Comme chaque année il y avait à son programme « Rosebud ».
« Rosebud » venait des derniers mots prononcés par Orson Welles dans son film « Citizen Kane » et faisait référence à l’enfance du personnage, son paradis perdu qu’on découvrait à la fin sous la forme d’un traîneau qui brûlait dans une immense cheminée avec tous les objets qu’il avait accumulés au cours de sa vie de magnat de la presse – entre les flammes qui consumaient le tissu du traîneau on entrevoyait l’inscription « Rosebud » se désagréger par degrés. Cela signifiait, à la minute fatale, au moment de pousser le dernier soupir : faire le bilan d’une existence, faire le ménage avant de passer de l’autre côté. Mais pour lui, par un glissement de sens, cela signifiait aller vérifier par lui-même que les êtres qui avaient compté, qui avaient failli mourir lors de l’Attentat, étaient encore en vie, et à l’abri du besoin.
Ils vivaient maintenant hors de son horizon, dans une autre histoire, mais chaque début d’année il allait voir ce qu’ils devenaient, il allait rôder autour de leur maison ou de leur appartement, faisant le voyage, traversant la France, malgré l’effort à son âge que cela représentait, afin de prendre sa revanche sur la distance qui les avait éloignés, séparés -- « la géographie est contre nous ! » s’étaient-ils plaints à chaque fois qu’il apprenait un déménagement.
Etaient-ils heureux avec leur nouveau compagnon, compagne, épouse ou mari, avaient-elles mis au monde des enfants, et ceux autrefois qu’il avait connus ou entre aperçus après l’Attentat, grandissaient-ils normalement, c’est à dire dans l’insouciance et le confort ? C’étaient ces enfants dont il voulait tout savoir quand il s’approchait de leur foyer. La mère et le père avaient-ils les moyens de les élever correctement, dans le respect des autres, l’enseignement de la solidarité et de la fraternité, ses valeurs à lui, proches de la charité inhérente à son éducation mais laïque. Et apprendre qu’il y avait eu un divorce dans l’intervalle le remplissait de chagrin et d’inquiétude : « Rosebud » résonnait alors comme un danger, un échec qu’il devait empêcher : la meilleure manière c’était l’apport d’argent, sous forme anonyme pour ne pas se découvrir, ou l’intervention auprès d’une administration s’il s’agissait d’un problème de logement ou de travail, arrangeant l’affaire en coulisses, se transformant en bienfaiteur « qui a le bras long », malgré l’amputation provoquée par l’Attentat, ou en corrupteur qui sait faire entendre la menace : il n’avait pas à se forcer ayant gardé le goût de l’autorité inoculée pendant sa carrière de préfet .
Bien sûr des bénéficiaires se doutaient de sa présence : deux femmes rescapées de l’Attentat, émues par ses générosités, cherchaient à le contacter, à son ancien bureau de la préfecture, ou directement, ayant réussi à se procurer son numéro : il en avait la preuve par les appels qui s’inscrivaient sur l’écran de son téléphone, mais il ne répondait pas, il entrait en clandestinité. Tous les mois de janvier, après ses « visites », sa ronde, il partait à l’étranger, se réfugiant dans un car de touristes dans les hoquets des clic-clac -- de toute façon il détestait la période des réveillons, le pétillement des fêtes, depuis qu’il avait survécu à l’Attentat.
Heureusement sur le front des « Rosebud », depuis une paire d’années, c’était calme : des bobos, des enfants fugueurs, des compagnons volages, mais pas de mort ou de chômage.
Il regarda sa montre. Bientôt le jour de l’An, c’était le moment de partir rôder autour des « Rosebud ».
© Jacques Mondoloni - janvier 2015
Fidèle à son habitude, à chaque début d'une nouvelle année, l'écrivain Jacques Mondoloni nous livre une courte nouvelle. Retrouver les précédentes nouvelles de Jacques Mondoloni dans la collection digitale Nuages Noir lancée depuis 2007 par www.corsicapolar.eu