Une lecture de Nimu par Jean-Claude Loueilh
25 février 2007
Jean-Claude Loueilh n'enseigne plus la philosophie. Cependant il l'a perturbe toujours par l'ethnologie, la peinture ou le cinéma. Quand il lit dans Nimu de Jean-Pierre Santini une œuvre noire, mais singulière, c'est plutôt la philozoophie qui s'investit dans l'élément littéraire. Rien d'étonnant quand il faut parler de dézoolation. Dans l'essai qu'il nous livre, le philosophe révèle sa découverte: Nimu, paradoxalement, écrit un livre d’aube. La joie du noir ouvre alors à l’échappée belle...
Cette désolation où advient...
Une collection, noire. Un paysage de déréliction, dans la lumière grise d’une aube crépusculaire ou d’une échographie. Des silhouettes fuyantes et taiseuses, qui chiffrent le silence. Le temps comme un diaporama enrayé qui balance des hameaux livides de 2033 que perce le cri d’Alice au village déjà déserté de l’an 2000 ; qui file la longue histoire que traîne piétinante la scène de crime, tel un bourdon. L’île noire, le temps mort. En un mot, défini, définitif semble-t-il : la désolation.
Mais la désolation ne figure pas seulement l’excuse un peu marrie d’une civilité sur le point de défaillir ( so sorry) ; mais la désolation n’annonce pas seulement le mouvement souvent tristement empathique de la consolation ; car la désolation -dans la pure immanence du désert- peut ouvrir l’advenir, sans assigner à celui-ci quelque transitif, quelque objet, quelque objectif que ce soit.
Aussi bien dire que je lis dans Nimu de Jean-Pierre Santini une œuvre noire, mais singulière. Qui désquame notre inactualité, peau par peau, et gratte l’érythème (comme chacun sait « plus positif que la peau »), et arpente nos déserts déniés. Mais jusqu’à découvrir. Cette scansion un peu titubante, ces schizes et ces arrêts dans mes phrases pour manifester que ce qui se trouve fièrement abandonné dans le romanesque de Jean-Pierre Santini c’est la hantise de certains romans et de certains films noirs conviés dans leur noirceur à la rédemption ou à la dialectique –du tout un, souvent !
La joie du noir ouvre alors à l’échappée belle d’un évènement qu’il nous incombe de faire advenir : multitude, retour à soi, amour…Passage de liberté alors, et non plus empreinte du destin comme à l’ordinaire.
Lire Nimu vous emporte alors dans le vertige de qui, sur la crête, côtoie les abîmes. Avec aussi cette ferveur d’enfant qui risque et lâche : sans les mains, sans les pieds ! Car ce suspens qui court tout le texte, comme une épochè, comme cette épreuve qui met à nu le sépulcre blanchi de l’île, ne va à mon sens jamais sans ce dessaisissement qui rend à la jouissance d’une liberté phénoménale dans la restauration et la découverte du visible.
C’est alors sans doute traduire et trahir le souffle et la respiration de l’œuvre que de l’analyser comme je vais tenter de le faire. Que mon ami Jean-Pierre Santini m’en excuse quand je ne veux qu’en accuser la présence.
L’île noire
Le village -c’est-à-dire les hameaux qui se débusquent dans les cheminements avec les plis du paysage- forme la métonymie de l’île. Ce qui appartient bien au caractère corse et exprime certainement le trait bien peu platonicien de ses mœurs. Et forme alors un premier modèle -paesanu- qui n’a pas besoin du paradigme « étendu » de la Cité (et encore moins des Idées sous le Soleil du Bien) pour appréhender ce que peut être la justice dans l’individu, mais s’attache au « microcosme » du voisinage pour comprendre ce qui peut former la justice dans sa société.
Le village se nomme Imiza, situé « sur la côte Ouest du Cap Corse ». Pseudo pour Barretali
qui apparaît déjà sous son nom propre en de précédents romans noirs de Jean-Pierre Santini. Et déjà dans Isula blues (2005), mais comme terroir vif de sensations qui fleure le Cap et qu’endeuille un « accident de chasse » à la croisée de parcours.
