Bien plus qu’un coup de fouet par Okuba Kentaro
Imre Kertrész, Philip K. Dick et Don Delillo par Okuba Kentaro

Tagada, souvenirs, fusion et horreur par Okuba Kentaro

OknegDans les livraisons d' Okuba Kentaro, le pot-pourri des  meilleurs moments de lecture de ces dernières années,  . C’est fou, comme il dit, comme la Corse peut agir en profondeur sur l’hyperactivisme nippon...

Remmertenricodr La Ballade des Canailles
(Tagada, Tagada)

Pour l’été, il faut des livres frais, acidulés, servis sur un plateau de cocktail, avec beaucoup beaucoup de zeste. Le citron est la saveur primordiale de l’Eté. Sans doute parce que l’esprit avachi par les thermies rêve de titillement salvateur.
La ballade des canailles pique le gosier comme un kilo de citrons verts. C’est, sinon le chef d’œuvre accompli, une bonne mise en bouche pour les deux mois de farniente à venir. Enrico Rummert, dont c’est le deuxième livre, y raconte la chronique de deux glandeurs professionnels, Vittorio et Milo, victimes d’un accès de libéralisme aigu. Alors qu’ils ronronnent confortablement au volant de leurs plans démerdes (escroqueries à l’assurance et vente de drogue à la petite semaine), ils sont saisis par une irrépressible envie de commettre l’arnaque du siècle. L’ambition est louable, mais n’est pas Napoléon du crime qui le désire. Par chance, Milo a un tonton. Ca arrive assez souvent, me direz-vous, sauf que le tonton en question, l’illustre tonton Gressin n’est pas un tricheur à la mie de pain. C’est un pro de l’impro, un as de la repasse, un dandy du refais-le-m’y. ET surtout il est organisé. A partir du grand projet secret des deux débrouille brothers, il monte une holding du bluff, avec bureaux ultra-modernes, plan communication, business plan, et tutti quanti, avec en plus du bel et du bon argent qui arrive, qui remplit les coffres. Tonton Gressin est le roi du marketing bien compris, et Vittorio et Milo ses sujet admiratifs et dociles. Bien sûr tout cela doit finir mal, mais dans la tradition italienne de la belle pantalonnade, parsemé de bons mots et de raccourcis hilarants sur la vie, l’amour et les news.
Vous avez soif ?

Enrico Remmert, La Ballade des Canailles, traduction de Nathalie Bauer, Plon, 2004


Adiosdr Adios, Madrid
Bonjour souvenirs

Quand on a un nom de bateau de pêche, on écrit comme un sous-marin. Tous les filets par-dessus bord, pour radasser au maximum. Et quand on a un blaze de bateau de croisière, alors là c’est autre chose. Fi de la grosse pêchasse et de ses leurres de masse. Le lecteur attend une grande distinction naturelle, une écriture sophistiquée à l’extrême, luxueuse, encaustiquée et brillante, comme les ponts en teck que nos chers philippins adorent entretenir. De fait, avec Adios Madrid, un court roman de voyage, le programme semble prometteur, et l’étiquette colle à la coque. Paco Ignacio Taibo II (fils de Paco Ignacio Taibo I, son père, lui aussi écrivain) tient la plume avec une rare élégance. Le détective fétiche de l’auteur, Hector Belascoaran Shayne, borgne et mexicain, (ce qui, soit dit en passant, constitue une double excuse pour ne pas voir la même chose que les autres hommes), quitte son Mexico vital pour Madrid l’imaginée. Madrid, terre de ses parents, dont il connaît déjà les places et les artères essentielles, tout comme un arbre connaît ses racines. Au-delà de l’intrigue elle-même, d’une austérité baroque – retrouver le plastron de Moctezuma, chef d’œuvre de l’art précolombien, dérobé dans la collection nationale mexicaine -, l’intérêt de ce petit livre réside dans la fraîcheur de la découverte de l’Europe par un fils prodigue. Hector a le sens des petits détails, et la placidité d’un vieil amérindien. Il n’abandonne jamais. Certes, les Espagnols peuvent un soir de goguette lui voler ses quelques sous, il saura toujours trouver un moyen élémentaire de se venger. Voici donc un petit livre précieux pour tous ceux qui cherchent une nouvelle forme de lecture.

