Exclusif: Entretien avec Elena Piacentini
08 juin 2011
"Je suis une empathique qui ne sait pas se soigner"
L'auteure des aventures du commandant Leoni se livre à l'auteur de La Vendetta de Sherlock Holmes
Mis à part un chœur d’hommes chantant en langue corse dans une église, quelles situations mettent le cœur d’Elena au bord des yeux ?
Trois choses en fait :
La vraie gentillesse, celle qui se donne sans rien attendre en retour. Elle est devenue si rare, tellement décalée, incongrue, qu’on l’associe aussitôt à une forme de débilité mentale, d’inadaptation pitoyable. Le fait qu’elle n’ait pas complètement disparu demeure pour moi un beau mystère.
Les émotions des autres, les grandes détresses comme les grandes joies. Je suis une empathique qui ne sait pas se soigner, alors je me protège.
Les relectures des passages concernant « Mémé Angèle ». Dans l’écriture, je suis concentrée, en prise directe avec mes sensations, dans l’instant. J’oublie la tyrannie du temps, je suis dans le même présent qu’elle. Mais lorsque je repasse sur ces mots, les souvenirs montent en même temps qu’une douloureuse évidence : elle n’est plus là et elle me manque.
Dans Rédemptions, titre original de votre premier roman (paru aux éditions Ravet-Anceau en 2008 sous le titre Un Corse à Lille), vous dites de l’un de vos personnages féminins qu’elle avait le sentiment d’avoir un message à faire passer.
Ce message, qui pouvait prendre des formes diverses, faisait écho à sa propre histoire, à son parcours personnel. Et c’est probablement parce qu’il puisait sa force et son sens au plus profond de ses tripes qu’elle parvenait le plus souvent à toucher ceux auxquels elle s’adressait.
Avouez donc, il s’agit bien de vous ?
Bien vu Sherlock ! J’ai exercé le même métier que Marie, avec la même foi, et je travaille encore dans le Conseil en Ressources Humaines. Maintenant, j’écris des polars, c’est juste une autre façon de dire les choses. Je considère que les polars sont la version moderne des contes de fées. Toutes les figures sont là : le héros ou anti héros, le mal, les épreuves, le retournement, la récompense et, même, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la fin incertaine. Il ne fait toujours pas bon se promener dans les bois, surtout lorsque l’on est vêtue de rouge. Les sirènes ont tort de s’enticher des hommes… Toujours d’actualité, non ?
Avant de poursuivre cet entretien, il y a une question de fond à laquelle vous ne pouvez échapper. Nous sommes d'accord sur le fait que les cocos roses sont indispensables dans la soupe corse. Mais pourquoi votre ténébreux commandant Leoni a-t-il tant besoin de sa grand-mère ?
D’accord pour les cocos roses. Les cocos roses… Il y a un message caché là ? C’est le nom de code de la nouvelle alliance PS/PC en vue des présidentielles ?
Plus sérieusement. Leoni n’a pas littéralement « besoin » de sa grand-mère. Mais sa présence lui rend le monde plus supportable. Lorsqu’il l’emmène à Lille avec lui pour la première fois, c’est aussi pour prendre soin d’elle. Ils sont, l’un pour l’autre, tout ce qui reste de leur famille. Quand on n’a plus personne avec qui partager ses souvenirs, on devient amnésique, non ? Et puis, les grand-mères qui ont le sentiment d’être arrivées au bout de ce qu’elles peuvent et doivent faire, meurent. Mémé Angèle, c’est l’ancre de Leoni. La Corse, l’enfance. Mais Leoni, c’est aussi ce qui rattache encore mémé Angèle au monde. Elle met de la colle sur ses zones de faille. C’est sa mission, et tant qu’il y aura des fragilités chez Leoni, mémé Angèle n’osera pas raccrocher son tablier.
Comme pour vous, si j’en crois vos réponses au portrait chinois réalisé par Action- Suspense, le rêve inaccessible de Leoni serait de maîtriser le temps, de faire un saut en arrière pour serrer sa grand-mère dans ses bras pendant une éternité ?
Qu’il se rassure, aucune de mes pages ne lui arrachera mémé Angèle. C’est ma façon à moi de la garder vivante.
Le temps, c’est tout de même un putain d’enfoiré qui vous saute à la gorge quoiqu’on fasse. Dans « Vendetta chez les chtis », le vrai héros de l’histoire, c’est le passé. Vous le dites clairement : Qu’on le subisse ou qu’on le rejette, il est sage de le reconnaître, d’y faire face et de l’apprivoiser. Sans quoi il vous saute à la figure ou vous dévore de l’intérieur. Comment s’y prendre pour apprivoiser le temps ? Le temps passé ? Et le temps qui passe ? Comment être assez sage pour le reconnaître ?
