La Femme sans tête: Entretien avec Antoine Albertini, écrivain obsessionnel
07 mars 2013
Comment avez-vous travaillé sur cette affaire de double disparition ?
Avec un carnet et plusieurs stylos ! Plus sérieusement, je suis très bordélique dans ma vie privée mais extrêmement méticuleux, voire obsessionnel, quand je bosse sur ce genre de dossiers. Ma méthode est toujours la même : je lis tout ce qu’il est possible de trouver sur une affaire en progressant des sources les plus ouvertes (articles de presse, archives existantes, etc.) vers les plus fermées (témoignages directs, pièces judiciaires, comptes-rendus de police). J’établis ensuite une chronologie des faits aussi précise que possible puis je confronte d’autres sources à tout cela, des sources humaines et des sources documentaires qui permettent de vérifier des points annexes par rapport à l’épine dorsale du récit mais qui m’aident à saisir le contexte d’une affaire. Pour cette enquête par exemple, j’ai lu l’intégralité de la presse corse en 1979 et en 1988 et, comme j’avais besoin de vérifier certains points techniques, plusieurs ouvrages de médecine légale, notamment en matière d’identification ADN. Ensuite, je rassemble toutes mes pièces dans un classeur et les trie avec des intercalaires, puis je synthétise l’affaire point par point dans des carnets que j’y annexe. Mais je rencontre aussi beaucoup de gens. Pour ce livre, j’ai parlé directement à une centaine de personnes, j’en ai eu pratiquement 300 au téléphone et je ne compte plus les courriers et les faxs.
Comment
obtenez-vous vos informations ?
Encore une fois, je ne cherche à parler à quelqu’un que si j’ai quelque chose à lui dire. En clair : je n’avance pas sans « biscuits ». Le tout est de s’introduire dans le garde-manger. Une fois que c’est fait, on peut discuter avec tout le monde. Dans cette affaire, c’était plus compliqué que d’habitude parce que le temps a fait son œuvre et que les sources documentaires étaient extrêmement lacunaires et peu nombreuses. J’ai donc dû frapper à pas mal de portes. Beaucoup m’ont été claquées au nez. Quelques-unes se sont entrouvertes. J’ai du en forcer d’autres, presque au sens propre.
Entre les sources documentaires et les sources humaines de vos informations, quels équilibres ?
Je ne voulais pas écrire de bêtises, je voulais coller à la réalité parce que je pensais – et je pense toujours – que les enjeux étaient ailleurs que dans l’écriture d’un bouquin… On parle quand même d’une affaire où une femme un peu paumée a été torturée, mutilée et murée dans un caveau, où un gosse de huit ans qui ne faisait de mal à personne a très certainement été assassiné. Donc pas question de laisser le récit vivre au fil de la plume et de mon inspiration. J’ai énormément collecté d’informations documentaires puis je me suis attaqué à l’humain. Les deux se sont nourris. Les deux pouvaient être croisés pour renforcer une hypothèse ou la démolir. Quand ça matchait, j’écrivais. Quand ça ne collait pas, qu’il y avait trop de points d’interrogations, je laissais tomber. Je peux même vous dire que je n’ai pas écrit certaines choses de peur qu’on me dise « tu pousses le bouchon, là ». Et pourtant, elles étaient vraies. Mais tellement incroyables, au sens premier du terme, que j’ai préféré faire l’impasse dessus.
Combien
de temps avez-vous travaillé pour La femme sans tête ?
Cinq ans. Non stop. C’était une obsession. Ca l’est toujours. J’ai emmerdé mes confrères, ma famille, j’ai tanné des centaines de gens à travers la France, des avocats, des gardiens de cimetière, des simples citoyens, des journalistes, des ex-gendarmes, des infirmiers. J’ai aussi bu trop de café, fumé trop de cigarettes. Ce genre de travail n’est pas bon pour la santé physique et mentale. Je le déconseille vivement.
La
Corse est une terre généreuse en énigmes policières. Pourquoi avoir choisi
l'affaire de la disparition de Marcelle Nicolas et de son fils ?
Je l’explique dès les premières pages du livre : j’ai été frappé par cette affaire quand j’étais gosse. Je passais mes vacances à Miomo, à deux pas de l’endroit où on l’a découverte. L’été, on était une bande de gosses qui jouaient à se faire peur en se racontant l’histoire de la Femme Sans Tête. Et puis, ça peut paraître puéril, mais en me replongeant dans ce dossier, j’ai été écoeuré de voir combien cette histoire avait peu mobilisé à l’époque. Une fille-mère en 1979, un gosse en 1979, ça paraît fou mais ça n’était rien. Les autorités n’avaient rien à faire de leur disparition. Ce livre, c’est aussi un petit quelque chose contre l’oubli et nos petites bassesses collectives.
La
femme disparue en Corse en 1979, Marcelle Nicolas, dont on retrouvera le
cadavre décapité en 1988, devient Gabrielle Nicolet dans votre fiction.
Pourquoi avoir choisi le registre de la fiction pour raconter votre enquête ?
