Une ligne de livres insufflée par Okuba Kentaro
11 avril 2021
Confinement, portrait et lecture
Qu’est-ce je peux faire ? j’sais pas quoi faire… ânonnait l’Anna divine, dans un Peter the Bastringue des meilleurs flots de la nouvelle vague, avant que Godard oublie comment filmer une histoire. On était alors au grand moment de l’autodafé, quand on farhenheitisait les personnages, les récits, les vies et les pensées. Conséquences lointaines de la déconstruction picturale, le nouveau roman comme un bulldozer de l’âme, déclarait une guerre totale à la narration, et le cinéma allait suivre très vite, le théâtre itou (n’est-ce pas Handke ?). Pierrot le fou a échappé en quelque sorte à ce destin. Il est comme ça des éclaircies dans les ouragans stylistiques, des chefs d’œuvre curieusement épargnés par les iconoclastes.
Brûlez, créez, bougez, il restera toujours quelque chose.
Bouger, facile à dire ça, en ce moment. Pour éviter la sinistrose, je lance un slogan – comme d’habitude vous en faites ce que vous voulez – : prenez une ligne de livres et libérez-vous. D’accord, c’est pas nouveau, mais c’est intense. Plus intense que tout.
Vous êtes libre de tout essayer, mais pour les fainéants, les indécis et les malléables voici ma sélection de textes qui donneront de l’élégance, voire de la classe, à leur couch potating. Vous verrez, ils ne se classent pas dans le même registre, mais ils respectent les objectifs de la narration, et cette splendide capacité de la littérature à donner vie.
L’Atlantide
Deux hommes dans le désert, deux officiers qui se découvrent, qui parlent dans la nuit. Saint-Avit, capitaine à la réputation sulfureuse, aventurier et géologue, et le narrateur, le lieutenant Olivier Ferrières, son condisciple de Saint-Cyr, homme plus conventionnel, prônant le devoir, c’est-à-dire n’ayant pas encore expérimenté les problèmes de la morale. Ferrières n’a pas vécu, il n’est pas allé au bout de lui-même, ni au terme des cartes du monde planifié. Saint-Avit raconte lui, à travers l’histoire d’un amour pour une femme mythique, Antinéa, l’histoire de l’attrait de la mort. Plus l’on s’approche d’elle, et plus le mirage de la félicité s’éloigne. Le lecteur, s’il est épris d’exotisme, comprend bien que le voyage est illusoire, et qu’il s’enfonce bien plus dans l’introspection et le néant que dans les espaces reculés du monde réel. S’il est une esthétique du désert, elle passe par la crucifixion.
Le texte classique de Pierre Benoît, profond et mystique à la façon du Prophète de Khalil Gibran, sensible à la douleur des bêtes, ouvrant des territoires imaginaires et somptueux tel un Jules Verne azimuté, n’a pas pris une ride, sans doute parce que l’auteur savait composer et chercher l’excellence.
L’Archipel du chien
Voici un texte tout aussi tendu que le précédent, millimétré dans ses effets, mais sur un ton plus désabusé toutefois, le second degré lui procurant une sorte de regard à la Sciaccia. Une île en Méditerranée à l’écart de tout, un volcan plutôt, qui gronde, choeur antique et funeste, en arrière fond sonore de toutes les petites actions des insulaires. Un secret, piètre en vérité puisqu’il est celui de la noirceur du cœur humain, tente d’être camouflé, mais viendra un homme étrange, un homme que l’alcool ne soûle pas, un Commissaire venu jeter dans le brasier latent l’étincelle de la lucidité. Ou bien celle de la cruauté. Un étranger qui n’aime pas les îles : « C’est l’idée même de l’île qui m’est insupportable. Être entouré d’eau ». L’eau ne protège pas du mal, elle le conserve, et il n’y est jamais possible, d’un coup de voiture, d’échapper à son empire.