Oups ! C’est que je suis loin d’être parvenue au dernier stade de la sagesse ! Bon le passé. Oui, je crois qu’il faut le regarder en face, sans complaisance. Sans quoi, on est condamné à reproduire sans fin les mêmes erreurs. On croit avancer alors qu’on tourne en rond. Pour ce qui est d’apprivoiser le temps, c’est une toute autre histoire ! Et puis, ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui ne faisons que passer. La meilleure façon d’accepter cela c’est peut-être de le remplir de moments forts, pleinement vécus, de ne pas le gaspiller. D’accepter les rides au coin des yeux et de garder intacts ses yeux d’enfant.
Pourquoi écrire ? Pour éloigner la mort ?
Comment éloigner de nous quelque chose dont on se rapproche chaque jour davantage ? Ecrire, c’est laisser une trace. Chercher à figer le fugace, l’éphémère. Et puis, c’est moins cher et plus enivrant qu’une psychanalyse !
Il y a quelque chose de Jean-Jacques Rousseau dans la nostalgie du tempi fà, du temps passé, perdu. Ce sentiment, même s’il n’est pas particulier à la Corse, est très sensible dans l’île. Il est également très présent dans vos romans. Cette croyance dans la félicité des temps antérieurs, le bonheur d’avant le contrat social chez Rousseau, le mythe de l’état de nature, n’est-il pas, y compris sous ces formes les plus contemporaines, la reprise d’une aliénation aussi vieille que la célèbre arnaque du paradis perdu ?
Voilà ce que dit l’un de mes personnages dans Carrières noires :
« A la vérité, c’était une sale époque. Nous avions souvent faim et froid. Nous vivions dans la peur, nous méfiant de tout et de tous. Nous nous retrouvions dans des endroits sales et sombres. Les gens qui vous disent qu’ils regrettent ce temps-là sont des menteurs ou des hypocrites, ce qu’ils regrettent, c’est leur jeunesse »
Je suis d’accord, c’est facile d’idéaliser le passé, c’est même une tentation universelle. Je suis nostalgique du temps de l’enfance. La mienne a été heureuse, je sais avoir traversé ce paradis là, avec une conscience toute primitive, donc réceptive à la magie. Il m’en reste des réminiscences. Juste assez pour savoir que ce n’était pas un rêve. Je ne suis pas nostalgique des temps anciens. Mais je comprends qu’on puisse les regarder avec tendresse, ils étaient encore porteurs d’espoirs dont on sait maintenant qu’ils sont cruellement déçus.
Orphelins, père absent ou père brutal, vos personnages (féminins ou masculins) ont souvent un rapport problématique avec leurs parents. Est-ce normal docteur ?
Euh ! On n’est pas chez Mireille Dumas, là, rassurez-moi ! J’ai besoin d’être entourée de personnages présentant des aspérités. De ce point de vue, les rapports problématiques au père ou à la mère sont du pain béni. Même Eléanore Martens qui apparaît dans « Un Corse à Lille », et dont les parents présentent, en apparence, toutes les garanties de la normalité a des comptes à régler avec sa famille. Ce qui est en jeu à travers le rapport aux parents et à la famille au sens plus large, c’est le sens que chacun souhaite donner à son existence. Tous les dilemmes prennent racine dans cet enchevêtrement. Les décisions de certains personnages, comme « le rédempteur » sont parfois extrêmes mais elles sont conscientes. D’autres subissent, vivent dans un brouillard permanent, piétinent. Et puis il y a les signes. Ces évènements qui nous mettent à la croisée des chemins. Il y a ceux qui sont capables de les « lire » et de leur donner sens et ceux qui n’en sont pas encore là. Pour le lecteur lucide, comprendre ce qui « tend » l’élastique intérieur des personnages qu’il a la bonté et la patience de suivre est, je crois, un plus. A certains moments, il se sent soulagé de les voir – enfin ! – emprunter la bonne direction. A d’autres, il trépigne de les voir s’enfoncer toujours plus profond dans leur marigot personnel. Dans un polar, il y a une succession d’actions. Lesquelles ne sont ni plus ni moins que la résultante de décisions plus ou moins conscientes. Le schéma des motivations de mes personnages est le premier élément sur lequel je me penche pour leur donner du corps. En définitive et en simplifiant à l’extrême : il y a ceux qui font de bonnes choses mais pour de mauvaises raisons et ceux qui font de mauvaises choses pour de bonnes raisons.
