouvons passer la nuit chez votre beau-frère, ou bien devrons-nous
trouver un hôtel pour dormir ?
-Vous plaisantez, monsieur
Holmes ! s’indigna Ors’Anto. Ou alors vous voulez que ma sœur m’assassine
d’un coup de stylet quand elle apprendra que nous sommes allés à l’hôtel. Vous n’y pensez pas, monsieur. Nous filons chez ma sœur.
-J’en suis ravi, Ors’Anto !
lui lança joyeusement Holmes. Nous
parlerons de ses abeilles plus tôt que prévu.
A Porticciolo, la surprise de
Nina et de son époux se traduisit par une grande explosion de joie familiale, à
laquelle les deux invités que nous étions, Holmes et moi, contribuèrent en
déchargeant fièrement les deux belles caisses de vin de Rogliano. Le beau frère d’Ors’Anto était un bel homme
au visage buriné et à la peau mate. Il nous invita à visiter son atelier et son
chantier naval sur le petit port en contrebas de sa maison, cependant
qu’Ors’Anto aidait sa sœur à préparer nos chambres.
Nous passâmes une soirée
délicieuse, durant laquelle la fille de nos hôtes, une jeune et ravissante
enfant d’une dizaine d’année prénommée Jeanne Marie, mit tout son charme naïf à
séduire Sherlock Holmes, jusqu’à ce que, à mon grand étonnement, mon austère compagnon
détective finisse par se plier à tous les caprices de cette demoiselle aux
allures de petite chatte.
Holmes terminat ainsi le dîner en
entourant de son bras gauche la fillette qui s’était endormie sur ses genoux, tout
en tentant, avec sa main restée libre, de déguster un délectable brocciu
frais nappé de miel de printemps dont notre hôtesse était très fière.
Il était assez tard quand nous
allâmes nous coucher. Mais Holmes avait
obtenu la promesse de la sœur d’Ors’Anto de nous faire visiter ses ruches dès
que l’enquête à Luri nous en laisserait le temps.
Porticciolo – dimanche 31
Décembre 1893
Nous partîmes assez tôt de
Porticciolo, afin d’être à l’église de Luri bien avant le début de
l’office. A notre arrivée, le maire et
deux gendarmes nous attendaient devant la mairie. Ils nous annoncèrent que la veille au soir,
déjà, un berger qui était descendu au village, leur avait signalé un cas
suspect non loin du chef-lieu. Plusieurs
brebis avaient quitté le troupeau depuis deux semaines et quelques autres
semblaient inquiètes et nerveuses.
Holmes décida d’attendre la fin de la messe comme convenu. Mais nous tenions une nouvelle piste et
Holmes, impatient, faisait d’incessants va-et-vient sur la place du petit
village.
A l’issue de l’office religieux,
de nombreux curieux se rassemblèrent devant la mairie. Le maire expliqua que, comme monsieur le curé
le leur avait sans doute appris, les agents du service de l’agriculture étaient
inquiets au sujet d’une maladie frappant les moutons et que toutes les
personnes ayant connaissance de faits troublants concernant les brebis du
canton devaient en informer les autorités.
Ors’Anto pris à son tour la parole et demanda, en s’exprimant dans la
langue corse, si quelqu’un se rappelait avoir vu des visiteurs étrangers dans
le canton au cours du mois d’octobre.
Un grand brouhaha de
conversations s’en suivit. Holmes qui se
tenait avec moi un peu à l’écart de ce rassemblement, alluma une nouvelle
cigarette. Le curé vint nous rejoindre
et nous salua.
-Monsieur Sigerson, dit l’homme
d’église, c’est donc vous ce grand voyageur dont le journal a annoncé la venue
sur notre île. Je suis très honoré de
votre présence parmi nous, monsieur.
Vous allez sans doute visiter nos mines, n’est ce pas ?
-Je fais la plus totale confiance
à mon ami géologue, répondit poliment Holmes en me désignant. Excusez- nous, monsieur le curé, je crois que
monsieur le maire nous fait signe.
Holmes me prit par le bras et
m’entraîna vers la mairie, où effectivement le maire et les gendarmes nous
attendaient. Au milieu d’eux, Ors’Anto
s’entretenait, avec une dame âgée, toute vêtue de noir, vers laquelle Holmes se
dirigea aussitôt.
-Madame Cervione, monsieur, dit
Ors’Anto en guise de présentation. Elle
habite Campo, un petit hameau dans la plaine.
