Une ligne de livres insufflée par Okuba Kentaro

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Confinement, portrait et lecture

Qu’est-ce je peux faire ? j’sais pas quoi faire… ânonnait l’Anna divine, dans un Peter the Bastringue des meilleurs flots de la nouvelle vague, avant que Godard oublie comment filmer une histoire. On était alors au grand moment de l’autodafé, quand on farhenheitisait les personnages, les récits, les vies et les pensées. Conséquences lointaines de la déconstruction picturale, le nouveau roman comme un bulldozer de l’âme, déclarait une guerre totale à la narration, et le cinéma allait suivre très vite, le théâtre itou (n’est-ce pas Handke ?). Pierrot le fou a échappé en quelque sorte à ce destin. Il est comme ça des éclaircies dans les ouragans stylistiques, des chefs d’œuvre curieusement épargnés par les iconoclastes.

Brûlez, créez, bougez, il restera toujours quelque chose.

Bouger, facile à dire ça, en ce moment. Pour éviter la sinistrose, je lance un slogan – comme d’habitude vous en faites ce que vous voulez – : prenez une ligne de livres et libérez-vous. D’accord, c’est pas nouveau, mais c’est intense. Plus intense que tout.

Vous êtes libre de tout essayer, mais pour les fainéants, les indécis et les malléables voici ma sélection de textes qui donneront de l’élégance, voire de la classe, à leur couch potating. Vous verrez, ils ne se classent pas dans le même registre, mais ils respectent les objectifs de la narration, et cette splendide capacité de la littérature à donner vie.

L’Atlantide

Deux hommes dans le désert, deux officiers qui se découvrent, qui parlent dans la nuit. Saint-Avit, capitaine à la réputation sulfureuse, aventurier et géologue, et le narrateur, le lieutenant Olivier Ferrières, son condisciple de Saint-Cyr, homme plus conventionnel, prônant le devoir, c’est-à-dire n’ayant pas encore expérimenté les problèmes de la morale. Ferrières n’a pas vécu, il n’est pas allé au bout de lui-même, ni au terme des cartes du monde planifié. Saint-Avit raconte lui, à travers l’histoire d’un amour pour une femme mythique, Antinéa, l’histoire de l’attrait de la mort. Plus l’on s’approche d’elle, et plus le mirage de la félicité s’éloigne. Le lecteur, s’il est épris d’exotisme, comprend bien que le voyage est illusoire, et qu’il s’enfonce bien plus dans l’introspection et le néant que dans les espaces reculés du monde réel. S’il est une esthétique du désert, elle passe par la crucifixion.
Le texte classique de Pierre Benoît, profond et mystique à la façon du Prophète de Khalil Gibran, sensible à la douleur des bêtes, ouvrant des territoires imaginaires et somptueux tel un Jules Verne azimuté, n’a pas pris une ride, sans doute parce que l’auteur savait composer et chercher l’excellence.

L’Archipel du chien

Voici un texte tout aussi tendu que le précédent, millimétré dans ses effets, mais sur un ton plus désabusé toutefois, le second degré lui procurant une sorte de regard à la Sciaccia. Une île en Méditerranée à l’écart de tout, un volcan plutôt, qui gronde, choeur antique et funeste, en arrière fond sonore de toutes les petites actions des insulaires. Un secret, piètre en vérité puisqu’il est celui de la noirceur du cœur humain, tente d’être camouflé, mais viendra un homme étrange, un homme que l’alcool ne soûle pas, un Commissaire venu jeter dans le brasier latent l’étincelle de la lucidité. Ou bien celle de la cruauté. Un étranger qui n’aime pas les îles : « C’est l’idée même de l’île qui m’est insupportable. Être entouré d’eau ». L’eau ne protège pas du mal, elle le conserve, et il n’y est jamais possible, d’un coup de voiture, d’échapper à son empire.
Philippe Claudel construit ici un piège aussi technique que fascinant, et la ronde des personnages, tous très construits, même s’ils tiennent de petits rôles, nous entraîne. Les dialogues, somptueux – ce qui devient de plus en plus rare –, distillent juste ce qu’il faut de décalé pour nous émerveiller. Un roman court, ironique et troublant.