Une question plus indiscrète: que dit-il de vous Leoni, ce personnage ténébreux et rebelle ?
Celle-là n’est pas trop indiscrète. Il dit que j’exagère. Que je le tourmente. Avec les femmes surtout. Que j’exacerbe son sens du devoir. Que je devrais le laisser en paix. Mais finalement, il me comprend. Mes indignations sont les siennes. Nos valeurs sont jumelles. Nous partageons la même grand-mère, ça rapproche, non ? Il dit aussi que je suis trop excessive, imprévisible, exigeante. En un mot, fatigante. Mais je ne suis pas sûre que ça lui déplaise.
Une psychanalyste lacanienne affirme que les hommes corses ne peuvent être que des fils. Le personnage que vous avez enfanté ne lui donne-t-il pas raison lui aussi ? En cela, justement, n'est-il pas plus universel que propre à votre île natale ?
En voilà une qui a eu des problèmes avec sa belle-mère Corse, je me trompe ? Allons, nous sommes tous fils ou fille de quelqu’un et de quelqu’une ! Leoni comme les autres. Bien sûr que ça commence par là. Notre filiation nous nourrit de modèles et de contre-modèles. Choisir la voie toute tracée ou l’opposée c’est accepter de rester à l’état d’ébauche. Toutes les injonctions dont on nous bombarde, enfant, construisent notre vision du monde. Leoni en a pris conscience. Il a choisi de se boucher les oreilles. De faire taire ces voix. Pour écouter la sienne, toute singulière. Deviens, ce que tu es et non pas ce qu’on a fait de toi. Oui, ce mouvement là est universel. Dans les sociétés, comme en Corse, où la cartographie est réduite et la famille pèse de tout son poids, la tâche peut sembler plus ardue. Mais une grande famille, c’est aussi plus d’occasions de recevoir de l’amour. L’amour, c’est la base de la confiance et de l’estime de soi. De bonnes armes pour revendiquer sa liberté. M’enfin ! Une psychanalyste qui assène qu’on ne peut être que ceci ou cela ! C’est dogmatique. En voilà une vision du monde figée ! Là où il y a de la vie, il y a du mouvement, du désordre, du chaos.
Que dit-elle de vous Eliane Ducatel, ce médecin légiste un brin foldingue, dragueuse en série, légère et impulsive ?
Celle-là est vraiment indiscrète. Eliane me taquine souvent. C’est une grande tentatrice. Elle me nargue en fait. « Regarde un peu comme je m’éclate, moi, hein ! Je glisse sur un pas de tango, j’emballe Pier Paolo et je me réveille au Negresco ! » Elle m’agite sous le nez toutes ses conquêtes et ses galipettes. « M’enfin, Elena, choisir, c’est renoncer ! ». Ah ! Mais si elle est foldingue et impulsive, c’est qu’elle a de qui tenir ! Des hommes, je veux bien lui en donner cent et même mille. Elle s’enverra en l’air dans tous les palaces de la terre. Mais elle aura beau s’enivrer et virevolter au bras de tous les hommes qui passeront à sa portée, il n’y en a qu’un qu’elle veut. Et ça, elle me le doit.
A la différence du rêve, dans l’écriture romanesque le scripteur n’est sans doute pas tous les personnages. Comment faites vous pour apporter autant d’attention et de soins à tous vos personnages ?
Je construis chacun de mes personnages de l’intérieur. Je m’en fais une image mentale. Lorsque je « tiens » leur psychologie, alors leurs traits m’apparaissent. Là seulement, je peux entamer le travail d’écriture. C’est quand ils commencent à influer sur le cours de l’histoire qu’ils ont vraiment pris forme. Si, à un moment donné, ce que j’avais prévu pour eux ne « fonctionne » plus, c’est que j’ai réussi à leur donner une véritable épaisseur. Pour tout dire, certains d’entre eux m’ont carrément échappé. Ils font maintenant partie de ma famille. Je fais mentir la Lacanienne. Ceux-là ne sont pas que des fils ou des filles. Ils ont vraiment une existence propre.
Pour la première fois de son existence les mots lui avaient fait défaut. Tel est l’incipit de votre quatrième roman Carrières noires, une nouvelle aventure de Pierre-Arsène Leoni. Comment travaillez-vous avec les mots ? Avez-vous des mots « amis », des mots fétiches ? Des mots tabous ? A quel(s) jeu(x) jouez vous avec les mots ?
