Etre ou ne pas être par Jean-Paul Ceccaldi
04 octobre 2007
Flash-back sur une journée. Un petit trimestre aprés les rencontres de Barrettali, Jean-Paul Ceccaldi ne s'est pas résigné à tourner la page sur les questions posées par Jean-Pierre Santini et Jean-Claude Loueilh. A scopre !
Y a-t-il un caractère singulier, voire spécifique, de la littérature corse ? La
littérature corse, à mon sens, a un caractère singulier à plusieurs
titres. D’abord, elle a été longtemps orale et l’écriture n’est venue
que tardivement. La jeune littérature écrite a puisé dans cette
oralité. C’est Antoine Mattei qui a affirmé dans " L’avenir de la Corse
" que " l’idiome avait bien une littérature, celle des villageois, des
femmes, des bergers qui ont toujours chanté dans cette langue ". La
littérature en langue corse est donc d’abord orale. Nous n’irons pas,
comme un participant érudit de la journée de Barrettali, jusqu’à l'idée
de faire commencer la littérature corse avec Dante. " Pourquoi pas
Sénèque ? ", a marmonné un assistant, précisant aussitôt : " Ce qu'il y
avait de typiquement corse chez Sénèque, ce n'est pas tant qu'il
écrivait à partir de la Corse, mais surtout qu'il écrivait à sa mère,
et pour se faire plaindre. " Si on évoque la première littérature
écrite, on retrouve des auteurs corses écrivant en Toscan puis en
Français. Il n’en reste pas moins que ces auteurs étaient habités par
le passé humain de la Corse et que leur archéologie intime était faite
des couches mnésiques insulaires.
La littérature corse
contemporaine a d’abord affirmé son identité avec ce que l’on appelle
le " Riacquistu ". Ce sont des Corses qui racontent l’histoire de la
Corse, sa résistance et ses révoltes, sa mythologie, ses légendes… A
l’héritage de l’oralité (contes, nouvelles, théâtre et poésie)
s’ajoutent les essais et les romans. Les auteurs corses veulent parler
eux-mêmes de ce qu’ils connaissent, de ce qui les habitent… Ils
expriment ce que chaque Corse porte en lui et qui est différent du
cartésianisme importé. Les écrits corses ont leur propre musique.
De
nos jours, les auteurs corses ont une double culture corse et française
(avec les non-dit de la proximité géographique et historique de
l’Italie), tout en se découvrant des points communs avec d’autres
peuples de la Méditerranée ou d’ailleurs. Cette double culture a été
d’abord perçue comme un danger, celui de perdre, en même temps que la
langue, l’identité corse. Malgré les efforts accomplis, le risque
existe toujours mais il est moins important que celui de l’enfermement.
Ce qui fait la spécificité de la littérature corse est aussi son
existence parfois conflictuelle entre deux cultures, l’une corse orale
et originelle, l’autre française, écrite et imposée.
L’autochtonie souffre-t-elle ou s’aiguise-t-elle de sa confrontation à la francophonie ? La
littérature trouve son inspiration dans le passé humain d’un peuple
fait de brassages ethniques sur plusieurs générations. Les influences
culturelles et la confrontation à des événements identiques ont
forcément créé des similitudes entre les peuples, avec la spécificité
insulaire partagée avec les îliens du monde. Le premier point commun
partagé par la Corse est donc l’insularité qui peut être mise au miroir
des îles voisines de la Méditerranée. Donc toute comparaison devrait,
me semble-t-il, commencer par un inventaire des points communs à
travers les origines, les évolutions sociales et politiques, les
événements historiques, les productions culturelles...
Toute
confrontation ne peut être que bénéfique dans la mesure où elle est un
apport. La culture n’est pas figée puisqu’elle fait appel à la
création. L’autochtonie (et c’est encore plus vrai lorsqu’elle est
insulaire) n’est pas une condamnation à vivre dans le passé pour ne pas
perdre sa culture et sa langue. Au 21ème siècle, le fait d’être le
fruit de plusieurs cultures est un atout davantage qu’un danger, dans
la mesure où l’on ne sacrifie rien. La francophonie aurait du être
immédiatement un enrichissement si elle n’avait pas entraîné le déclin
de la langue corse. Il en est de même de l’aire culturelle italienne
qui a permis à des Corses de fréquenter des universités qui
n’existaient pas en Corse. Je ne parlerai pas de bienfaits de la
colonisation car justement la colonisation a voulu imposer une culture
coloniale au détriment de la culture corse. Toutefois, c’est maintenant
aux Corses à assumer leur double culture pour sauver leur identité et
leur langue. C’est aux Corses de partir et de revenir, d’accueillir
l’autre, de le connaître pour mieux se faire connaître lorsqu’il s’agit
de culture. L’autochtonie s’aiguise à se confronter à la francophonie
car c’est par cette confrontation que la culture corse se perpétuera
dans la mesure où la franchophonie fait aller les Corses vers le Monde
sans sacrifier la corsité.