L’Héritage Davenall

Je ne savais rien de Robert Goddard, mais je quitte la cathédrale de l’héritage Davenall étourdi par la visite, admiratif devant le luxe des détails et la précision des différentes intrigues qui s’insèrent. La construction narrative est époustouflante, même si nous ne sommes pas en présence d’une œuvre géniale : je regrette le dernier quart du texte qui baisse d’un ton, sans devenir trivial pour autant. On pense à Anthony Trollope pour le rythme et le souffle, à un vieux film de Kurozawa, Le duel silencieux, pour la problématique secrète du héros, ce mystérieux homme revenu de nulle part, nommé M. James Norton, et se prétendant Davenall, un héritier légitime, disparu depuis onze ans, déclaré mort depuis quatre ans. Incidemment – toutes les catastrophes commencent ainsi, par l’insignifiant –, avec le titre de baronnet et la fortune qui l’accompagne, le flegmatique M. Norton vient chercher son ancienne fiancée, mariée depuis au narrateur de ce conte dévastateur, victorien par ses préjugés et ses castes, brontien par son ambiance crépusculaire de brouillard et de bises. Les feuilles mortes tombent en rafale dans les allées des parcs, comme les souvenirs surgissent soudain dans les consciences les plus fates. Face à ce retour du néant, la famille réagit à sa façon, entre ceux qui le croient et ceux qui ne voient là que la bassesse d’un imposteur, attiré par la richesse. Les points de vue se croisent et attirent dans des directions inattendues, ouvrant de nouvelles énigmes. Rien n’est plus équivoque qu’une identité, et les familles se construisent sur les fantômes de l’indicible.
Trop proche de ses personnages pour les simplifier en pulsions ou en complexes, Goddard échappe avec maestria au risque de la psychanalyse lourdaude, d’où notre bonheur. Pour une fois, la quatrième de couverture est véridique : des nuits blanches en perspective.

Crève la fin

Il est une énigme de la lecture qu’elle ne se donne jamais directement, et que l’on y parvient par la médiation de l’objet livre, sa forme, son poids, la blancheur de ses pages, la taille des caractères, et avant toute chose l’émotion de la couverture. Ce rapport invisible de la forme au fond, qui fait de chaque livre un individu parlant, sert ici à un dessein plus total encore, puisque l’image du texte, cet autoportrait en larges aplats de couleurs vives que cerne un frisottis organique, figuratif, mais à peine, ces yeux en déséquilibre, globuleux et intenses qui vous fixent… Tout est dit en un flash de conscience que le livre va démultiplier, en phrases caterpilar, sans souci de l’élégance parfois, car le vécu n’est pas un chemin de roses, en phrases survoltées qui dérivent, qui renvoient vers une fatale obsession. L’autoportrait de la couverture implique l’autoportrait de l’histoire : Julien, peintre issu d’une histoire dévastée, avance avec ses tripes sur le devant de la scène, enragé, sauvage. La gloire bien sûr, mais peut-elle recoudre les lambeaux torturés de sa conscience ? Lorsque l’on ne triche pas avec son art, peut-on échapper à son destin tragique ? Des questions qui vitriolent le texte, et atteignent le lecteur, qu’il le veuille ou non. Avec ce livre, Jack Boland confirme tout le bien que l’on peut penser de lui, dans une écriture très années trente, entre Artaud et Carco, la seule qui surnage depuis.

