À la lisière de la forêt des romanciers par Denis Blémont-Cerli
29 janvier 2009
Je suis enchaîné à des ombres, me voilà plein d’affection pour des mots jetés au vent. Vingt et une semaines ont passé depuis le début de l’écriture de mon nouveau roman et je n’essaye même plus de communiquer avec moi.
Toute mon énergie passe
dans les mots que je plante un à un comme un jardinier obsédé par sa récolte. Je
n’existe plus en tant que tel, j’ai été le jésuite Athanasius, je me suis enfui avec Djésertéti
et Khoufoukhaf dans la Vallée des Rois, je suis mort avec
Chef-Médecine sous les balles du napikwan
John Harry. Les formes de mes pensées ne vont plus que vers eux, mon corps et
ses sensations pareils, je suis l’exécutant de
tyrans que j’ai créés, ils sont ma nouvelle conscience multiple.
Dès que je commence un nouveau roman, c’est ainsi, je me trouve prisonnier d’eux, ils m’envahissent, s’installent dans leurs mondes en volant le mien. C’est eux à présent qui dirigent, d’ailleurs ils connaissent leurs rôles à la perfection. Les mots qu’ils prononcent, leurs interrogations, leurs introspections où les ont-ils éprouvés ? Et pourquoi m’obligent-ils à les rapporter ? Serait-ce des songes qu’ils auraient volés aux vivants ? Peuvent-ils interroger les morts ? Souvenirs ? Flagrances de vies volées ?
Je n’avais pas prévu qu’ils m’expulseraient de chez moi, s’empareraient du peu que j’étais, misérable qui se targue de vouloir écrire… Ils s’amalgament et me troquent pour des signes sur une feuille. J’embrasse leurs existences, leurs angoisses, ils se sentent parfois si seuls, tout comme nous. Quelquefois personne ne les a aimés, on a oublié de fêter leur naissance et parfois on a oublié leur mort. J’ai vu les formes blanches quitter leur corps, j’aurais voulu ne pas y assister, mais comment faire autrement, c’est mon devoir de témoigner pour qu’ils puissent exister.
Et le lecteur les recueillera, il les verra différemment et ils revivront à travers lui.
Moi, je me tiendrai à la lisière de la forêt des romanciers, j’aurais laissé partir mes personnages, leur histoire. Mais saurai-je jamais comment les lecteurs termineront ce que j’ai commencé ? Sans doute jamais. Cependant, le plus important reste d’être lu. C’est cela le plus difficile, être lu, sans quoi un livre ne peut exister. Oui être lu, ce n’est pas là une question mercantile, nous les auteurs avons seulement besoin d’être rejoints un temps par d’autres consciences sœurs…
* Retrouver Arlette Shleifer dans Trace, Figure, Passage , Michel Moretti dans Mal Chronique, Elèna Piacentini dans Elénarration, Thierry Venturini dans L'effet Venturini et Denis Blémont-Cerli dans Homo machinus sempre emmerdae
Bien d'accord avec Jean-Pierre. Une belle page. Emouvante et vraie. Merci Denis.
NDLR: même en grève, jeudi, les mulots ont apprécié.
Rédigé par : Ugo | 29 janvier 2009 à 19:39
Bravo Denis, voilà un très beau texte, inspiré, poétique... et pertinent. Il traduit parfaitement (à mon sens) les rapports fusionnels qui se créent entre le romancier et ses personnages. Une sorte de monde parallèle dans lequel il s'engouffre corps et âme à peine a-t-il jeté sur le papier les premières phrases de son texte. Je pense que tous ceux qui ont écrit une histoire de fiction, aussi modeste soit-elle, ont éprouvé cet étrange sentiment. Un peu comme un acteur qui habiterait plusieurs rôles à la fois.
Encore bravo. Amicalement.
Rédigé par : Jean-Pierre Petit | 29 janvier 2009 à 19:00