Selon Neria De Giovanni ,directrice
de la revue culturelle " Salpare ", membre de jurys littéraires et
présidente de l'Association internationale des Critiques Littéraires
(AICL) : "La littérature est un excellent moyen pour mettre en rapport
des hommes de cultures et de langues différentes, une découverte
féconde des différences ". La Méditerranée et l'insularité constituent
dans ce domaine des atouts : "Chaque île est un écrin pour maintenir la
richesse de chaque identité culturelle, surtout à l'heure européenne.
C'est une chance pour échapper à la mondialisation et à
l'uniformisation ."
L’émergence
de la littérature corse peut-elle être synchronisée avec le mouvement
de riacquistu, voire de décolonisation, faisant alors surgir la même
problématique que celle des littératures maghrébines et africaines à
l’amorce des indépendances ?Au sortir de la
seconde guerre mondiale, l’expression en langue corse est associée aux
idées fascistes suite au procès des irrédentistes en 1946, condamnés
pour collaboration. Pourtant des auteurs en langue corse comme Simon
Vinciguerra furent de grands résistants. Le Corse se trouve alors
cantonnée à la sphère privée et à l’oralité. Son exclusion en 1951 des
dispositions de la loi Deixonne n’émeut personne. Pourtant à partir des
années 70, un mouvement de réappropriation de la culture corse menacée
se développe, c’est la période du Riacquistu.
En 1955, paraît la
revue " U muntese " dirigée par Petru Ciavatti dont l’objectif est la
défense du dialecte et des traditions corses. Mais la revue intéresse
peu les jeunes corses. Le journal plaide pour l’entrée du corse à
l’école et produit un dictionnaire.
En 1963, la revue atteint 700
abonnés mais son influence concrète demeure faible. En 1972, elle
disparaît faute d’un souffle nouveau.
U riacquistu.
La
montée des revendications sur la langue. Face au danger d’extinction de
la langue corse, les jeunes commencent à se mobiliser sur fonds de
revendication identitaire. Après 1968, plusieurs universités (Aix,
Nice, Paris III) proposent des cours de corse.
A partir de 1971, des
associations se créent pour enseigner le corse dans l’île. La
fédération Scola Corsa réclame la reconnaissance du corse dans la loi
Deixonne ; ce sera chose faite en 1974. Des universités d’été se
tiennent à Corte.
Le rôle du chant, du théâtre et de la poésie dans le mouvement de riacquistu.
De
jeunes groupes comme Canta u populu corsu se forment, redonnent ses
lettres de noblesse au chant corse notamment au travers des polyphonies
et modernisent la tradition orale. Malgré l’hostilité de certains
milieux qui voient uniquement dans ce mouvement des revendications
d’ordre politique nationaliste, un mouvement culturel d’ampleur voit le
jour.
Parallèlement, des linguistes corses établissent un système
cohérent, notamment au travers d’ouvrage comme « Intricciate e
cambiarine ».
Ce court historique rappelé, la question initiale
renvoie au concept de littérature post-colonniale qui se situe d’abord
dans le temps. C’est un après et cela soulève la difficulté de
l’achèvement du colonial. Il faudrait alors comprendre le " post "
comme un méta c’est-à-dire une littérature vers un au-delà du colonial.
En ce sens, le mouvement des années 1970 ( Riacquistu) a marqué un
tournant en Corse, puisqu’il s’est agi d’une "ré " appropriation de
leur propre culture par les Corses et de la défense de la langue corse.
Certains en font une période historique, d’autres y voient une prise de
conscience progressive avec l’émergence de nouveaux intellectuels
corses se voulant des passeurs de cette culture menacée d’extinction.