Le discours

Je dois ce livre agréable à un ami d’aéroport, avec qui j’échange au cours de brèves escales. Le prétexte de ce court roman, très disert, est mince, mais juteux. On demande à Adrien – le prénom est révélateur de la procrastination maladive du personnage principal –, célibataire largué par sa chérie Sonia, de préparer un discours de mariage, pour célébrer l’union de sa sœur avec Ludo, un décérébré fier de lui qui énonce des idées reçues à la cadence automatique. La famille qui l’aime, bien sûr, feint de ne pas comprendre les tourments d’Adrien. Existent-ils seulement ? Dans ce portrait d’une époque vide de compassion et d’entraide, Fabrice Caro m’a fait penser à Jonathan Sfar pour la facilité de l’écriture, légère et saupoudrée de sel, pour son esprit stand-up, mais la question sous-jacente de l’individu déconnecté, celle de l’incapacité du groupe à inclure, surtout les inclassables, apportent une note plus sombre à ce marivaudage.

Fresnes. Résidence d’écrivain

On se rappelle aisément le choc qu’a constitué pour l’île et pour ses lecteurs l’incarcération « préventive » de Jean-Pierre Santini, cet écrivain et éditeur qui consacre sa vie au développement de la culture. Toujours éloigné aujourd’hui de Barrettali pour motifs judiciaires – il pourrait y comploter avec les masses terroristes qui infestent les lieux –, Santini expose ici en trois textes différents, par la forme du moins, Main courante, Personnages, Controverse, le traumatisme de cet exil manu militari, la grève de la faim, les entrevues humaines (ou moins), le dispositif de l’enfermement, qui muselle la pensée non seulement de l’auteur, mais de celle de ses relations. Dans ce journal d’une incarcération, dans ces dialogues qui ne se croisent pas, tant sont exacerbées les distances intellectuelles, dans ces rencontres pleines de sous-entendus et rarement fructueuses, se dit la dimension du tout pouvoir. La prison s’exerce au-delà des murailles, dans un monde insouciant, ou qui s’évertue à l’être, pour ne pas friser la complicité. Santini se réfère en vain à la raison pascalienne : par une lecture parallèle et argumentée des Pensées sur la justice, il tente de briser la vision manichéenne du juge, mais ces subtilités ne conviennent pas. L’équivoque est dangereuse, notre époque veut le ronron des pensées soumises. Il s’agit donc moins ici de littérature, même si la patte du maître est présente, que de témoignage à vif, pour ceux qui veulent rester vivants, debout dans la tourmente.

Ne  nous quittons pas

Sur la pénible côte landaise – magnifique description du Vieux Boucau, morne village touristique au milieu des années soixante –, une plage familiale perd soudain de son rythme indolent, s’agite, se rebelle, bouleversée par les trois jours de vacances inopinées de Jacques Brel et de sa petite famille. Jean, le père du héros, Maître-Nageur Sauveteur bénévole, un père en majuscules et en forfanterie, s’occupe de tout pour faire respecter l’incognito de la grande vedette. Il en va de son honneur. Sur un sujet simplissime, celui de l’enfance témoin – on pensera d’ailleurs pour l’ambiance désuète et tranquille du roman à la mollesse trouble et sensuelle d’un Été 42 d’Herman Rocher –, Jacques Expert évoque avec succès une époque disparue, la France d’avant 68, ses règles et ses désirs, ses hiérarchies acceptées, ses convenances. Dans ce petit monde endormi et ronchon qui est son fief, le beau Jeannot, culturiste et rouleur de biceps, plus rêveur éveillé que mythomane, reconstruit son histoire, et celle de sa vie, entre les frotti-frottas incessants, les soucis à la petite semaine et les fantasmes de gloire militaire, et si son fils Jacques n’est pas capable encore de capter les ambiances érotiques dans lesquelles baignent les adultes consentants, il n’est certainement pas le plus innocent de l’affaire.

Voilà vous savez tout. Bien à vous

OK

PS : un petit dernier pour la route, pour ceux qui aiment les thrillers qui déboulent, Le Jour de l’ombre, de Bertrand Breneau, une écriture efficace, un brin scénaristique à mon goût, pour une aventure oscillante entre gothique et gore. Effroi en perspective.


Brumes corses de Claude Ferrieux par Okuba Kentaro

Brumes dr lettropolisUne fois n’est pas coutume, je présente ici un livre publié sur internet, qui est me semble-t-il destiné à toute personne qui souhaiterait comprendre l’esprit des habitants d’une petite île qui étonne toujours le monde.

