Les bons polars de l'été (qu'on se le dise) par Okuba Kentaro
03 septembre 2009
Cosu Nostru. Dans son premier roman, Jean-Pierre Arrio tente
plusieurs nouveautés qui lui réussissent à merveille. La langue tout d’abord,
qui n’est pas du corse, mais plus du français. Arrio écrit en pur Ajaccien avec
les célèbres fiaschine, ces banderilles verbales que les personnes assises aux
terrasses des cafés plantent nonchalamment sur le dos des passants. Avec ce
sens de la dérision, et de l’observation qui font de son roman une véritable
promenade dans la sociologie insulaire. Le personnage ensuite, Jean-Baptiste
Stellini, dit Batti, un inspecteur nationaliste torturé entre son désir
d’indépendance et son instinct de chasseur. Un flic divorcé, comme il y en a
tant, dont le plaisir est d’écouter le soir sur sa terrasse, les explosions de
la nuit, en commentant les charges, en supputant les cibles. La mafia, enfin,
qui pour une fois sort de l’ombre, et se déclare chez elle en terre corse.
Animée par des truands locaux, bien sûr, elle se constitue en filiale dynamique
d’une multinationale du crime. La grande trouvaille d’Arrio est de laisser exposer
le business plan du padrino ajaccien dans le langage déshumanisé de la gestion
financière. L’effet est saisissant, et le roman, peut-être un peu trop linéaire
dans son dénouement, nous entraîne aisément.
Complices obscurs. Jean-Paul Ceccaldi a changé de maison
d’édition. Mieux, il a créé sa propre maison, les éditions Ancre Latine,
histoire d’avoir les coudées franches. Le résultat, un volume à la couverture
en camaïeu de bleu marine, intrigant et élégant. A l’intérieur, on retrouve
tout de suite la patte de Ceccaldi, ce mélange unique de violence,
d’introspection et de culture. Même si l’action se déroule en grande partie à
Marseille, le lien avec l’île est permanent. Mathieu Difrade, le célèbre
flicorse, se retrouve en effet contraint, par les liens de l’amitié, de rendre
service à un autre insulaire qu’il ne respecte pas forcément. Jacques Santi,
mercenaire en fin de parcours, soupçonné de meurtre sur l’un de ses anciens
camarades, n’a défendu aucune des valeurs d’amour et d’entraide qui fondent la personnalité
profonde de Difrade. En Afrique, Santi a commis le mal absolu, massacrant des
innocents, tuant des civils, se perdant dans les délires d’après-bataille. Il
porte cette part d’ombre, son cœur de ténèbres pour reprendre l’expression de
Conrad, comme une croix immense, une sorte de catenaciù interminable. Il n’y a
peut-être rien à sauver en lui, sinon ce désir de rachat. Avec en fil rouge,
les poèmes douloureux et criés de Louis Brauquier, grand poète marseillais,
Difrade descend aux enfers, lentement, à peine certain de trouver la lumière,
alors que le soleil, rouge et gigantesque, arde la cité phocéenne, tel un démon
torturant une âme maudite. Vous avez dit, culpabilité ?
Palermu. Tant qu’à se coltiner avec la mafia, autant affronter
l’original. Dans le Palerme des années quatre-vingts, peu avant l’éclosion du
fameux printemps, Alain De Rocco et Petr’Anto Scolca, usant d’un style
distancié et humoristique, déclinent les forces en présence. Le chef, qui veut
devenir le chefissime, Michele Del destino, et en face, ses pires ennemis, les
frères Di Maggio, se disputent la ville comme des chiffonniers devant un
échiquier de prix. Avec à peu près
autant de classe, et avec encore plus de sang. Les morts ici ne comptent plus.
Quand on aime, on ne compte pas, pense d’ailleurs, Mario Trappano, le tueur de
masse, perdu dans ses rêves liquides et ses opinions racistes. Bien sûr, on se
dira, mais que fait la police ? Question récurrente, question universelle
pour une Sicile de moins en moins italienne, de plus en plus larguée en bateau
ivre sur la grande bleue. Dans ce roman, baroque à souhait, bien loin de Camorra du courageux Roberto Saviano,
nous retrouvons tout de même ce brin de folie meurtrière et d’exaltation
comique qui fait la grandeur du Sud.