Si
on en revient à la littérature d’aujourd’hui, les auteurs corses sont
dans une problématique qui repose sur une idéologie " libéral-humaniste
" soucieuse de dégager avant tout un universel, avec le risque de
manquer ou d’occulter les enracinements locaux, les particularités
revendiquées ou héritées, les identités assumées, voire inventées ou
seulement imposées par l’histoire. Si on emploie le terme de passage à
une littérature post-coloniale pour les auteurs corses, ce passage se
comprend comme un moyen de prendre en compte la spécificité de ces
écrivains corses s’exprimant en Corse ou en français, en ne voulant pas
rester les parents pauvres. Il s’agit de s’émanciper de la prédominance
d’un centre : " Paris ", métropole littéraire lointaine. C’est aussi ne
plus être dupe d’un vieil exotisme qui assurait la suprématie
parisienne dans le système jacobin.
Des Corses ressentent la culture
française comme un joug colonial. Cependant, si la Corse est française,
la pensée dite post-coloniale oblige à reconsidérer de manière critique
les discours (coloniaux pour les uns, jacobins pour les autres) qui
persistent et exercent leur emprise à l’insu des Corses. Pour cela, le
vrai problème est celui de la représentation : Qui parle et au nom ou à
la place de qui ? C’est l’occasion de rappeler que j’écris en mon nom
et à la place de personne d’autre. Il s’agit du prolongement d’une
causerie trop courte débutée à Barrettali. Je n’ai pas la prétention de
détenir la vérité. Je poursuis donc un point de vue qui peut en valoir
un autre.
On pourrait croire que la constitution de peuples en
Etats-nations solderait tout résidu de la colonisation. Ce n’est pas le
cas. Les anciennes colonies organisées en nations peinent à faire
entendre leur voix souveraine, à reprendre en main leur destin car la
domination culturelle de l’Europe et des Etats-Unis, assise sur
l’hégémonie économique, continue à s’exercer sur eux. Ensuite les
nationalismes exacerbés (exaltant à la pureté, l’authenticité, le
retour aux racines ancestrales, le rejet massif de l’occident) se sont
révélés impuissants à engendrer une culture nouvelle, libre et vivante.
Les artistes de tous poils nés de la post-colonie ont privilégié des
modes de création assumant les mélanges, l’hybridité et revendiquant
les valeurs du déracinement et de l’exil. Leurs identités sont
multiples, leurs appartenances diverses et même leur localisation est
problématique.
Ouvrons une parenthèse : Est-on plus ou moins
corse selon l’endroit ou l’on se trouve ? Un Corse vivant en Corse
est-il plus corse qu’un Corse de la diaspora ? Un Corse qui parle le
Corse est-il plus corse que celui à qui ne l’a pas appris? En
arrivera-t-on à voir écrit sur les murs " Corses de la diaspora, fora
", " Corses qui ne parlent pas le corse, fora "? Etre corse, est-ce
vivre selon la tradition agro-pastorale ? Faut-il avoir un arbre
généalogique avec des mariages consanguins pour être plus corse que
ceux qui ont des origines corses moins lointaines ? Si le concept de
peuple corse est défendable, peut-on parler de race corse? Jusqu’où
peut aller la définition de la corsité?
Je dis oui au rôle
positif du " Riacquistu " mais il ne faudrait pas maintenant sombrer
dans l’intégrisme culturel. Comparer la Corse à l’évolution des
anciennes colonies françaises ayant des cultures très différentes
m’apparaît une exagération lorsqu’on parle du Riacquistu. La culture
corse a des liens historiques et humains avec la France et l’Italie. On
ne peut faire abstraction des brassages, des voisinages et des
ressemblances. Décider du jour au lendemain que la seule littérature
estampillée " corse " soit celle de la tradition et de la langue
d’origine serait se priver de la majorité des écrits mais aussi de la
chaîne du livre qui, en Corse, a déjà bien du mal à survivre. Ce serait
aussi faire de la culture corse un musée de la langue et des traditions.
Quant
à faire du Riacquistu les prémices d’une future indépendance, nous
sortons du domaine de la littérature pour dériver vers un débat
politique qui n’était pas l’objet de la journée du livre à Barrettali.