Ici d’entrée le village forme la vaste « scène du crime ». Victime un sale matin de 2033 d’un cataclysme terrible et qui l’a ruiné : persiennes dévergondées, toitures arrachées, maisons effondrées, arbres abattus. Toute une île découpée dans l’île sous le seul regard d’investigation et d’inventaire du commissaire Yann Caramusa, impinzutacciu ( franchisé ) qui prend quelque vacance dans la maison familiale. Dès lors les pérégrinations du commissaire d’entre les ruines des hameaux se recroisent avec les histoires émiettées de quelques personnages brinqueballés en ce terroir autour du meurtre du curé Prete Cecce entre 2000 et 2033 où la communauté s’est désolée. Feignons le naturalisme pour présenter en coupes, réglées, l’histologie de cette décrépitude.
Ruine
En ce matin blême de 2033 la déambulation précautionneuse du commissaire révèle les hameaux ruinés. Aires dévastées par une catastrophe mystérieuse, quoique s’y accrochent, ici et là, des lieux d’anecdotes ( ces légendes de l’histoire ) et des niches de détails ( ces élégances de la géographie). Mais cela fait beau temps que les maisons sont « déjà penchées sur leurs ruines » (p. 196). Mais le beau lendemain semble bien obturé quand « le désert et le crépuscule se fondent et se confondent » (278). Atterrés, nous perdons paradoxalement la terre et la présence au monde en cheminant depuis si longtemps dans le cataclysme. Tout le génie de Jean-Pierre Santini dans Isula blues faisait lever des mots toute la ferveur sensuelle, matérielle, olfactive et visuelle des paysages du Cap, les veines minérales, les sentes d’odeurs, les palettes végétales du maquis, moins représentés alors que fortement présents (et je connais peu d’écrivains qui en soient capables, tel Ballard dans ses romans de « science-fiction » catastrophiques -comme c’est étrange ?- comme La Forêt de Cristal). Son génie ici consiste à les présenter dans la lente passion de leur dessaisissement : les mêmes environs, les mêmes parages, la même campagne, la même patrie, mais saisis dans la durée de leur retrait, s’estompant, fantomatiques.
Je nomme ruine cette décrue des paysages.
Désert
Multiples sont les usages du désert, pour qui n’y habite ni séjourne. Vide où pèse et s’imprime le poids du Dieu, lieu de naissance des monothéismes. Lieu de repli de l’ascèse ou du théologico-politique. Représentation romantique de l’effroi et de l’épreuve. Fiction de virginité pour laisser traces ou signes éperdus, faims et soifs.
Ici il s’agit plutôt, tout au long du texte, de faire monter la cruelle poésie du prosaïque : ce que sécrète la disparition des hommes dans un pays qui fût habité, ce que mine la désertion des terroirs. Car nous pouvons encore vivre dans un terrier de ruines. La mémoire et la rêverie y suffisent. Pourvu que nous y croisions encore des autres. Sinon la solitude subie nous condamne à la pire acédie et à la vacuité sans appel, où même le désert nous déserte. Et tout le roman est transi de ces faux-semblants et de ces évitements qui désolent le village et le vident de sa tessiture humaine.
Et ce qui se perd alors d’abord c’est la parole. Qui peut encore bien bruire de bavardages prothésés de « com » avant de s’essouffler et s’étouffer. Car le paysage s’effondre aussi avec l’évanouissement des lieux dits : l’oubli des toponymes et de l’idiotisme sacré de la langue troue encore le terroir de grandes plages de silence. Et les lieux se vident de leurs désignations, comme on vide les lieux. Ici, comme en Afrique selon la forte formule d’un de mes maîtres peulhs, Amadou Hampâté Bâ, « quand un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle ». Il m’a fallu chercher assez longtemps, et jusqu’à Feringhule, pour découvrir la clé du nom du col qui, au dessus de la chapelle St Jean, nous lie à Olmeta di Capu Corsu : Bocca Antigliu ( de tigliu : l’amiante ).
Alors il faut rendre grâce à Jean-Pierre Santini pour qu’en ce « désastre obscur » il alerte pour que nous nous souciions et que nous puissions, comme Mallarmé au tombeau d’Edgar Poe, « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ».