Les rochers rouges. Pour le plus grand plaisir des lecteurs, Archange
Morelli s’impose immédiatement en classique-né. Pour concocter ses petites
merveilles, Morelli n’a pas à forcer son talent qui est immense, ni à truquer
sa plume digne d’un Maupassant, toujours teintée de l’ironie voltairienne. En
six histoires courtes, il nous fait découvrir un monde, la Corse du XVIIIe
siècle, vue par un tragulinu, Santu u
Grisgiu, le colporteur au visage de renard et à la cervelle de chouette. Le génie inquisitorial de Santu, une sorte de
Zadig désabusé, ne s’encombre d’aucune illusion ou idéologie. Le colporteur
n’écoute pas naïvement la rumeur, mais il analyse et observe. Sans moyen de
pression, sans coercition, en faisant travailler ses méninges alors qu’il suit
les sentiers rocailleux de l’île au rythme particulier de ses trois grands ânes
noirs, Santu dénoue les intrigues les plus complexes. Pour cela, il a en tête
la phrase de Terence, rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Et, pourvu
de ce viatique, Santu se glisse à l’intérieur de l’âme des coupables, avec
autant de facilité que ses clientes dans les belles pièces d’étoffe génoise de
ses ballots. La mort n’est donc jamais incompréhensible, et il sait par ses
explications rassurantes et complètes éloigner des villages perdus de l’île le
spectre redoutable de la vendetta. Ces rochers rouges, symbole de Piana et de
ses coraux, nous invitent à plonger au plus profond de l’âme humaine, dans le
tourbillon des passions.
Le retour de Don Giovanni. Edité désormais chez Mélis, la maison
d’édition niçoise qui publie notamment l’excellent Paul Carta, Jean-Pierre Orsi
déboule ici avec la force d’un sanglier solitaire et la puissance de feu d’un
porte-avions. Don Giovanni, que l’auteur compare malicieusement à Don Camillo,
a tout pour constituer un personnage haut en couleurs. Gauchiste, gueulard,
coucheur, vivant quoi, et fier de se présenter en homme complet devant ses
concitoyens, péteux et médisants. On l’accuse de la mort de son cousin, car ce
dernier a prononcé son nom avant de mourir, tué par deux coups de fusil de
chasse dans le maquis. Si les gendarmes enquêtent de manière plus ou moins
impartiale, Don Giovanni préfère agir par lui-même. En recherchant le coupable,
il ouvre une porte condamnée depuis des décennies, celle de sa propre mémoire. La
grande force du roman est dans ce basculement du polar dans le noir de la
conscience coupable et des sordides secrets de famille. Le retour est ici plus
historique que géographique. N’ouvrez jamais les placards de la généalogie, car
les squelettes que vous découvrirez sont les vôtres et ils ont été tués par les
vôtres également. Un excellent roman, noir à souhait, la lecture idéale de ceux
qui ne veulent pas rester griller sur la plage.
Le dernier tueur de l’organisation. André Mastor est un maniaque
des petites mécaniques. On entend par là les appareillages secrets autant que
complexes qui animent les machines les plus fantastiques, les horloges, les
planisphères, les automates joueurs d’échec. Abandonnant pour une fois ses
romans historiques, dont le fameux Rebelles
déjà chroniqué sur combats-magazine, Mastor s’intéresse aujourd’hui à la
mouvance de l’extrême-droite et à ses liens discrets avec la mafia et la grande
entreprise. Ours Paravisini, un commandant de police de la PJ niçoise affronte
une série de cadavres atrocement mutilés, qui sont semés sur la route d’un
petit poucet serial-killer. Ou apparaissant comme tel. Car bien entendu, comme
dans tous les romans de Mastor, le réel n’est jamais rationnel, et le rationnel
toujours illusoire. Ours s’égare peu à peu dans un monde souterrain. De même,
guidés par un auteur diabolique, dans un labyrinthe de miroirs dont nous
vérifions, parfois douloureusement, les apparences trompeuses, nous parvenons
nous aussi à une certaine conscience du complot. Entre Organisation Armée
Secrète et libéralisme économique, Mastor établit, pour notre plus grand
plaisir, les ressorts impeccables d’une intrigue étouffante.