L’indépendance de la littérature a pour ennemis la dictature,
l’enfermement, la censure et la complaisance. Ses seules frontières
sont celles des langues. Heureusement, il existe la traduction. Quand
aux écrivains, ils s’expriment dans la langue qu’il connaissent le
mieux et qui leur apporte la plus grande indépendance d’esprit. Les
auteurs corses qui s’expriment en Français touchent le plus grand
nombre de lecteurs. C’est un fait : Pour qu’une littérature existe, il
lui faut un lectorat.
En quoi la langue corse importe-t-elle à la littérature corse ?La
sauvegarde de la langue corse est un facteur important de la culture
corse. Elle n’est cependant pas le seul important dans la littérature.
Un livre est écrit pour être lu et pour éventuellement passer les
frontières. L’écrivain corse peut être un passeur forcément tourné vers
le Monde ou un plumitif autocentré sur son nombril corse. A chacun de
choisir sa voie.
Il faut tenir compte de la réalité et notamment de
celle du lectorat. Les livres en langue corse sont très peu lus par les
Corses eux-mêmes et inconnus des non corses lorsqu’ils n’ont pas été
traduits. En ce qui concerne la langue, je pense qu’il faut sortir la
littérature du champ des revendications identitaires. La langue ne doit
pas devenir une barrière entre les Corses eux-mêmes. Le bien fondé de
la promotion de la langue corse est une évidence mais l’identité est
faite d’autres composantes et chacune a son importance. Ces autres
composantes peuvent s’exprimer dans toutes les langues. Il est certain
que des ouvrages bilingues seraient les bienvenus . Le bilinguisme est
le seul moyen de préserver le fait corse tout en répondant aux
exigences d’ouverture sur le reste du monde. Dans l’édition, il s’agit
d’un problème de coût et dans la création littéraire, les écrits de la
plupart des auteurs corses demanderaient une traduction de la langue
française vers la langue corse, ce qui apparaît paradoxal. Autant dire,
que les textes bilingues des romans resteront rares.
Jean-Toussaint Desanti avait déclaré :
Si quelqu'un maintenant me posait cette question " Es-tu un philosophe corse ? ", je répondrais certainement ceci :
"
Jamais je n'ai écrit en langue corse une ligne de philosophie. Mais là
n'est pas l'essentiel. Je crois avoir pratiqué la forme de philosophie
qu'exigeait mon origine. Dans ce champ aussi j'ai, autant que je l'ai
pu, pourchassé l'indétermination, fait violence à la culture, effacé la
mer, celle qui sépare et engloutit ".
Enfin, pour tomber
dans la métaphore biblique, faut-il " babeliser " la Corse pour
construire une tour de la littérature corse et aller défier le dieu des
Lettres classiques? Cela me fait penser que la bible ( A Bibba ) a été
éditée récemment en Français et en Corse.
La
littérature corse peut-elle être autre que " mineure "(au sens
deleuzien de ce qui mine la littérature d’un parcours nomade) ? Cette
question renvoie en partie au bilinguisme, à la confrontation avec les
canons de la littérature dite classique et à la pensée post-coloniale.
Le couple conceptuel " Mineur " et " Majeur " est apparu dans les
années 1970 dans le texte deuleuzien. Ces nouveaux philosophonèmes ont
été inventés pour expliquer la manière dont les normes sociales
culturelles et politiques apparaissent, se durcissent et se
transforment. La question est posée par Jean-Claude Loueilh, agrégé de
philosophie et cette précision s’imposait. C’est ici l’intrusion du
philosophe dans le débat .
Je me tourne donc à nouveau vers Jean-Toussaint Desanti, philosophe corse qui nous dit:
"
Je suis né à la fois en Corse et ailleurs, mais en des temps
différents. Comment éclairer cette relation de la Corse, comme terre
d’origine, à son ailleurs ? " Comment comprendre l’articulation du
temps des origines et du temps où les événements d’une vie
s’enchaînent, où ils prennent leur poids et leur tournure ? Telle est
l’interrogation qui aujourd’hui encore m’inquiète et me laisse
incertain. "Ailleurs" : je crois avoir su ce que cela veut dire, et au
plus près. "
et il avait répondu à Ange Casta :
Ange Casta : Quelle place la Corse a tenu dans votre vie et dans votre pensée ?