Elle se fait conduire tous les dimanches à Piazza pour venir à la messe
et passer la journée avec ses enfants et ses petits enfants. Madame Cervione se souvient avoir vu en
octobre deux individus qui correspondent bien à notre signalement.
-Dites moi ce que vous avez vu,
madame, dit Holmes en se penchant vers la vieille femme. Et ne craignez pas de me donner tous les
détails, même ceux qui vous semblent les plus insignifiants. Racontez moi tout.
La veille dame observa d’abord
Holmes avec attention, puis elle nous livra le récit des événements que sa
mémoire avait fidèlement conservés.
Alors qu’elle rendait comme à son habitude dans la plaine, près du
torrent, pour y ramasser des pissenlits et d’autres salades sauvages qu’elle
aimait manger cuits, madame Cervione avait observé sur une piste, non loin de
la route, deux hommes qui attrapaient des brebis, les mettaient sur le dos,
puis les relâchaient. Intriguée par le
comportement bizarre de ces deux inconnus, elle s’était discrètement rapprochée
sans se faire voir. Mais lorsqu’elle fut
assez près de leur voiture, les deux hommes cessèrent leur manège, remontèrent
dans leur véhicule et s’éloignèrent en direction de la route qui mène à Santa
Severa. Madame Cervione avait tout de
même eu le temps de remarquer un petit détail qui expliquait pourquoi elle se
souvenait si parfaitement de tout ce qu’elle avait vu ce jour là. Selon elle, l’un
des deux hommes était normal.
-Comme vous et moi,
ajouta-t-elle. Mais l’autre était comme le Christ du couvent de Pozzo. Et ça je
ne l’oublierai jamais, monsieur !
-Que voulez vous dire, madame ? interrogea doucement Holmes. Comment est le Christ dont vous parlez ?
-Il est jaune, monsieur, jaune
comme la cire des abeilles !
-Vous voulez dire comme
un...comme un Chinois ?
- Ça, je ne sais pas, monsieur,
répondit madame Cervione. Je n’ai jamais
vu de Chinois de ma vie. Mais je vais chaque année à la procession de Brando,
vu que l’une de mes filles est mariée à Erbalunga, et chaque année, nous prions
le Christ jaune de Pozzo.
-Madame, dit Holmes avec une
infinie douceur, puis-je vous demander pourquoi vous êtes certaine d’avoir vu
ces deux hommes durant le mois d’octobre ?
-Au début d’octobre, rectifia la vieille femme. La première
semaine d’octobre, monsieur.
-Comment en êtes-vous si sûre,
chère madame ? insista Holmes.
-Parce que c’était la veille de
la Saint François d’Assise, monsieur, tout simplement.
Holmes remercia madame Cervione,
le maire et le curé, et se tourna vers Ors’Anto qu’il prit par le bras.
-Bravo, mon ami. Vous avez trouvé
le témoin qu’il manquait à cet odieux jeu de piste. Nous sommes sur la bonne voie. Le goût de vos
églises pour des Christs de toutes les couleurs est bien utile, mes amis.
-Et tout concorde, monsieur
Holmes, répondit à voix basse le policier.
Les cas qui ont été signalés aux gendarmes se trouvent dans la plaine en
contrebas du village de notre témoin.
Les gendarmes vont nous y conduire.
-Partons, dit Holmes en nous
entraînant vers la voiture.
-Nous avons déjà envoyé sur
place deux hommes qui vous attendent,
intervint le brigadier de gendarmerie.
Ils sont avec le berger.
-Parfait ! grommela Holmes
en grimpant sur le marchepied. Confirmez
à la préfecture que les services vétérinaires doivent alerter tous les éleveurs
de l’île le plus vite possible. Ils
feront abattre toutes les bêtes suspectes.
-Brigadier, ajouta Ors’Anto sur
le point de lancer ses chevaux, prévenez également l’état-major à Bastia avec
le même code qu’hier. Confirmez que nous sommes cette nuit à Porticciolo.
Précédés de deux gendarmes à
cheval et roulant à vive allure sur la route qui conduisait à la mer, nous
arrivâmes rapidement à la hauteur du chemin qui menait au hameau de Campo. Un
peu plus bas, sur la droite, un gendarme nous invita à nous engager sur la
piste au bout de laquelle un berger, accompagné d’un autre gendarme, se tenait
près d’un enclos. Nous découvrîmes là, sitôt sortis de notre voiture, l’un des
terribles effets de la maladie. Cinq
brebis tremblantes se tenaient dans l’enclos et paraissaient totalement hébétées. Leurs corps parcourus d’un frisson continuel
faisaient mal à voir. Lorsque l’une de
ces bêtes cessait un moment de trembler, c’était pour se gratter et s’arracher
le pelage de manière atroce.