Orsanto, le narrateur, se propose de faire visiter la Corse à un petit groupe de touristes italiens, obligés d’attendre à Bastia que leur yacht, objet d’un attentat, soit réparé. Voici le fil conducteur d’un roman mystérieux, qui interroge autant le lecteur qu’il ne le fascine. On pourrait tout d’abord croire que l’enquête la plus importante du récit concerne l’identité des quatre touristes italiens, ou se prétendant tels. Mais en fait c’est la personnalité ambivalente du jeune insulaire, détective privé qui se camoufle, qui constitue l’énigme, l’énigme de la corsitude.

 Rien n’est plus insaisissable que ce concept. D’aucuns en effet, formant la grande masse, identifient la Corse à une île gorgée de soleil et propice aux jeux estivaux, tant de la séduction que des plaisirs divers. Venus chercher rayons uv et crème solaire, ils s’en satisfont à merveille et ne voient rien d’autre que la plage.

 Mais la Corse est avant tout une montagne, c’est-à-dire par nature un lieu inaccessible, où la rareté des récoltes et la dureté du climat créent des personnalités fortes, souvent austères. Ici, l’esprit n’est pas aux mollesses du farniente et au culte du bronzage. Le soleil est un ennemi héréditaire, dont on se protège, et la mer apporte depuis des millénaires les étrangers et les pillards. Connaisseur de la culture insulaire, Claude Ferrieux a donc déroulé son récit, justement intitulé Brumes corses, dans un monde où les limites se dissolvent, où le regard se brouille, à la frange des deux mondes, la Corse de l’intérieur, le littoral des touristes. Il nous dévoile les deux principes de la culture traditionnelle, la spia, la surveillance constante des autres et de leurs gestes, et l’invidia, la jalousie de ce que les autres possèdent et le désir de se mesurer à eux pour les dominer. Si mon voisin a acquis un nouveau 4x4, je répliquerai en achetant un BMW Cheyenne. 

Pour l’auteur, la caractéristique psychologique du Corse se définit par sa schizophrénie culturelle, le fait qu’il est toujours scindé entre l’homme urbain et le paesanu, le villageois. Orsanto découvre que ces deux cultures, l’occidentale et la traditionnelle, coexistent en lui à son insu et qu’elles le placent dans un inconfort permanent. Pour mieux faire comprendre au lecteur ce phénomène déstabilisant, Claude Ferrieux propose une scène étrange et emblématique au cours de laquelle, le jeune homme fait cuire des figatelli dans la cheminée au mois d’août. Comme si, une fois retourné au village, l’été n’existait plus, comme si les figatelli, que l’on mange traditionnellement en hiver devenaient soudain un plat de saison.

Avant que d’être un bon thriller psychologique, Brumes corses témoigne de la disjonction absolue des deux mondes, et propose en creux une explication de la violence insulaire, de ces accès de fureur qui saisissent par exemple le jeune homme lorsque ses hôtes Italiens semblent partager avec lui une culture méditerranéenne, une langue italique.

« Cet homme [un cafetier corse] a manifestement été surpris et flatté qu’un étranger comprenne notre langue, et je dois avouer que, bien que ce ne soit nullement une découverte pour moi, j’ai eu ce même réflexe.

Maintenant je commence à en éprouver au contraire un agacement croissant, viscéral, qui deviendrait même une réelle exaspération. Aussi ai-je tronqué la conversation en exigeant un peu rudement l’addition. »

Brumes corses décrit un continent encore inconnu de l’humanité, celui de la tolérance. Dans le sentiment d’hospitalité, surgissent en permanence de tels mouvements d’humeur, preuves que l’âme humaine est toujours partagée entre l’envie de faire plaisir à autrui et la crainte qu’il ne finisse par imposer ses propres règles. Ainsi, ce roman quasi-identitaire ouvre-t-il à une question universelle : que savons-nous de nos racines ? Ou plus exactement, pouvons-nous accepter d’avoir des racines communes avec d’autres peuples, alors que nous nous sentons si intrinsèquement uniques ? Il n’y a peut-être pas de réponse évidente, nous dit subtilement Claude Ferrieux.