Dans le même temps les images évacuent la réalité et vident les regards : « L’exercice de la mémoire faisait généralement défaut depuis que les images étaient devenues aussi vivantes, aussi réelles que le monde sensible. On s’était un peu perdu dans ce labyrinthe coloré où des vies imaginaires appellent à oublier la vie. Le présent s’était mis à occuper toute la place comme le vide dans le désert. Se projeter, ne serait-ce qu’un moment, une heure, un jour, nécessitait un effort exceptionnel de volonté.
Morte la langue du passé, mort le langage de l’avenir. Seul vit et vibre encore, dans un silence étourdissant, l’instant absurde qui recommence toujours d’être et de n’être jamais là » ( 136 ).
Jusqu’aux pas, qui ne promènent plus. Et la démarche qui ne se façonne plus dans le parcours pastoral saisonnier ou l’excursion aventurière, mais se perd dans la fuite du voisinage ou l’ébriété ustensile. « On vivait une ère d’errance. Les uns passaient à proximité immédiate des autres comme des objets mobiles, extraordinairement neutres, glissant en orbites lentes dans une sorte de nomadisme intersidéral. Il semblait que l’on se fût lassé de tout et des mots par- dessus tout…La communication sociale en était réduite à quelques consignes utiles » ( 75 ).
L’incapacité à faire monde des ruines se trouve encore accablée par l’incapacité à désormais figurer au monde des hommes. Le pays, déjà sombrement gris, s’éteint tant il est taiseux et las, saisi par « la déprise humaine » ( 234 ). Même les silences qui ne peuvent plus rien dire quand les trajectoires se creusent d’écarts et d’évitements : « l’absence des uns aux autres était devenue telle que plus personne ne recherchait personne. Les vivants s’évitaient et, à plus forte raison, évitaient les morts » ( 243 ). Les repères fragmentaires de l’alterne et de l’interne, des forains et des compaings, à peine égayés des passages estivaliers, découvrent une dernière dévastation : celle du voisinage. Le piège se referme, inéluctablement. A trappula : a lingua traditta, a parulla muta, a terra viota ; tant va ce désert qu’ainsi il produit cette désertion qui dissuade toute désertion.
« Notre monde ne fabrique plus de ruines mais des décombres, et, dès qu’il le peut, il envoie un bulldozer qui balaye tout pour laisser la place à l’oubli. Les ruines gênent, elles incommodent. Et ainsi, sans livres de pierre pour lire l’avenir, nous ne sommes pas longs à nous voir sur la rive, un pied dans la barque, et sans monnaie en poche pour Charon » écrit Arturo Perez-Reverte dans cet autre grand roman de dézoolation qu’est Le Peintre de Batailles.
Je nomme désert ce ban, ce bannissement que prononce l’homme à l’encontre de l’humain.
Disparition
Mais la terre vide ne se trouve pas encore complètement évidée, et le nihilisme n’a pas encore épuisé toute sa gestuelle. Ce qui se trouve alors le plus puissamment dessiné tout au long du roman de Jean-Pierre Santini ce sont les silhouettes de la disparition. Car, avant de nous effondrer dans la confusion de cette « seule saison, pâle et tiède », cette entropologie
( il s’agit bien ainsi d’une Odyssée de l’entropie contant pour une large part l’asphyxie de toute énergie et l’assomption de l’indifférence ) peut bien encore pointer les traces furtives mais insistantes de l’évanouissement. Et, juste avant qu’avec l’histoire l’empreinte de l’homme, roulée dans le sable, disparaisse, peuvent bien s’apercevoir encore fugacement les ombres des accroupis et des fantômes.
Les disparitions passent quand « l’horizon des temps » ( 241 ) devient perceptible dans son épuisement, quand se recouvrent inlassablement -jusqu’à l’indistinction- chronique et histoire, lorsque le devenir est réduit à une ligne abstraite, lorsque les générations n’ont plus « le temps de se succéder, de se mêler » ( 296 ), quand « les lieux aussi sont de passage » ( 394 ) et que tout semble passé fatal. La forme humaine de la disparition apparaît alors dans le tassement de l’accroupissement, symptôme clinique lorsque, dans la proximité de l’achèvement, il ne reste plus « du monde au monde » ( 240 ).