Tout simplement parce que c‘était le cahier des charges de Grasset et que, quand vous avez la chance de signer chez un grand éditeur français et que vous êtes un petit journaliste de province, vous faites là où on vous dit de faire. Je n’ai pas le talent suffisant pour envoyer paître une maison comme celle-là et n’en faire qu’à ma guise. Ca viendra peut-être. Cela étant précisé, c’est vrai que le bouquin n’a pas la forme que j’avais envisagée au départ.
Marcelle
Nicolas, Gabrielle Nicolet: vous êtes vous vraiment cassé la tête pour
écarter les écueils de la non-fiction ?
J’ai traité la fiction comme j’ai traité la part de réalité, qui apparaît du reste en clair (ou plutôt en italique) dans le texte. Je ne me suis pas posé de questions. La fiction est intervenue au secours de la réalité quand celle-ci était trop incertaine pour pouvoir être rapportée de manière efficace ou plausible. Quand vous avez de tels trous dans un récit, vous les comblez tout en essayant de conserver un maximum de vraisemblance. A cet égard, la fiction n’en est jamais vraiment une. Mais elle n’est pas non plus la réalité.
Aviez-vous
peur de vous aventurer tout seul dans une telle énigme au point d'inventer un
major pour mener l'enquête ?
En fait, il fallait un héros. Jérôme Béglé, mon éditeur, m’a dit dès le début de cette histoire : « on doit avoir peur, souffrir et espérer avec quelqu’un ». Moi, je n’ai pas peur, je ne souffre pas et j’espère encore moins. Serrier m’a tendu la main, je l’ai saisie.
Le
gendarme Serrier, c'est vous qui l'avait nommé ainsi, vous a-t-il aidé à
faire la part des choses ? Ente le réel et la fiction ?
Non, les seuls faits m’ont permis de faire la part des choses. Une date, un lieu, une heure : ce sont des données qui me parlent. Le reste, les analyses psychologiques et tout le tintouin, ce n’est pas pour moi. Je crois dans la littérature behavioriste : les sentiments d’un personnage doivent transparaître de ses gestes, pas être décrits sur dix-huit paragraphes. C’est du reste conforme à la vraie vie : quand vous avez en face de vous quelqu’un qui ne vous fixe pas dans les yeux et se frotte les mains nerveusement en vous parlant, vous en déduisez juste qu’il est super timide ou qu’il n’est pas franc du collier, vous ne vous plongez pas dans les profondeurs de son âme… Dans le livre, Serrier, le gendarme qui mène l’enquête, répète à ses hommes : « seuls l’espace et le temps comptent, le reste ne doit pas exister pour nous ». Je partage son point de vue, évidemment. Et j’ai travaillé comme ça.
Au
bout de vos 352 pages, le lecteur a-t-il des chances d'entrevoir un peu de
lumières sur la mort de Marcelle Nicolas et la disparition de son fils Yann ?
Je n’en sais rien. Moi-même, je ne crois pas avoir approché la vérité ou, du moins, toute la vérité. Un peu de lumière au fond d’un souterrain, peut-être.
Est-ce
qu'au fond, dans l'ambiguité de votre choix, il n'y a pas une sorte de pudeur,
voire de gêne, à rouvrir ce dossier oublié ?
Je n’y avais pas pensé mais ça me semble une analyse pertinente. En revanche, mon choix n’est pas ambigu. Il a été dicté par les circonstances.
Au
final, pour son auteur, La femme sans tête est une oeuvre de journaliste ou de
romancier ?
J’espère surtout que c’est une œuvre d’écrivain. Je n’ai pas le millième de leur talent mais je pense que si Truman Capote ou Norman Mailer s’étaient posés la question avant d’écrire « De sang-froid » ou « Le chant du bourreau », on se serait retrouvés privés de deux chefs-d’œuvre.
Les
affaires classées sont à la mode et les grandes énigmes policières ont toujours
été tendance. Quels écueils deviez vous éviter ?
Le seul vrai piège était de faire un Cluedo sur 350 pages, dans le genre « Damned, adjudant, le coupable a laissé un indice : regardez ces traces de pas ! ». Le trip « l’assassin est le colonel Moutarde dans la véranda avec un chandelier », on sait tous depuis Dashiell Hammett que c’est de la connerie sans aucun intérêt. Mais dépiauter une affaire criminelle en partant de rien, rentrer dans la tête des gens, comprendre une époque et une manière de raisonner : ça, ça vaut le coup, selon moi.
Pour
poser la question autrement: qu'est ce que vous ne vouliez pas faire en
écrivant ce livre ?
Me planter. Faire un hors-sujet complet. Dans le cas d’espèce, confondre l’intrigue et son intérêt.
Quels
sont vos projets ? D'autres énigmes ? Un roman peut être ?
Une vieille histoire, vraie aussi. Et corse aussi. On y croise des bandits, un bourreau radin et une petite bergère assassinée. Encore une histoire de personnage décapité. Si vous voulez savoir, je crois avoir un problème de ce côté-là. Quand je vous dis « obsessionnel »…
Entretien pour w.corsicapolar.eu réalisé le 2 mars 2013-Propos recueillis par Ugo Pandolfi
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