Paco Ignacio Taibo II, Adios Madrid, traduction de René Solis, Rivages/noir, 2005, 5 €


Anthracitevevangelistidr Anthracite
(Coke en fusion)

Les siècles passent, les mondes changent, mais le côté effrayant de l’homme persiste. La culture industrielle s’imprime dans le paysage, provoquant la même douleur qu’un tatouage sur une peau exangue. Et les mêmes sacrifices expiatoires. Anthracite est le roman d’une société qui se crée dans la douleur. L’époque de la guerre de Sécession, horrible mangeuse d’hommes, vient de se terminer, l’encre des traités est à peine sèche, mais le besoin de sang frais est toujours aussi féroce. Pour que les trains passent sur le sol sauvage de l‘Amérique et le strient profondément, non pas de cicatrices rituelles, mais des marques inéffaçables de l’appropriation, pour que les puissants deviennent encore plus redoutables, pour que la civilisation advienne au profit de certains, il faut maintenant que les esclaves de la faim, les Irlandais, les noirs et les Chinois blessent leurs mains sur la roche dure et noire. Il faut que leurs poumons s’emplissent de poussières mortelles, que leurs yeux ne voient plus le jour, qu’ils s’ensevelissent vivants pour le grand passage des machines, triomphant du bornage et de la clôture traditionnels. Valerio Evangelisti abandonne son grand inquisiteur favori pour découvrir l’enfer moderne de la prostitution totale, lorsque l’on vend sa peau et tout ce qu’elle peut contenir pour une soupe ou un jour de souffrance de plus. Il choisit pour cela le mexicain Pantéra, un exorciste, qui est peut-être encore plus fondamentalement un psychanaliste de la noirceur. Témoin des vicissitudes effroyables, Pantera le fauve obscur, moitié sorcier, moitié juge implacable, tueur sans terreur, est l’Ange Gabriel descendu parmi les hommes pour trancher entre le bien et le mal. Mais dans une ville minière, les oppositions existent-elles vraiment ? Le blanc et le noir s’ils ne se conjuguent pas se marient pourtant, en des alliances improbables : Pantera qui tient des deux sangs connaît mieux que tous les autres la quête de l’impossible pureté. Et sa progression dans la mine, difficultueuse et aveugle, sa marche somnambule dans ces boyaux centraux qui se ramifient à l’infini en sentes fragiles, est l’image même de l’impossible justice. Les deux camps s’arrachent les services de Pantéra, mais personne ne sort indemne de l’aventure. Il n’y a pas d’innocence sous le noir soleil : le charbon qui remonte des corps en anthrax purulent dénonce la pourriture des âmes, leur empoisonnement moral. Anthracite est écrit dans un style flamboyant, dans la brulure rouge d’un morceau de coke en fusion. Il est également noir et obscur, sans laisser de perspective au lecteur, qui avance, nègre en bataille dans un tunnel sans lumière un soir sans lune. Evangelisti réussit son coup si l’on accepte cette dérive hallucinée, dans des paysages bancaux. Anthracite est un grand western à la Jodorowski , un El Topo magnifié, un hymne aux rats grouillant dans la réalité souterraine des mines, ignobles compagnons de la conquête de l’Ouest.

Valerio Evangelisti, Anthracite, traduction de Jacques Barberi, Rivages/thriller, 2005