Il faut alors relire tout le chapitre 77 qui dresse la clinique et la généalogie de ce repli, toute communication bue, quand « l’époque des communications extrêmes était révolue » ( 241 ) : « Ainsi était-il devenu habituel de découvrir des gens fermés sur eux-mêmes, clos comme des huîtres, impossible d’ailleurs à déplier tant leur crâne était plongé entre leurs bras, tant leurs bras étaient noués autour de leurs jambes, tant la mort avait raidi leur nuque et leurs membres, interdisant que l’on pût revoir leur visage et moins encore leurs yeux. Ils prenaient ainsi la forme d’une poire, exagérément alourdis aux fesses comme si tous les organes, les lymphes et les sucs du corps y étaient descendus…Une étrange odeur de lilas s’en dégageait » ( 242 ).
Alors dans « cette nuit de taupe » les quelques signaux de brume de quelques passages : songes, mazzeri, fantômes pastel. Dernières flammèches de l’agonie ou passage de l’évènement ? Car -nous le verrons plus bas- il y a une positivité de la désolation ( die Verwüstung ) comme il en existe une de la dénégation ( die Verneinung ).
« Que celui qui passe, passe… ». Je nomme aussi disparition cette intense évanescence de l’évènement, ce « sourire du chat » qui advient et s’estompe, participant de ce que les Anciens Stoïciens appelaient les incorporels.
Morts
Il existe une dernière lame où est étalé le plus terrible squame de ce qui apparaît dans la défection du défunt. Car les morts aussi ont disparu, avec nos rapports à eux. Ensachés les cadavres des accroupis ne font plus graines, ne forment plus lits de lignées étendues et sources de mémoire griote. Déjà « les morts n’étaient plus des morts, mais des vivants qui avaient oublié de vivre » ( 257 ). Dès lors, selon la forte formule d’un ami que vient de me rappeler Jean-Pierre Santini, ce n’est pas seulement de notre savoir-vivre que nous sommes écartés, mais encore de notre « savoir mourir ».
Notre absence aux autres fomente un cancer de mort qui dévore jusqu’aux morts que nous fuyons. Un silence de morts, un silence de mânes aussi alors, car l’immense bruit des putachjone et chachjarone ne fait gronder ici bas que le sinistre écho de la compulsion de répétition : « comme on répétait toujours la même chose, c’était un peu comme si on ne disait rien. Il importait seulement qu’il y eût encore quelques rumeurs. C’était une façon, sans trop y croire, de tromper la mort » ( 256 ). Une culture aussi alors d’autant plus formolisée et fétichisée que ne s’y retrouvent plus histoire et vie, foisonnantes de mille détails. Ce mixte de bruits muets et de discrétion tonitruante fait solution de continuité, tête éclatée et vide. Il embaume le mort aphone sans son pesant de vif, « pour ne pas peser lourd dans l’âme des vivants » ( 361 ).
Dès lors la messe est dite dans l’excision pâle de la mort, quand nous sommes ainsi coupés des morts.
Comment les cartes battent le territoire
Le roman de Jean-Pierre Santini vaudrait, qui ne bramerait que cette noirceur et cette mélancolie cependant jamais accablées. Car le brame coule encore de quoi faire entendre les lois de la pesanteur, les raisons de la catastrophe, et pourquoi nous tombons si bas. Ce en quoi il ne participe aucunement de l’emportement des naïfs ou du chœur des pleureuses.
La formule de Korzybski dans La Logique du Non-A est restée fameuse, au moins en exergue des romans de Van Vogt : « la carte n’est pas le territoire ». Mais Jean-Pierre Santini bat les cartes -ces autres lames-, avec tout l’art d’un artiste -jamais d’un doctrinaire-, pour nous faire entendre comment le terroir peut se découvrir ainsi arasé.
Les ruines d’un désert (de) mort adviennent d’abord quand s’effrite le contrat des hommes et de la culture.
Par défaut d’hommes, par plaie démographique (et déjà Rousseau soulignait d’entrée dans son Projet de Constitution pour la Corse, mandé par Paoli, combien l’île se trouve trop peu peuplée, toujours en passe de faire aubaine et toujours en train de frôler la panne de reproduction -qu’on se souvienne encore combien la saignée de 14-18 fût épouvantable).
