Imre Kertrész, Philip K. Dick et Don Delillo par Okuba Kentaro
10 mars 2007
Roman policier
Fondement de la terreur
« - Bien sûr, bien sûr. Sauf que… comment dirais-je… bref, à vrai dire je pensais que nous étions ici au service de la loi.
- Nous sommes au service du pouvoir, mon garçon, a rectifié Diaz. »
Il y a des thrillers, il y a des polars, il y a des séries noires. Roman policier se tient paradoxalement au-delà de ces genres et à leur origine la plus profonde. Il est l’expression d’un homme qui a connu Auschwitz et qui sait plus que tout autre, que l’on ne peut plus penser après ce point de rupture de l’histoire.
Après Auschwitz, on ne peut que s’égarer dans la froide passion de la logique, dans la course inutile et hallucinante de la maîtrise intellectuelle des êtres et des choses. La logique est la chose au monde la mieux partagée ; la logique est ce qui rend signifiant la pratique la plus irréaliste ; la logique est ce qui apporte un contrefort de certitudes aux options déviantes. Concevez le monde de manière logique et vous voudrez le changer pour une fin meilleure. Esthétique, performante, efficace, évaluable, logique donc.
La logique est essentiellement la pensée du bourreau. Seule la force absolue de l’abstraction et sa perfection inutile arrachent l’homme à ses pseudos sentiments, à ses illusions d’altruisme. La logique est le fondement du solipsisme, et partant celui de toute terreur implacablement exercée.
Dans un texte récent, Maurizio Matrone revendiquait pour tout policier le droit d’être révolutionnaire et anarchiste. Il serait celui qui, au service du pouvoir, saurait ne pas lui être inféodé. Kertész, sans obligatoirement annuler un tel rêve, le soumet à l’épreuve fatale de la réalité totalitaire. Dans un état sud-américain anonyme, car il importe toujours au romancier de prétendre parler d’un ailleurs, Kertész démonte avec minutie le parcours de dressage qui conduit un homme en armes à une bête sans cœur. Comble du raffinement, la folie y est vue à travers les yeux de celui-là même, l’inspecteur Antonio Martens, qui a pour mission de la combattre. Le piège de l’antihumanisme se referme automatiquement. Car la perdition des sentiments humains n’est que le résultat de la mise en œuvre réfléchie de la technique.
D’une certaine manière, Roman policier est la mise en abîme du chef d’œuvre de Robert Merle, La mort est mon métier, une descente au cœur de la pensée d’un autre logicien, d’un pur technicien, commandant d’un camp de concentration, obsédé par ses objectifs de production de masse. Mais tandis que l’auteur français entrebâillait la porte sur l’obscurité palpable d’une conscience détachée de tout sentiment de culpabilité, Imre Kertész décrit un logicien qui renoue les fils avec son humanité et qui ne parvient pas à sortir du labyrinthe de la tragédie, Kertész parle d’un étranger, au sens camusien du terme, d’un être muré dans la contemplation hébétée de son insignifiance.