Claude Ferrieux, Brumes corses (muffura corsa), éditions en ligne Lettropolis : http://www.lettropolis.fr/Public/Olnitheque/Fiche.php?ID_Article=48

Cette chronique d'Okuba Kentaro est également en ligne sur le site de Combats Magazine.


Du texte clos d'Ugo Pandolfi par Okuba Kentaro

Couv nera upandolfi Antoine Desanti est un petit génie de la sémantique appliquée aux lettres de menace. Il distingue l’identité de celui qui par nature souhaite rester le plus anonyme possible. Cela grâce à une technique mathématique complexe qui convient à merveille à son cerveau méticuleux, véritable caisse enregistreuse de codes et de chiffres divers.

Installé en Corse, dans une sorte de préretraite active, entre ses animaux favoris, dont la chienne Virgule, et le spectacle de la Méditerranée, Antoine s’est enfermé dans un protocole intellectuel. Il vit moins qu’il ne pense la vie, car il a tout fait pour s’éloigner moralement de la menace infinie portée par ces textes clos, ces textes renfermés comme des colis piégés qu’il ne s’agit pas de faire exploser dans leur signification. Le sens des mots est moins important pour Desanti que la forme syntaxique des phrases, ce qui lui permet de ne pas être affecté par les horreurs qu’il examine.

Or, son ami, le commissaire Clément Rossetti, vient détoner dans ce paysage de sécurité mentale. Il met à bas la construction antiatomique du paisible Antoine, en introduisant pour la première fois dans le processus de résolution de son ami, une variante humaine qu’il avait soigneusement écartée. En obligeant le sémanticien à participer à une enquête véritable, le policier va lui faire redécouvrir la réalité du mal derrière les mots. A partir d’un crime sadique trop parfait pour être honnête, le doux quinquagénaire quitte donc son ermitage ou son arche de Noé pour traverser le vaste monde et découvrir aux antipodes que l’homme est semblable à l’homme, dans ses rêves comme dans ses désillusions. Au lieu d’un trésor, il découvrira au retour… Non, ne racontons pas tout, même si tout est dans ce livre.

Car à la suite de nombreux grands auteurs, Ugo Pandolfi s’attaque au concept de livre total, appliqué cette fois au polar. On pense au mot d’André Maurois qualifiant le phénoménal Contrepoint d’Aldous Huxley de « roman d’idées ». Tel est en effet l’enjeu de ce Texte clos, donner à penser, présenter à compter d’une série de perspectives historiques, géographiques, politiques, criminologiques, linguistiques, subtilement entrelacées et bardées d’une vision amoureuse (car Desanti est un homme qui aime profondément la vie) une vision complexe et fraternelle de l’humanité. Toute la force narrative de Pandolfi consistera à porter le lecteur, à travers le labyrinthe érudit (Pandolfi a la passion des acronymes) d’un texte aimable et directement prenant, à le conduire vers cet enjeu intellectuel, sans l’effrayer aucunement, sans l’abrutir de hautes pensées stériles, sans le déconsidérer nulle part. Pandolfi, à la manière d’un Voltaire, rend proche les plus grands sujets, et il sait distraire sans vulgariser. Le voyage est splendide et le bonheur de lecture assuré. Quand il atteint un tel niveau d’inventivité et de langue, le polar se savoure comme un verre de Sauternes, avec sensiblement les mêmes effets de douce euphorie.

NDLR - Source: Combats Magazine dans lequel le romancier et chroniqueur Okuba Kentaro présentait en 2009  l'édition en ligne de ce deuxième roman d'Ugo Pandolfi, publié en 2011 dans la collection Nera des éditions Albiana.