Seuls, les mots sont orphelins. Un peu comme les couleurs ou les odeurs. Ce sont les associations et les contrastes qui leur donnent du relief. Si les combinaisons fonctionnent, alors les images et les sensations surgissent. Sinon, c’est reparti pour un jeu de méli-mélo. J’aime les mots qui glissent, qui jouent leur p’tite musique. Le rythme participe du sens. Pas de mot fétiche. Des mots tabous ? Non. Des mots qui me font sursauter ? Certainement : ordre, hiérarchie, règle. Ach ! Les r sont rêches, vous ne trouvez pas ? J’ai longtemps écrit des poèmes. C’est une forme d’écriture qui exige beaucoup de concentration et... de lâcher prise.
Dans chacun de vos romans, vous prenez soin de tisser un réseau complexe d’intrigues qui donne à vos récits une profondeur et une richesse peu communes. Bien plus encore dans Carrières noires que dans les trois premiers romans, vous n’hésitez pas à dérouter le lecteur en (mé)tissant votre propre texte. Comment la romancière fait-elle, elle-même, pour sortir indemne du labyrinthe ? Quelque part, il faut être diabolique soi même, non ? Perverse peut être ?
Mais ce n’est pas prémédité, votre honneur ! Je ne sais pas démarrer une histoire en un seul lieu et la dérouler de manière linéaire. J’ai aussi besoin d’être surprise. Ce qui est intéressant, c’est la rencontre de personnages et d’univers qui, à première vue, ne sont pas destinés à se rencontrer. Je commence avec l’idée de ces rencontres, de ces chassés-croisés, de ces voix toutes différentes les unes des autres. Pas diabolique, non. Ni même perverse. Peut-être, parfois, à la limite de la schizophrénie. Excusez-moi, il y a Leoni qui m’appelle. Il a quelque chose à me dire au sujet d’une certaine cicatrice que je lui ai collée à un certain endroit. Euh ! Pardon ? Mais qu’est-ce qu’elle dit la Josy ? « Faut faire gaffe avec les interviews là, si vous voyez c’qu’je veux dire, hein ! Parc’qu’après, ça coupe et ça r’colle comme ça leur chante et vous vous r’trouvez à dire tout l’contraire ! Comme si qu’vous étiez sortie dans la rue avec vot’blouse à l’envers, quoi ! »
Elle n’a pas tort ta Josy. C’est vrai qu’il faut toujours se méfier des coupes et de recollages que peuvent pratiquer les journalistes. Mais, à propos justement de la confiance et de la loyauté, Graham Greene disait volontiers que l’écrivain est naturellement déloyal à l'égard de sa société. N’a-t-il pas raison ? Et le polar, en particulier dans le registre de la critique sociétale qu’il tient, n’est-il pas un domaine où l’auteur se doit d’être le plus déloyal possible à l’égard des univers qu’il observe et décrit ?
Sacré Gégé ! Je partage. C’est l’expression « le plus déloyal possible » qui me gêne. Et puis « se doit d’être », voilà qui est bien normatif. Un polar, c’est un lieu où l’on voit, de l’angle d’un ou de plusieurs personnages, à quel point toutes les conditions sont parfois réunies pour que tout déraille à l’extrême. C’est une façon de porter une critique sans concession. Dans l’idée d’être loyal ou pas, il y a une notion de « foi », le fait de croire ou de ne pas croire. On est dans le domaine du jugement. Je préfère rester, d’une part dans l’observation d’un contexte, et d’autre part, dans la manière dont ce contexte est vécu et ressenti par les principaux protagonistes. C’est au lecteur de se forger sa propre opinion. Pour le quatrième, par exemple, c’est la lecture d’un article qui m’a mise sur la piste. Il était question de l’augmentation de la délinquance chez les personnes âgées. Ce n’est pas que le vice s’intensifie avec l’âge, notez bien, ce serait plutôt que les retraites diminuent alors que tout le reste augmente. C’est comme ça qu’est née Josy. Elle ne juge pas. Elle a un rêve et elle se rend compte qu’elle n’a plus les moyens de l’atteindre. Donc elle prend une décision extrême. Au lecteur de juger si c’est Josy qui est dans l’erreur la plus totale ou « s’il y a quelque chose de pourri au royaume de France ». Bien sûr il y a un parti pris manifeste dans l’angle d’attaque, mais je ne suis pas déloyale là, ma charge est franche et frontale. Ceci dit, elle est davantage nourrie par une réaction « épidermique », une empathie exacerbée que par une idéologie !