Holmes demanda au berger la
permission d’approcher les malheureuses brebis afin de pouvoir examiner leur
ventre. L’homme ouvrit la clôture en
précédant le détective, tandis qu’ Ors’Anto et moi leur emboitions le pas. Le berger attrapa ses brebis l’une après
l’autre. Chaque fois, un genou posé à terre, Holmes ausculta minutieusement le
ventre de l’animal, à la recherche d’une plaie similaire à celle que nous avait
décrite le berger de Rogliano. Une seule brebis retint l’attention du
détective : elle portait au bas de son flanc les stigmates d’une incision
qui ne devait rien aux griffes naturelles du maquis.
-Regardez ! dit Holmes en
s’écartant de sa loupe. La cicatrice est
ancienne. Mais on distingue nettement
que la coupure a été faite par un instrument tranchant et précis. L’Annamite n’a même pas tenté de cacher les
preuves de son crime.
-Comment diable aurait-il pu s’y
prendre ? demandai-je étonné.
-En orientant au moins son entaille
dans le sens de la marche, répondit Holmes. L’incision aurait été moins facile
à déceler et on aurait pu croire aisément à la blessure causée par un buisson
d’épines.
Holmes se leva en remerciant le
berger pour son aide et nous sortîmes du sinistre enclos.
- Messieurs, dit Holmes en
s’adressant aux gendarmes, vous devez abattre ces brebis, les faire incinérer au
plus vite et rechercher celles qui ont pu s’égarer pour leur faire subir le
même sort.
-Eh monsieur, comme vous y
allez ! répondit l’un des gendarmes. C’est qu’il nous faut des ordres.
-C’est là un cas d’une extrême
urgence, messieurs, croyez moi !
-Vous allez les avoir vos
ordres ! explosa Ors’Anto,
contrôlant mal sa colère. Ils sont en
train d’être donnés. Faites ce que l’on
vous dit !
-Les abattre, monsieur, c’est une
chose, répliqua le même gendarme. Mais croyez-vous
qu’ils vont accepter de perdre cinq brebis ? C’est qu’on est pauvre ici, vous savez. Et une bête, même malade, s’il faut la tuer,
d’accord. Mais si on la brûle, c’est pour la faire cuire, pour la manger,
monsieur.
-Je comprends parfaitement ce que
vous dites, intervins-je. Mais ces messieurs ont raison, le danger est
trop grand. Si cette maladie se répand
dans l’île, nos bergers seront pis que pauvres : ils n’auront même plus de
troupeaux à garder. Vous
comprenez ? C’est un terrible
danger qui menace toute la Corse. Il ne
faut pas que la maladie gagne du terrain.
C’est pour cela qu’il faut retrouver les bêtes et les brûler.
-Les consignes vont être données
par la préfecture ! ajouta
Ors’Anto. Elles seront expliquées demain
ou dans les jours qui viennent dans le journal. Vous n’avez rien à
craindre. Il faut les abattre.
-D’accord, messieurs. J’ai
compris, répondit le gendarme. Nous allons
nous en occuper. Nous les
abattrons. Mais avant de les jeter au
feu, il faut que le maire nous donne un ordre.
-Soit, maites vite,
messieurs ! répondit simplement Ors’Anto.
-Venez, mes amis, laissons ces
messieurs faire leur travail, dit Holmes en se dirigeant vers la voiture. Leur mission n’est pas facile. Nous ne pouvons
rien faire de plus. Allons-nous en.
Sans un mot, Ors’Anto grimpa sur
son siège et fit manœuvrer l’attelage. Nous quittions lentement le mauvais
chemin qui nous avait conduit en ce lieu infortuné et commençions à peine à
aborder la route qui menait à Santa Severa, lorsqu’une détonation déchira
brusquement le silence, suivie d’une autre, puis de trois autres encore.
Nous restâmes silencieux tout le
temps du trajet, du moins jusqu’à la montée avant Porticciolo. Holmes, installé cette fois du côté gauche de
la voiture, ne regardait que la mer. Il
me sembla nécessaire d’interrompre notre silence.
-Qui est Mycroft
Holmes ? demandai-je.
-C’est mon frère, répondit mon
compagnon, mon frère aîné. Il a sept ans de plus que moi.