Jean-Toussaint
Desanti : C'est le lieu où je suis né, où mon père, mon grand-père, mon
arrière-grand-père et ceux qui les ont précédés sont nés. C'est le lieu
dans lequel je me sens né. Où j'ai pris racine. Ma profession, ma
vocation, c'est d'être philosophe, c'est arrivé assez tôt - vers l'âge
de 19 ans - et c'est arrivé en Corse. Simplement parce que c'est là que
j'ai commencé à lire des philosophes. Dans quelle mesure le fait de me
sentir de cette origine m'a-t-il porté vers une certaine forme de
philosophie ... ? Je peux parler de l'insularité, l'insularité qui est
l'unité d'un enfermement et d'une ouverture. La mer nous enveloppe et
elle est aussi le chemin. Or un chemin qui ouvre et ferme, ça pose
problème. D'une part, il faut prendre pied et donc s'y trouver. Et
d'autre part, il faut y prendre essor, et s'en aller. A la fois s'en
aller et rester. C'est tout le problème de la philosophie qui consiste
à prendre en charge l'environnement du monde dans lequel on est, avec
ses voisinages, avec ses rapports qui se construisent toujours et qui
donnent sens à ce voisinage, qui permettent de le penser, de lui donner
un corps. Et d'autre part il faut l'élargir, essayer de comprendre le
rapport à un autre monde que ce voisinage qui ne cesse jamais d'être
là. Et plus vous vous en irez, plus le voisinage viendra avec vous.
Vous êtes obligé, à ce moment-là, de penser ce rapport. L'insularité
vous donne à penser.[...]
AC : L'insularité, on peut la vivre ailleurs que dans une île ?
JTD
: La peau qui nous enveloppe, c'est notre île, notre insularité. Nous
ne pouvons pas en sortir, elle nous accompagne partout. Nous sommes
tous insulaires au sens propre. Nous sommes obligés de montrer nos
sentiments sur notre peau et de lire, sur la peau des autres, leurs
sentiments. Nous sommes toujours dans ce rapport à la fois d'exclusion
et d'intériorité. L'intérieur et l'extérieur se tiennent. La notion de
frontière doit être pensée entièrement, elle n'est pas une ligne de
séparation, mais une relation mobile.[...]
AC : Qu'est-ce qui a
construit cet attachement très fort que vous avez à ce pays qui est le
vôtre, la Corse, à ces racines, à cette identité ?
JTD : C'est la
terre, l'air, la mer. Les gens que j'ai connus. La lumière. Et quelque
chose qui concerne la philosophie : la précision des formes. Les
formes, chez nous, sauf au grand soleil, sont précises. Chaque fois que
j'y pense, j'entends un verset fameux d'Homère qui parle des bergers :
c'est la nuit, la lune se lève, les hauts promontoires se dessinent,
les collines et aussi les golfes se dessinent et, dit Homère, " le cœur
du berger se remplit de joie ". Simplement parce que les choses se
dessinent. Or, quand les choses se dessinent, cela veut dire aussi
qu'elles se dévoilent, dans cette lumière. C'est cela qui est décisif
du point de vue du désir de philosophie. C'est le désir de la forme qui
échappe à la brume.
Pour Félix Castan, l'incarnation de l’humaniste occitan ouvert au monde et à toutes les différences, " L’humanité
n’est pas une fourmilière mais l’expression d’une diversité. La
sédentarité n’est pas exclusive du mouvement. Elle est même plus
universelle que le nomadisme. Le fait d’être de quelque part donne
conscience que chaque homme est un centre du monde. "
Les
trois caractères de la littérature dite mineure sont la
déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur "
l’immédiat politique ", l’agencement collectif d’énonciation. Mineures
qualifient des conditions révolutionnaires de toute littérature au sein
de celle qu’on appelle grande ( ou établie ). Vaste question donc que
celle posait par Jean-Claude Loueilh qui risquait de nous faire entrer
dans les brumes textuelles d’un discours philosophico- analytique, pour
finir par se mordre la queue à force de tourner en rond, ce qui est à
l’opposé d’une pensée nomade… Etre ou ne pas être ? reste la seule
question shakespearienne pour la littérature corse ( d’essence orale)
davantage tournée vers le théâtre que vers la philosophie.
Des
auteurs non corses ont choisi la Corse et sont entrés dans la
littérature corse, par la poésie, le roman et le polar notamment.