Philippe Claudel construit ici un piège aussi technique que fascinant, et la ronde des personnages, tous très construits, même s’ils tiennent de petits rôles, nous entraîne. Les dialogues, somptueux – ce qui devient de plus en plus rare –, distillent juste ce qu’il faut de décalé pour nous émerveiller. Un roman court, ironique et troublant.
L’Héritage Davenall
Je ne savais rien de Robert Goddard, mais je quitte la cathédrale de l’héritage Davenall étourdi par la visite, admiratif devant le luxe des détails et la précision des différentes intrigues qui s’insèrent. La construction narrative est époustouflante, même si nous ne sommes pas en présence d’une œuvre géniale : je regrette le dernier quart du texte qui baisse d’un ton, sans devenir trivial pour autant. On pense à Anthony Trollope pour le rythme et le souffle, à un vieux film de Kurozawa, Le duel silencieux, pour la problématique secrète du héros, ce mystérieux homme revenu de nulle part, nommé M. James Norton, et se prétendant Davenall, un héritier légitime, disparu depuis onze ans, déclaré mort depuis quatre ans. Incidemment – toutes les catastrophes commencent ainsi, par l’insignifiant –, avec le titre de baronnet et la fortune qui l’accompagne, le flegmatique M. Norton vient chercher son ancienne fiancée, mariée depuis au narrateur de ce conte dévastateur, victorien par ses préjugés et ses castes, brontien par son ambiance crépusculaire de brouillard et de bises. Les feuilles mortes tombent en rafale dans les allées des parcs, comme les souvenirs surgissent soudain dans les consciences les plus fates. Face à ce retour du néant, la famille réagit à sa façon, entre ceux qui le croient et ceux qui ne voient là que la bassesse d’un imposteur, attiré par la richesse. Les points de vue se croisent et attirent dans des directions inattendues, ouvrant de nouvelles énigmes. Rien n’est plus équivoque qu’une identité, et les familles se construisent sur les fantômes de l’indicible.
Trop proche de ses personnages pour les simplifier en pulsions ou en complexes, Goddard échappe avec maestria au risque de la psychanalyse lourdaude, d’où notre bonheur. Pour une fois, la quatrième de couverture est véridique : des nuits blanches en perspective.
Crève la fin
Il est une énigme de la lecture qu’elle ne se donne jamais directement, et que l’on y parvient par la médiation de l’objet livre, sa forme, son poids, la blancheur de ses pages, la taille des caractères, et avant toute chose l’émotion de la couverture. Ce rapport invisible de la forme au fond, qui fait de chaque livre un individu parlant, sert ici à un dessein plus total encore, puisque l’image du texte, cet autoportrait en larges aplats de couleurs vives que cerne un frisottis organique, figuratif, mais à peine, ces yeux en déséquilibre, globuleux et intenses qui vous fixent… Tout est dit en un flash de conscience que le livre va démultiplier, en phrases caterpilar, sans souci de l’élégance parfois, car le vécu n’est pas un chemin de roses, en phrases survoltées qui dérivent, qui renvoient vers une fatale obsession. L’autoportrait de la couverture implique l’autoportrait de l’histoire : Julien, peintre issu d’une histoire dévastée, avance avec ses tripes sur le devant de la scène, enragé, sauvage. La gloire bien sûr, mais peut-elle recoudre les lambeaux torturés de sa conscience ? Lorsque l’on ne triche pas avec son art, peut-on échapper à son destin tragique ? Des questions qui vitriolent le texte, et atteignent le lecteur, qu’il le veuille ou non. Avec ce livre, Jack Boland confirme tout le bien que l’on peut penser de lui, dans une écriture très années trente, entre Artaud et Carco, la seule qui surnage depuis.
