NCP : Je suis très impressionné par votre roman, écrit avec une finesse de construction magistrale et une exigence littéraire sans concession. Mais plus encore par l’ambition du projet : non seulement décrire des trajectoires
humaines, dépeindre des vies, rendre sensible un paysage, mais aussi rendre
compte d’une situation historique, d’un héritage, témoigner d’un monde en
proie à son malaise, etc. Il y a tellement de pistes à explorer, qu’on hésite
comme devant un gros pavé. Or votre roman ne compte pas cent pages… c’est
dire sa densité, bien qu’écrit avec une sorte d’évidence du récit, si limpide à
suivre… Il n’est par exemple pas impossible de lire ce roman noir comme un
roman du terroir, évoquant la fin douloureuse des campagnes, que la modernité
a délaissées. Ni de voir dans ces vies bancales de vos personnages, une
projection de l’histoire corse contemporaine. Alors puisqu’il faut bien
commencer et que votre roman excède toute tentative de le circonscrire, commençons par n’importe
quel bout… Pourquoi choisir ce village, Barrettali ?
Barrettali est mon village natal. J’y suis revenu après 30 ans passés en Tunisie, à Marseille, à Paris et en Seine
Saint Denis. En quelque sorte un retour au «douar» d’origine… Mais Barrettali est un village mourant. Il symbolise l’intérieur de la Corse, la Corse elle-même. Voir mourir son village natal ! Vous comprendrez que
l’écriture devient obligation de témoignage. Et de survie. Pour soi et puis aussi pour les autres.
NCP : Vous décrivez une terre de désolation, de solitude, d’abandon. Une terre inhumaine, désormais.
Est-ce là le vrai visage de la Corse, sa vérité intime ?
Ici les hivers sont blancs de solitude. Ils passent dans les têtes. On ne s’entend même plus vivre. Ou mourir.
Dans ce désert humain on aurait tendance à marcher à reculons pour que la trace de nos pas - ou de nos
écritures - nous donne l’illusion que quelqu’un chemine encore devant nous et que quelqu’un peut-être nous
suivra.
NCP : L’histoire millénaire de l’île toucherait-elle à sa fin ?
Paul Valery, grand poète français de père corse et de mère italienne, nous a appris que « les civilisations étaient
mortelles ». Les cultures et les langues peuvent donc disparaître – et il en disparaît chaque année. Le peuple
corse millénaire résiste encore mais déjà la moitié des habitants de l’île ne sont pas d’origine corse et ne peuvent
pas, même s’ils le souhaitaient, s’intégrer à une entité qui se désintègre.
NCP : Une île bientôt sans identité? L’île est-elle vraiment déjà ce pays où désormais « les images,
comme la vie, ne tiennent qu’à un fil » ?
L’île ne sera pas sans identité. De partout où il y de l’humain, il y a identité ou du moins une quête permanente
de l’identité. C’est en cela que le microcosme insulaire peut toucher aujourd’hui à l’universel. La question de
l’identité se pose partout dans le monde. Et malheureusement on a tendance à la rechercher au ciel plutôt que
sur la terre.
NCP : L’omerta corse ne serait alors que l’expression de cette agonie ? « les luttes pour la liberté
n’ont pas forcément d’avenir », écrivez-vous. Pas d’avenir parce que plus de peuple corse bientôt ?
L’agonie est la dernière lutte. Celle qui se livre clairement contre la mort. Mais la vie, toute la vie est l’expression
même de cette lutte. Si les luttes pour la liberté n’ont pas forcément d’avenir, cela n’est pas seulement lié aux
phénomènes historiques, à l’histoire que font les hommes, mais plus fondamentalement peut être à leur condition
même que l’on peut qualifier, en reprenant le titre d’un célèbre polar, de « mortelle randonnée ». Quant à
l’omerta corse – et plus généralement méditerranéenne – elle n’est peut-être que l’expression d’une fatalité. Elle
oppose le silence au silence inéluctable. Il n’est peut-être pas nécessaire de condamner ceux qui le sont déjà.
L’omerta, c’est une forme de complicité dans le sentiment tragique de la vie. Même si elle peut-être très utile
aux basses oeuvres.
NCP : Que dire alors de la fatalité de cette mémoire cicatricielle, où la violence plongerait ses racines,
quand il ne reste que des individus broyés et non un peuple constitué pour se soulever, et où chacun,
renvoyé à sa propre solitude, n’aurait plus alors le loisir que de défendre bec et ongle ce qu’il est ?
Cette violence, que l’on a voulu voir comme « tribale », recouvrerait en fait une dimension plus
sociale ? Ou plutôt, comme perte du social ?
La forme violente qu’a toujours pris la résistance en Corse résulte évidemment d’une histoire non écrite, non
vécue, inaccomplie. La violence est certes dirigée contre les oppresseurs, mais elle témoigne aussi de
l’impuissance même d’un peuple à s’organiser, à se constituer en Nation. D’où une violence terrible que l’on
retourne contre soi et dont a témoignée tragiquement la « guerre entre nationalistes » dans les années 90.
NCP : L’île serait en quelque sorte en soins palliatifs ?