Simmonskalidr Le chant de Kali
L’horreur est humaine

Jeune poète marié à une femme riche et belle, Robert Luczak part pour Calcutta à la recherche du Chant de Kali, un manuscrit inédit du plus grand poète bengalais contemporain, dont on ne sait plus rien depuis des années. Histoire d’agrémenter son séjour, il emmène avec lui sa femme d’origine indienne et leur bébé Victoria, âgée de six mois seulement. C’est une décision de jeune homme moderne, confiant dans le règne de l’American Express et habitué au confort des Hilton. C’est surtout une décision d’homme qui n’a jamais été à Calcutta et qui n’a jamais appris le sens de la douleur. Le roman tout entier sera l’apprentissage d’une leçon bien cruelle.
Par ce premier livre, puissant et envoûtant, Dan Simmons fut révélé comme un maître en horreur, digne des plus grands. Il fut d’ailleurs récompensé par le prix du World Fantasy Award 1986. Le compliment n’est certainement pas démérité, mais il me paraît trop standardisé, trop attendu et par conséquent totalement éloigné de la beauté intérieure du chant de Kali. Il ne s’agit pas là d’un livre de maestria, d’un système d’écriture gore, comme on en a tant et tant de fois vus, mais d’une approche beaucoup plus originelle de l’angoisse. Et quasi-originale. L’horreur tient ici à la répugnance, à la crasse, au dégoût, à la violation de tous les repères intimes de l’hygiène et du convenable : le voyage en Inde est un voyage en anti-monde, un voyage en régression à l’intérieur de la construction humaine. L’homme est-il fondamentalement bon ? Oui, s’il est à l’image de Dieu, mais pourquoi ne pas penser un dieu mauvais, pourquoi ne pas donner au mal, à la pourriture, à la dégénérescence, une valeur supérieure ? Toute la question du choc des civilisations est ici détaillée. Ce qui provoquera un haut le cœur pour tout lecteur non averti.
S’il y a un chemin à parcourir dans la littérature fantastique, Simmons se place résolument du côté de Lovecraft, du Lovecraft de l’inoubliable couleur tombée du ciel. Le Rêves de fer de Norman Spinrad n’est pas loin également. Non pas que ces deux textes aient obligatoirement un lien de parenté, mais parce qu’ils mettent en scène tous deux et de manière particulièrement percutante le thème de l’ultra-racisme. Le Hitler de Rêves de fer, le narrateur de l’abomination de Dunwich, ont en commun une répulsion, une incapacité à supporter le larvaire, le corruptible, le létal ; ce n’est pas une simple haine raciale, c’est une impossibilité physique à côtoyer, à voir, à penser l’autre.
Attention, je ne veux pas dire ici que Simmons est raciste (on ne pourrait peut-être pas en dire autant de Lovecraft), mais que Simmons développe la question du rejet, la mécanique de ségrégation. Il trouve dans la religion, et plus exactement dans le sacré, le point de départ même de la séparation entre l’acceptable et l’inacceptable. Simmons révèle la part anthropologique de l’horreur : est horrible ce qui est culturellement refoulé, ce qui est expulsé souterrainement de la perception quotidienne.
Parfaitement conscient de cette base irrationnelle de la conscience sociale, Simmons décrit avec des termes saisissants la descente vers l’enfer que constitue pour tout Occidental l’immersion dans la culture indienne : le tourbillon se construit autour de thèmes de la visquosité, de la déliquescence, de la putréfaction globale. Simmons n’est pas un juge toutefois. Il utilise le moteur de la psychose raciste, en ce qu’il a d’épouvantable, mais il n’en est pas le sujet. Simmons ne croit pas à la théorie de l’universalité des concepts. Amrita, l’épouse de Luczak, mathématicienne de profession, exprime clairement ce constat ; elle pose comme prémisse que les cultures sont des ensembles axiomatiques, comme les géométries « Si la culture de l’Inde est une expérimentation, alors mes préjugés d’Occidentale me font dire que c’est un échec. […] Mais, si ce n’est qu’un autre ensemble, alors ma métaphore débouche sur une conclusion pire encore. […] Si nous pensons en terme de théorie des ensembles, je suis convaincue que mes deux ensembles culturels seront éternellement incompatibles. »  Mort et vie n’ont de sens que par rapport aux systèmes de valeurs des civilisations. Pour Simmons, les cultures américaines et indiennes sont incommensurables, elles ne se touchent en aucun point et ne contrôlent aucun espace commun, elles appartiennent à deux modes de vie totalement étrangers l’un à l’autre. Calcutta, ville de Kali, ville de la déesse de la Mort , est en réalité le personnage central du chant de Kali, Calcutta en tant qu’émanation du miasme, en tant que modèle de la dégradation vitale. La ville est un monde qui engloutit, un marais puant où flétrissent les illusions, pourrissent les espoirs. L’innocence y est assassinée, méthodiquement, religieusement, avec une sorte de logique irréfutable, la logique de la mort. Simmons n’a pas écrit un ouvrage de terreur, il a laissé monter à la surface du moderne la face antique et horrible de la tuerie normalisée. Il fige une existence en ce qu’elle est vouée au tragique, à la décision des dieux. Sans grande mise en scène, sinon la majesté hiératique des monuments sacrificiels, Simmons construit une histoire éprouvante et terrible, un texte cru, à la limite du soutenable. Une histoire du destin humain, de la remarquable finitude de l’homme.

Dan Simmons, Le chant de Kali, traduction de Bernadette Emerich, Gallimard, 2005.

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