De l'autre côté du miroir par Elena Piacentini
25 mai 2009
S’agissant du film Un Prophète de Jacques Audiard, j’aurais presque envie de dire : ce dont on ne parle pas, n’existe pas. Il y a deux ou trois semaines, j’avais commencé à écrire quelques lignes sur le thème « ce que je vois chez l’autre, c’est surtout ce que je ne veux pas reconnaître chez moi ». Parce qu’enfin, depuis plus de vingt ans que je travaille sur le continent, je ne me souviens pas avoir connu un tel déchaînement médiatique. Quand on vous prend le pied, et qu’on vous le met au milieu de la figure, histoire que personne ne puisse rater la verrue plantaire qui y prospère, en hurlant « Horreur ! Regardez ! Fuyez ! Son corps entier en est couvert ! », je n’appelle pas ça une caricature, j’appelle cela une déformation de la réalité.
Ce qui me gêne, ce qui m’énerve, ce qui me fait pousser les
crocs, c’est quand on part d’un fait isolé pour en faire une généralité, ou
pire encore d’un fantasme pour en faire une analyse « sociologique ».
Du coup, je me sens, moi aussi autorisée, à faire un peu de psychanalyse de
supermarché, il faut vivre avec son temps.
Quand les média pointent du doigt un acte raciste en Corse,
est-ce pour ne pas voir l’échec ou l’absence d’une vraie politique d’intégration
sur l’ensemble du sol français qui
court depuis des décennies et qui se traduit chaque jour par des dizaines
d’actes semblables et tous également condamnables ? Est-ce pour ne pas regarder en face le triste fait que,
dans nombre d’entreprises, le tri des candidatures se fait aussi sur le nom, la
gueule ou l’adresse ? Est-ce pour ne pas regarder en face l’odieux
traitement qu’infligea l’armée à ses « soldats indigènes » ?
Est-ce pour ne pas regarder en face la sombre tâche que la guerre
d’indépendance dessina sur l’universelle devise « Liberté, égalité,
fraternité » ? En quoi est-ce signifiant de préciser que cela se
passe en Corse et que veut-on signifier par là ?
Quand les média pointent du doigt des inscriptions aux
insoutenables relents nazis, est-ce pour se donner bonne conscience par une
discutable opération de replâtrage ? Parce qu’enfin, Vichy, ce n’était pas
Venacu que je sache ! C’est oublier un peu vite que, de Corse, aucun juif
ne prit le chemin des camps et qu’il se créa un réseau de soutien pour les
familles des hommes emprisonnés à Ascu. Voilà un formidable tour de
magicien : regardez donc ma main qui s’agite, pendant que l’autre opère son
tour de passe-passe, exit les cimetières outragés -juifs et musulmans
confondus-, les insultes, les actes de torture, les circuits de dénonciation et
de spoliation organisés !
Quand les média évoquent le racisme en Corse, pourquoi
omettent-ils sciemment de préciser qu’il n’y a pas un corse qui n’ait, dans sa
famille ou ses amis un continental justement et que ce sont bien souvent
ceux-là qui sont outrés par l’image que l’on donne de leur beau-frère, de leur
cousin ou de leur partenaire de belote ? Voilà, l’inscription que ma tante
découvrit sur une pancarte, lorsqu’elle débarqua à Marseille, il y a 60
ans : « Toi, corse que je dédaigne, retourne dans ton île ramasser
tes châtaignes ». Moi-même, lorsque je subis l’épreuve des oraux des
écoles de commerce, je n’ai pas passé un seul entretien où je ne fus pas
attaquée sur le fait d’être corse et les corollaires de violence associés. Mon
prof d’anglais, m’y avait d’ailleurs préparée : « ils attaquent sur
le point faible, et pour eux, ton point faible, c’est d’être corse ».
C’est dit. Le racisme n’est pas une pierre que l’on envoie impunément dans le
jardin de l’autre, c’est aussi un boomerang qui peut malheureusement revenir à
la gueule de l’expéditeur. Que ceux qui les lancent, quel que soit le côté de
la rive, méditent cela et prennent enfin leur part de responsabilité.