La nuit du tagueur: un polar surréaliste par Okuba Kentaro

Nuit tagueurOn le sait, le roman noir est une étagère qui accueille tous les styles, souvent les meilleurs, en tout cas les plus inventifs. Mais jusqu’à la Nuit du Tagueur, de Nathanaël Fox, je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer une telle expérience littéraire de dynamitage des limites. Tout se passe comme si l’auteur avait décidé d’emporter le lecteur au-delà des apparences du quotidien, mais de manière subreptice, sans en faire une démonstration ou une technique. Comme dans les romans étranges de Marcel Aymé, ou bien de Didier Van Cauwelaert, son élève le plus magistral, on saute dans l’irrationnel sans préalable aucun, au détour d’une phrase anodine.

On pourrait craindre, à lire les lignes précédentes, un obstacle insurmontable qui serait celui de la « prise de tête », mot abominable aujourd’hui, traduisant la haine d’une génération de lecteurs décérébrés vis-à-vis du moindre effort mental. Mais tel n’est pas le cas, tant Nathanaël Fox entend nous promener plutôt que de nous semer dans des doutes hyperboliques. Son style efficace et pur, le tracé en grandes lignes dynamiques de l’histoire, la justesse des personnages, tout cela prouve que l’auteur maîtrise son art, et sait nous entraîner dans une recherche infernale.

À l’opposé des polars dits intellectuels, laborieusement mis en œuvre par des spécialistes de la linguistique ou de la psychanalyse, qui sont prétextes à une vulgarisation plus ou moins réussie des concepts anthropologiques et des sciences humaines, il n’y a ici ni pédanterie ni forfaiture. Nous sommes bien dans un roman d’investigation dont Fox respecte soigneusement les règles du genre, en partant d’une intrigue minimaliste et logique : Richard Killroy s’inquiète du comportement, et des fréquentations de son fils David. En effet, depuis qu’il a rejoint un groupe de tagueurs, les HMJ, dont l’un des membres a été tué de manière mystérieuse, David s’absente de longues nuits et cultive le mystère. À l’aide d’un improbable commissaire Merle, débonnaire et esthète, et de Gina, son ex-épouse, Killroy part à la recherche de David, sans savoir vraiment où le mènent ses pas.

Voici le fil conducteur du roman qui concilie presque les trois unités classiques, de temps, de lieu et d’action, mais au lieu de faire passer le courant qui éclaire, ce fil rouge transmet l’énergie explosive qui bouleversera de fonds en comble l’architecture du livre. C’est une finalité assez normale si l’on considère que La nuit du tagueur est un polar surréaliste, au sens premier du terme, tel qu’il fut forgé par André Breton dans son Manifeste. Il s’agit d’une écriture libre, qui reprend les virevoltes de la pensée, sans a priori ni barrières, et qui ouvre sur un monde onirique. Un monde sans amour, où les êtres se côtoient, communiquent, mais en utilisant des mots qui les séparent plus qu’ils ne les confortent. Un monde de désillusion, dans lequel Killroy, cet homme qui porte le nom d’un graffiti célèbre pendant la bataille de Normandie, apprend à accepter les limites de son art. Il est peintre, en crise d’inspiration, et il se mesure soudain à l’arrogante vitalité créatrice des jeunes qui ont transformé leur ville en exposition permanente.

Dans un espace urbain, chargé de messages et de tags, de ruines industrielles et de friches sauvages, l’enquête de Killroy se transforme alors en errance, ou bien si l’on s’élève au-dessus de lui, si on le considère depuis l’espace, si l’on adopte le point de vue héliporté de Clint Eastwood dans le travelling final de ses Dirty Harry, elle prend la forme d’un gribouillis, d’une rature, voire d’une signature. Un texte illisible qui cherche son sens. Pire encore, un sens qui ne se déchiffre pas.

Voici donc quelques une des questions qui sortent de ce livre comme autant de lapins excités d’un chapeau de magicien. Un livre étonnant et fort qui nous fait dépasser nos propres repères, et nous fait rêver. Car c’est ainsi que vivent les hommes, marquant leur territoire de manière inconsciente, et c’est ce que veut nous faire ressentir l’auteur, dans cette belle réussite romanesque.