-Vous ressemble-t-il,
Holmes ?
-Il m’est difficile de vous
répondre, mon ami. Mycroft est tout a
fait dénué d’ambition et d’énergie. Et
il a une corpulence, disons, très pesante.
Vous jugerez vous-même lorsque vous le rencontrerez.
-Parce que je vais rencontrer
votre frère ? demandai-je, interloqué.
-Si vous acceptez de rester en ma
compagnie jusqu’à mon retour à Londres, Pandolfi, je vous promets que vous ne
regretterez pas cette rencontre.
-Votre frère s’intéresse-t-il
comme vous aux énigmes criminelles ?
-Pandolfi, si l’art du détective
consistait en tout et pour tout à raisonner en restant assis dans un fauteuil,
mon frère serait le plus grand policier qui ait jamais vécu.
-En d’autres termes, vos cerveaux
se ressemblent, mais votre frère Mycroft n’a pas la même spécialité que
vous. C’est bien cela, je ne me trompe
pas ?
-Sa spécialité à lui est
l’omniscience, répondit-il de manière énigmatique. Mais n’est-ce pas ma jeune
séductrice Jeanne Marie que je vois là, Pandolfi ? Nous sommes donc arrivés ! ajouta-t-il en faisant un signe en direction
de la petite fille.
-Elle vous attendait,
Holmes ! Cette enfant est certainement tombée amoureuse de vous, dis-je en riant. C’est incroyable.
-Le coeur et l’esprit d’une femme
sont des énigmes insolubles pour un homme, mon ami.
-Cette maxime vaut-elle pour les
détectives ? demandai-je au moment
où s’arrêta notre voiture.
-Pour tous les hommes ! conclut
Holmes en sortant du véhicule, juste avant que la petite Jeanne Marie vienne se
jeter dans ses bras.
Notre soirée à Porticciolo fut
plus chaleureuse encore que notre premier dîner dans la demeure du charpentier de
marine. Nous célébrâmes la dernière nuit
de l’année et les premières heures de l’an 1894 selon la tradition. La soeur d’Ors’Anto avait préparé un cabri en
ragoût dont la sauce au vin rouge fleurait bon dans toute la maison. Nina servit cette viande délicatement
parfumée d’ail et de laurier avec de la pulenta de farine de châtaigne
et des morceaux de brocciu frais.
Holmes et Ors’Anto se resservirent à trois reprises. Au moment des desserts, alors que la table
était envahie d’oranges, de mandarines, de noix et d’amandes, Nina apporta un fiadone*,
qui déclencha une joyeuse agitation sur les genoux de Sherlock Holmes, où la
petite Jeanne-Marie avait élu domicile aussitôt que sa mère avait débarrassé
les fromages. Le fiadone de notre
hôtesse était une véritable merveille de légèreté, subtilement parfumée aux
écorces de citron finement râpées.
-Vous avez une chance inouïe,
Sigerson, dis-je à mon compagnon. Ce
gâteau au brocciu est traditionnel chez nous, mais celui-ci est
incomparable. Je vous assure que je n’en
ai jamais mangé de meilleur.
Nina, vous êtes une magicienne.
Comment faites-vous pour obtenir une telle légèreté ? Vous savez, Sigerson, il m’est arrivé de
manger des fiadone qui étaient de véritables étoupillons.
-Comme les storzapreti* à
la bastiaise quand ils mettent plus de farine que de blettes, rajouta Ors’Anto,
qui avait dû, comme moi, connaître quelques malheureuses expériences culinaires
locales.
-Vous n’y connaissez rien !
répondit Nina, toute fière. Le secret du
fiadone, c’est qu’il faut séparer les blancs d’œufs des jaunes et les
battre en neige avant de mélanger. C’est
tout simple. Et les storzapreti
aux blettes ou aux épinards, je vous en ferai si vous restez un peu plus chez
nous. Tu verras, Orsu, que ça n’étouffe
pas les gens honnêtes. Sauf quand ils en mangent trop par gourmandise !
Je choisis ce moment pour offrir
les cadeaux que nous avions apportés. Nina fut comblée par le cédrat confit
qu’elle tint immédiatement à nous faire partager. Son époux, qui avait déjà mis
sur la table liqueur de myrtes et ratafia de figues sèches, s’empressa d’ouvrir
son flacon de cognac. Ors’Anto nous présenta sa boite à cigares. Quant à Holmes, il fut très touché par le présent
que je lui avais choisi.
-Rien ne pouvait me faire plus
plaisir qu’une pipe, dit-il en m’embrassant avec chaleur.