Quant au film, il joue sur la caricature et la provocation,
faisant le pari gagnant que le bouclier de protestations qu’il suscitera lui
permettra d’assurer gratuitement sa promotion. Mais parlons des prisons
justement, ces écoles du crime. Qui, aujourd’hui regarde en face la honte que
notre système judiciaire et carcéral fait peser sur nos illusions humanistes et
démocratiques ? Les prisons surpeuplées, les suicides de détenus, les
violences, est-ce plus commode de les oublier en imputant la responsabilité de
ces faits à une communauté porteuse du « gène endémique de la violence »
? Je ne saurais trop conseiller de découvrir les analyses de Robert Badinter
sur ce sujet.
http://www.contrelaretentiondesurete.fr/data/2007-11-27_La_prison_apres_la_peine_Robert_Badinter.pdf
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/20051102.OBS4032/
Et pour tous ceux qui sont amateurs de cinéma et veulent
plonger dans l’univers carcéral sans forcément garnir l’escarcelle de producteurs
opportunistes –pardon je voulais dire de businessmen avisés- je rappelle qu’on
peut voir : Midnight Express,
Papillon, La Ligne Verte, Les Evadés et même Prison Break, ne serait-ce que
pour les tatouages de Michael Scofield, en attendant le prochain Martin
Scorcese.
Quand la presse nationale pointe du doigt les malversations
financières qui ont lieu dans l’île, est-ce pour ne pas regarder en face
l’ampleur des détournements, des arrangements qui existent à des niveaux
autrement supérieurs ? Parce qu’enfin, n’existe-t-il pas ailleurs qu’en
Corse, des élus condamnés qui retrouvent leur fauteuil et leur virginité
politique, des politiques qui s’acoquinent avec des hommes d’affaires, des
commissions occultes ? En tant que citoyenne, je regrette que les commanditaires
de l’assassinat de Yann Piat ne soient toujours pas sous les verrous. Est-ce
que cette défaillance fait régulièrement la une des journaux ?
Il y a en Corse, et je le dis sans que cela me coûte, des
personnes qui sont racistes, des personnes qui sont malhonnêtes, des
« pseudo » nationalistes « mafieux » et des
« mafieux ». Je mets le terme « mafieux » entre guillemets,
car il s’agit d’une vulgarisation de langage, que le terme n’est pas né en
Corse, tout comme celui de l’omerta et que la réalité qu’il recouvre ailleurs,
n’est pas la nôtre, n’en déplaise à certains. Mais tous les corses ne sont pas
cela et tous les nationalistes ne sont pas des psychopathes affairistes.
Malheureusement et j’en fais chaque jour l’expérience dans
mon métier, le cerveau fonctionne par raccourcis (le gène de la fainéantise
corse sans doute) et par associations d’idées. Notre perception de la réalité
est faussée par ce que l’on nomme « l’effet de halo », autrement dit
la brume de nos préjugés et de nos idées toutes faites. Force est de constater,
que, vus du continent, nous sommes souvent moches et que nous n’avons pas
d’espace pour exercer notre droit de réponse. Que l’on remplace le mot
« corse », par « juif » ou par « femme » dans
certains brûlots de la presse et l’on verra – à juste titre- fleurir les procès
et chanter le chœur de la morale outragée.
Alors ? Je ne me sens pas touchée, au sens
« concernée » par ces caricatures indignes, cette focalisation, ces
généralisations. Mais je me donne le droit d’en dénoncer les intentions comme
les effets et je récuse la qualification de « nombriliste ». Et si
justement, on arrêtait de nous regarder le nombril en y cherchant des poux de
la taille d’un mammouth ?
Les chiens aboient, la caravane passe, un dicton arabe plein
de sagesse. Chaque fois que l’on me sert une généralité sur les corses dans le
but de me blesser ou de réveiller la fameuse susceptibilité corse, je pense à
ma grand-mère, à tous ces géants, les miens et ceux de mes amis, et ce qui est
censé être mon point faible devient mon point fort.
Si je m’insurge souvent contre toutes les formes de racisme
–subtiles, grossières ou criminelles -, pourquoi ne serais-je pas en droit de
le faire lorsque les miens sont montrés du doigt ? Le racisme, c’est
l’expression la plus malveillante de la bêtise humaine et en tant qu’être
humain, je me sens mourir un peu à chaque fois qu’un homme est stigmatisé pour
la seule raison qu’il est né juif, arabe, serbe, indien…, gros, laid, petit,…
Quant aux femmes, c’est un sujet plus vaste encore puisqu’il est des endroits
où elles n’ont même pas le droit de naître
« Ne l’oubliez
jamais : celui qui laisse commettre une injustice ouvre la voie à d’autres
injustices » Willy Brandt – Prix Nobel de la Paix 1971.