Certains se sont découverts une identité culturelle corse sans être
corses de souche. Parmi eux, j’en connais qui sont allés jusqu’à
apprendre la langue et l’histoire de la Corse. La littérature corse
évolue, se diversifie et s’hybride en s’enrichissant sans, pour autant,
y perdre son âme. Les auteurs corses de souche ou corses d’adoption
sont sujets au même tropisme pour l’île mais une île tournée vers le
monde. La culture n’est pas un champ clos dans lequel on tourne en rond
avec inscrit sur le poitrail " Je suis corse et j’en suis fier ". La
question est de savoir d’où l’on vient mais surtout où l’on va, que le
parcours soit miné ou pas. Que la littérature corse soit mineure et
donc dans des conditions révolutionnaires au sein de la grande
littérature française n’a plus d’intérêt. La minorité est un problème
posé à tous les genres littéraires. Il suffit de citer l’évolution du
polar en marge de la littérature dite classique puis dans la
littérature. Que la minorité " au sens deuleuzien " mine la littérature
corse de son parcours nomade est une formule ambiguë qui laisse
supposer le choix de rester mineure ou une soumission à ce qui est
majeur. Comme le dit une chanson : Chacun suit sa route, chacun suit son chemin…
D’évidence, la question de Jean-Claude Loueilh s’adresse à des auteures répondant à l'étalon deuleusien suivant:
philosophe-linguiste-sociologue-politologue-universitaire.
Je suis donc mineur en la matière et je m’arrête là.
Que
signifie alors le récent " printemps "de la littérature corse ? Et
l’éclosion en elle d’un fort investissement dans le genre réputé "
marginal " du " polar ? "Si on parle de tout ce
qui s’écrit en Corse et non pas uniquement de ce qui se publie, on peut
imaginer que la poésie et le conte sont les genres les plus pratiqués
car ils sont les héritiers d’une culture orale très riche avec le
Chhjam’è rispondi, la paghjela, le lamentu… Si on écarte le théâtre et
le cinéma dont la transmission est visuelle et orale même si une pièce
ou un scénario est d’abord écrit, la poésie est, à mon sens, le genre
le plus abouti de la littérature corse. Il se lit, se déclame, se
chante. Il est porteur de la langue et de l’âme corses. Il en est
l’ambassadeur. Toutefois, en dehors des aphorismes, la poésie n’est pas
un genre populaire et c’est au roman d’amener de nouveaux lecteurs
rebutés par des œuvres trop difficiles…. Le polar qui reste un genre
populaire a pris sa place et a trouvé ses lecteurs en Corse. Il lui
reste à s’expatrier malgré les difficultés de diffusions rencontrées
par les auteurs. Il y a longtemps que le polar n’est plus marginal,
Monsieur Loueilh, du moins auprès des lecteurs et des libraires. Il
suffit, pour s’en convaincre, de regarder les rayons de ces derniers.
Printemps ? Eclosion ? Littérature corse ? Polar ?…
Joël Jégouzo de Noir comme polar, qui n’est pas corse, a un point de vue qui mérite notre intérêt.
" La
Corse publie. Beaucoup. La Corse invente. Beaucoup. Sans doute son
insularité (géographique et culturelle) y est-elle pour quelque chose
dans ce regain d’invention et d’expression qui la marque aujourd’hui.
Son " insularité ", ou plutôt la prise de conscience de sa place dans
le monde. Le " monde ", oui : les cinq continents. Le sentiment que sa
" corsitude ", ce sentiment d’appartenir à une entité historique,
culturelle, que l’on vit ailleurs comme menacée, justement dans ses
dimensions insulaires, méditerranéennes, ne l’est pas en réalité.
Changeons de vocabulaire donc : laissons le mot de " corsitude ",
chargé des représentations stéréotypées que le vieux continent a forgé
d’une île imaginaire vouée à un sot exotisme, aux dépliants
touristiques et parlons plutôt de " corsité " : le fait d’être corse,
dans un monde globalisé, est une chance. Explorons cette corsité,
semblent proclamer les éditeurs corses, dont l’ambition s’affiche à
hauteur d’un investissement proprement militant pour que cette culture
rayonne enfin, comme s’ils étaient persuadés que l’ancestrale culture
corse représentait non seulement le salut pour la nation corse, mais un
vrai laboratoire des mondes à venir.