Holmes alla chercher son tabac
extra noir dans la pièce voisine et revint avec sa loupe en main, qu’il tendit
à la petite Jeanne-Marie.
-Et voilà pour toi, ma belle
enfant. Je n’ai pas eu le temps de faire un joli paquet, mais cette loupe te
permettra de bien observer les abeilles de ta maman.
Jeanne-Marie se jeta dans les
bras du détective, puis alla montrer fièrement sa loupe à son père et à sa
mère. C’est à cet instant que le clocher
du village frappa les douze coups de minuit.
Après que le dernier coup eut retenti, nous nous embrassâmes et Holmes
apprit cette nuit-là le sens des mots Pace e salute*. Nous sortîmes tous
ensuite sur la route, derrière le beau frère d’Ors’Anto, qui avait pris son
fusil de chasse avec lui. Notre hôte
tira un coup de feu en l’air, auquel plusieurs détonations répondirent dans la
nuit. Holmes et Ors’Anto, qui étaient retournés dans la maison chercher leur
arme, tirèrent chacun plusieurs salves, au plus grand étonnement de notre
hôtesse et de son époux, qui ignoraient jusque là que les Scandinaves
voyageaient avec une arme de poing d’aussi gros calibre. Holmes rechargea son Bristish Bulldog et me le confia afin que je sacrifie à mon tour
à la virile tradition. Ors’Anto fit de même et prêta son arme de service à son
beau frère.
Sous les applaudissements de
quelques voisins que nos tirs à répétition n’avaient pas manqué
d’impressionner, nous rentrâmes enfin et passâmes les premières heures de
l’année nouvelle à écouter Holmes raconter à notre hôtesse d’où lui venait sa
passion pour Apis mellifera et son goût pour le miel qu’elles produisent.
Nous apprîmes ainsi qu’à l’âge de
huit ans, Holmes, dont les parents voyageaient sans cesse à l’époque entre
l’Angleterre et le continent, visita avec son père l’Exposition universelle de
Londres, où il pu observer des abeilles à l’intérieur d’une ruche vitrée
construite sur le modèle de celle que Réaumur
avait mise au point au XVIII ͤ siècle.
-J’étais fasciné par ce que je
découvrais, dit Holmes. Et surtout par les explications mathématiques qui
étaient données concernant la loi constante réglant l’égale distance que ces
abeilles mettent toujours entre deux gâteaux de cire. Je me souviens, ajouta Holmes, que la ruche
d’observation comportait des cadres séparés mobiles. Ce détail est très
important, car c’est cette mobilité des cadres qui fait désormais toute
l’originalité et la fortune de l’entreprise de Charles Dadant.
-Qui est ce Dadant, monsieur
Sigerson ? demanda notre hôtesse, passionnée par les propos de mon
compagnon qu’elle écoutait religieusement.
-Un adepte des ruches à cadres
mobiles, madame. Il s’est installé en Amérique il y a de nombreuses années . Je l’ai rencontré chez lui, à Hamilton, à
l’occasion d’un séjour que j’ai fait dans l’Illinois en 1880. Son système de ruches est tout à fait
remarquable, principalement grâce à la mobilité des cadres qu’il a mis au
point.
-Je crois, monsieur Sigerson, que
la visite des ruches qu’a fabriquées mon mari va vous intéresser, déclara avec conviction
la sœur d’Ors’Anto. Va chercher les
plans que nous avait donnés le curé, dit-elle à son époux. Vous allez voir, monsieur Sigerson. Moi aussi, j’utilise des cadres mobiles.
Le mari de Nina revint avec une
liasse de papiers qu’il étala sur la table, en expliquant que, depuis plusieurs
années, il réalisait ce modèle de ruches pour son épouse.
-Je les fais entre deux commandes
de barques et quand je ne peux pas travailler sur le chantier, expliqua le
charpentier. Vous savez, il y a de moins en moins de travail pour nous. Et un
jour va venir où Nina gagnera plus d’argent avec son miel que moi avec mes
barques. Alors, je lui fabrique ses
ruches. Nina, au moins, possède des
milliers d’ouvrières qui travaillent une bonne partie de l’année pour elle. Moi,
je n’ai même plus les moyens d’avoir un apprenti.
Holmes étudia avec attention les plans
qui étaient devant nous. Il grommela à deux ou trois reprises quelques paroles
incompréhensibles, puis examina de nouveau une feuille qui présentait une ruche
composée de différentes parties mobiles.