Cosu Nostru, Jean-Pierre Arrio, Albiana Nera, Ajaccio, 132 p, 9 €
Complices obscurs, Jean-Pierre Ceccaldi, Editions Ancre latine, Coti-Chiavari, 201 p., 14 €
Palermu, Alain De Rocco et Petr’Anto Scolca, Albiana Nera, Ajaccio, 245 p, 9 €
Les rochers rouges, Archange Morelli, Albiana Nera, Ajaccio, 209 p, 9 €
Le retour de Don Giovanni, Jean-Pierre Orsi, Editions Mélis, Nice, 221 p., 16 €
Le dernier tueur de l’organisation, André Mastor, Albiana Nera, Ajaccio, 310 p, 9 €
Je ne fais pas de service après-vente normalement, mais dans le cas présent, suite au commentaire, je souhaiterais lever une ambigüité.
Je trouve injuste le procès contre Albiana, une maison d’édition en Corse, qui fait vraiment le maximum pour développer le polar et la littérature noire. Il n’y a pas ici de réussites faciles, et il me paraît inutile d’ajouter aux difficultés diverses une accusation de clanisme littéraire. Peut-être qu’Albiana n’a pas répondu en 2004 et en 2006 par lettre circonstanciée à notre cher Denis, peut-on pour autant l’accuser de refuser les auteurs et les livres français ? La simple lecture des titres de la collection Nera et la liste des auteurs suffisent à démontrer le contraire. Pour ma part, j’ai côtoyé, et parfois affronté, des dizaines d’éditeurs, et j’ai rarement rencontré des professionnels de ce niveau, capables de donner carte blanche à leurs écrivains et de tenter des paris audacieux.
Cosu Nostru est l’un de ces paris réussis. Que peut-on reprocher au livre d’Arrio ? De ne pas être compréhensible. Bien, mais alors comment peut-on juger simultanément qu’il s’agit d’un très bon polar ? Contradictio in adjecto, mon cher Denis. Que peut-on reprocher à ce livre, donc ? De ne pas expliciter toutes ses phrases ? Pourquoi, tout le monde comprend parfaitement dans le texte San Antonio, Auguste le Breton, Queneau, Céline, Rabelais, etc.? Veut-on un polar truffé de citations et de notes de bas de page, comme un Pléiade des familles ? Allons donc, c’est vrai qu’écrire dans une nouvelle langue entraîne un effet private joke, qui peut devenir exaspérant. Mais est-ce que ce n’est pas cela aussi la littérature, une part de mystère, une part d’ombre, un désir de relire pour mieux savourer. Arrio n’est pas Agatha Christie ou Simenon. C’est un auteur Ajaccien qui veut rendre la langue de sa cité, un auteur qui veut nous faire voyager. Quand on lit un polar, on ne lit pas des comptes-rendus d’audience ou des bilans financiers. Non, on se laisse emporter par la gouaille d’une novlangue populaire en diable, par un argot plus ou moins lumineux, mais toujours authentique.
Que doit-on retenir de tout ça, c’est que le polar corse n’est en effet pas distribué sur le continent. C’est un problème majeur, et je donne rendez-vous à tous les amateurs concernés par cette question à la journée des livres de Luri le 22 août 2009. Ce sera le sujet du débat organisé par le talentueux Jean-Pierre Santini.
Rédigé par : okuba kentaro | 10 août 2009 à 23:05
Tout cela est bien mais le jour où les polars corses seront vraiment partout dans les librairies du continent, là seulement ce sera gagné. Il faudra d’abord apprendre à traduire systématiquement le corse quand il est employé. Comment voulez-vous qu’un continental lise Cosu Nostru de Jean-Pierre Arrio des éditions Albiana, (très bon polar au demeurant) quand une partie des dialogues sont en corse. On dirait que c’est un parti pris délibéré pour ne pas vendre le livre ailleurs que sur l’île… Franchement, je ne comprends pas.
Autre égratignure en passant aux éditions Albiana. En 2004 puis en 2006 je leur ai envoyé deux de mes manuscrits, depuis pas de nouvelle. Je vois là un manque de sérieux. Refus ou pas, un simple courrier, un mail serait le minimum à attendre vis-à-vis de l’auteur qui a passé tout de même des mois à écrire son livre.
Depuis j’ai écrit « L’affaire des jumeaux de l’Ile Rousse », tous mes lecteurs/essayeurs (parmi eux des écrivains) le trouvent excellent et je suis persuadé que ce livre va faire un carton mais voilà, au vu de mon expérience, à quoi bon le proposer à Albiana ?
Denis Blémont Cerli
Rédigé par : Denis | 10 août 2009 à 12:32