Car voici que confluent
brusquement de sérieux héritages pour former les conditions d’un
(re)surgissement exemplaire — celui du fait Corse. Au point de
confluence, l’héritage culturel de la diaspora corse, la culture orale
corse et la volonté d’être corse par-delà les dérives identitaires et
les reniements de toutes sortes, leur tentation du moins, dans un monde
culturellement aliéné à la civilisation libérale américaine.
L’héritage
de la diaspora corse tout d’abord. On l’a dit de bien d’autres nations
: c’est une chance de posséder une forte immigration à l’étranger,
formant les têtes de pont d’une culture vivante, exposée au défi
d’exister envers et contre l’exil. Une diaspora donc, non seulement
ambassadrice du fait corse, mais et peut-être surtout, communauté
affrontée aux autres cultures, sachant mieux mesurer les défis du
monde, tel qu’il les réorganise.
Au point de convergence, toujours,
l’héritage de la culture orale corse — nous y reviendrons. Enfin, la
volonté d’être corse : un corps, plutôt qu’un corpus à ressasser. Et
donc la nécessité de rompre avec une représentation véhiculée par le
vieux continent d’une terre mystifiée — et par mystification, entendons
toutes les dérives intra et extra muros que la Corse a connues ou
subies. Car le mythe impose une rhétorique et une langue dont il faut
s’emparer. C’est bien ce que les éditeurs corses ont compris, qui
convoquent désormais la littérature mondiale autour du texte corse.
Faisant ainsi entrer de plain-pied dans la langue corse une géographie
expansive qu’il nous est possible, enfin, d’entendre, et c’est ce qui
importe : que l’échange soit possible.
Alors prenez in fine la
langue corse, enracinée dans une forte tradition orale. Voilà qui n’est
pas sans évoquer la situation de l’Irlande au moment où Joyce
entreprend d’écrire : minoritaire, enfermée dans la domination
britannique. Joyce n’écrit pas en gaélique, mais il sait faire chanter
sa langue natale dans la langue de l’oppresseur, pliant au passage les
règles du roman moderne au grain hérité du plus profond de son
histoire. Cette jouissance séminale de la parole à la suture du parlé
et de l’écrit, c’est dans son roman qu’il va donc la faire passer,
abusant de phonétique, jouant du surgissement du son dans le mot.
Lisez-le à haute voix, vous l’entendrez bien, allez ! Mais s’il y a de
l’hérétique dans cette langue, c’est bien que son souci
d’expérimentation formelle coïncide avec une conception offensive de la
vie. Le vieil irlandais si vieux et d’un coup à la pointe de toute
modernité… C’est cela que l’on entend ici et là dans le corse qui
s’écrit aujourd’hui, au-delà du besoin ontologique d’exister par la
révolte, dans et par cette formidable cambriole nourrie des rapines des
autres possibilités langagières, en tout premier lieu offertes par la
vieille langue corse.
Mais ne poursuivons pas trop loin ce parallèle
entre l’Irlande de Joyce et la Corse d’aujourd’hui. Encore que l’une et
l’autre se soient façonnées par une construction identitaire fondée sur
l'opposition à la culture qui les dominait. Ici, l’époque n'était guère
propice à la liberté artistique, comme en témoignent la censure et
l'exil de nombreux écrivains irlandais, de Joyce à Beckett. Ici
toujours, la nation prenait ses distances avec ses repères historiques
— la langue gaélique, l’Eglise catholique, un mode de vie rural — pour
se réinventer dans un cadre européen et se démarquer du nationalisme
violent qui sévissait dans le Nord. C’est peut-être, toute proportion
gardée, ce à quoi la Corse opère aujourd’hui : à revisiter son passé
pour l’accomplir autrement. Car voici que dans la régulation qui
s’opère, le passé fait de nouveau fond sur l’histoire présente. Il
n’est que d’évoquer cette coutume corse séculaire : le Chjam’è
rispondi. Il y a là, sans doute, encore, une voie que les Corses
contemporains n’ont pas fini d’explorer dans leurs œuvres.