Et dès lors que se défait la multitude (soit le terme que Spinoza déjà préférait à celui de peuple, qui connaîtra tant de marionnettistes), la culture aussi se démaille, qui aussi est affaire de reproduction. Mixant avec le temps les origines et les générations, pour coudre et exalter socialement les lignées avec les alliances. Qui ne s’enkyste pas dans la redite pour bégayer, mais aboute les mémoires aux rêves, l’histoire à l’utopie, quand ne subsistent plus au désert que quelques commémoratifs doublés d’une « espérance résiduelle qui, de toute manière, serait déçue » ( 99 ). Qu’étranglent l’individualisme libéral et l’indifférence marchande, non moins que le communautarisme fiévreux. Qui s’accommode mieux des passions d’acculturations ou des fabulations historiques -même si « les racines nous poussent sur la tête, parce qu’elles commencent à nous manquer au sol » ( 296 )- que de la déculturation de masse « contemporaine » ! De celle-là même qui entretient l’absence des uns aux autres dans la déchéance de la parole en « com », où plus nous communiquons moins nous parlons.
Car la culture c’est la vie qui « foisonnait de mille détails » ( 277 ). Sans la chair des autres, sans son inscription sur le sol parcouru et habité, sans les chatoiements des voix alors certes le monde se vide, vire désert et se dérobe : « Ce n’était pas le monde réel, mais celui des hommes sans imaginaire qui accordent leurs désirs au reflet appauvri qu’ils ont d’eux-mêmes. Et ce défaut de rêve éveillé incline aux pulsions les plus rudimentaires, aux refuges communautaires, à l’instinct tribal, aux identités d’apparat, à tous ces peuples d’ombres qui oublient d’aimer » ( 390 ).
D’autant plus que la lame fatale ( la treizième, avec la dixième ) de l’assassinat se trouve aussi abattue. Sur le théâtre, dans le spectacle de la mise en scène des discours où s’est installée la dérive incontinente. Et ici l’humour (noir) fait carnaval : il retire la chair et exhibe les masques, surligne les postures et les impostures d’une lutte fourvoyée.
En même temps que nos questions politiques sont crûment posées :
- une lutte de libération s’identifie-t-elle si aisément ? Et ne porte-t-elle pas à terme l’indifférence « si l’organisation sociale qu’elle préconise se rapproche de plus en plus du modèle qu’on prétend combattre » ( 357 ) ?
Et lutte de libération nationale certes ça sonne bien, quand lutte de libération étatique fourbirait d’autres ambiguïtés ?
Lutte de libération nationale tout aussi bien minée dans ses factions par les rivalités mimétiques et les écarts différentiels qui « constituent l’identité même des personnes ou des groupes » ( 323 ) ?
Lutte armée où, religieusement, doit « jouer » la « violence sacrificielle » ?
Alors le FLNC peut bien se nommer ici FASCI ( Front Armée Secrète Corse Indépendantiste, 86 ) : pourquoi pas sous l’emblème des faisceaux ? Et comme si l’Algérie formait encore ici la matrice d’une curieuse descendance gémellaire : du FLN et de l’OAS ?
- s’éloignant « l’Instituteur » témoigne :
. « Non seulement les perspectives de libération sociale étaient sérieusement compromises, mais aussi celles de la libération nationale car il était de l’intérêt de a bourgeoisie insulaire de prospérer sous le parapluie de l’Etat français, tout en assurant une exploitation soutenue de son propre peuple par une habile utilisation du double appareil, ô combien efficace, de la clandestinité prétendument "politique" et de l’organisation mafieuse » ( 102 ) ;
. « L’emprise patronale et mafieuse s’exerçant en parfaite synergie, réduisait toute
espérance. Les entreprises contrôlées par la pègre locale, notamment les hôtels, les clubs touristiques, les agences de voyages et de location de voitures, les discothèques, les bars et cafés, les magasins de sports, les armureries, les grandes surfaces, tout cela représentait dix mille emplois, soit un dixième des emplois insulaires. Autant dire que l’argent sale était devenu un support indispensable à l’économie locale » ( 103 ) ;
. « Il n’était pas rare de mourir jeune dans l’île où l’on dénombrait, bon an mal an, une quarantaine de meurtres. Rares étaient les crimes passionnels. Plus généralement, il s’agissait, pour la sainte alliance politico-mafieuse, de maintenir l’ordre de l’Etat clandestin en assurant notamment la rentrée régulière d’un impôt dont l’aspect révolutionnaire se traduisait dans le train de vie somptueux des chefs du FASCI » ( 104 ) ;
. « L’Etat clandestin, n’était même pas une nouveauté. Historiquement, le système claniste avait toujours pris la forme d’un réseau d’institutions à la fois parallèles et parasitaires, capables de se nourrir des appareils de l’Etat français en lui faisant faussement allégeance. L’émergence du mouvement national avait témoigné de la volonté, pour les fractions éclairées du peuple, de restaurer les droits nationaux imprescriptibles. Mais les leaders les plus réalistes avaient très vite compris qu’il valait mieux s’inspirer de l’ancien système des clans pour continuer à bénéficier des avantages accordés par le grand Etat, colonial certes…mais protecteur » ( 111 ).