Nathanaël Fox, La nuit du tagueur, Riveneuve Editions, Paris, 2011, 195 p., 15 €


Les bons polars de l'été (qu'on se le dise) par Okuba Kentaro

Ok22222 Notre ami Denis Blémont-Cerli, Vox clamanti in deserto, a beau s’époumoner dans des diatribes rageuses que le monde entier nous envie, les ravages de la haute température se font désormais sentir dans les rangs. A l’heure où le site de Corsicapolar propose, de manière si alléchante, quarante-et-une secondes de sieste, le devoir nous appelle. Foin de cette propagande insidieuse, et des relents racistes, forcément racistes, qu’elle véhicule par l’eau claire de sa fontaine, il est temps d’attirer l’attention des actifs (et il y en a, scrongneugneu) sur les mérites de l’édition insulaire.
Y a des gens qui bossent ici, de vrais vendangeurs du crime. L’année 2009 s’annonce d’ores et déjà comme un très bon cru, et parmi les bons textes de l’été, je propose cet échantillon établi selon l’ordre alphabétique. Je précise tout de suite qu’il est partial, les livres présentés ici m’ayant été offerts par les auteurs ou les éditeurs.

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La nuit de San Matteo: Un monde obscur et rude par Okuba Kentaro

Ok Un jour, bien plus tard, quand on cherchera dans les mémoires collectives, sinon dans les ouvrages d’érudition. Hein ? Qu’est-ce que je dis ? De toutes façons, tel que c’est parti il n’y aura plus jamais d’érudition. Juste des petits gars boutonneux spécialistes des jeux vidéos et des patches de survie.

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Imre Kertrész, Philip K. Dick et Don Delillo par Okuba Kentaro

Kerteszdr Roman policier
Fondement de la terreur

« - Bien sûr, bien sûr. Sauf que… comment dirais-je… bref, à vrai dire je pensais que nous étions ici au service de la loi.
- Nous sommes au service du pouvoir, mon garçon, a rectifié Diaz. »

Il y a des thrillers, il y a des polars, il y a des séries noires. Roman policier se tient paradoxalement au-delà de ces genres et à leur origine la plus profonde. Il est l’expression d’un homme qui a connu Auschwitz et qui sait plus que tout autre, que l’on ne peut plus penser après ce point de rupture de l’histoire.
Après Auschwitz, on ne peut que s’égarer dans la froide passion de la logique, dans la course inutile et hallucinante de la maîtrise intellectuelle des êtres et des choses. La logique est la chose au monde la mieux partagée ; la logique est ce qui rend signifiant la pratique la plus irréaliste ; la logique est ce qui apporte un contrefort de certitudes aux options déviantes. Concevez le monde de manière logique et vous voudrez le changer pour une fin meilleure. Esthétique, performante, efficace, évaluable, logique donc.
La logique est essentiellement la pensée du bourreau. Seule la force absolue de l’abstraction et sa perfection inutile arrachent l’homme à ses pseudos sentiments, à ses illusions d’altruisme. La logique est le fondement du solipsisme, et partant celui de toute terreur implacablement exercée.
Dans un texte récent, Maurizio Matrone revendiquait pour tout policier le droit d’être révolutionnaire et anarchiste. Il serait celui qui, au service du pouvoir, saurait ne pas lui être inféodé. Kertész, sans obligatoirement annuler un tel rêve, le soumet à l’épreuve fatale de la réalité totalitaire. Dans un état sud-américain anonyme, car il importe toujours au romancier de prétendre parler d’un ailleurs, Kertész démonte avec minutie le parcours de dressage qui conduit un homme en armes à une bête sans cœur. Comble du raffinement, la folie y est vue à travers les yeux de celui-là même, l’inspecteur Antonio Martens, qui a pour mission de la combattre. Le piège de l’antihumanisme se referme automatiquement. Car la perdition des sentiments humains n’est que le résultat de la mise en œuvre réfléchie de la technique.
D’une certaine manière, Roman policier est la mise en  abîme du chef d’œuvre de Robert Merle, La mort est mon métier, une descente au cœur de la pensée d’un autre logicien, d’un pur technicien, commandant d’un camp de concentration, obsédé par ses objectifs de production de masse. Mais tandis que l’auteur français entrebâillait la porte sur l’obscurité palpable d’une conscience détachée de tout sentiment de culpabilité, Imre Kertész décrit un logicien qui renoue les fils avec son humanité et qui ne parvient pas à sortir du labyrinthe de la tragédie, Kertész parle d’un étranger, au sens camusien du terme, d’un être muré dans la contemplation hébétée de son insignifiance.

