Dans la file des moutons qui attendaient en marmonnant l’exécution de leur sort, il s’immisça. Derrière lui, seuls à rire et à anticiper la joie des coups à venir et des bières consécutives, braillaient des gaillards en tenue de sport vert anglais. Aucune tenue, ces rugbymen. L’ingénuité ne pouvait leur servir de viatique.
Le jeune du sas bredouilla dans sa barbe maigre, épuisé par la répétition des questions inanes. « Liquide ? Tablette ? Ordinateur ? ». Il souleva les épaules en guise de réponse. L’employé ne fit pas attention, passant au suivant ; il y avait toujours un suivant dans cette chaîne d’indifférence agressive qui unissait personnel au sol et candidats au ciel.
Il s’avança dans une autre file, devant un encadrement de métal ouvert sur l’inconnu. Là aussi, on ne progressait pas plus vite. Une femme de l’autre côté du seuil décidait toute seule de la préparation psychologique suffisante des candidats, faisant un signe aux impétrants chanceux, refoulant une fois ou deux ou trois, peut-être à l’infini, ceux qui ne convenaient pas. Soit qu’ils sonnaient, soit qu’ils dringaient de manière aléatoire, soit qu’ils conservaient un signe ostentatoire autant qu’inconvenant, dont il leur fallait illico se débarrasser.
Les rituels de purification deviennent de plus en plus complexes, pensa-t-il. Comme on ne pouvait plus fumer désormais, mais juste laisser les forêts brûler dans le monde, il essaya de ne pas se fâcher, et attendit plusieurs longues minutes. Enfin, ce fut à lui.
– Écartez les bras, dit la cerbère, une quinquagénaire qui ne croyait plus à l’amour. Un regard suspicieux, et subtilement sadique, lui servait de rempart contre l’empathie.
Il déplia alors ses avant-bras qu’il avait tenus serrés sur sa poitrine, et au bout de sa main droite le Glock poppa une seule fois. La femme s’écroula, un trou noir entre ses deux yeux. Il récupéra son bagage sur le tapis roulant, et remit sa ceinture, pendant que les collègues de la cerbère se massaient, l’air crispé, devant son corps immobile.
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Dans l’avion, l’hôtesse refusa avec courtoisie de lui servir une coupe de Champagne. Elle lui demanda en revanche de boucler sa ceinture.
– Mais je ne vais pas loin, répondit-il, en souriant. Il croyait toujours à la vertu du sourire, même dans un monde de robots. Je descends bientôt.
Elle grimaça en retour, de cette mimique particulière que les femmes du monde entier réservent aux gros cons.
– Bouclez votre ceinture jusque là, Monsieur. Pour me faire plaisir.
Il acquiesça, il voulait lui faire plaisir.
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Là-haut, il n’y avait pas de file d’attente. Il n’y en avait jamais, puisque tout était écrit. Une certaine conception de la norme de qualité. Il se retrouva dans le bureau étriqué des explications, avec une seule fenêtre donnant vers l’extérieur. On ne voyait que le gris des cumulo-nimbus. De toute façon, il n’était pas là pour s’extasier. Mais pour s’ex-pli-quer.
– Je ne sais pas vraiment ce que l’on va faire de vous, commença le superviseur.
– Vraiment ? répondit-il.
– Ne soulignez pas tous mes propos de votre ironie légendaire. Ces derniers temps, vous êtes... Le superviseur réfléchit aux termes qu’il allait employer. Il était si peu habitué à redresser les clous tordus. Enfin bref, vous vous permettez des gestes inappropriés.
– Comme de tuer des gens qui doivent mourir ?
Le superviseur leva alors les yeux de son dossier.
– Oui, lorsque vous les tuez avant l’heure.
– Mais il me semble...
– Il vous semble ?
– Il me semble que cela s’est déjà produit, au moins une fois.
– Ah, mon cher je vous interromps, je vous ai déjà dit que l’Ange Élie, c’est du passé. Ce qu’il a pu faire sur terre à son époque est totalement dépassé.
– Ah, il y a donc un passé ?
– Non, ce que je veux dire, c’est que nous n’avons pas tout repris de la tradition. Vous lisez les notes de service, quand même.
Le superviseur ne se courrouce pas, il n’a pas été conçu pour cela. Simplement, il éprouve quelque agacement à répéter tout le temps les mêmes choses à cet agent.
– Les notes de service reflètent-elles l’esprit même du projet de service ?
– Euh... Que voulez-vous dire exactement ?
– Exactement, pas grand-chose. Vous savez, je suis Irlandais...
– Quoi ?
– Je suis Irlandais
– Tttt... Pas du tout, vous avez été créé dans votre forme primitive en Irlande. Ce n’est pas la même chose. Et puis ne vous asseyez pas, quand je ne vous y autorise pas.
– Vous pensez que l’on argumente mieux debout ?
– Je ne sais pas. Ce n’est pas le propos de toute façon.
– Le propos, c’est de me reprocher des actes de miséricorde ?