* Retrouver Arlette Shleifer dans Trace, Figure, Passage , Michel Moretti dans Mal Chronique, Elèna Piacentini dans Elénarration, Thierry Venturini dans L'effet Venturini et Denis Blémont-Cerli dans Homo machinus sempre emmerdae
A la demande d'Eléna, un pamphlet écrit dans les années cinquante par Henri Ceccaldi, auteur de la chronique "le coin de Diogène" ( journal L'informateur )...
Tandis qu’au delà de la mer
On peut voir : des meurtres de fous,
Accidents de chemin de fer,
Coups de feu de maris jaloux
Femmes tuant à coups de hache
Jeunes gens à coups de couteau
Chez nous on n’est pas aussi lâches
Pour voir ça, prenez le bateau.
Un gamin tuait sa marâtre
Quand elle avait le dos tourné
Un ivrogne ne faisait que battre
Son épouse et son nouveau-né,
Ici, il n’y a que je sache
De ces modèles de salauds ;
Chez nous on n’est pas aussi lâches
Pour voir ça, prenez le bateau.
Ailleurs on voit des coupe-gorge
Pleins de voyous, de sans abris,
Ici les seuls que l’on égorge
Sont les cochons et les cabris.
Partout on trouve des apaches,
Dans les taudis, dans les châteaux ;
Chez nous, on n’est pas assez lâches
Pour voir ça, prenez le bateau.
Rédigé par : Jean-Paul | 26 mai 2009 à 18:36
Ah ! Je m'en veux de ne pas avoir parlé de l'excellente revue FORA qui nous propose régulièrement de jeter des ponts vers ces autres et ces ailleurs, si semblables et si différents. Je préfère marcher sur ces ponts de bric et de broc, aux "planches vermoulues", à petits pas, en goûtant aux plaisirs de la découverte et de la rencontre plutôt que de filer à grande vitesse sur les autoroutes du prêt-à penser et des poncifs. J'aimerais également, Jean-Paul, que tu nous fasses partager sur ce site, le savoureux pamphlet de ton oncle.
Graziè
Rédigé par : Eléna | 26 mai 2009 à 17:28
Je me joins à Eric et Ugo pour dire merci à Eléna qui sait trouver les mots justes...
Eric a raison lorsqu'il dit que les clichés sur les Corses sont véhiculés de génération en génération...
Je me souviens de la lecture de "La nausée" de Jean-Paul Sartre ( qui n'est pas de droite) et de son personnage corse du Bibliothécaire...
Dans ce roman philosophique, Jean-Paul Sartre utilise des sobriquets. L'action se situe à Bouville, en vérité Le Havre. L'Autodidacte est le sobriquet d'un personnage humaniste qui se révèle aussi pédéraste. C'est le Corse qui va le prendre la main dans le panier d'un jeune lycéen et qui va lui donner deux coups de poing au visage, en l'humiliant puis le chassant de la bibliothèque. Le Corse va être lui-même humilié par Roquentin. Le Corse est gardien de la bibliothèque de Bouville et son épouse en est la concierge.
Dans l'Edition "Folio", à la page 113, on trouve une description du Corse : " Le gardien venait vers nous : c'est un petit Corse rageur, avec des moustaches de tambour-major. Il se promène des heures entières entres les tables en claquant des talons. L'hiver, il crache dans des mouchoirs qu'il fait ensuite sécher contre le poêle..."
Ensuite de la page 233 à 236, Roquentin relate l'incident dans la bibliothèque. On apprend que le Corse se nomme Paoli lorsque le jeune sous-bibliothècaire (qu'il terrorise aussi) l'appelle par son nom.
Après que Paoli a frappé l'Autodidacte avec un "gémissement voluptueux", Roquentin le prend par le cou et le soulève de terre "tout gigotant"... "il était devenu bleu et se débattait, cherchait à me griffer ; mais ses bras courts n'atteignaient pas mon visage. Je ne disais mot, mais je voulais lui taper sur le nez et le défigurer. Il le comprit, il leva le coude pour protéger sa face : j'étais content parce que je voyais qu'il avait peur..."et il ajoute plus loin : " Autrefois, je ne l'aurais pas laissé sans lui avoir brisé les dents..."