Imre Kertrész, Roman policier, traduction de Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2006

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Bien plus qu’un coup de fouet par Okuba Kentaro

Paulcartadr Sur l’échiquier des étoiles
Impressionnant

Ne vous laissez pas impressionner défavorablement par la présentation. Même s’il y a de quoi. Malgré son format imposant, j’ai plongé dans le livre de Paul Carta avec l’étonnement  et le ravissement d’un vieillard précautionneux dans un bain public peuplé de jeunes filles nues et rebondies. Bien plus qu’un coup de fouet revigorant, aux effets souvent temporaires (combien de bouquins aux premières pages étourdissantes et qui s’enlisent lamentablement), Sous l’échiquier des Etoiles a été un véritable plaisir de lecture, un retour aux sources du véritable roman d’aventures et d’action. En 2082, Eric Delonges, grand maître international d’échecs, est réveillé de la cryogénisation dans laquelle il s’était réfugié, quelques quatre-vingts ans plus tôt, à la suite du deuil accidentel de sa femme et de sa petite fille. Il a été rappelé à la vie sur l’ordre de  l’ONU, cette organisation, si fragile et peu écoutée à son époque, devenue depuis la force politique mondiale. En raison d’un toute petite nouveauté diplomatique :la Terre a été intégrée, un peu contre son gré, à la Confédération
galactique, une alliance culturelle, technique et commerciale qui rassemble 31 races extra-terrestres. La Terre, n’ayant pas prouvé son niveau de technologie en matière de déplacement planétaire, est acceptée à titre  provisoire, et plusieurs des autres races lorgnent sur cette planète peuplée de petits animaux. L’Onu se propose de renverser l’image négative des humains en gagnant le premier tournoi d’échec intergalactique. Un véritable programme de réanimation et d’entraînement a donc été monté pour Eric, afin de réactiver ses capacités de compétiteur. Pourra-t-il se motiver suffisamment pour cet objectif ? Carta a le don des histoires, le sens du suspense, le génie des personnages. Et puis il manie avec aisance le langage scientifique, notamment celui de la psychothérapie comportementale, pour rendre plausible l’épisode important du retour d’Eric à la réalité contemporaine : l’auteur est capable de faire ressentir, presque physiquement, les nouvelles données perceptibles et les nouveaux concepts de ce monde futur. Il a même la prétention de rendre l’intrigue de plus en plus palpitante, et ce en commentant des parties d’échec, en faisant pénétrer le lecteur dans les arcanes de ce combat virtuel, pour lui communiquer le sens de la stratégie et le goût de la victoire.Pour tous ceux qui croient que le pat est le terme générique pour les spaghettis, ce sera donc une grande révélation. Surtout, Carta ne se contente pas de faire comprendre le jeu de l’intérieur, il explique également la psychologie particulière des grands maîtres, leurs faiblesses, leurs tics de personnalité. Il présente ici un champion particulièrement humain, couvert de blessures, refusant de les avouer, un homme meurtri qui doute toujours du sens de son existence. Or, ce championnat qui lui apparaissait comme si étrange et détaché de ses préoccupations profondes va devenir l’axe même de sa reconstruction personnelle. Sur un certain point, ce très grand livre de Carta produit les mêmes effets sur son lecteur : il le rend plus intelligent et ouvert aux autres. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir un tel talent. A recommander vivement.

Paul Carta,  L’échiquier des étoiles. Gens una sumus l’intégrale, Melis édition, 2006, 24.9 €