L’île est en soins palliatifs et, lorsque j’ai publié mon premier roman en 2001 après longtemps de militantisme
très engagé, j’ai noté en exergue : « Les romans naissent des faillites de l’histoire. ». Peut-être ne nous reste-t-il
que des histoires à raconter pour accompagner bientôt un trop long sommeil.
NCP : Ou bien s’agit-il encore, et aussi, d’autre chose : « la communauté de rêve », comme l’écrivez
encore, se serait dissipée dans cet éparpillement, cette fin des terroirs, les échecs successifs des
luttes d’émancipation. Vous produisez ailleurs une remarquable et troublante analyse de cette latence
dans laquelle semble être tombée l’histoire corse : « on ne comble pas les absences de l’histoire, ces
trous de mémoire que les peuples latents, jamais constitués, légiférés, étatisés et sommes justifiés,
portent en eux comme un pays étrange où tout ce qui est à venir est sans espoir. » Comme s’il y avait
eu un tournant raté, un rendez-vous raté avec l’Histoire, un jour. La Corse serait à ce point
« égarée » qu’il ne lui serait plus permis de « faire peuple » ?
Votre expression de « faire peuple » est très juste. J’ai été l’initiateur du projet très ambitieux de Cunsulta
Naziunale (Assemblée Nationale Provisoire) et malgré les dérives actuelles du mouvement national, je continue à
promouvoir ce projet qui permettra de passer de « l’ombre à la lumière », de « faire peuple « effectivement ».
Vous voyez c’est un peu ça l’esprit de résistance chevillé au corps. On a ici la foi du charbonnier. Nous
entreprenons toujours, même dans les situations les plus désespérées.
NCP : Du devoir de mémoire, on a pu dire qu’il surgissait en France au moment où la France
s’inquiétait de son identité, voire la perdait. En va-t-il de même pour la Corse?
Le devoir de mémoire suppose que ceux qui croient encore à l’avenir du peuple corse ne se conduisent pas en
partisans avides de pouvoir, mais en « passeurs ». Il s’agit de transmettre, si cela est encore possible, des
« valeurs » qui ont permis à notre communauté de traverser les millénaires. Encore faut-il que ces valeurs soient
explicites, qu’elles soient « dites », écrites, clarifiées. Et qu’elles deviennent opérationnelles pour les luttes et les
projets de société à imaginer.
NCP : Vous avez des mots très durs contre le mouvement national, qui aurait sombré dans
l’affairisme, le clientélisme…
Le mouvement national n’en finit pas de dériver. Je le connais en profondeur. J’ai été à l’initiative, avec une
poignée de patriotes, de la création du FLNC. J’ai relaté tout cela dans un livre paru en 2000 chez l’Harmattan
(Front de Libération Nationale de la Corse, de l’ombre à la lumière). Nous sommes toujours dans l’ombre.
NCP : Vous allez même très loin, en évoquant une sorte de dérive à l’algérienne : les attentats
seraient perpétrés avec la bienveillance des autorités, pour maintenir le pays dans une déstabilisation
de nature à justifier l’absence d’une politique corse efficiente et cela, avec la complicité d’acteurs
locaux décidés à se maintenir coûte que coûte au pouvoir…
J’évoque la complicité objective entre l’Etat et certaines fractions nationalistes car le seul souci de ces fractions
est de « dialoguer » avec le pouvoir. Le fameux processus de Matignon en a été le plus bel exemple. Il n’en est
rien sorti qu’un affaiblissement supplémentaire du mouvement national. Je n’ai pas beaucoup forcé le trait dans
mon bouquin concernant des complicités plus évidentes puisque le rassemblement « clandestin » de Tralonca
avait été convenu avec le ministre de l’intérieur de l’époque.
NCP : Je n’oublie pas qu’il s’agit d’un roman. Mais, alors que le roman noir et le roman policier
s’embarrassent de plus en plus de maniérisme littéraire, vous semblez encore vouloir lui donner un
sens, j’allais dire : tout son sens, en en faisant aussi le témoin critique de son temps. Vous signez
même là votre second roman noir, après Corsica Clandestina (Albiana, 2004), après avoir publié pas
mal d’essais sur des thèmes voisins. Le roman noir serait-il ouvrerait-il, au-delà du plaisir du texte,
de vrais espaces de réflexion et de vie ?
Toute l’histoire du roman noir correspond à des époques où se fait sentir le besoin d’exprimer autrement les
malaises ou les malheurs de la société. Mais cela bien entendu demeure au stade du constat. Le maniérisme
littéraire que vous évoquez, ou encore une certaine désinvolture, un certain humour qui par ailleurs donnent
souvent de très bons textes d’un point de vue littéraire, sont peut-être la conséquence d’une attitude purement
descriptive. On est spectateur. On joue et on se joue de ce spectacle. Mais si le spectacle est fondamentalement
cynique, ne le devient-on pas aussi ? C’est pourquoi, en ce qui me concerne, je ne pourrais pas écrire sur ce
peuple qui est le mien en me désengageant de sa lutte pour la survie. Il ne s’agit pas d’être un écrivain
« engagé » comme on a pu le concevoir autrefois et moins encore un « intellectuel organique », mais tout
simplement un militant parmi les autres.
( Source: www.noircommepolar.com )