- et le programme que « l’Instituteur » proposera, avec sa réorientation démocratique
( qu’on lira pp.265-268 ), lui vaudra condamnation, à mort.
De nouveau la mort passe. Mais si les cartes sont distribuées, avec quelques boussoles, la désolation peut éclairer. Surtout que Jean-Pierre Santini sait faire rire, qui décore les plus sinistres sentences d’attifements de gaudrioles et d’étiquettes burlesques ( qui, pour ma part, évoquent irrésistiblement quelques « expressionnistes » flamands, maîtres des grimaces grotesques comme James Ensor ). La désolation peut aussi dérider…
Car le Front, clandestin sous « l’éclairage d’une société de proximité qui sait tout de tout le monde » ( 88 ), doit bien encore cultiver le spectacle de l’apparat, les fastes du secret et « les armes de la paix ». Il a ordonnancé ses civilités, et -selon l’ordre- on s’interpelle « caru fratellu » ou « caru amicu » : « L’affirmation de l’amitié se situait à un degré supérieur par rapport à celle de la fraternité. Si on était tous frères, on n’était pas tous amis » ( 88 ). Lors des réunions la couleur des cagoules dénote aussi une stricte hiérarchie : « Il y avait ainsi trois couleurs de cagoule : le rouge pour les dirigeants du Conseil national, l’instance suprême du FASCI, le blanc pour les dirigeants des instances locales intermédiaires calquées sur les microrégions insulaires et enfin le noir pour les militants de base » ( 86 ). Jusqu’à l’intervention exceptionnelle des clandestins de la clandestinité, les « témoins », les juges muets en cagoule grise ( 161 ).
Il y a de la farce et de la pantalonnade dans ces panoplies. Est-ce alors sacrilège impie, voire blasphème, à passer ainsi le Ribellu à la cabine d’essayage et à le costumer en Ken de procession ou en GI Joe d’exhibition, quand nos chalandes courent les dernières soldes de Barbie…à Paris !? Hallowe’en n’a-t-il pas failli avaler Toussaint ?
Hic Rhodus, hic salta
C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser
(Marx, Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1852)
Ainsi la désolation n’usine-t-elle et n’achève-t-elle pas toute désolation ; pousse aussi devant elle l’araire de l’avenir ; que nous pouvons toujours choisir, avec un peu de cœur -entendez de virtu, de courage-, humains.
Souvent certes -et ici aussi-, elle promeut ce qui passe « élégance » d’un cynisme, qui ne rit jamais, mais continue à clabauder dans le ricanement. Chez Jean-Pierre Santini la désolation émeut et meut la politesse des choix qui frôlent le vide, et s’en tirent. Ce que peu, peut-être, aperçoivent mal dans son roman d’un noir exaltant ; par distraction, d’époque ? Démonstration.
La dénégation (die Verneinung), concept inauguré par la psychanalyse à l’occasion de sa clinique, figure ce mouvement de retrait qui rejette qu’une attitude -voire un mot-, puisse former un symptôme qui nous dise, nous « exprime » ou, traduisant, nous trahisse : non, nous ne sommes pas fascistes, ou racistes, ou tout autre merde de même métal… !
Ce que nous refusons de savoir -intellectuellement (si le mot n’est pas devenu obscène !)- et que nous savons sciemment, de désir, de tripe, ou de l’inconscient si l’on préfère. Nous voilà donc boiteux et claudicants ; mais avertis, peu ou prou.