N’essayez surtout pas d’écrire comme les Américains. C’est l’un des conseils de notre regrettée amie commune Michèle Witta. Je trouve, pour ma part, qu’il s’agit d’un bon et utile impératif catégorique. Vous seriez d’accord pour qu’on inscrive cette devise au frontispice de nos écrans d’ordinateur ? Avec une alerte dans nos traitements de texte quand on tombe dans le formatage et le marketing ?
Et voilà que vous recommencez : « impératif catégorique » ! Une double injonction, vous allez me rendre dingue ! Je n’ai absolument rien contre les polars américains. J’aurai plus à redire contre les romans « efficaces ». On ne les lit pas, on les avale comme on le ferait d’un MacDo. Ils rassasient dans l’instant. Deux mois plus tard, si on vous demande de quoi il retourne, vous risquez d’être un peu court. Les lois du marketing ne surgissent pas du néant comme un cheveu sur la soupe, elles obéissent elles-mêmes à celles de l’industrie des loisirs. Et ces lois là, malheureusement, ne se décident plus du côté du Vieux Monde. Cela n’a plus grand-chose à voir avec la littérature et la créativité. C’est à chaque auteur de faire la part des choses entre son désir d’exister dans l’industrie du livre et celui d’exister tout court, avec sa voix à lui, son univers. C’est une question d’honnêteté que chacun peut finalement résoudre assez simplement en répondant à cette unique question : ce que je viens d’écrire, quelqu’un d’autre que moi aurait-il pu le faire à ma place et de la même façon ? Si « réussir », c’est ressembler aux autres, je laisse ça à d’autres. Je préfère réussir à être moi-même. Et puis, vous avez sûrement remarqué que dans l’expression « livre de commande », il y a commande, non ?
Ceci étant, venant de Michèle, il ne pouvait s’agir que d’un conseil et je le trouve particulièrement avisé. Elle nous manquait déjà pour l’édition 2010 de Corsicapolar, elle nous manquera plus encore cruellement cette année.
Vous disiez au début de notre entretien que les polars sont la version moderne des contes de fées. Est-ce pour cela que vous avez une fâcheuse tendance à imaginer des fins heureuses ? C’est la petite fille en vous qui veut imposer de l’espoir et de l’amour à la sortie du labyrinthe ?
Tous ceux qui sont morts dans mes romans ne partagent certainement pas votre point de vue ! Et les contes de fées ne se terminent pas tous bien, ou alors, ils proposent plusieurs fins possibles. Maintenant, c’est vrai que je m’attache à certains personnages. Je ne me gêne pas pour les malmener au fil des pages. Certains font preuve de qualités morales hors du commun. Ils finissent par m’émouvoir. Est-ce une forme de culpabilité, un reste de scrupules qui m’empêchent de leur porter le coup fatal ? Peut-être. Sans doute aussi que si j’ai choisi Leoni, avec son petit côté « redresseur de torts » c’est également pour restaurer une forme d’équilibre. C’est sa mission à lui. Pour la mener à bien, il n’hésite pas à enfreindre les règles. Un de ses pères spirituels est tout de même Arsène Lupin. Quant à savoir qui, de la petite fille ou de la maman aspirant à un monde un peu moins rude pour ses deux princesses, tire les ficelles, la réponse n’est pas tranchée. Encore une fois, je ne cherche pas à « imposer » quoi que ce soit, encore moins l’espoir ! Mais je crois que rien n’est fichu d’avance pour quiconque ! Il y a des « fenêtres de tir », des interstices, des opportunités, même si pour certains elles paraissent infimes tant toutes les conditions sont réunies pour la dégringolade finale. Je ne dirais pas qu’il « faut » exercer son libre arbitre et prendre son destin en main, mais je crois que ce serait mieux si les gens pensaient la chose possible : ils seraient plus libres et plus responsables. Même dans un labyrinthe, il y a une issue…
Une dernière question qui concerne votre présence nouvelle sur la toile. Comme de nombreux auteurs, vous aviez depuis longtemps votre page sur Facebook. Mais en mai 2011, vous avez lancé sur le Net un site avec un nom de domaine en .com. Il s’agit de Carrières noires, le blog de Leoni, dans lequel on découvre une sorte de chjami è rispondi entre l’auteur et ses personnages. Pourquoi cette « visibilité » nouvelle ? Quelle(s) surprise(s) peut-on en attendre ?