Le discours
Je dois ce livre agréable à un ami d’aéroport, avec qui j’échange au cours de brèves escales. Le prétexte de ce court roman, très disert, est mince, mais juteux. On demande à Adrien – le prénom est révélateur de la procrastination maladive du personnage principal –, célibataire largué par sa chérie Sonia, de préparer un discours de mariage, pour célébrer l’union de sa sœur avec Ludo, un décérébré fier de lui qui énonce des idées reçues à la cadence automatique. La famille qui l’aime, bien sûr, feint de ne pas comprendre les tourments d’Adrien. Existent-ils seulement ? Dans ce portrait d’une époque vide de compassion et d’entraide, Fabrice Caro m’a fait penser à Jonathan Sfar pour la facilité de l’écriture, légère et saupoudrée de sel, pour son esprit stand-up, mais la question sous-jacente de l’individu déconnecté, celle de l’incapacité du groupe à inclure, surtout les inclassables, apportent une note plus sombre à ce marivaudage.
Fresnes. Résidence d’écrivain
On se rappelle aisément le choc qu’a constitué pour l’île et pour ses lecteurs l’incarcération « préventive » de Jean-Pierre Santini, cet écrivain et éditeur qui consacre sa vie au développement de la culture. Toujours éloigné aujourd’hui de Barrettali pour motifs judiciaires – il pourrait y comploter avec les masses terroristes qui infestent les lieux –, Santini expose ici en trois textes différents, par la forme du moins, Main courante, Personnages, Controverse, le traumatisme de cet exil manu militari, la grève de la faim, les entrevues humaines (ou moins), le dispositif de l’enfermement, qui muselle la pensée non seulement de l’auteur, mais de celle de ses relations. Dans ce journal d’une incarcération, dans ces dialogues qui ne se croisent pas, tant sont exacerbées les distances intellectuelles, dans ces rencontres pleines de sous-entendus et rarement fructueuses, se dit la dimension du tout pouvoir. La prison s’exerce au-delà des murailles, dans un monde insouciant, ou qui s’évertue à l’être, pour ne pas friser la complicité. Santini se réfère en vain à la raison pascalienne : par une lecture parallèle et argumentée des Pensées sur la justice, il tente de briser la vision manichéenne du juge, mais ces subtilités ne conviennent pas. L’équivoque est dangereuse, notre époque veut le ronron des pensées soumises. Il s’agit donc moins ici de littérature, même si la patte du maître est présente, que de témoignage à vif, pour ceux qui veulent rester vivants, debout dans la tourmente.
Ne nous quittons pas
Sur la pénible côte landaise – magnifique description du Vieux Boucau, morne village touristique au milieu des années soixante –, une plage familiale perd soudain de son rythme indolent, s’agite, se rebelle, bouleversée par les trois jours de vacances inopinées de Jacques Brel et de sa petite famille. Jean, le père du héros, Maître-Nageur Sauveteur bénévole, un père en majuscules et en forfanterie, s’occupe de tout pour faire respecter l’incognito de la grande vedette. Il en va de son honneur. Sur un sujet simplissime, celui de l’enfance témoin – on pensera d’ailleurs pour l’ambiance désuète et tranquille du roman à la mollesse trouble et sensuelle d’un Été 42 d’Herman Rocher –, Jacques Expert évoque avec succès une époque disparue, la France d’avant 68, ses règles et ses désirs, ses hiérarchies acceptées, ses convenances. Dans ce petit monde endormi et ronchon qui est son fief, le beau Jeannot, culturiste et rouleur de biceps, plus rêveur éveillé que mythomane, reconstruit son histoire, et celle de sa vie, entre les frotti-frottas incessants, les soucis à la petite semaine et les fantasmes de gloire militaire, et si son fils Jacques n’est pas capable encore de capter les ambiances érotiques dans lesquelles baignent les adultes consentants, il n’est certainement pas le plus innocent de l’affaire.
Voilà vous savez tout. Bien à vous
OK
PS : un petit dernier pour la route, pour ceux qui aiment les thrillers qui déboulent, Le Jour de l’ombre, de Bertrand Breneau, une écriture efficace, un brin scénaristique à mon goût, pour une aventure oscillante entre gothique et gore. Effroi en perspective.