– Non de vous reprocher l’écart par rapport à la règle. Et levez-vous, je vous l’ai demandé. Et levez vos pieds de la table basse. Nous ne sommes pas en détente.
– Ça vous ferait du bien pourtant, superviseur. Apprendre à s’écarter de la règle, apprendre la miséricorde, apprendre à s’avachir dans un bon fauteuil. Vous avez du feu ? Merci. Apprendre à fumer un bon cigare. Vous ne sortez pas assez d’ici, vous vous enkystez dans vos habitudes, vous voyez le mal dans la différence et l’autonomie.
– L’autonomie est susceptible de nous conduire hors du chemin.
– Il n’y a pas de chemin, juste l’impénétrable. Vous comme moi, nous n’y comprenons goutte, nous avançons et nous faisons notre devoir, du mieux que nous pouvons.
– Vous devez réapprendre le respect de la...
– Superviseur, ne devenez pas tout rouge, je vous en prie. C’est votre côté allemand.
– Mais je ne suis pas Allemand.
– Oui, c’est vrai, comment vous dites déjà ? Vous avez été créé dans votre forme primitive en Basse Saxe. Et ce n’est pas neutre de naître là-bas. On conserve toujours quelque chose de l’esprit du peuple. Nous les Irlandais, nous aimons les autres, nous aimons parler, boire et rire. Et vous les Allemands, vous aimez la règle. Vous voyez la différence ?
– La différence, c’est que je suis votre superviseur.
– La différence, c’est que vous ne m’aimez pas ! Moi, je vous aime bien. Je ne dis pas que j’irai jouer avec vous au 421, mais je vous aime bien. Car vous faites votre devoir avec sérieux.
– Écoutez, je comprends où vous voulez en venir, je suis Allemand donc je suis sérieux. Vous êtes bordélique donc vous êtes Irlandais.
– C’est bien, vous commencez à manier l’ironie vous aussi. Vous n’êtes pas un cas désespéré !
– Je vous remercie de ne pas me juger.
– Et qui donc peut nous juger, n’est-ce pas ? Vous avez un cendrier ? Bon, je vous en achèterai un la prochaine fois.
– Il y aura encore une prochaine fois ? Vous n’êtes pas décidé à modifier votre conduite inappropriée.
– Il y aura toujours une prochaine fois. Je vous porterai un cigare aussi, si vous êtes sympa.
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L’ascenseur ne marchait plus très bien. Il grinçait et tremblait à chaque porte palière. À force de planquer des paquets dans le local technique, les dealers avaient dû bousiller quelque chose. Au septième, il longea le couloir étroit et long qui serpentait au milieu de la tour, faiblement éclairé par un néon solitaire. La porte n’indiquait aucun nom. Plus personne n’avait le droit à une identité. Les voisins savaient qui vous étiez, les dealers d’en bas aussi, ça suffisait pour survivre.
Il sonna.
Au bout de longues minutes, la porte s’entrouvrit. Un gars en tricot de peau, plutôt jeune, mais au regard fatigué.
– C’est pourquoi ?
– Ça vous dérange si je reste les bras croisés ?
– Euh... non. C’est pourquoi, je me lève tôt demain.
– Monsieur Jamel, vous allez prendre des vacances cet été, vous rentrez à la maison, à Meknès, c’est ça ? – Euh oui, mais qu’est-ce que vous voulez, je...
– Je sais, je sais, vous vous levez tôt pour aller à votre usine de Barbès. Ce que je veux dire, c’est que vous ne devez pas prendre l’avion, mais le bateau. J’ai déjà averti les voisins de la cité qui partent avec vous. Prenez le bateau, c’est mieux pour vous.
– Quoi ? Mais de quoi vous parlez ? On n’a pas encore pris le billet. Comment vous savez...
– Je sais.
– Et qui vous êtes, hein, qui vous êtes ?
Il a commencé à marcher et il se retourne pour lancer.
– Appelez-moi Elie... Elie Pádraig O’Neil. Je suis Irlandais.
Il s’éloigne en sifflotant Danny boy.
Quelle star !
A propos de l’auteur: Tant qu’il demeurait oisif dans les highlands, Peter Amfav (prononcer AM-FAO) ne se considérait pas comme un insulaire. Depuis qu’il travaille dans la Tek à Dublin (pauvre de lui), il a compris son malheur. Comme le whisky (really?!) du coin ne lui en bouche pas un, les guitares d’Angus, Page, Eddie et Jimi l’aident à passer les pages (entre noir et SF façon Dick) et affronter les grands moments de solitude. Les blondes à forte poitrine courent vraiment de plus en plus vite. Saleté de fitness !
Son improbable rencontre avec l’écrivain japonais Kentaro Okuba et l’auteur corse Pietr’Anto’Scolca donna naissance à un vertigineux recueil de nouvelles intitulé Petit plongeoir vers l’abîme publié en 2008 dans la collection Nera des éditions Albiana.