Pourquoi avoir choisi le sobriquet " le Corse ", pour un personnage petit et rageur qui prend plaisir à jouer les gros bras et se fait humilier par plus fort que lui ?
On peut se poser la question lorsque l'on constate qu'il s'agit, dans La nausée, du seul sobriquet évoquant des origines.
Peut-être faut-il passer sous silence ce personnage pour éviter de sortir de l'essentiel de l'oeuvre et ouvrir un débat sur ce choix inspiré par le racisme anticorse alimenté par des caricatures tenaces.
A chacun de se faire une idée, en relisant une oeuvre majeure de Sartre où la seule caricature identitaire tombe encore sur un Corse.
Nous n'allons pas tomber dans un discours victimaire mais l'anecdote est là. Une fois encore, elle témoigne de l'attention particulière portée aux Corses.
Si un Corse est un petit personnage rageur, c'est parce qu'il est corse alors qu'un Périgourdin ou un Franc- comtois " petit et rageur " sera désigné uniquement comme étant " petit et rageur ".
On peut être un philosophe et avoir ses préjugés "dans un monde où les choses, en perdant leurs fonctions, deviennent innommables et les hommes jouent les imbéciles ou les salauds. "
Un autre philosophe contemporain prénommé Michel, qui a eu sa chronique dans le journal Corsica et a donné des conférences au Lazaret d'Ajaccio, a fait des déclarations que l'on peut inscrire dans le même esprit...
Dans un livre " Ma belle Marseille " écrit par Carlo Rim en 1934, je citerai simplement les paroles d'un personnage, le Commandant Orlandi, qui sur le Cyrnos, ressemblait à Neptune et disait à Carlo Rim , journaliste : " C'est la première fois que vous allez en Corse. Bien entendu, vous n'y resterez que quatre jours, vous photographierez la chaise à porteurs de Laetitia Bonaparte et les Calanques de Piana. Vous interrogerez une jeune paysanne de Palmeca que vous appellerez Colomba et un jeune chasseur de Monte d'Oro que vous prendrez pour Matteo Falcone ou pour Spada. Et puis, vous écrirez un article définitif "
Rédigé par : Jean-Paul | 26 mai 2009 à 13:34
Tout d'abord, merci Elena de ce commentaire posé, subtil, logique et humain.
Ensuite, il serait bon de ne pas se tromper de débat.
Même ce n'est certes pas tendance de le dire, en l'occurrence, Sarkozy et ses amis n'ont pas grand'chose à voir avec les clichés véhiculés et les généralisations sur les Corses. Ils en ont leur part, mais tout ceci n'a pas attendu l'arrivée au pouvoir de la clique actuelle pour prendre racine dans les esprits, et la trop longue liste de ceux qui considèrent que les Corses dans leur ensemble sont "malades", "cons", "assassins" et "racistes" ne compte pas que des noms de godillots UMPistes, loin de là. La presse "de droite" n'a pas l'apanage des stupidités fielleuses déversées sur l'île et ses habitants. J'ai beau ne manifester aucune complaisance ou idolâtrie envers M.Gandolfi-Scheit, je trouve sa réaction on ne peut plus justifiée, tout autant que celle de M. Talamoni: les querelles partisanes et les récupérations à deux centimes de franc dévalué n'ont pas leur place quand il s'agit de s'élever contre une injustice. Se montrer injuste soi-même est tout autant déplacé.
Enfin, le problème n'est pas l'appartenance politique de telle ou telle personne, mais le bien-fondé de ses arguments, la véracité des faits qui l'amènent à réagir et la pertinence de son indignation.
Sont-ce là des points qui posent un problème dans les positions des deux hommes politiques que je citais plus haut?
Rédigé par : Eric Patris | 26 mai 2009 à 12:27
Sauveur Gandolfi Scheit, qui se dit scandalisé par le film d'Audiard, devrait bien de regarder en direction de ses amis parisiens,qui sont responsables à mon avis, d'une certaine reputation des Corses.
Car pour nous juger, de nombreux français, prennent en exemple" la petite maffia corse" qui a fait elire un certain Sarkosy, et qui tient un peu les manettes dans cette region,il suffit de regarder la forme du departement de Paris......edifiant non ?
Rédigé par : Carlotti Francescu | 26 mai 2009 à 10:45
Merci Elena pour la franchise et la finesse de ce passage du miroir.
Rédigé par : Ugo Pandolfi | 25 mai 2009 à 11:07