- C’est un modèle qui date un
peu, avec des cadres séparés. Il a été
mis au point après les travaux de François Hubert. C’est un prêtre, disiez vous, qui vous a
fourni ces plans ? demanda Holmes.
-Oui, monsieur, répondit Nina. Un
vieux curé qui venait chaque été au village retrouver sa sœur. Nous l’avions
connu à notre mariage et depuis nous le rencontrions à chacune de ses visites.
Lui auss aimait les abeilles. Il les étudiait. Et je lui avais dit que j’avais toujours
beaucoup de peine à récolter le miel, parce qu’à chaque fois, en juin, puis en
août, cela me déchirait le cœur de briser ce que les abeilles avaient bâti. J’avais
toujours le sentiment de détruire leur travail.
-Et ce prêtre vous a donc conseillé
d’adopter des ruches avec des cadres séparés, dit Holmes en remontant contre
son épaule le petite Jeanne-Marie qui s’était endormie depuis longtemps.
-Oui, confirma Nina. Il nous a
dit d’abandonner nos troncs d’arbres creusés et nos vieilles ruches en liège et
de construire nous-même nos ruches sur les plans qu’il nous avait apportés.
Comme c’était un homme en qui nous avions confiance, nous avons essayé. Avec
quelques ruches seulement au début. Mais ensuite, quand je me suis aperçue
après plusieurs saisons que les ruches de mon mari donnaient bien mieux que mes
vieilles ruches de liège, nous avons décidé de les adopter. Et dès que mon
époux n’a pas de commande au chantier, il nous construit de nouvelles
ruches. C’est comme ça que je suis
arrivée à agrandir mon élevage et à vendre de plus en plus de miel. J’ai au moins dix bons clients maintenant à
Bastia.
-Savez vous madame que le miel
que j’ai goûté à l’Exposition de Londres lorsque j’avais huit ans venait de
votre île ? dit Holmes avec un franc sourire.
-Est-ce possible, monsieur
Sigerson ? s’étonna, incrédule, notre hôtesse. Du miel des abeilles de chez nous ? Si loin ? A Londres ?
-Oui, chère madame, répondit
Holmes, qui venait de se lever prudemment de son siège pour confier la petite
Jeanne-Marie, toujours endormie, aux bras de sa mère. Le miel de Corse a même obtenu cette année là
une récompense à l’Exposition universelle.
Philippe Tissié (1852-1935)
avait publié, en 1887, sa thèse de médecine sur les Aliénés voyageurs.
Gabriel Tarde
(1843-1904). Juriste de formation et juge d'instruction de 1875 à 1894, Gabriel
Tarde publia de nombreuses études contestant les conceptions de Cesare Lombroso
et de l'école italienne de criminologie. Élu au Collège de France en 1900,
ses travaux de psychologie intermentale
sur la foule, la conversation, la rumeur, en font l'un des précurseurs des
sociologies de l'interaction.
Alexandre Lacassagne
(1843-1924) Professeur de Médecine Légale en
1880 et créateur de la Médecine Légale à
Lyon et de son musée, Alexandre Lacassagne a été l'un des premiers à
appliquer les techniques scientifiques à
la médecine judiciaire. Il défendit, au sein de la Société d’Anthropologie
Lyonnaise, une conception de l’anthropologie criminelle basée sur des faits
biologiques et sociaux.
Emile Durkheim (1858
- 1917) publia, en 1895, Les Règles de la méthode
sociologique et fonda en 1896
la revue L'année sociologique. Sa célèbre étude sur le
Suicide parut en 1897.
René Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757) consacra
le tome V de ses six volumes des Mémoires pour servir à l’histoire des
insectes à la description du comportement des abeilles. Mathématicien, physicien, biologiste,
inventeur d’un thermomètre à alcool qui porte son nom et auteur des travaux qui
permirent à la France d’améliorer la fabrication de l’acier et d’inventer la
céramique réfractaire, Réaumur, par ses études sur les insectes et ses méthodes,
est considéré par tous les historiens des sciences comme l’un des grands
contributeurs au progrès de l’entomologie moderne. Après Aristote, Pline et Papus, Réaumur
s’intéressa tout particulièrement à la construction des formes hexagonales des
alvéoles de cire et à leur fond rhomboïdal formé par trois losanges égaux. Réaumur proposa même que les dimensions
constantes et précises des alvéoles d'abeilles, fassent de l’alvéole la référence d'un système de mesures
invariables, telle que l'est le mètre aujourd'hui.