De quoi
parlons-nous ? A l’origine d’une joute verbale au cours de laquelle les
participants rivalisaient avec des mots scandés a capella. On n’est pas
loin du Slam ou du Rap. Impromptu poétique, sur un schéma mélodique
répondant à des règles précises avec un contenu ouvert aux débats de
société. Nul doute que la Corse tienne là le filon des modernités à
venir ! Imaginez : savoir pareillement syncoper son présent, le plier
aux contraintes de l’histoire tout en exposant cette dernière à la
(petite) frappe de l’actualité. Faire entrer dans l’insolite d’une voix
individuelle une réponse sociétale. Pas étonnant, en outre, que le
polar y tienne une place de choix, pour toutes les raisons déjà données
à son sujet dans ce numéro et pour cette autre qu’il porte, mieux
qu’aucun autre genre, lui-même trace de la structure Chjam’è rispondi :
et la contrainte des règles du genre et la liberté sans laquelle le
chant ne serait qu’une rengaine exténuée. "
Faut-il définir une
littérature corse pour que des universitaires distribuent un bandeau "
littérature corse " aux auteurs qui le méritent ? Faut-il des chefs
d’œuvres pour qu’une littérature corse existe ?
Le chef d’œuvre
est-il le roman total , le grand roman d’une vie, le grand roman d’une
époque, peut-être d’une génération ? Cela me fait penser à un auteur
mexicain Juan hernandez Luna et à son dernier roman " Fausse lumière "
dans lequel le narrateur veut écrire ce roman total sans jamais pouvoir
le commencer. Pour lui, les lumières de la raison, de la culture, de
l’éducation sont trompeuses. Ce sont de fausses lumières qui conduisent
à un seul savoir, à une seule connaissance : Il est alors trop tard,
tout a déjà été écrit…
Un autre romancier mexicain célèbre, Paco
Ignacio Taïbo II a écrit ; " … Atteint d’un optimisme pathologique, je
continue à croire que la santé du roman est toujours éclatante et que
les meilleurs livres n’ont pas encore été écrits " et il ajoute qu’il
veut aller à la rencontre du " roman fleuve grossi par de multiples
affluents, hybride parce qu’ouvert à tous les genres, né évidemment de
toutes sortes de métissages et forcément baroque dans la structure
narrative tout en faisant la part belle à l’anecdote et qui préfère à
l’expérimentation du langage le canevas du couturier qui unit et qui
assemble avec un fil invisible… " Taîbo II est un auteur mondialement
lu.
Ces deux romanciers mexicains sont des auteurs de romans noirs
et de néo-polars, genre qui fait partie de la littérature mexicaine au
même titre que les autres romans.
En conclusion, le débat reste ouvert mais sera-t-il refermé un jour? C’est un débat entre intellectuels qui ont fait leurs humanités!
"Xavier Casanova, le diamantaire de Ghisonaccia-Gare,
résuma en un propos lapidaire le sens même du débat : comment
interroger le concept de littérature corse au terme d’une soirée de
lecture publique ? N’avait-on donc rien entendu de cette création
étrange, multiforme, rebelle, balbutiante et tonique ?" Okuba Kentaro dixit.
Pour
ma part, j’ai envie de reprendre une phrase ( sortie de son contexte)
de Martine Rousset, présente à Barrettali le 11 août dernier et auteur
d’un recueil de nouvelles " Mystères d’âmes " aux Editions A Fior di
Carta :
" Et finalement, doit-on se poser de telles questions en
écrivant ? Laisser courir sa plume au gré de ses émotions et de son
imagination n’est-il pas la plus humble façon d’écrire ? "
Et puis, si c’est de la littérature, tant mieux !
* Entretien publié avec l'aimable autorisation de notre blog cousin par alliance Ile noire
Entretien avec François-Xavier Renucci Professeur de français à Aix-en-Provence dans un article de Jean-Marie Arrighi (Corsica) sur la littérature corse à l'adresse ci-dessous:
http://info.club-corsica.com/iden_98_001.html
Rédigé par : jpC | 09 novembre 2007 à 19:18
Un grand merci à l'auteur de Tamo ! Samo ! qui a fait ce que peu d'entre nous ont pris la peine de faire depuis qu'en aout dernier Jean-Pierre Santini et Jean Claude Loueilh ont soumis à la discussion de tous cette série d'interrogations. Les réponses apportées par Jean Paul Ceccaldi sont d'autant plus importantes à mon sens qu'elles relèvent aussi les présupposés d'une grande partie des questions posées. Le débat est plus ouvert que jamais maintenant que grace à notre ami Jean Paul le premier travail de démaquisage (le plus difficile) est entrepris. Grand merci à tous pour la suite...
Rédigé par : Ugo | 05 octobre 2007 à 10:21