Le déni désigne alors, dans la nomenclature caractérisée d’aujourd’hui, le même mouvement, qui porte aveu (nous sommes en bonne police !) ; mais dans le geste dérisoire d’un bon débarras, express, aussi expéditif que le geste qui répudie la richesse de nos déchets. Mais signe automatique, à interprétation automatique pour les flics et « designers » psys post-modernes, soit : les échevins de nécropole. La descendance médiatique assurée par le trope, y insistant, à l’envers, du « travail de deuil », à la patience dûment prothésée !
Car si dénégation il y a, c’est bien -au plus profond- aux propos de la mort,et de nos morts. De la parole adressée à leurs mânes et à notre âme, qui la noue à nos amours.
Diluée et expédiée -elle aussi-, indéfiniment, dans les discours de sa liquidation, par les medias, au titre du « travail de deuil », justement. Qui ne sait, dans sa chair, que cette besogne résiste fièrement et catastrophiquement à tout échange, à moins de vendre sa peine aux « talk-shows » ?
Ne peut-il y avoir d’autre destin à la dénégation que le cynisme de l’aveu ou la rodomontade spectaculaire de « l’outing » ?
Alors que de la mortalité nous ne pourrions parler que de ça, avec toute la vigueur et toute l’exubérance de l’hospitalité que l’on se donne à soi ? Ce que sait encore faire, tout du long, Jean-Pierre Santini.
La désolation ( die Verwüstung ) donne aussi à connaître des avenirs divers. Certes elle peut promettre ruines, désert, disparitions, morts. Celles-là mêmes qu’elle décrit. Certes elle peut se cartographier dans le paysage dévasté des décombres. Mais elle n’a pas pour destin exclusif et inéluctable ( de la pulsion ? ) la défection morose et accablée, pas plus que la dénégation ne doit fatalement s’invaginer dans la vacuité du déni ou l’envoûtement des avatars.
S’il faut parler éthique je nomme cynisme la forme achevée de la dénégation dans le déni, et je nomme nihilisme le forme achevée de la désolation dans la vacuité.
Car il y a encore et encore une vie dans la spirale enroulée comme bernicle de la granitula, dans le songe assassin du mazzeru, dans la peine cadenassée du pénitent du catenacciu.
Entre le départ certain et indiscernable de Polo, la rencontre poussiéreuse avec Yann, le grand cri d’Alice sous le ciel numérique concave bleu chimique, ça clignote. Comme un visage s’éclaire, en un clin d’œil. Comme le clair obscur -ce bœuf de Rembrandt, frères de toutes les carcasses de Soutine !- déchire et l’absence et l’empreinte de la présence.
Clignote alors la puissance admirable de déclosion ( pour emprunter à cet heureux néologisme de Jean-Luc Nancy ).
La dézoolation peut ainsi aussi affirmer et aventurer la puissance du vide d’être déplié, dans l’ampliation qui l’ouvre à la multitude. Dans le désert, d’être parcouru de cette fête facétieuse et joyeuse. Dans la représentation et le spectacle, d’être retournés -mieux : détournés- en présences de chairs.
La dézoolation passe ainsi au-delà d’un sempiternel mépris de la vie et de l’animal. Elle chante le vivant.
Il y a alors de la gloire
Cette auréole qui, dans l’ouverture du diaphragme au noir, illumine les peaux, noires. Quand, tout du long cours du roman de Jean-Pierre Santini, dans l’immense géographie du désastre, la désolation se refuse de s’éponger dans la fascination, la consolation et la résignation. Car toute désolation peut aussi façonner un sol et un volcan, nouveaux.
Gloire ; car si « les taches claires dans un tableau ténébriste… n’éclairent pas… obscurcissent encore les ombres » (Perez-Reverte, Le peintre de Batailles, 183), alors les plages noires portent le phosphore bien plus que les lumières, quand les chandelles rouges nous redressent dans le campu santu.