Après trois romans mettant en scène le « Corse du Nord », la chose me semblait couler de source, une façon plus interactive de faire découvrir tout mon « petit monde », en lui donnant la parole. Depuis « Un Corse à Lille » en 2008, il y en a eu des personnages ! Et chacun d’entre eux a des choses à dire, à sa manière toute particulière, sur le monde qui nous entoure. Pour être parfaitement honnête, c’est mon psy qui me l’a conseillé. Nan ! C’était une blague. « Carrières noires », c’est aussi le nom du quatrième opus à paraître (désolée pour les lecteurs qui « ont les crocs », mais je n’ai pas encore de date précise à leur mettre sous la dent !). Le nom colle parfaitement à ce nouveau roman où il est question de « descente », dans tous les sens du terme. Ce n’est pas seulement une allusion aux anciennes carrières de craie de Lezennes où se déroule une partie de l’action, il y est aussi question de la carrière politique d’un homme appelé à occuper les plus hautes fonctions… Un sujet d’une actualité brûlante, mais là, je n’en dirai pas plus. « Carrières noires » c’était donc l’occasion de donner des indices sur les prochaines péripéties de Leoni tout en ouvrant un espace pour présenter l’ensemble de son univers. Sans contrainte de frontière géographique imposée par des schémas de pensée réducteurs. Parce que, pour tout, dire, l’étiquette de « polar régional » commence à me gratter ! Une construction bien française… Tous les romans s’enracinent quelque part, non ? En définitive, ils sont comme les personnes, sans point d’ancrage, ils sont aussi légers que des fétus de paille. Enfin, d’avoir un lieu, même virtuel, où sont regroupées toutes les informations concernant mes romans et mes activités d’auteur, c’est aussi bien pratique pour les lecteurs ou les journalistes qui cherchent des infos : là, au moins, elles sont de source sûre !
Certaines rencontres ont aussi joué un rôle de déclic. Claude Le Nocher, instigateur de l’excellent site Action-Suspense, et malgré le fait que je ne l’ai pas encore croisé dans la vie réelle. A présent un doute affreux me gagne, et s’il n’existait pas vraiment ? Et puis, Claude Mesplède, bien sûr, dont j’ai fait la connaissance à Templemars et qui joue son rôle de passeur avec passion et générosité. Il sera cet été sur la place des palmiers à Ajacciu et j’aurai grand plaisir à le retrouver pour le salon Toulouse Polars du Sud, une "organisation du crime" dont il est à la fois la tête et le coeur. 2011, c’est une année de rayonnement plus large, créer un site est un bon moyen de maintenir le lien avec de nouveaux lecteurs géographiquement plus éloignés.
J’ajoute que je n’aurai pas pu réaliser ce blog sans l’expertise, la gentillesse et la disponibilité de l’équipe des eXquismen, un trio qui, comme son nom l’indique, n’est composé que de gentlemen qui mettent leurs nombreuses qualités au service des auteurs.
Et pour conclure, concernant les « surprises », j’aimerais, entre autres, vous offrir l’exploration des anciennes carrières de Lezennes. En compagnie d’un guide sûr. Mais cela viendra en son temps, comme le reste. La patience n’est certes pas ma qualité première, mais je sais reconnaître ses vertus.
Et moi, je peux te poser une dernière question pour conclure ? Au fait dans mes romans, quel est ton personnage préféré et quel(s) fantasmes titille(nt)-t-il en toi ?
L'ami d'enfance de Leoni, cambrioleur "rangé" et mystérieux, est un archétype qui me plait beaucoup parce qu'il me renvoie, moi aussi, à mes lectures des aventures de l'héroïque Arsène Lupin dont Umberto Eco a souligné, dans De superman au surhomme, tout ce qu'il a d'idéologiquement équivoque, héros typiquement national à une époque où la France se déchire entre Jaurès et l'Action française. Mais, franchement, question fantasme, c'est avec Eliane Ducatel, ta légiste au chignon troublant, que j'aimerai bien revisiter l'hôtel Negresco, une nuit de préférence et plus si affinités.
Propos recueillis par Ugo Pandolfi- Juin 2011- © www.carrieresnoires.com et www.corsicapolar.eu
Avec de bonnes questions, c'est tout de suite plus simple d'avoir l'air intelligent... Comme quoi, avec de bonnes clés mêmes les textes clos finissent par s'ouvrir... BASGI
Rédigé par : Leoni | 09 juin 2011 à 19:10