Imre Kertrész, Roman policier, traduction de Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2006
Coulez mes larmes, dit le policier
Une élégie contemporaine
Coulez mes larmes, dit le policier est, paraît-il, la version officielle du prisme du néant, paru dans les années soixante-dix, dans la collection Pocket. J’ai certainement dû lire une version extraterrestre, car pour ma part, je n’y ai rien reconnu. Miracles de la traduction sans doute, ou bien début de sénescence. Quoiqu’il en soit, revenons à l’intrigue elle-même. Jason Taverner, le héros principal, est un homme exceptionnel et exceptionnellement célèbre. A la suite d’un incident médical, il plonge dans l’inconscience et se réveille dans un monde tout à fait semblable au sien. Sauf que plus personne n’a entendu parler de lui. C’en est au point où il se retrouve rayé de tous les fichiers d’identification, et donc en grand danger de mort à une époque où la police a tous les droits, et notamment celui de contrôler ses concitoyens. Dick a toujours été très conscient des dangers d’un état de droit. « L’Etat » écrit-il « est fondé sur la trahison ». Il y voit une structure pernicieuse, qui conduit de manière inévitable à l’asservissement des hommes. On a souvent accusé Dick de paranoïa (enfin, tous ceux qui n’avaient pas pris conscience de l’omniprésence d’Edgar G. Hoover dans la vie politique américaine), mais que pouvait-on attendre d’un homme hypersensible, marqué par les années de guerre, la violente propagande anti-japonaise, et surtout les années de plomb du Maccarthysme. En tant qu’artiste, Dick étouffait dans l’ambiance cuculapraline et bondieusarde des fifties. En tant que toxicomane, il a dû en souffrir plus que d’autres. De manière assez inquiétante, la société de surveillance totale de Coulez mes Larmes n’est plus aussi éloignée que cela de notre quotidien, et c’est déjà l’une des grandes forces du livre que de faire passer cette angoisse. L’autre force, c’est l’humanisme, la seule méthode de vivre dans une époque de machines et de comportements secs. Plongé pour la première fois dans une situation délicate, Jason va faire l’apprentissage de l’anonymat quotidien. Et pire encore, de la pauvreté. Et ce sont les femmes qu’il va rencontrer qui vont l’aider à survivre, Kathy, tout d’abord, une veuve psychotique, agent double manipulée par la police, Ruth, ensuite, une jet-setteuse angoissée par la vieillesse, Mary Ann, enfin, la potière (le métier de l’épouse de Dick à l’époque où il écrivait ce livre, à grand renfort de benzédrine). Le dénouement sera plus ou moins heureux. Une illusion de plus. Le bonheur n’est que de la guimauve. La lucidité œuvre au contraire sur la dure réalité de la solitude. Les policiers pleurent quand même, sur leur cœur qui se fige et se durcit, sur la musique qui est la plus belle plainte du monde. Derrière le miroir des actions et des rebondissements, tout le livre est une réflexion triste et profondément nostalgique sur l’amour et ses malheurs. A conseiller à tous ceux dont le cœur bat.
Philip K. Dick, Coulez mes larmes, dit le policier, traduction de Michel Deutsch et Isabelle Delord, 10/18, 2004
Le monde s’écroule de trop monter, de trop aller en avant, de se ruer
dans le gouffre noir du no future, dans la frénésie des victoires
immédiates et des réussites foudroyantes. Eric Packer est l’homme après
l’homme, celui qui vient à la fin de l’histoire, juste avant que les
rats n’envahissent le monde. Frénétique dans ses orgasmes, concentré
sur la dissymétrie de la prostate, arrogant et blasé, tout puissant,
immobile, promené comme une icône de la fortune dans sa limousine
géante qui se traîne dans les rues populeuses, au milieu des émeutes
urbaines et des réseaux d’assainissement éventrés. La ville meurt, le
langage meurt, tout a l’air si vieux, les écrans plats ne sont plus
aussi plats, la vitesse n’est pas assez rapide, Mon Dieu pourquoi
penser, pourquoi agir, pourquoi jouir ?
Cosmopolis est un livre géant, un livre pour les géants : une
sécheresse dans le ton évoque parfois Auster, et ses constructions
funambulesques, Woody Allen aussi, mais un Woody Allen en réanimation,
lorsque chaque bon mot fait mouche et fait mal, le délire de Selby, et
le pur moment de génie des dialogues. La vraie originalité de ce texte
en fusion. Don Delillo, que j’aurais dû lire plus tôt, invente des
discours neufs, des points de vue renversants, des poésies fortes. Ses
mots se gravent dans l’inconscient, tandis que le rythme effrayant de
son écriture enserre la conscience, et la met en danger. Il y a
quelques temps à peine, j’ai découvert le Steam Punk à travers l’œuvre
intéressante de William Jon William, mais je n’y ai rien vu qu’un
exercice de style. Cosmopolis est certainement le plus steam punk de
tous les romans jamais écrits. Si l’on entend par ces mots la
sauvagerie, le mouvement fou et la sublime désespérance des agonies
immédiates.
Don Delillo, Cosmopolis, traduction de Marianne Véron, Actes Sud, 2005
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