Gloire qui n’irradie jamais autant que dans la scène pleinement littéraire -et rare- d’une étreinte de plein amour que vous découvrirez. Qui explose d’une intense rencontre, de rudesse et de tendresse. Avec un génie littéraire qui évoque cette grandeur tactile du cinéma quand il excède la routine voyeuse dans les scènes féeriques, saturées de durée, de Visages de femmes de Désiré Ecaré, de Monster’s Ball de Mark Forster, ou plus radicalement des deux films de Carlos Reygadas (Japon, Batalla en el Cielo).
Nimu, paradoxalement, écrit un livre d’aube. De ceux qui nous font avancer jusqu’à n’en plus revenir. Avec pour Charon, le nautonier des morts, une pièce dans la bouche. Créer, c’est résister. Quand l’art risque bien former cette histoire où triomphe la justice.
_________________________
Jean-Claude Loueilh *
Figarella 18 février 2007
* Nomade dans le Cap corse où il vit depuis une trentaine d'années, Jean-Claude Loueilh a enseigné la philosophie dans l'Académie de Corse au lycée de Montesoro et au lycée du Fangu à Bastia (Haute Corse) où il fut longtemps également l'un des principaux animateurs des réunions philosophiques du Café des Palmiers, place Saint Nicolas.
Article corrigé:
Philozoophilement votre !
Pour ceux qui ont apprécié le commentaire de Jean-Claude Loueilh ( et nous en faisons partie)
Deux dictons :
« Quand il veut faire souffrir la fourmi, Dieu lui donne des ailes. » Proverbe marocain
« Le veau que tu as rencontré, voici le piquet où il faut l’attacher. »
Extrait du début :
« S’agit-il de nouveaux objets? De nouvelles méthodes ?
D’un nouveau discours ? Du parler des sciences ou des
savoirs humains, de l’ethnologie, de la philosophie ? De leur
sujet ?
Du parler des raisons ? Du parler déraison ? De miner le terrain
? De couper, décadrer, monter ?
Des philosophes s’évadent en ethnologie, des ethnologues
s’irriguent en philosophie. Un mouvement d’hybridation ?
Une transdiscipline en sus ? Ou exprimer des pulsions de
savoirs entées sur des trajectoires ? Mais alors ce que j’écris
se nomme art : la littérature forme-t-elle ainsi l’avenir des
sciences humaines ? En quels genres ?… »
et en fin de premier chapitre
….. Identité…
… ..ça veut dire quoi ?… »
Article complet dans la revue Chimères n° 5 / 6 - 1988 - 240 pages
Peaux de Peuls, texte ecrit par Jean-Claude LOUEILH à Abidjan,en novembre 1987
Pour ceux qui veulent toute lire, aller à l’adresse :
Site : http://www.revue-chimeres.org/pdf/05chi11.pdf*
Autres écrits de J.C Loueilh trouvés sur le Blog : « Die Verwüstung »
dévastation, désolation, désertion, y découvrir l'aveu, voire la vocation de la multitude
Extrait de La poïétique des ruines
“Tout s’anéantit, tout périt, tout passe Il n’y a que le monde qui reste” écrivait encore Diderot dans son Salon de 1767.Alors que notre monde se trouve peut-être en passe de disparaître. Alors que le désert ne figure plus -à la marge- en repos et caprice de Retz, mais advient hic et nunc comme fait. Car nous créons la ruine; non plus de nos légendes patrimoniales, mais de notre nature familière, de notre monde humain. Qui ne met plus en balance le fragmentaire, mais le tout de la terre; qui ne peut plus se distraire du vestige ou du sanctuaire, mais exhibe -si cela peut s’entendre- la dévastatation… »
Adresses :
http://loueilh.blog.lemonde.fr/
http://loueilh.blog.lemonde.fr/2006/12/18/la-poietique-des-ruines/
Rédigé par : difrade | 27 février 2007 à 10:59
Grand merci à Jean-Claude Loueilh pour cette passionnante lecture de Nimu. La question de savoir si la philo est soluble dans le polar est un débat ouvert. Le bel essai de Jean Claude Loueilh témoigne qu'en tous cas le polar de Jean Pierre Santini est soluble dans la philosophie quand celle-ci convoque, comme sait si bien le faire notre ami philozoophe, d'autres disciplines. Merci Jean-Claude. Ecrivez nous vite vos lectures.
Rédigé par : Corsicapolar | 26 février 2007 à 17:33